L’affiche du siècle
C’était l’effervescence dans la salle du conseil d’administration de Rêvebébé. Tous les membres étaient réunis afin d’examiner la proposition qui émanait du WBCL (World Baise Champions League) d’organiser le combat du siècle entre leurs champions respectifs. Tombée en désuétude depuis plusieurs dizaines d’années pour cause de matchs truqués, la compétition avait du plomb dans l’aile. Il s’agissait de redorer le blason de la compétition, de s’offrir une nouvelle virginité (si l’on peut s’exprimer ainsi) et de donner aux spectateurs ce qu’ils attendaient depuis des lustres, à savoir un match de légende.
Sauf que l’époque n’était plus à ce genre de spectacle. Trop de discrédit pesait sur les compétiteurs, tous accusés de dopage. Oh, bien sûr, on avait toujours des Apollons dans toutes les écuries, mais il fallait bien l’avouer : tous étaient bourrés d’amphétamines.
- — On a une proposition en or, les gars. De quoi renflouer les caisses et retrouver notre ancienne célébrité. Faut pas rater le coche…
- — Ouais, Lou, t’as raison ! répondit Ldcc, mais il faut nous en dire plus. C’est quoi, le combat qu’ils nous proposent ?
- — Lutte mixte. Un homme, une femme, un combat en tenue légère. Le vainqueur baise le vaincu.
- — Et on présente quoi ? L’homme ou la femme ?
- — Le mec.
- — Merde…
- — Ouais ; justement, c’est le piège… Si le mec perd, il se prend un gode dans le cul. Et franchement, je vois mal Radagast accepter de prendre ce genre de risque.
- — Je lui ai déjà demandé : il a dit non.
- — Euh… J’ai peut-être quelqu’un à proposer, déclara Jakin qui était resté silencieux jusque là.
- — Non, Jakin ! Je sais très bien à qui tu penses ; mais il est fini, ton poulain. Cinquante ans au mois d’avril… Le combat est prévu en juin. Il carbure à la bière, il clope comme un pompier, il est ingérable, et si tu lui dis en plus qu’il risque de se faire enculer…
- — Il ne clope plus.
- — C’est non. On va se ridiculiser : il a au moins dix kilos en trop. Il ne tiendra pas dix minutes.
- — Cela dit, il encaisse bien les coups… dit Cyrielle en rougissant.
- — Ouais, reprit Jakin. Et si je le coache, je pense qu’il sera prêt à temps. Ils présentent qui, en face ?
- — Laisse tomber, Jakin ; c’est non !
- — J’AI DIT : ILS PRÉSENTENT QUI, EN FACE ?
- — Une ancienne de chez nous qui nous a trahis.
- — Lilas ?
- — Oui. Vous le savez bien, tous les deux : rien ne résiste à Lilas. À peine sur le ring, il va bander comme un taureau et ne pourra même plus se déplacer.
- — Je sais bien que c’est un chieur, les gars, mais vous vous rendez compte de l’affiche de rêve ?
- — …
- — Ça fait des années qu’on essaie de faire dans le moderne, dans le jeunisme… Résultat : on n’a que des petits pédés qui sautillent comme des minettes et qui ne font plus rêver le public. Là, on aurait deux légendes l’une en face de l’autre.
- — Mais putain, Jakin, on va être ridicule !
- — On va renflouer nos caisses. Et je vous en conjure, les mecs : faites-moi confiance. Je vous le remets en selle pour le grand jour.
- — Bon, Jakin… on va essayer. Téléphone-lui ; mais ce n’est pas dit qu’il accepte… Et je te préviens : au moindre dérapage, on annule tout.
- — Cool, les gars. Vous n’allez pas le regretter…
Jakin sortit son iPhone et chercha fébrilement un numéro dans la liste de ses favoris.
On décrocha à la troisième sonnerie :
- — Mouais ?
- — Allô, Brodsky ? C’est Jakin. Lève-toi, bonhomme, c’est reparti !
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Je raccrochai le téléphone et ouvris le réfrigérateur pour m’emparer de la dernière bière qui s’y trouvait et la décapsuler avec mes dents. Je venais d’envoyer chier Jakin… Ça m’emmerdait un peu, mais il n’était pas question que je marche dans la combine à la con de ces enfoirés. Ils avaient besoin d’une légende pour remettre à flot leur taule, ça les regardait ; mais franchement, ce n’était pas – ce n’était plus – mon affaire.
Les rings, je connaissais. Et la baise de compétition aussi… mais j’avais fait mon temps. Oui, j’avais connu la gloire ; oui, le public m’avait adulé ; oui, je m’étais fait des couilles en or tellement grosses que je ne comptais plus le nombre de pétasses qui étaient venues me lécher avidement. Mais c’était loin, tout ça… Un clou chasse l’autre, et une star en remplace une autre. Brodsky, ce n’était plus qu’un nom, et rien d’autre. La gloire, le fric… tout était parti. Et par conséquent, les pétasses aussi. J’étais retourné à mon boulot de merde dans ma supérette pourrie, et deux ou trois fois par an je me tapais une des caissières. Je n’écrivais plus rien, ou plutôt je ne publiais plus rien. Et je m’en foutais… Ma vie était derrière moi, et j’attendais de clamecer paisiblement en méditant les œuvres des stoïciens. « Faut savoir raccrocher… » que j’avais dit à Jakin. Avant d’ajouter : « Vous aussi, les mecs, vous devriez apprendre à lâcher prise… »
J’allumai mon écran, regardai mes mails, et décidai de me taper ma branlette du matin en matant un film sur Xvidéo. Je trouvai rapidement un strip-tease proposé par une jolie petite brune ; j’appuyai sur « play » et commençais à dégrafer mon calbute quand on sonna à la porte de mon appartement. J’allai ouvrir sans remettre le bouton de ma braguette. C’était Jakin. Je refermai la porte sans lui laisser le temps de parler. Il se mit à crier à travers la porte :
- — Ouvre, Brodsky ! Il faut qu’on parle tous les deux.
- — Va te faire foutre !
- — Ça, je l’ai fait hier, et j’ai encore mal au cul. Ouvre-moi, bordel !
- — Lâche-moi la grappe, je te dis : je ne remonterai pas sur le ring. Et surtout pas pour ces enfoirés…
- — OK, Brod’ ; c’est ton choix, et je respecte ça. Je voudrais juste que tu m’écoutes cinq minutes et qu’on boive un coup tous les deux. En souvenir du bon vieux temps…
- — Je n’ai plus de bière.
- — J’ai ramené une bouteille de sky.
- — Enfoiré… Tu n’as vraiment aucune parole !
- — Pourquoi tu dis ça, Brod’ ?
- — Tu m’as dit « cinq minutes » ; et tu crois qu’on va se taper une bouteille entière de sky en cinq minutes ?
J’ouvris la porte et allai chercher deux verres tandis qu’il entrait.
- — Brod’, est-ce que tu me permets quand même de t’exposer la situation ?
- — Oh, je la connais, la situation. Ça fait des années qu’on m’a mis au rencart pour présenter des jeunes loups. Des feux de paille ! Des branleurs incapables de faire des efforts sur le long terme, pas capables d’aligner trois mots, de tirer plus de trois coups à la suite ! Des mecs avec une grande gueule qui se mettent à pleurnicher et qui prennent leur retraite au premier pépin. La taule a perdu toute sa crédibilité avec eux… Alors là, vous avez besoin d’un match-exhibition qui va avoir de la gueule et vous misez sur mon nom et ma réputation de bad boy ? Sauf que c’est fini, tout ça. J’ai plus de jus, Jakin. Plus envie.
- — Tu as lu le dernier article de Catherine ?
- — Je ne lis plus les journaux.
- — Elle prétend qu’à cinquante ans, on est tous fini.
- — Qu’est-ce que j’en ai à foutre…
- — Eh bien pas moi, Brod’ !
- — Comment ça ?
- — J’ai vingt ans de plus que toi, mais à ton âge j’étais encore un dieu. Et aujourd’hui, je me démerde encore pas mal…
- — Tant mieux pour toi, Jakin.
- — Brod’, ça va loin, ce discours ; les conséquences peuvent être incalculables. Imagine que tout le monde se mette à croire qu’à nos âges on ne soit plus bon qu’à échanger nos dentiers dans les maisons de retraite : les gonzesses vont se rabattre sur les jeunots. Des types sans expérience, des bourrins… Elles seront dégoûtées de la baise, et elles finiront toutes lesbiennes.
- — Qu’est-ce que t’as contre les lesbiennes ? C’est tendance, aujourd’hui… Espèce de vieux réac !
- — Tu sais très bien ce que je veux dire, Brod’.
- — Écoute… Je sais très bien ce que tu veux dire, et je te comprends. Mais pour moi, tout ça, c’est terminé. Regarde-moi : je fais mon quintal, je n’ai plus d’énergie. Je suis tout juste capable de me tirer sur la tige ; et encore… une demi-molle. À supposer que par miracle je réussisse à allonger la pétasse qui sera sur le ring, je ne suis même pas sûr de pouvoir la baiser ensuite. On aura l’air de quoi, ensuite ? Hein ?
- — Brodsky… La nana qu’ils vont aligner contre toi, je ne me fais pas de souci : tu trouveras les ressources.
- — C’est qui ?
- — … C’est Lilas.
- — Lilas ?
- — Oui.
- — Mais tu te fous ma gueule, Jakin ! Tu voudrais m’envoyer au casse-pipe sur le ring contre cette furie ?
- — Brod’, écoute…
- — Rien du tout, espèce d’enfoiré ! Lilas, je n’ai jamais réussi à avoir le dessus contre elle. Personne n’a jamais réussi à lui faire baisser le regard. Elle vous a tous envoyés au tapis, les uns après les autres… Et là, tu voudrais que je prenne le risque de me faire rétamer et de prendre un gode dans le cul devant des milliers de gens juste pour redorer le blason de Rêvebébé ?
- — Brodsky, arrête un peu ton cirque ; personne ne t’a jamais vaincu non plus. Alors…
- — Parce que j’ai toujours refusé le combat de trop, Jakin. Jamais je n’ai voulu affronter Lilas. Et tu sais très bien pourquoi…
- — Oui, je sais… Elle te rendait complètement fou.
- — Pire que ça… Alors non ! Envoie n’importe quel autre charlot à ma place pour se faire démonter. Mais moi, tu m’oublies.
- — Brod’… Le mec qui va affronter Lilas, c’est moi qui vais le coacher.
- — Et ?
- — Et tu sais très bien qu’il aura sa chance… Toi, tu en aurais plus que tout le monde. Mais imagine qu’un de ces petits cons que tu détestes réussisse un exploit : alors non seulement toi et moi nous serons renvoyés dans le néant du quatrième âge sous les articles moqueurs de Catherine, mais surtout…
- — Surtout ?
- — C’est quelqu’un d’autre que toi qui baisera Lilas.
Je savais bien que je n’aurais pas dû laisser cet enfoiré essayer de me convaincre : il connaissait tout de mon histoire avec elle. Lilas… Depuis toujours cette fille m’avait attiré. Et tout le monde savait que c’était réciproque. Elle était la meilleure dans sa catégorie, et j’étais imbattable dans la mienne. Tout le monde, depuis toujours, attendait ce match que j’avais toujours refusé. Pour finir, elle avait décidé de me provoquer officiellement… Et j’avais eu les foies ; j’avais déclaré que je prenais ma retraite et j’avais disparu du jour au lendemain, sans répondre aux mails ni aux coups de téléphone.
Quelques années avaient passé, et Jakin m’avait retrouvé. Il m’avait alors appris que Lilas avait quitté la taule et qu’une boîte rivale lui avait offert un pont d’or pour intégrer son écurie. Sur le moment, je m’étais senti un peu lâche, un peu coupable… Et puis le temps avait passé, et la bibine avait fait son œuvre. J’avais oublié tout ça. Réussi à me détacher… Mais pas Jakin. Ce vieux singe était patient et obstiné. Il attendait son heure… Il savait très bien ce qu’il faisait, qu’il était en train de mettre à la torture. Torture morale pour l’instant… Et je savais que si je disais oui, elle deviendrait physique également : plus de bières, plus de Mac Do, plus de film pornos, proscription totale des amphét’ et du Viagra. La frustration totale comme art de vivre ; abandon total des stoïciens pour un retour à la philosophie des Pères de l’Église : « Tu vas vivre une vie de merde pendant des mois, mon fils ; mais pour atteindre le Paradis, fais-moi confiance ! » Mouais… Je n’avais pas été fan de ce discours à la con. Et pour tout dire, je n’avais jamais eu de coach. Seulement, je savais cette fois que, sans Jakin, je n’avais absolument aucune chance de retrouver la forme.
- — Non, Jakin, laisse tomber. Regarde-moi… Il y a trop de boulot. Et tu me connais : l’entraînement, la sueur, les privations, c’est pas pour moi.
- — Qui te parle de tout ça, Brod’ ? Seulement, il va falloir que tu laisses tomber Sénèque. Le stoïcisme, c’est bien gentil, mais à force d’apprendre à te passer de tout, tu vas finir par te passer de l’envie même de vivre, camarade.
- — Laisse tomber, je te dis… Pour battre Lilas, il faudrait être un surhomme.
- — Justement, c’est mon rayon.
- — Ah ouais ? Superman ou Batman ?
- — Nietzsche, crétin !
- — C’est à dire ?
- — Tu vas oublier tout ce qu’on t’a appris. Tu vas retrouver l’élan vital dont tu as besoin, et on va se mettre sous le patronage de Dionysos.
- — Bacchus ? Je pourrai continuer à boire de la bière alors ?
- — Et comment, mec !
- — Et faire des grasses mat’ ?
- — Et niquer tout ce qui bouge ! Alors, on y va ?
- — T’es vraiment un enfoiré… Je te verse un autre sky ?