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14/04/16
Résumé:  Sur les bords de la Loire, la quête d'une femme à la recherche d'un amour du passé.
Critères:  f ff ffh inconnu enceinte fépilée vacances bain voyage collection amour miroir vidéox odeurs ffontaine fmast cunnilingu fgode jouet lavement uro bondage nostalgie
Auteur : Calpurnia            Envoi mini-message
Solstice d'un fleuve

Samedi 20 juin


En pleine nuit, le souvenir d’elle me réveille soudain. Par la fenêtre ouverte, les rumeurs de la nuit parisienne se sont tues, entre le coucher tapageur des fêtards et le réveil des travailleurs les plus matinaux. Quatre heures du matin. Non pas que j’ai rêvé de son visage. Non pas que de son corps ait visité mes songes, et pourtant, elle est bâtie comme une déesse antique, toute en chair et en rondeurs, grande et belle comme une cariatide de temple grec. Mais, dans mon sommeil agité, j’ai voyagé dans ses parfums, pour retrouver l’huile capiteuse qui se niche sous ses bras et entre ses cuisses, quand elle transpire, quand elle désire, quand elle soupire d’impatience, quand elle m’attendait pour l’heure tendre du soir. Le matelas s’était changé en une couche d’alluvions fluviales au-dessus de laquelle j’étais immergée dans le flux tiède et odorant de son miel du désir. Au réveil, j’étais sensuellement si troublée que mes mains, instinctivement, ont cherché sous mon pyjama la zone intime du plaisir, me secouant d’un spasme avant même que ma conscience ait pleinement repris ses droits.


Il me vient à l’esprit que je suis en vacances pour une semaine. Je n’ai pas prévu de partir : seule, je n’ai envie ni de plages, ni de sentiers ensoleillés, ni de villes exotiques, encore moins d’atolls lointains, rien de ce qui se trouve dans les catalogues des agences de voyages. Je préfère marcher, des journées entières, dans les rues en solitaire, sans but précis et sans contrainte.


Pourquoi l’ai-je quittée il y bientôt quinze ans, un matin de septembre, alors que tout allait bien entre nous ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Peut-être suis-je tout simplement inapte au bonheur à deux. Nous habitions une petite maison, un peu délabrée, sur les bords de la Loire, là où le fleuve est large et puissant. Vraiment, nous y étions heureuses. De là peut-être est venu l’ennui.


Ce rêve m’a permis, l’espace d’un instant, de retrouver son empreinte de femme à la peau claire, presque diaphane. J’aimais glisser coquinement mon nez dans les replis de sa peau, dans les zones intimes où elle a fini par accepter de me laisser accéder. Il m’a fallu l’apprivoiser pour cela, car elle était très pudique. À la plage de nos vacances, elle fuyait les maillots qu’elle jugeait trop moulants, alors que sans vergogne et pour la provoquer d’une manière espiègle, devant elle, j’exposais sans complexes ma poitrine aux regards. De complexes, elle en était remplie, sur la taille de ses seins qu’elle avait assez petits, mais magnifiquement dressés à la verticale lorsqu’elle était étendue sur le dos, sur la blancheur incroyable de sa peau. La mienne est dorée, pour être née sur les rivages africains de la Méditerranée. Quand nous nous regardions dans un miroir, nues l’une à côté de l’autre, le contraste était saisissant.


Quand tu aimes, il faut partir, disait Cendrars. Je l’aimais à la folie. Donc, sur un coup de tête, une nuit, sur la pointe des pieds, pendant qu’elle dormait, j’ai quitté notre petite maison au bord de l’eau, pour venir vivre et travailler à Paris où j’habite toujours. Seule. En quinze ans, j’ai connu quantité d’amourettes, tendrement caressé des belles et des moins belles, joui dans leurs bras autant que je les ai fait jouir, afin de me sentir encore un peu vivante : des étudiantes, des cadres d’entreprises, des mères de famille, parfois des retraitées, des buralistes que je séduisais au passage en achetant mes cigarettes, usant et abusant de mes charmes, me plongeant dans la luxure des femmes parfois jusqu’à la nausée. Jamais plus d’une semaine, durée record pour une ravissante hôtesse de caisse séduite à son poste de travail. Il paraît que je suis plaisante à regarder - c’est du moins ce que prétendent mes amantes éphémères lorsque, sensuellement, elles me dépouillent de mes vêtements – et que mon regard enflamme les cœurs. Mais la vie ne tardera pas à siffler la fin de la partie de séduction : de fines rides apparues autour de mes yeux le promettent, et je vis toujours seule dans ce petit appartement.


Le rêve que je viens d’avoir me hante. Subitement, je voudrais la retrouver. Tout de suite. L’appeler. Renouer. Est-ce là un caprice de petite fille trop gâtée par la nature ? Comment renouer le contact perdu après quinze ans d’absence ? L’amour me tourmente de son mystère : je n’y peux rien.


La belle possède une particularité qui rend Internet et Google totalement inopérants pour m’aider à la rejoindre : une homonyme célèbre, qui masque tous les résultats de recherche. Elle s’appelle Nolwenn Leroy… Les recherches sur l’écran bleuté de ma tablette restent vaines. Sa page Facebook existe bien, mais elle est peu remplie et n’a pas été mise à jour depuis longtemps, et ne m’est d’aucuns secours.


Je me poste à ma fenêtre. Dehors clignotent les néons des cafés. L’aurore sera bientôt là, mais le ciel est encore orangé à cause de l’éclairage nocturne envahissant qui a évincé la voûte céleste. Un chaton noctambule saute de balcon en balcon, petite boule de poils bondissant sans difficulté jusqu’à mon premier étage ; il vient blottir son pelage tout noir sur mes jambes. Lui aussi se souvient de mon odeur : il sait que je lui donne régulièrement un généreux bol de lait. C’est mon jour de bonté : il aura même un reste de jambon, histoire de vider mon frigo. Car j’ai la soudaine intention, aujourd’hui et sans doute les jours suivants, de fuir la capitale et marcher sur les traces du bonheur que j’ai moi-même détruit.


Une douche rapide, quelques vêtements fourrés à la hâte dans un sac à dos plus tard, me voici sur les routes, coiffée de mon casque intégral noir et enfourchant ma cinq cents centimètres cube. Je ne prends même pas le temps d’un petit déjeuner : ce sera pour plus tard, en chemin. Dans l’air frais du petit matin parisien, il est presque cinq heures. Le périphérique roule parfaitement et ma moto avale le bitume avec célérité, comme toujours. Le jour commence à se lever dans la direction opposée à celle que je vais prendre. Que vais-je trouver là-bas ? La radio m’abreuve d’un flux continu de chansons et de publicités sans aucun intérêt, mais elle est une présence sonore qui me rassure dans la monotonie de l’autoroute du matin. Au-dessus de la plaine beauçoise, l’azur du ciel limpide recouvre les champs de blé. Rien ne presse : une cafétéria, je m’offre une pause-café dans ce lieu anonyme qui ronronne comme le chat de mon immeuble, mais ne s’endort jamais tout à fait.


Après un quart d’heure de tranquillité, voici qu’un jeune routier britannique me drague, espérant m’emmener sur sa couchette pour agrémenter son temps de repos : peut-être qu’il baise à gauche comme conduisent ses compatriotes, mais ses parfums masculins me repoussent. Je n’aime pas les hommes et il me faut l’éconduire, gentiment et dans sa langue, en prenant garde à ne pas l’humilier, pour qu’il aille jeter son dévolu sur quelqu’un d’autre qui sera peut-être plus sensible à ses charmes, et surtout, qu’il ne lui vienne pas l’idée de me traiter, par dépit, de salope de gouine française comme cela s’est déjà produit avec un autre. Parce que s’il cherche la bagarre, il découvrira que je sais me servir de mes poings, quitte à ce que le gérant appelle les gendarmes et qu’on se retrouve tous les deux en garde à vue. Ce qui gâcherait quelque peu mes vacances.


D’accord, je suis impulsive, et me suis lancée dans ce voyage sans aucune préparation. Mais le moment est venu de réfléchir sérieusement à ce que je vais dire à ma belle à la peau de lait et au sexe de miel, quand je la reverrai. Demander pardon. Peut-être sera-t-elle en couple, peut-être avec un homme, éventuellement des enfants. Une idée : lui offrir des fleurs. Quelles fleurs pour ce message, des roses jaunes ? Dérisoire ! J’aurais l’air ridicule. Autant venir les mains vides.


La maison qui se trouve au bout de ma route se situe à l’écart d’un village du Maine-et-Loire, le Mesnil-en-Vallée, face à un méandre de la Loire. La grille est toujours la même, à la peinture noire qui s’écaille et rouillée, impossible à ouvrir discrètement : son chant métallique nous annonçait toujours les visiteurs. Les volets sont fermés et la boîte aux lettres est pleine à ras bord de prospectus. Dans l’hypothèse improbable d’une présence, je frappe à la porte, sans réponse. Connaissant bien les lieux, je fais le tour, sachant que côté jardin, il y a une entrée possible sans clé, via la buanderie.


Manifestement, l’habitation est à l’abandon depuis plusieurs années. Pour aérer un peu et laisser entrer la lumière, j’ouvre en grand volets et fenêtres. Curieux que notre propriétaire ait délaissé cette demeure. Et si je m’installais là pour la semaine, puisqu’apparemment personne ne revendique ces lieux ?


Afin de rendre au moins certaines pièces habitables, j’entreprends un grand ménage. Il n’y a ni eau ni électricité : je m’en passerai. Les balais n’ont pas bougé depuis mon départ. L’eau du fleuve abreuve la serpillière. Soudain, je m’avise que les meubles sont toujours là, empoussiérés, mais familiers. Tous nos souvenirs sont restés figés, comme prisonniers des toiles d’araignées. La grande cheminée de pierre est encombrée de cendres anciennes. Le calendrier des postes accroché au mur de la cuisine est vieux de onze ans. Nolwenn, mon amour du passé, a donc quitté cette maison quatre ans après moi, en 1994. Le lit est défait, avec ses draps et sa couette. La couche où nous nous chérissions à longueur de nuits a perdu nos odeurs. Les souvenirs me prennent à la gorge, alliés à la poussière, me forçant aux sanglots. Il me faut un quart d’heure de hoquets convulsifs pour me calmer. Je suis terriblement déçue de ne pas l’avoir retrouvée. Mais je décide fermement de m’installer là pour quelques jours.


Midi sonne. J’ai une faim de louve. Le centre du village est à un kilomètre environ : j’y vais à pied, cela me détendra. Il s’y trouve un bistrot à la devanture sympathique, dont je décide de faire ma cantine. L’enseigne affiche « L’exil », un nom étrangement bien adapté aux circonstances. Le menu du jour, lamproie de Loire au beurre blanc, me tente – c’est une spécialité angevine. J’en profite pour recharger mon téléphone. J’ai bien fait de ne pas prendre ma moto, parce que le petit vin rouge, issu d’un viticulteur de la région, est agréable et frais, mais fait tourner la tête. La patronne est bavarde. À la fin du repas, je me risque à lui demander des nouvelles de Nolwenn, mais elle ne sait rien. Par contre, elle connaît le devenir de la maison, qui est vendue et promise à la démolition dans le but de construire à la place un hôtel luxueux, profitant de la vue exceptionnelle sur le fleuve. Il était inévitable, malheureusement, qu’un tel endroit ne reste pas longtemps délaissé. Je suis trop émotive pour ne pas sentir mon cœur se serrer en sachant que l’on détruira bientôt une partie de ma vie révolue. La benne à ordures ne fait pas dans le détail.


Dans la douce chaleur de l’après-midi, retour à pas lents sur les lieux de ma jeunesse perdue. Je m’étends sur le lit, pensive. Peu de temps : le bruit familier de la grille m’extrait de mes considérations mélancoliques. Je sursaute et regarde discrètement par la fenêtre de la chambre, au premier étage. Un homme aux cheveux gris et une jeune femme s’avancent et ils ne frappent pas, car ils possèdent une clé. Le propriétaire aurait-il changé ? Je ne les connais pas. Mon sac est resté dans l’entrée, en pleine visibilité : trop tard pour cacher ma présence. Autant me présenter et leur dire tout de suite la vérité.

Bien sûr, ils sont surpris de me voir ici.



Nous nous serrons la main. Elle a un sourire franc et une poignée bien ferme. Je remarque aussi une bague à son pouce. Tiens, c’est une indication qui ne prouve rien, mais partagerions-nous une préférence pour les femmes ?



Je lui donne l’information demandée, en me doutant bien, à son regard brillant, qu’il a une idée derrière la tête et s’en servira pour chercher à me séduire. Laissons-le croire en ses chances. L’après-midi s’écoule doucement entre rangements, ménage et nostalgie. Tout, ici, me ramène à elle avec une intensité que je ne soupçonnais pas. Dans la cave, je découvre un meuble étonnant qui n’était pas là à l’époque où j’habitais cette maison : une sorte de grand lutrin fait d’un assemblage de barres d’acier soudées et peintes en rouge. Les soudures semblent artisanales et l’ensemble n’est pas très droit ni esthétique, mais en revanche suffisamment solide pour supporter le poids des plus gros dictionnaires. À quoi cela pouvait-il servir : pour exposer des livres, ou tenir des partitions musicales pour toute une chorale ?


Le bip de mon téléphone m’extrait de ces interrogations : Don-Juan, alias Jérôme Gaillardeau, m’a envoyé un texto pour m’inviter au restaurant ce soir. C’était attendu. La hâte de cet homme à m’introduire dans son lit m’agace passablement. Mais je serai présente, ne serait-ce que parce que refuser une invitation à celui qui a bien voulu me prêter la maison qui lui appartient encore serait une muflerie dont je ne me sens pas capable. Par ailleurs, j’ai l’intuition qu’il sait des choses sur Nolwenn qu’il ne m’a pas dites.


Il m’a donné rendez-vous à Nantes, au centre-ville : malgré la circulation, j’y suis en moins d’une heure. N’ayant rien emporté comme tenue habillée, me voilà dès dix-huit heures dans les boutiques de vêtements de la cité des ducs de Bretagne, après avoir manqué d’éperonner ma moto contre un tram qui fonçait à travers les doubles ronds-points en klaxonnant. Un élégant tailleur abricot, des bas et quelques colifichets, dont un collier de perles en bois brun, un peu de maquillage improvisé avec le rétroviseur : me voici à l’heure devant le restaurant où il m’attendait – même dans ces circonstances, j’ai horreur d’arriver en retard.


Mon hôte a lui aussi fourni un effort vestimentaire, costume sombre et cravate assortie à sa chemise, Richelieu bicolores impeccablement cirées. Il doit avoir environ soixante ans, sans calvitie ni trop de rides au visage, un franc sourire et des yeux clairs, voire parfois rieurs : aucun doute, il a encore les moyens de séduire et le goût de s’enjuponner. Le lieu est chic sans être guindé, et j’ai droit, dès mon arrivée, à un gros bouquet de roses rouges aux épines impeccablement coupées ; il me dit que ce sont celles de son jardin et qu’il les cultive avec passion. D’emblée, le ton est donné, voyons quelle sera la mise en musique. D’ailleurs, j’ai faim : autant profiter de bonnes dispositions de ce monsieur dont la galanterie est jusqu’ici absolument irréprochable.


J’essaie d’orienter la conversation au sujet de Nolwenn, mais il reste obstinément évasif. Est-il sincère lorsqu’il prétend ne pas la connaître ? Par contre, il me raconte en détail son divorce, les frasques de son ex-épouse infidèle, et me parle avec fierté de sa fille unique Élodie, sortie major de l’école de police, à la tête d’un groupe d’enquêteurs nantais, avec le grade de capitaine, à seulement trente ans. Il a seulement le regret qu’elle ne lui donne pas de petits-enfants, à cause de sa préférence affirmée pour les autres femmes. À ce moment, il se lance et pose résolument sa main sur la mienne.



Retour au Mesnil-en-Vallée en pleine nuit, par la route des bords de Loire, en roulant tranquillement afin de profiter du paysage. Échec sur toute la ligne avec cet homme qui ne m’a rien appris. Un grand vase ébréché rempli d’un peu d’eau de la Loire accueille ses roses sur la table de nuit. J’ai tout mon temps et pas encore sommeil. Arrivée dans la vieille demeure, en guise de douche, je vais me baigner nue dans le fleuve. Nous avions eu de ces expériences, Nolwenn et moi. Tandis qu’elle se déshabillait, elle me chargeait de m’assurer que personne n’aurait pu la surprendre en tenue d’Ève, puis nous nous glissions ensemble dans l’eau calme et noire d’un méandre à l’abri des courants, parmi les gerris et les abeilles d’eau dont nous ne craignions pas les piqûres.


Sous la pleine lune et un ciel étoilé absolument limpide, je retrouve de puissantes fragrances de végétaux en décomposition, de mousse humide, de fleurs fanées, de cendres d’un ancien feu de camp allumé par des scouts. En nageant sur le dos, lentement pour ne pas endommager le silence qui m’entoure, la Voie lactée me tresse une couronne d’étoiles et la brise, très légère, caresse mes seins qui dépassent de la surface. Je n’ai pas froid et pourrais rester là jusqu’au matin dans mon apaisante solitude aquatique. Mais, progressivement, tous mes souvenirs d’elle me reviennent peu à peu, de plus en plus pressants, précis, incontournables, et font couler des larmes sur mes joues, dérisoires affluents salés du vaste cours d’eau. Immenses, mes regrets le sont plus encore. Il me faudra expier longtemps encore ma trahison passée, j’en suis sûre. En apnée, je me plonge entièrement sous l’eau et voudrais disparaître pour rejoindre mon aimée dans le passé lointain des profondeurs du flot, sur le sable accueillant. Mais, l’instinct de conservation aidant, c’est en grelottant que finalement je me rhabille, secouée de sanglots. L’été vient à peine d’arriver. Dans une heure déjà, il fera jour. Les larmes de mes regrets ne s’assécheront pas avant ce fleuve dont nous avons tant aimé, toutes les deux enlacées, contempler l’écoulement.




Dimanche 21 juin


En sonnant midi, l’horloge de l’église m’extrait d’un long sommeil sans rêve. J’ai dormi toute nue dans notre lit d’amantes, dans les draps qui ont abrité nos années de bonheur. Entre ces murs suintants aux peintures décrépites, le temps semble arrêté. En m’éveillant, ma première pensée est que ses parfums se sont enfuis lentement, note après note : il ne reste, dans cette chambre, que des odeurs de poussière et d’humidité froide auxquelles se mêle celui des roses de M. Gaillardeau. De toute façon, la maison est en sursis : dans un peu plus d’une semaine, il n’en restera qu’un tas de gravats. Ce lieu ressemble décidément à mon état d’esprit du moment.


En glissant mes pieds dans les bottes, il me vient à l’esprit d’ouvrir la boîte aux lettres, dont la clé se trouve toujours suspendue à son clou, près de la porte d’entrée. Les vieux gestes reviennent naturellement. Au milieu des publicités, une lettre adressée à Nolwenn dort là depuis dix ans, si j’en crois le cachet de la Poste. Cela ressemble à un courrier officiel. J’ouvre, le cœur battant.


Il s’agit de la société Bomb’X spécialisée dans le porno féminin, qui dénonce un contrat passé avec Mademoiselle Leroy faute que celle-ci se soit présentée pour y exercer son métier d’actrice. Il y a même un chèque de cinq cent vingt francs, pour solde de tout compte, si tant est qu’on puisse encore compter dans une monnaie qui n’a plus cours.

Comment imaginer la pudique et sage Nolwenn en actrice en tenue plus que légère, en train de forniquer devant la caméra ? Incroyable ! Le document précise aussi la date de début du contrat : environ un mois après mon départ de cette maison. Pour qu’elle ait changé à ce point si rapidement, le chagrin qu’elle a eu à cause de moi devait être immense.


Retour au bord du fleuve, pour méditer en marchant. Le soleil est haut, mais le vent, qui vient de se lever, le rend supportable loin de toute ombre. Il ne me faut pas longtemps pour prendre une résolution. Je me sens soulagée d’avoir choisi mon programme pour les jours suivants, ce qui me permet de profiter pleinement de ma promenade sur la rive, parmi pêcheurs et amoureux, adolescents joueurs de foot et joggeuses en short ruisselants de sueur, d’où émanent les parfums féminins de la séduction. Mais je ne suis pas venue ici pour séduire les belles sportives.


Accroupie, je trempe mes mains dans l’eau pour me rafraîchir. En les ressortant, je remarque ma bague au majeur de la main gauche. Elle est fine et en argent massif. C’est Nolwenn qui me l’a offerte pour mon anniversaire, au cours d’un pique-nique en amoureuses sur la rive, près de chez nous, c’est à dire non loin d’ici. Je retire le bijou, difficilement, ce que je n’avais jamais fait.


Il m’apparaît clairement que j’ai trahi notre amour et ne mérite plus le témoignage de cet objet du passé. Le garder plus longtemps serait comme un mensonge. Alors, je prends mon élan et le lance au milieu du fleuve, là où je sais que les courants et la profondeur m’éviteront toute tentation de plonger pour le récupérer. Puis, revenue dans la maison sans lumière, cette fois, je vais me coucher tôt.




Lundi 22 juin


Car ce matin, pas question de grasse matinée : direction Angers. Tout d’abord, un passage chez une esthéticienne s’impose. Pour ce qu’il se prépare, il faut être impeccable. L’épilation intégrale du maillot, y compris entre les fesses, sera ma première épreuve de la douleur. Il me faut serrer les dents quand les bandelettes de cire arrachent chacun de mes poils, que j’avais abondants. En partant, ma toison intime n’est plus qu’un souvenir, et sous ma culotte, je me retrouve ainsi que j’étais jusque vers l’âge de onze ans. Allons résolument exhiber ce pubis de fillette à ceux qui en font commerce.


La société Bomb’X loue une espace dans un immeuble de bureaux, dans la périphérie d’Angers. À l’entrée de la zone d’activité, la signalétique est discrète avec cependant, en y prêtant attention, un petit logo représentant une femme nue munie d’un long fouet et des ailes sombres d’un papillon de nuit à l’allure un peu inquiétante, mi-fée, mi-succube. Derrière la porte d’entrée, on ne peut plus banale, j’imagine un pandémonium de perversité dans lequel je vais me jeter tête baissée.


Sans rendez-vous, je me présente à l’accueil où une dame assez jeune me tend une brochure décrivant l’entreprise de cinéma de charme, chiffres et photos à l’appui. Je lui dis seulement que je veux travailler comme actrice. Blasée comme le serait une contremaîtresse d’usine qui me ferait enfiler une blouse avant d’entrer dans l’atelier, elle me demande de me déshabiller entièrement, tout en me demandant mon âge et si j’ai de l’expérience dans ce domaine.



Elle lève un sourcil étonné.



Non, je ne sais pas. Mais peu m’importe. Je préfère ne pas savoir à l’avance.



Elle sourit de sa farce qu’elle doit faire à chacune, parce qu’évidemment, dans le tenue dans laquelle je me trouve… Passons aux choses sérieuses.



Je fais un pas pour aller dans la petite salle à côté permet de me refaire une beauté.



Effectivement : il n’y a même pas de porte de séparation entre les toilettes et le bureau.



Elle détourne le regard, mais continue à me raconter sa vie pendant que je me soulage, et me tend en aveugle un rouleau de papier toilette. L’odeur ne semble absolument pas la déranger, mais je tiens à laisser l’endroit aussi propre que je l’ai trouvé. Travailler nue me fait une impression bizarre. Je suis obligée de me maquiller toute seule, parce que la maquilleuse est en congé aujourd’hui. Enfin, une femme vient me chercher. Cheveux gris, toute petite, un sourire chaleureux qui met tout de suite en confiance. Je sais qu’elle pourra tout me demander.


Elle se présente : Lucie, et m’explique qu’elle ne tourne qu’avec des filles, que ce soit devant ou derrière la caméra : le seul homme est le monteur, mais il ne vient pas dans le studio. Puis elle me demande de lui confirmer que j’accepte le BDSM – comprendre bondage, domination, soumission, masochisme. Dans l’affirmative, j’aurais simplement à m’asseoir dans un fauteuil dans le style des gynécologues, me laisser attacher : je serai chatouillée puis masturbée. Me voilà prévenue : ce sera assez violent, mais si cela devient vraiment insupportable, je n’aurai qu’à crier « sombrero » pour que le supplice s’interrompe immédiatement : ce sera le mot de sécurité.


Il me faut me rhabiller provisoirement avec les vêtements qu’on me tend, assez ridicules, mais après tout, c’est du cinéma, et par chance ils me vont. Ceci avant de me dénuder à nouveau devant l’objectif. Ma tortionnaire, vêtue d’une blouse blanche, est jeune et plutôt mignonne : ce sera un plaisir de me laisser torturer par ce ravissant bourreau soi-disant médecin qui me lie avec des sangles d’une manière ne me permettant absolument pas de bouger.


Expérience à l’appui, il s’avère que mon optimisme était quelque peu excessif : elle ne fait pas semblant, et ses chatouillements sur toute la surface vulnérable de la peau sont extrêmement efficaces. Le fait de découvrir qu’on lui livre, tout attachée, une victime particulièrement chatouilleuse lui plaît visiblement. Elle semble deviner le point jusqu’à quel point il m’est possible de tenir, puis elle cesse afin de m’attaquer de son grand vibromasseur. Dans ce domaine, elle dispose de toute une panoplie de jouets intimes. Là aussi, pas de quartier : les orgasmes qui déferlent sur moi sont sans répit, à peine le temps d’en digérer un que le suivant arrive aussitôt, ce qui met mon endurance à rude épreuve. La caméra s’approche pour filmer en gros plan, tantôt mon visage grimaçant ravagé successivement par la volupté puis l’affliction, tantôt ma vulve où les giclettes se succèdent, dégoulinante de cyprine. Là aussi, l’abondance du liquide semble appréciée de Lucie qui lève le pouce en guise de bravo. Sans répit, les doigts entrent dans mon vagin, dans mon anus, puis les deux orifices en même temps. J’ai l’impression de n’être plus qu’une poupée de chiffon qu’une petite fille malmène avec insouciance, juste pour s’amuser. Serrant les dents, j’attends que cesse l’orage.


En m’obligeant à franchir la dernière barrière de l’impudeur, la présence de la caméra me procure un trouble étrange. Dès que le montage sera fait, demain peut-être, le monde entier pourra accéder aux détails les plus intimes de mon anatomie, et aussi observer les expressions de mon visage sous le feu du plaisir. C’est comme si une foule immense était venue chez moi me regarder prendre ma douche. Je ne suis plus humaine, même plus un jouet : une image, icône de l’avilissement. Des hommes se masturberont en me regardant ainsi et je serai livrée à leurs envies par écran interposé. Cette pensée me dégoûte un peu. Il faut que je sois devenue folle pour avoir consenti à ce rodéo bizarre. Et pourtant, de quel droit pourrais-je me plaindre, car non seulement j’ai consenti cet assaut de débauche, mais je l’ai voulu, désiré, et même prémédité. J’ai déjà visionné des scènes similaires sur Internet. Parfois j’y pensais, j’en rêvais, la nuit, seule dans mon nuit d’insomnie. Dans mon fantasme, j’étais une criminelle condamnée à être érotiquement humiliée en place publique, et dans la déréliction de ce supplice, je me faisais jouir avec la main droite glissée dans mon pyjama.


À présent, une autre femme entre dans le studio. Elle est grande, noire, nue à l’exception de grandes bottes de cuir, altière, et surtout porte sur elle un gode-ceinture qu’elle lubrifie avec application. Et quel godemiché ! Bien que n’ayant aucune expérience dans ce domaine, je doute qu’il existe des hommes possédant une telle anatomie dans leur caleçon. Ma partenaire prend un malin plaisir à étaler son accessoire sous mes yeux afin de m’impressionner, ce à quoi elle parvient sans difficulté. Un frisson parcourt ma colonne vertébrale, et il me faut respirer profondément pour ne pas crier au secours. Dans ce scénario obscène, je réalise que je suis une actrice qui joue un personnage subissant un viol par une autre femme, et que tout cela est terriblement réaliste.


À présent, je sens la tige froide frottée sur toute la surface de ma vulve avant qu’elle soit insérée dans mon vagin, d’un mouvement sans douceur. La fille entreprend de transpercer ma rosette anale avec la même rudesse. Le long priape noir, luisant sous la lumière des projecteurs, s’attarde un instant au bord de l’orifice duquel s’approche l’objectif de la caméra, puis m’écartèle impitoyablement et m’embroche jusqu’au fond des entrailles comme un animal de boucherie. Effectivement, il vaut mieux être purgée pour subir cette invasion. Le vibromasseur à la grosse boule électrique revient à la charge, plaqué sur la vulve qui n’est plus qu’un cloaque gluant de mes fluides organiques. J’aimerais que ce soit un peu douloureux afin de pouvoir garder mon corps sous un minimum de contrôle : comme cela, j’aurais simulé la volupté.


Malheureusement, la lutte est vaine et le contraire se produit : le début est redoutablement plaisant, puis les vagues orgasmiques qui se succèdent sont aussi fulgurantes qu’irrépressibles et m’exhibent au-delà de toute raison et de toute impudeur. Je n’ai plus de voix ni de larmes à force de crier et pleurer ni de cyprine à force d’en répandre, accompagnée d’une abondante transpiration. Je sens même se vider ma vessie, impuissante à me retenir, et la personne qui tient la caméra à l’épaule ne manque pas d’immortaliser cela. J’ai chaud, j’ai soif, je ne me sens pas bien. Dans ma tête qui menace à tout moment de disjoncter, je me traite de tous les noms, notamment de gamine nymphomane et irréfléchie. Dans quelle aventure improbable suis-je venue me jeter délibérément ?


Simultanément la belle et cruelle infirmière reprend ses terribles chatouillements. En constatant la sensibilité particulière de cette zone, elle fait des plantes de mes pieds son terrain de jeu de prédilection, renouvelant ses cesse le fourmillement de ses doigts, et prend un réel et féroce plaisir à cette barbarie qui provoque en moi d’insanes convulsions. Cette fois, c’est trop : je crie le mot de sécurité, sinon je sens que je vais m’évanouir. Pour avoir interrompu le tournage, je crains les reproches de la metteuse en scène. Heureusement, c’est le contraire.



La corrida recommence, encore plus délirante, encore plus frénétique, mais je commence à m’habituer et à savoir me calmer pour ne pas succomber trop vite aux assauts vicieux de ma partenaire. Quand je suis enfin autorisée à me rhabiller, c’est à peine si je tiens sur mes jambes, et laisse derrière moi une véritable mare de liquides génitaux dont je viens de découvrir que j’en possédais une réserve incroyable. J’espère que tous ceux que ce spectacle libertin émoustille en auront pour leur argent et garderont une petite pensée pour mes consœurs et moi, qui avons souffert pour qu’ils soient contents, quand ils s’empliront le regard de nos supplices tout en s’empoignant la mentule devant leur écran pour remplir leurs mouchoirs.


Une fois vêtue, je vais directement dans la salle de montage. « Riton » : son nom est indiqué sur la porte. Entouré d’écran d’ordinateurs, il semble échappé d’une maison de retraite, tant il paraît âgé. Les filles peuvent se promener toutes nues devant lui : il semble habitué. Le personnage est sympathique et me reçoit agréablement, avec la gouaille des passionnés par ce qu’il côtoie quotidiennement, c’est-à-dire la nudité des femmes dont il n’est, contrairement aux apparences, nullement blasé.



Moi aussi, je suis déçue.



Je lui souris pour confirmer, en hochant la tête.



Je lui fais la bise, et je m’en vais. Ils ne me reverront pas. Non que je regrette l’expérience, mais c’est à faire une fois, pas plus. À défaut d’avoir l’adresse de Nolwenn, je dispose de plusieurs kilos de son image sur mon porte-bagages. Reste à dénicher l’objet du passé permettant de faire revivre ce passé, c’est-à-dire un magnétoscope. Mais pour l’heure, Morphée et ses doux bras me feront office de partenaire, parce que j’ai besoin de récupérer pour tout ce que j’ai subi devant la caméra.




Mardi 23 juin


À peine commencé, l’été s’offre des vacances, car ce matin, le ciel est gris et il bruine. De toute façon, j’ai mieux à faire que des balades. Un site de dons en ligne m’indique les coordonnées d’une personne qui donne un vieux magnétoscope, toujours en état de fonctionnement, au moins pour la lecture de cassettes. Je saute sur l’occasion : il faut aller à Saint-Brévin-les-Pins, via l’élégant pont de Saint-Nazaire qui enjambe, de ses grands pylônes rouges et blancs, le dernier domaine de l’estuaire avant l’océan. Le vent, puissant, exige que je tienne fermement mon guidon et redouble d’attention dans le trafic. À plus de soixante mètres au-dessus de l’eau, j’ai l’impression d’être un goéland ; je voudrais retirer ce casque qui m’isole, écarter les bras et planer vers le soleil.


Magalie habite une petite maison d’une station balnéaire où tout est propre et bien rangé. Quand j’arrive vers onze heures, ce quartier résidentiel est presque désert. La dame est une petite brune d’une trentaine d’années, fraîche et souriante ; immédiatement elle me tutoie et m’offre le café. Elle est enceinte de huit mois. Son fils de six ans est à l’école et son mari au travail. Elle me montre l’objet pour lequel je suis venue : il est impressionnant par sa taille. Je vois mal comment le transporter avec ma moto, sans compter que je vais être obligée de rentrer à Paris pour m’en servir, car il n’y a pas d’électricité au Mesnil-en-Vallée.



Elle met un doigt dans sa bouche, comme une petite fille qui a peur d’être prise en défaut en ayant dit une bêtise. Pour le moins, elle ne s’embarrasse pas de préliminaires avant de foncer. J’ai toujours rêvé de caresser une femme enceinte, avec un ventre arrondi et rempli de promesses.


Les vidéos sont des rushes, des images d’avant montage, sur des cassettes de quatre heures : nous n’avons pas le temps de tout regarder dans la journée, il faut choisir. Au hasard, car il est seulement indiqué, sur les jaquettes, un numéro et le nom « Murena Styxx ». Celle-ci, sous les traits de celle que j’aime, est livrée aux mains de jolies filles qui lui font subir toutes sortes de tourments érotiques, comme Riton le l’avait dit, d’une manière encore plus déjantée que ce par quoi je suis passée la veille. Les images ne sont pas toujours de bonne qualité ; souvent, elles sautent et sont zébrées de traits blancs. Peut-être que c’est le vieux magnétoscope qui les dégrade, mais il faut parfois déchiffrer sous les parasites, et par moments on reconnaît à peine de visage de l’actrice.

Revoir Nolwenn ainsi est extrêmement troublant. Magalie me voir blêmir de cette apparition et me tient tendrement la main.


Nous finissons par trouver la scène de la crucifixion, la plus saisissante de la carrière pornographique de la belle Murena, qui est offerte aux regards de ses bourreaux et de la foule – car il y a de nombreuses figurantes – suspendue à bonne hauteur par de gros clous sanguinolents, les cuisses écartées largement, les organes génitaux complètement exposés à la hauteur de la tête des soldates cruelles qui la tourmentent en permanence. Il lui a fallu une totale impudeur pour accepter de tourner cette scène. Elle est contrainte à se laisser lécher, masturber, stimuler par tous ses orifices. Sa manière de se tenir, à cause de l’inconfort réel de sa posture, est une danse étrange et lascive, sur une musique de fond électronique, sans doute improvisée au synthétiseur, pas du tout adaptée au scénario. Les spectatrices, toutes des femmes, sont galvanisées, électrisées par le supplice auquel elles participent. Toujours fixée sur sa croix, la victime atteint des orgasmes qui ne sont visiblement pas du cinéma, avant de succomber dans un grand cri final au milieu d’un torrent de faux sang, mais de vraie mouille. Tout cela est aussi pervers que fascinant, le « snuff movie » le plus dérangeant qui soit, malgré la mauvaise qualité de l’image.


Je doute fort qu’il soit possible de trouver ainsi des indices qui me permettraient de retrouver mon amour perdu. Cependant, c’est tout un aspect de sa vie qui se révèle brutalement, inattendu, insoupçonnable. Sous les traits d’une affriolante Murena surgie du passé, qui se laisse avilir d’une manière extrême, où est passée la jeune femme pudique et réservée que j’ai connue jadis ?


Mon hôtesse trouve cela parfaitement excitant. Je la vois glisser discrètement une main dans sa culotte. Puis, elle se déshabille. Son ventre arrondi m’impressionne et m’affole.



Elle a réussi à me faire rire.



Pendant que je quitte corsage et pantalon, sa main parcourt sa fente herbue de bas en haut. Pour l’accompagner dans son onanisme, je lui caresse doucement les pieds, et lèche ses orteils dont j’apprécie beaucoup les odeurs et le goût. Nos regards se croisent. Elle rougit de son impudeur, alors que son orchidée écarlate, exaspérée de caresses, lui envoie des signaux de plaisir renforcés. Son autre main caresse son ventre à l’intérieur duquel une vie attend de paraître. Je brûle d’envie de l’imiter, de palper moi aussi cet endroit fécond, et d’y porter mes lèvres.


Puis elle suce son pouce et se blottit contre une peluche, les yeux mi-clos, femme-enfant aux longues journées solitaires régnant sur son monde sucré qui est un étonnant mélange de fantasmes assumés et d’innocente lasciveté. De son regard émane une paix bienfaisante. J’ai eu la chance qu’elle me laisse entrer dans cet univers intime, toute en confiance.


La complicité féminine rend les mots inutiles. Devinant mes pensées, elle prend ma main et la porte sur son nombril. Émue par ce geste qui est une offrande de maternité partagée, je ne peux m’empêcher de pleurer. Je suis comme cela, émotive à l’extrême. Elle me prend dans ses bras et nos lèvres se joignent, pendant que mon pouce fait doucement rouler son clitoris à l’intérieur du fourreau. Appuyée sur mes jambes, elle pèse de tout son poids de deux vies réunies, et ma langue se régale de la peau distendue du ventre révélé à mon désir, puis, lorsqu’elle bascule en arrière, glisse vers le sexe prégnant des parfums de sa grossesse, riches et forts, qui me régalent du mont de Vénus au périnée. J’aspire, à l’entrée du vagin, les sucs un peu gluants et m’en délecte avec un appétit insatiable, avant de remonter vers la colline magique du plaisir qui m’attendait, toute replète, avec impatience. Je n’ai jamais vu de clitoridienne aussi réactive : le contact buccal sur cet organe est pour elle comme électrique. Elle tressaille et gémit doucement, puis de plus en plus fort, brûlante d’une fièvre érotique, haletante et les yeux révulsés. Soudain, elle jouit en renversant sa tête en arrière, la bouche ouverte en grand pour aspirer l’air qui lui manque, puis elle ferme les yeux, se laisse bercer par mes caresses et retrouve sa peluche et son pouce, dans un état prolongé de béatitude charnelle.


Une fois sa pleine conscience retrouvée, elle exprime un besoin de faire pipi, ce qui est assez fréquent en ce moment, évidemment. Elle me prend par la main et m’entraîne dans le jardin. Ceux du voisinage sont déserts, à cette heure. Debout sur l’herbe, elle écarte les jambes et laisse filer le flux doré tout en me souriant, ravie de partager avec moi ce petit fantasme ondophile. Grâce au café de tout à l’heure, je parviens ensuite à l’imiter dans la même position. Il s’avère en fin de compte qu’une voisine, une aimable dame aux cheveux blancs, nous regardait discrètement tout en taillant sa haie de buis. Aucune gêne pour autant : malgré nos nudités, nous nous disons bonjour comme si de rien n’était, puis elle reprend sa taille en chantonnant, souriante et gaie. Elle et son mari ont l’habitude de faire l’amour dans leur jardin, allongés dans l’herbe et enlacés tendrement. Ils ne craignent pas non plus qu’on les regarde, voire même apprécient cela, malgré les rides de leur corps qui se sont déjà étreints plusieurs milliers de fois.


Magalie me confie que lorsque les maris sont absents, elles ont l’habitude de s’exhiber coquinement l’une à l’autre au travers des canisses, à l’occasion d’un bain de soleil dans le simple appareil, des besoins naturels qui arrosent les pelouses et fertilisent la terre, voire d’un licencieux moment de plaisir pas tout à fait solitaire au cours duquel les doigts fouillent dans les chattes écartées sous un regard amical. Cependant, respectant leur frontière territoriale, elles ne se sont jamais touchées.


Nous prenons ensuite une douche à deux, nous savonnant mutuellement. Je n’en avais pas pris de vraie, dans une eau propre et tiède, depuis trois jours. Je devais sentir l’eau du fleuve, charriant les limons, les rejets de la terre sur huit cents kilomètres de montagnes et de plaines. Sous le jet, c’est le moment de nouvelles blandices dont nous sommes insatiables, nous lutinant dans des fous rires complices, puis nous offrant, chacune à notre tour, de crapuleux massages des zones intimes sous la pression aquatique du pommeau. Comme promis, nous nous frottons les clitoris l’un sur l’autre, cambrées toutes les deux, ce qui n’est certes pas facile pour une femme enceinte.



Pendant qu’elle dit cela, je la contemple toute nue, ronde et superbe, désirable comme jamais. Son regard doux a quelque chose de celui de Nolwenn, à la fois innocent et mystérieux.



Les grandes vacances sont toutes proches, mais le garçon a quand même une page de lecture pour le lendemain. Pendant que sa maman se repose sur son lit, c’est moi qui m’acquitte de lui donner son goûter et de lui faire lire son livre d’école, ce à quoi il ne parvient qu’en ânonnant un bon quart d’heure, butant sur presque tous les mots. Pas évident d’aider un enfant à grandir. Je n’en aurai sans doute jamais – ce n’est pas en me refusant à tous les hommes croisés sur mon chemin que cela changera. De toute façon, ce n’est pas ma vocation.


Nous dînons à trois, puis Lucas est couché avec une histoire que je lui raconte de mémoire, celle que ma maman me lisait souvent. Puis, dès qu’il est endormi dans sa chambre avec sa peluche favorite, reprend la ronde saphique du désir rugissant sur le canapé noir. Le fidèle magnétoscope reprend du service et nous montre Murena attachée nue par les pieds et fouettée par une tortionnaire sadique et masquée de rouge. Le jus de betterave vole en abondance dans tous les sens ; par contre la cyprine est probablement vraie sur le sexe luisant de la belle martyre de l’Inquisition qui refuse obstinément d’abjurer son hérésie. Une main entre entièrement dans le vagin, une autre dans l’anus incroyablement dilaté. Cela ne semble pas la déranger le moins du monde. Elle doit avoir l’habitude de ce genre de manipulation. Et dire que, lorsque nous étions ensemble, elle ne voulait même pas que je glisse un seul doigt dans ses orifices, et rougissait de me voir le faire à moi-même.


Magalie semble très excitée par ce spectacle que je trouve un peu trop pervers et répétitif à mon goût. Cette violence, même simulée, me lasse. J’aurais préféré voir de la tendresse plutôt qu’une succession d’obscénités sans rime ni raison. Sur son canapé, mon hôtesse se touche encore et encore, pendant qu’inlassablement je lui caresse les pieds, renonçant à regarder l’écran au profit d’un visage éclairé par l’euphorie sexuelle que lui procurent ses doigts. Au matin, je suis saturée de ces images devant lesquelles elle a fini par s’endormir. Je trouve un plaid pour la recouvrir pour qu’elle n’ait pas froid et pour cacher sa nudité. Je prends mon petit déjeuner avec son fils que j’emmène à l’école pendant que la maman dort toujours : il est absolument ravi de faire le trajet sur ma moto avec mon casque. Puis, après un signe amical de la main à l’adorable petit bonhomme, je reprends la route en direction du Mesnil-en-Vallée. Mon amie amateur de pornographie pourra visionner les cassettes que je lui laisse autant qu’elle le voudra : je n’en ai plus besoin.




Mercredi 24 juin


Vers dix heures, me voilà de retour à maison délabrée et promise aux bulldozers, où je tourne en rond, en proie à la mélancolie. Les roses de M. Gaillardeau sont déjà fanées et ses pétales tombés jonchent la table de nuit ; il faut dire que j’ai négligé d’en changer l’eau. Pour m’évader de cette cage, je vais faire un tour sur le bord du fleuve, perdue dans mes pensées noires. Je vais déjeuner à l’Exil, pour me remonter le moral avec les petits plats de la patronne. Une fois attablée, je remarque les photos accrochées sur le mur qui représentent tantôt des paysages de la région, tantôt des personnages. Cela donne tout à coup une idée : une nuit, j’avais fini par convaincre ma dulcinée de me laisser la photographier nue, les pieds dans la Loire. À l’époque, je photographiais en argentique, en noir et blanc, et réalisais mes développements moi-même, transformant une pièce de la maison en chambre noire. Ainsi, les pellicules ne pouvaient tomber dans les mains d’aucun photographe voyeur des formes ravissantes de la belle Nolwenn, autre que moi. La photo en basse lumière, avec un film ultra-sensible et du grain, était ainsi devenue ma spécialité. Nous avions caché ces images de charmes sous les lames du parquet, dans notre chambre, afin que personne, même un cambrioleur, ne puisse les trouver.


L’ultime séance a eu lieu la nuit du solstice d’été, il y a quinze années presque jour pour jour. La lune était pratiquement pleine et le ciel dégagé, comme aujourd’hui, offrant une lumière nocturne naturelle et superbe. Tout l’après-midi du dimanche, nous avions longuement erré dans les environs, en voiture, avant de trouver l’emplacement idéal, puis attendu le coucher du soleil et le départ des derniers promeneurs. C’était une plage minuscule couverte d’un sable ocre et un peu rugueux, sur lequel elle s’est déshabillée en inspectant craintivement autour d’elle, redoutant une présence étrangère que nous n’aurions pas remarquée.


Puis elle a plongé dans l’eau noire du fleuve dans laquelle elle a évolué de ses brasses énergiques, d’une berge à l’autre et puis retour. Robuste et endurante, elle était une excellente nageuse. Le courant était faible, en cette saison, contrairement aux équinoxes. Elle s’est ensuite rapprochée de la rive, marchant lentement sur le sable sous la lumière lunaire qui lui venait de face.


Mon objectif la mitraillait ; dans le viseur, elle était une déesse sortant des eaux, d’une vénusté parfaite au corps sans défauts. Je ne l’avais jamais vue comme cela et n’en croyais pas mes yeux. Elle ne souriait pas, essorant ses cheveux longs, les bras relevés, ce qui mettait sa jolie poitrine ronde en valeur. Oui, je me souviens parfaitement de ce moment. Les photos sont toujours là, cachées sous le plancher que je soulève fébrile, intactes dans leur boîte métallique un peu rouillée. Quand je les ai développées, ce que j’ai fait sans attendre dès notre retour à la maison, j’ai vu sa perfection émerger du bac à révélateur. Alors je me suis figuré que je ne l’avais jamais entendue dire du mal que quelqu’un, ni mentir, ni se mettre en colère. Dans sa jeunesse, elle tout simplement été l’achèvement de la féminité.


Alors, l’émerveillement a fait place à une sourde angoisse, celle de ne pas être à la hauteur de sa beauté, tant physique qu’intérieure. Cette nuit-là, le démon de la peur a commencé à ronger mon cœur, d’abord insidieusement, puis jusqu’à n’en plus dormir. Devant mes yeux qui se creusaient, elle m’a demandé ce qui n’allait pas, et je n’ai su que lui répondre, sinon des banalités mensongères.


Deux mois plus tard, j’ai trouvé un emploi à Paris, ce qui a été un prétexte pour partir brutalement, sans oser lui parler les yeux dans les yeux, sans me risquer à affronter la vérité. Lâchement.


Les larmes, encore et encore, devant cette photo de nuit où Nolwenn apparaît dans sa grâce absolue. Le tirage, lui aussi, était impeccable : il aurait pu figurer dans un magazine. Il me faut mordre dans mon poing fermé, jusqu’à la douleur, jusqu’au sang amer des regrets. Je laboure la photo en mille déchirures, celles de mon cœur, et brûle les miettes dans un cendrier pour être sûre qu’il n’en reste rien. De notre amour que ce cliché trop réussi a détruit, il ne reste que des cendres que ma folie cherche à ressusciter. Autant chercher à attraper le vent qui, sous la lune, ride la surface du fleuve.


Épuisée par les sanglots, pendant qu’au-dehors les oiseaux chantent la venue de l’été, je m’assoupis sans m’en rendre compte, les bras croisés sur la table de la cuisine, pour ne me réveiller qu’à la tombée de la nuit. Les autres images s’étalent sous mes yeux dans la lumière du crépuscule. Ce ne sont que les brouillons, souvent flous ou mal cadrés. L’une d’elles me fait sursauter : on y voit sa voiture… avec la plaque minéralogique ! Je note sur mon fidèle téléphone :


5551 TP 49 – Clio noire, ancien modèle.


Il me reste à attendre le lendemain. Je me dirige vers la chambre, mais n’ai plus sommeil, et repense à la vidéo de Nolwenn crucifiée dont le regard avait perdu la candeur qu’il avait quand nous nous tenions l’une l’autre dans les bras. Ses yeux semblaient m’envoyer un message, à moi seule. Mais quoi ? Me maudissait-elle ? Pourquoi je n’ai pas subi ce sort à sa place, pour l’avoir abandonnée ?


La fenêtre ouverte en grand pour être mieux éclairée par la lune, je me mets nue devant le miroir de la grande armoire, et écarte les bras à l’horizontale pour mimer la scène de crucifixion qui me hante. Alors le désir sexuel me saisit, torride et brutal, exigeant une satisfaction immédiate. Je m’assieds sur un montant vertical du lit, arrondi et de forme vaguement phallique, et me laisse pénétrer par l’objet jusqu’au fond mon vagin qui se contracte aussitôt. Dans mon imagination, je suis toujours clouée par mes mains sur le bois du supplice, et la glace me renvoie l’image d’une femme condamnée pour le crime imprescriptible de trahison amoureuse et envahie par son fantasme macabre. Bientôt je rendrai l’âme, c’est-à-dire jouirai de cette pénétration froide et profonde. Attends-moi Nolwenn, je viens te rejoindre où tu es tourmentée.


À défaut de ma belle, je fais l’amour avec cette maison qui bientôt ne sera plus là, remplacée par un hôtel de luxe moderne et impersonnel. Avec les meubles de cette maison. Avec les parfums de poussière de cette maison, avec ses fragrances de cendres provenant de feux mal éteints et qui se rallument en un incendie de chair en fusion. Car c’est tout ce qui me reste de mon amour. Oui, je suis une catin, et je voudrais crever sous les orgasmes que je provoque avec rage, mais je n’y arrive pas. La tête remplie d’idées obscènes, je passe la nuit entière à me masturber frénétiquement tout en me regardant dans le miroir : dans ma solitude, j’ai parfois de ces épisodes narcissiques que mes hormones déclenchent. Au matin, je ne suis toujours pas soulagée, mais je sais précisément où aller pour poursuivre ma quête.




Jeudi 25 juin


Le commissariat central de Nantes se trouve au bord d’un cours d’eau et ce n’est pas la Loire, mais l’Erdre, l’un de ses affluents, parfois qualifié de plus belle rivière de France. J’ai stationné ma moto en face de la grande bâtisse grise hérissée d’antennes avant de me présenter à l’accueil pour demander à rencontrer le capitaine Élodie Gaillardeau.



Le midi, le centre-ville grouille d’étudiants en médecine qui déjeunent en vitesse ; je fais de même avant de retourner dans le sanctuaire de l’ordre public. L’officier de police dispose d’un petit bureau pour elle seule et me reconnaît immédiatement. Petite, cheveux courts, les yeux clairs, en jean-baskets, elle semble déborder d’énergie.



Elle fronce les sourcils, son visage se fait dur. Mais il en faut plus pour me déstabiliser.



Proposition faite en déboutonnant le bouton supérieur de mon corsage, laissant apparaître le haut de mes seins.





ooOoo




La jeune policière habite au dernier étage d’une tour située vers la proue de l’île de Nantes, qui coupe la Loire en deux au sud du centre-ville. Elle vie est seule dans un grand appartement.



Elle sort un tire-bouchon d’un tiroir et ouvre une bouteille.



Progressivement, nous nous sommes rapprochées l’une de l’autre, pour nous trouver à cinquante centimètres. À cette distance, je perçois le souffle de sa respiration et l’odeur de sa peau. Elle finit son verre et pose ses avant-bras sur mes épaules.



Nous accédons au toit par une échelle et une trappe. Le vent est assez fort et fait brusquement voler nos cheveux. Afin de contempler le soleil couchant, nous nous allongeons sur le ventre, juste au bord du vide. La lumière baisse progressivement dans la rumeur de la ville qui allume ses feux. Élodie me tient la main, puis elle retire ses lunettes de soleil pour ne plus regarder que moi. Elle ouvre le même bouton du corsage qu’elle m’a vue défaire dans son bureau. La Loire tout entière gravite autour de son corps désirable qui se détache d’un fond uniforme. Elle a des yeux brillants couleur du fleuve qui l’habite totalement. Je bascule sur le dos tandis qu’elle s’assoit en tailleur et caresse tendrement ma lourde chevelure brune. Parfois un avion passe à basse altitude et, par un effet saisissant de perspective, semble avalé comme un phallus ailé entre ses deux seins lourds qu’elle libère en retirant son T-shirt.



En disant cela, elle défait un second bouton et glisse doucement une main sous mon soutien-gorge, sans cesser de soutenir mon regard.



Elle s’installe un peu plus confortablement afin de continuer à me peloter tout en évoquant le parcours de celle que j’aime.



Les stries rose clair de son épiderme qu’elle m’invite à parcourir du bout des doigts, longues zébrures sur ses reins, témoignent de la violence extrême de cette fille que j’ai naïvement crue si douce. Les plaies sont anciennes et refermées dans sa chair, mais pas dans sa tête. Dans les dernières lueurs du crépuscule, nos regards se croisent. Élodie revit la scène d’épouvante qu’elle raconte avec ses yeux autant que par ses mots. Sans doute a-t-elle besoin d’en parler pour exorciser, malgré la grande force de son caractère.



Tout en parlant, elle glisse une main dans mon pantalon, et lorsqu’elle évoque la fouille vaginale, elle fait de même à l’intérieur de ma culotte, puis elle hume ses doigts imbibés de ma cyprine, parce que ce geste est pratiqué d’une façon qui donne du plaisir.



Couchée sur le dos, les jambes relevées comme chez ma gynécologue, je lui présente mon bassin avec complaisance, et elle prend un malin plaisir à explorer tout à tour mes deux orifices en y plongeant deux doigts préalablement humectés de ma salive, geste professionnel et cependant exquis pour qui sait en apprécier l’impudeur. Puis elle enfouit sa tête entre mes cuisses pour débusquer le clitoris entre les grandes lèvres nouvellement glabres. Sa langue tapote le petit bouton érectile en petits coups réguliers et rapides. Mes gémissements de plus en plus aigus l’encouragent à poursuivre jusqu’à me donner la jouissance. Puis elle se met nue à son tour, offrant à mon regard son abondante toison pubienne, doux poils châtains et bouclés qui s’insinuent entre mes lèvres lorsque je me glisse jusqu’à sa petite colline des délices. Elle est aussi réactive que multiorgasmique, se révélant une inépuisable gourmande : elle devait avoir très envie de moi et depuis longtemps.


Une fois nos désirs apaisés, Élodie redescend chercher une couverture dans laquelle nous nous blottissons nues pour nous émerveiller de la nuit. Les réverbères alignés délimitent la surface sombre des eaux. La lune vient de se lever, gibbeuse et embrumée de vapeurs urbaines. Je m’endors sur cette image, la tête posée sur une épaule accueillante et frêle, pour un sommeil profond, immergé dans des parfums grisants, et peuplé de rêves d’amours de filles plus belles les unes que les autres.




Vendredi 26 juin


L’aurore nous réveille en commençant par ma douce amante des toits qui m’offre un petit déjeuner royal, avec des croissants qu’elle est descendue acheter pendant que je prenais ma douche. Elle doit me quitter tôt afin de prendre son service, mais me confie la clé de son appartement que je dois laisser dans la boîte aux lettres, afin que je puisse prendre mon temps. La décoration est soignée et originale, révélant un goût des voyages et de l’exotisme.


La voie rapide me conduit à Rennes, vers la prison centrale, le seul établissement pour peines de France qui soit réservé aux femmes, un endroit glaçant qui sent l’humidité autant que le désespoir, construit sur ordre de Napoléon III. Carte d’identité en mains, je me présente à l’accueil pour demander une visite au parloir pour Madame Tiffany Paul.



Coup de fil immédiat à Élodie, qui n’était pas informée de cette libération. Elle me dit qu’elle va se renseigner et me rappelle un quart d’heure plus tard.



Cette adresse n’est pas très éloignée de mon appartement parisien. Pour cette raison, je décide de ne pas rentrer directement, et de profiter encore un peu de la maison qui m’est prêtée sur les bords de Loire.


Commencent alors quarante-huit heures de solitude et de méditation sur les berges du fleuve, en ce lieu imprégné de souvenirs, entre errances dans une maison gorgée de témoignages d’un amour ancien et séjour dans le jardin, celui qui ne donne pas sur la rue, mais possède une vue sur la Loire, allongée dans l’herbe pour ne pas offrir de prise au vent, les bras en croix et les yeux tournés vers le ciel aux gris changeants selon la mouvance des nuages. Fantastiques nuages ! Une nuée de centaines de sansonnets surgit de nulle part, jase en bande organisée et zèbre l’air indigo du crépuscule avant d’établir son dortoir dans les roseaux des bords du fleuve. J’ai parfois l’impression de me noyer dans le ciel, et suis prise de vertiges en l’absence de repères terrestres, avant de finir par m’endormir avec les derniers rayons du soleil, d’un sommeil profond qu’aucun bruit ne vient troubler.


Dans mon rêve, le vent parle à un arbre du jardin. Il s’agit d’un grand chêne sec, mort semble-t-il foudroyé. Du temps où nous vivions ici à deux, il nous dispensait, en été, son ombre généreuse pour déjeuner dehors. Dans le bruissement de ses branches noueuses et encore solides, j’entends distinctement d’obscures paroles qui auraient dû rester secrètes, et qui étrangement me sont compréhensibles. Un écureuil sautillant, vif comme un éclair orange, y ajoute son grain de sel. Ces mots m’effraient beaucoup, car il y est question de mon destin, de l’issue de ma quête et aussi du jour où je mourrai. Un hibou, dont je perçois nettement la face bizarre en forme de cœur, est perché au sommet de l’arbre et prend à son tour la parole, pour s’adresser à moi directement. Que me dit-il ? Je l’entends, mais ne le sais pas, car mon esprit, pour se protéger, l’enfouit aussitôt dans ses tréfonds inaccessibles à la conscience. Ce cauchemar me terrifie et m’éveille en sueur. Le rapace nocturne est bien réel. Il ulule et sa silhouette, qui se découpe devant la surface lunaire, paraît démesurée. Puis il s’envole silencieusement et disparaît afin de poursuivre sa chasse en direction du fleuve, ce qui me soulage qu’une présence quasi maléfique. Depuis mon enfance, j’ai toujours eu peur d’imaginaires oiseaux de nuit, car je me suis toujours représenté la mort à leur image. Dormir dehors me confronte durement à cette angoisse, mais j’ai confusément le sentiment qu’il me faut passer par cette étape, pour me préparer, avant de retrouver l’aimée que j’ai perdue par ma faute.


Éveillée, je m’avance vers le chêne mort afin d’affronter mes peurs. Je me souviens d’une balançoire accrochée à l’une de ses branches haute et solide. Elle était déjà là le jour où nous avons emménagé. Elle est toujours là malgré la foudre et le fait que l’arbre soit devenu sec. Je jouais avec comme une petite fille. Nolwenn me propulsait pour que j’atteigne le ciel à chaque oscillation. En ce temps, je portais souvent de longues robes aux couleurs vives, à l’intérieur desquelles le vent s’engouffrait lorsque j’écartais les jambes. À défaut de rejoindre le firmament, cela m’a procuré des orgasmes brefs, mais intenses.


Je me mets nue avant de grimper sur la planche couverte de mousse. Il n’y a plus personne pour me pousser, mais je me débrouille toute seule, en tendant puis pliant les jambes en cadence. La corde couine un peu pour reprendre du service et la branche semble encore capable de supporter mon nouveau poids, celui des kilos que j’ai gagnés comme celui des années que j’ai perdues. De nouveau, me voilà en route vers le firmament. Je retrouve des sensations oubliées. Mon sexe se souvient, lui aussi, de chaque vibration : il m’envoie de doux élancements qui vont toujours plus haut. Mes doigts l’aident entre mes cuisses ouvertes tandis que l’air frais s’insinue autour de mon clitoris libéré. À chaque balancement, le mouvement s’amplifie malgré les craquements menaçants de la branche. Mais c’est la corde usée par le temps qui cède au moment où un spasme me traverse, où je croyais avoir fini par rejoindre les étoiles. Je m’envole comme un oiseau de nuit, me reçois mal sur l’herbe mouillée et me tords la cheville. J’espère que ce n’est pas une entorse. Si la douleur se réveille, je le saurai demain.


Comme je n’ai plus sommeil, je retourne vers la Loire afin de m’y baigner. Ni la pluie qui vient d’arriver ni la fraîcheur de l’air ne me découragent. Au milieu du large fleuve, l’obscurité est presque totale, mises à part quelques fenêtres éclairées dans le village au lointain. Flottant sur le dos, sans effort je me laisse dériver lentement, naviguant au hasard des courants. Je suis piquée au sein par une notonecte et par cette douleur brève, mais vive je me sens vivre avec plus d’intensité.


Sur le chemin des flots se trouve une île que je n’avais jamais explorée – du moins, je ne m’en souviens pas, car il y en a beaucoup sur la Loire. Après avoir abordé cette terre inconnue, je surprends un couple enlacé. Eux aussi sont nus, dans l’étreinte, inattentifs à tout ce qui les entoure. Ils se sont entourés d’une dizaine de lumignons multicolores, chacun coiffé d’un petit chapeau de papier coloré maintenu par des baguettes afin de le protéger de la pluie.


Curieuse, peut-être un peu voyeuse, je reste à moment à regarder ces corps enchevêtrés. Je n’avais jamais vu d’union hétérosexuelle ni d’homme nu de si près. Pour moi, ils sont Adam et Ève d’avant le péché originel, enlacés dans le jardin d’Éden. Peut-être suis-je dans le rôle du serpent venu corrompre leur innocence. Leurs regards passionnés reflètent les flammes des bougies en rouge, en vert, en jaune. Comme je ne fais rien pour me dissimuler, ils finissent par remarquer ma présence. De même qu’à la voisine de Magalie, que dire alors, sinon « bonsoir » comme à des randonneurs que l’on croise, dans une convivialité que la nature sauvage encourage ? Ils me font signe d’approcher.


Heureusement, ma présence ne les choque pas. Ils me demandent même si je veux bien les photographier. Oui, je veux bien. Le matériel est dans le sac que je n’avais pas remarqué, juste à côté de moi. Capturer l’acte sexuel dans une série d’images n’est pas si facile : en plus des membres entremêlés, il faut prendre en compte le mouvement, le plaisir, la tendresse, la sensualité, les yeux des amants tout emplis de désir, les sexes réjouis fusionnant, pleins d’ardeur. Éviter de recourir au zoom afin de laisser le peu de lumière disponible entrer dans l’objectif. Le fleuve qui s’écoule tout autour d’eux offre son puissant rempart à leur intimité. Elle et lui n’ont pas d’âge, pas d’autre couleur de peau que celle de la nuit et des eaux qui les entourent, et leur seul pays est celui de l’humanité tout entière occupée à la seule activité qui ait une réelle importance. Quand l’homme se vide de sa semence, il est si exalté qu’il semble soudainement se déposséder de la totalité de ses fluides vitaux au profit de la femme. Celle-ci, par contre, n’a pas d’orgasme, ou bien d’une manière si discrète qu’il n’y paraît rien.


Puis nous passons un peu de temps à discuter, comme des voyageurs insomniaques lancés dans train de nuit. Ils ont choisi cette île pour sa tranquillité, afin d’y vivre nus sans aucune contrainte durant quelques jours de vacances. J’espère ne pas les avoir dérangés. Non, heureusement, et je suis la bienvenue parmi eux, grâce au fait que sois allée vers eux dépouillée comme eux de tout vêtement. Un simple maillot de bain sur moi aurait tout gâché de cette belle rencontre.


Les complications qui ont habituellement lieu autour de la séduction et de la sexualité n’ont pas cours ici. Nous sommes dans un autre monde, coupés du reste des humains. Ils peuvent me regarder sans aucun voile artificiel, et disent spontanément que je suis belle et qu’ils me désirent. Quand je leur explique que je suis lesbienne, la femme me propose de s’unir à elle en toute simplicité, avec l’accord de son compagnon et sous ses yeux. Elle est bisexuelle et aime varier les partenaires. C’est une offre que je ne sais pas refuser. Attirée par ses odeurs bucoliques, j’ai envie de lui prodiguer un cunnilinctus. Allongée sur le dos, elle écarte les cuisses et m’offre sans façon sa fleur intime. Elle est en période de règles : le parfum capiteux de ses abondantes menstrues emplit ma bouche et mon nez, comblant à souhait mon insatiable désir de féminité. Je n’ai pas peur d’en avaler ni d’en barbouiller mon visage, front, joues et menton, pour le tourner ensuite vers le ciel en étroite communion avec les éléments qui nous entourent. Les gouttes de sang qui se mélangent à la pluie forment une boue irriguant la terre d’une eau fertilisante, puis s’écoulent vers la Loire. Cette contribution alimentera l’Océan d’une offrande indispensable.


Pendant cette caresse buccale, une rafale plus puissante que les autres éteint soudain les lumignons. Dans l’obscurité complète, j’entends un cri aigu de jouissance, sans retenue, à pleins poumons. C’est l’éternelle clameur d’une femme saisie par la volupté. Je la sens partie dans une extase dans laquelle son corps humide fusionne avec la terre. Le temps n’existe plus. L’eau salée et parfumée s’écoule par sa fente ouverte comme une blessure de joie et se mêle à l’ondée. La voix se joint au vent pour produire un chant étrange qui résonne et se perd dans les méandres du fleuve, comme un appel ou une Action de grâce. Je sens ses muscles se contracter fortement, ainsi que le vagin dans lequel j’ai glissé un index et un majeur afin d’en stimuler la face avant, le point G.


L’homme à genoux n’a pas encore épuisé son désir qui est ranimé par la symphonie orgasmique. Sa main droite saisit fermement sa verge et il se masturbe dans le but d’étaler son sperme sur les seins de sa belle. Son intense odeur de fauve ne m’attire pas, mais me surprend et me trouble. Je me souviens soudain du jeune routier anglais croisé à la cafétéria de l’autoroute : la même masculinité qui me déroute, mais ici, alliée à un cadre pacifique et accompagnée d’une autre femme. J’entends une respiration profonde et saccadée au moment où il éjacule en un court sanglot de substance virile, aidé par sa partenaire qui titille les bourses du bout des doigts. En l’absence totale de lumière, je perçois étrangement le couple par la chaleur infrarouge que leur corps émet sur ma peau, et par des sons infimes, mais révélateurs. La lourde goutte que le phallus exsude s’écrase exactement sur la pointe d’un tétin pour exploser en centaines de larmes. Longuement, les mains d’hommes auxquelles se joignent les miennes tartinent les mamelons d’une fine couche de semence que lave doucement la pluie fraîche. Cela procure à la femme de douces sensations qui prolongent son état de béatitude charnelle. Elle est couchée sur le dos, à demi enfouie dans la boue, dans un état de total abandon, tous muscles relâchés, bras et jambes en croix, et ne craint pas de soulager sa vessie en un murmure urinaire.


L’averse vient de cesser, et dans une trouée nuageuse, la lune apparaît d’une clarté soudaine, révélant les roseaux et les herbes hautes qui nous entourent, nous éclairant tous les trois, dénudés, maculés de limon noir. Les deux amoureux disposent d’une réserve de bois sec à l’abri d’une bâche, ce qui leur permet d’allumer rapidement un feu pour nous réchauffer. Ils sont fatigués, repus de leurs ébats nocturnes et s’endorment rapidement, enlacés tendrement sous une couverture de laine. Fascinée par la candeur de leurs visages et par la danse des flammes, je veille sur leur sommeil en alimentant régulièrement le foyer, jusqu’à l’aurore. Puis je les abandonne à leur retraite bucolique et regagne le rivage à la nage.




Dimanche 28 juin


Dix-huit heures. Avec ses alignements d’immeubles aux façades grises et sales, le quartier Mitry-Ambourget d’Aulnay-sous-Bois n’a rien de très joyeux, même sous un soleil estival. Après trois heures d’autoroute non-stop, je stationne ma moto en bas d’une tour de douze étages. Un adolescent de treize ou quatorze ans me regarde fixement retirer mon casque pour le positionner à mon bras, puis me diriger vers le hall d’entrée. Il est seul, assis sur le rebord d’une fenêtre du rez-de-chaussée, et ne dit rien, souriant, bel enfant devenu fort, bien qu’élancé et gracile. Que deviendrai-je lorsque j’aurai cessé de séduire ?


L’ascenseur en panne m’oblige à grimper dix étages par une cage d’escalier immonde. J’arrive essoufflée sur le palier où il me faut errer pour trouver la bonne porte. Rarement, dans ma vie, j’ai été aussi troublée par une rencontre. N’ayant pas téléphoné avant, je ne suis même pas sûre de pouvoir trouver la belle aux noms multiples. Nolwenn Leroy. Murena Styxx. Tiffany Paul. C’est ce dernier qui est indiqué sur la sonnette. Ma main tremble un peu. J’appuie sur le bouton. Advienne que pourra.


Elle ouvre sa porte et me sourit, comme si je revenais d’une simple journée de travail. Physiquement, elle n’a guère changé, des cheveux plus courts peut-être, et elle devait être plus grande dans mon souvenir. Nous nous faisons la bise. Elle m’offre le café. Les éclats de voix que je craignais n’ont pas lieu, mais il est trop tôt pour retrouver nos tendresses d’amantes. Quinze ans de vie nous ont désunies, quinze années de solitudes, d’expériences, d’illusions aussi. Il me semble qu’elles n’ont duré qu’un rêve qui sur la fin avait l’allure d’un cauchemar. Mais pour aimer vraiment, il faut avoir vécu tout cela.


Deux heures plus tard, je redescends ces marches. Je reviendrai demain. Nous nous réinstallerons peut-être ensemble dans les prochaines semaines. Nous avons formé beaucoup de projets, mais nous faudra un peu de temps pour nous réapprivoiser. Puis nous fêterons nos retrouvailles. Déjà, nous nous sommes mutuellement tout pardonné, ses mensonges et ma trahison. Je revis.


Le bel adolescent qui me regardait tout à l’heure n’est plus là. Ma moto non plus : peut-être est-ce lui qui me l’a volée ? Ce n’était pas moi qui l’intéressais, ni mon corps ni mes yeux. Je vais devoir rentrer en bus.

Décidément, en croyant lire les pensées des autres, je me suis toujours trompée.