n° 17347 | Fiche technique | 37547 caractères | 37547Temps de lecture estimé : 21 mn | 22/04/16 corrigé 06/06/21 |
Résumé: Au fond du gouffre, il rencontre un ange. | ||||
Critères: amour nonéro | ||||
Auteur : Igitur Envoi mini-message |
Ai-je entendu la déflagration ? Je me le demandais. J’étais sur cette place, je baguenaudais au premier soleil printanier. Je barbotais dans le sillage parfumé de jolies filles quand ce grand trou noir s’est ouvert. Bien sûr j’ai entendu quelque chose de violent, puis un grand sifflement, des bruits lointains, étouffés. Étonné de me retrouver à terre sans savoir comment, j’ai eu l’intuition d’une bombe plus que la certitude d’un attentat. Quelle autre explication ? Je ne ressentais rien de particulier, aucune douleur. Je n’entendais rien que ce sifflement, strident et un lointain brouhaha. Tout s’était passé très vite, mais ma mémoire me rejouait des extraits de la scène au ralenti, une succession d’images incohérentes. Lorsque j’ai vu la lumière du soleil, j’ai compris que l’instant d’avant j’étais aveugle. Je reprenais contact progressivement avec mon corps, mes bras, mes jambes, ma tête. « Houston on a eu un problème ! » Il me semblait bien avoir perdu conscience un instant, mais un instant de quelle ampleur ?
Je me suis relevé d’un bond. Près de moi gisait un corps. Celui de la jeune femme qui avait timidement baissé son regard noir et profond lorsque je lui avais souri. À côté d’elle un morceau de béton ensanglanté, de la taille d’un poing serré. Projeté par la bombe, il lui avait arraché la moitié du visage. Je restais hébété devant ce corps sans vie. Autour de moi des poussières tournoyaient. Je percevais maintenant des cris, des bruits de foules courant en tous sens, des sirènes dont le volume abolissait mon acouphène persistant. Je pouvais aider, porter secours aux blessés. Je me suis retourné pour envisager le drame, trop vite. J’ai eu un étourdissement et je me suis retrouvé dans les bras d’un grand gaillard qui m’a rattrapé de justesse.
J’ai balbutié :
Avec une voix douce et calme, il a répondu sans me lâcher
Il m’a souri à peine en disant
J’ai regardé. Mon pantalon était constellé de trous d’où sortaient de minces filets de sang. J’ai essuyé une coulée de sueur sur mon front, machinalement j’ai regardé ma main, elle était rouge de sang.
En me laissant guider, je me suis retourné vers la jeune femme défigurée. Quelqu’un avait recouvert son corps et son visage d’une couverture de survie. Fallait-il que le premier mort qu’il me soit donné de voir fût cette jolie jeune femme que j’imaginai séduire quelques instants auparavant ?
On m’a assis à même le plancher à l’arrière d’une ambulance. Un jeune médecin m’a examiné rapidement. Je n’ai pas su lui dire où j’avais mal, si même j’avais mal. Je crois que j’ai pleuré lorsqu’il a nettoyé mon front. Mais il ne me semble pas que ce fut de douleur. Autour de nous des ambulances partaient en trombe, aussitôt remplacées par d’autres. Je me suis retrouvé allongé dans ce véhicule, ballotté sur mon brancard, toutes sirènes hurlantes.
Depuis que le secouriste m’avait pris par les épaules, j’avais abandonné toute velléité d’autonomie. Mes yeux fixes ne voyaient pas ce qu’ils regardaient, dans mon esprit des images passaient qui n’arrivaient pas à reconstituer le fil des événements des derniers instants. Je laissais à d’autres volontés les décisions de mon existence déchirée.
La vie était devenue une substance fluide et dense qui me portait et des images sans suite défilaient. De temps à autre la conscience de la réalité m’enserrait le cœur, elle me murmurait « ce sont les images de ta vie », et la terreur venait, sourde, profonde. Les images ne résistaient cependant pas longtemps à l’abandon de toute volonté. J’apprenais à les laisser flotter autour de moi avec indifférence.
À l’hôpital, je fus relégué dans un couloir surchargé de lits de blessés, attendant que les « priorités absolues » fussent traitées, geignant faiblement, navigant comme moi entre douleur et somnolence dans un torrent d’images absurdes. Celui qui luttait le plus contre les images s’agitait, se cabrait criait pour qu’on le soigne en priorité, accumulait les témoignages de son importance : on l’attendait ici, là ça ne pourrait pas fonctionner sans lui et « vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! »
Intérieurement ça m’a tiré un grand rire que de voir ce fat rabroué de la sorte. Fatale erreur que cet instant d’ironie, il ouvrit une brèche par où passa un poing de béton qui explosa le sourire d’une jeune fille, sourire en forme d’invitation que je n’honorerai jamais.
Un long hurlement accompagna l’annonce du décès d’un enfant. La femme qui s’effondrait dans une salle proche de mon lit était arrivée quelques instants auparavant l’air angoissé, en répétant sans cesse :
Elle est ressortie en larmes, titubant, psalmodiant en hurlant une litanie sur son enfant mort dans laquelle se mélangeaient prières et imprécation, moitié en français, moitié en portugais. Soutenue par deux infirmiers, elle était accompagnée par une psychologue revêtue de la chasuble estampillée « CUMP ». Les fameuses cellules d’urgence médico-psychologiques étaient parmi nous. J’entendais un journaliste archétypal déclarer sur un ton rassurant : « Une cellule psychologique a aussitôt été mise en place ».
C’est à ce moment-là seulement que j’ai songé à ma famille. Mes parents, ma sœur avaient-ils commencé à s’inquiéter ? Nous n’avions pas rendez-vous. Je n’avais pas particulièrement de raison de donner de mes nouvelles. Peut-être étaient-ils en train de s’émouvoir du sort des victimes sans se douter que j’en étais. Je me suis contorsionné pour extraire de ma poche mon vieux téléphone portable en m’étonnant un peu, tout de même, que depuis l’explosion il n’eût pas vibré.
En l’extirpant, je ressentis une violente douleur à la cuisse. L’appareil avait rendu l’âme, un morceau de béton, sans doute, que la bombe avait projeté, l’avait presque coupé en deux ; ce qui m’avait également passablement esquinté la cuisse. Pour la première fois dans cette aventure, l’idée de ma propre mort m’envahit, accompagnée par un cortège d’images d’impacts de projectiles sur des membres, des têtes, de femmes, d’hommes, d’enfants. J’ai fermé les yeux pour les chasser, mais les images continuaient de défiler, précises comme des souvenirs. Des souvenirs. Bien sûr. Le trou noir n’était qu’un subterfuge de mon esprit, j’avais vu tout ce que je revoyais. J’avais senti l’odeur du sang. J’avais eu dans la bouche le goût du béton et de la pierre en poussière. J’avais ressenti les picotements de la pénétration dans ma chair de centaines de petits fragments métallique de la bombe « sale ». Quel imbécile a inventé cette connerie ? Comme si une bombe pouvait être propre.
Lorsqu’une infirmière est venue me chercher pour me conduire dans la salle d’examen que venait de quitter le corps sans vie du jeune garçon que sa mère avait si violemment pleuré, je me souvenais de tout. Enfin, il me semblait que je me souvenais de tout. Quel tour ma mémoire pouvait-elle encore me jouer ?
Petit à petit je pris conscience que j’étais en train de regarder fixement mon infirmière, elle était le premier être humain que j’observais depuis la bombe.
Elle avait un sourire plein de compassion sur un visage tendu de fatigue. Ses yeux rouges au bord des larmes rappelèrent à ma mémoire incontrôlable les images de mort. J’ai fait un effort surhumain pour sourire et murmurer
Pas génial comme entrée en matière, mais je serrais les dents pour ne pas pleurer. Elle a hoché imperceptiblement la tête et a dirigé mon lit avec dextérité parmi les obstacles en évitant mon regard. Elle était belle de vie, ça me rassurait.
Dans la salle de soin, l’infirmière était toute attention envers le jeune médecin qui avait l’air gêné de me poser des questions sur les circonstances de « l’accident ». Visiblement pas à l’aise avec les traumatismes de guerre, il regardait mes jambes constellées de petites plaies avec l’air ahuri d’un étudiant en médecine devant son premier cadavre. Il avait épongé le sang avec force compresses stériles sur une douzaine de plaies lorsqu’un vieux toubib est entré, avec la démarche lourde et chaloupée du baroudeur. L’infirmière a eu l’air soulagé. Le jeune médicastre s’est effacé devant son maître qui n’a pas semblé le voir. Sans autres formes d’auscultation, il a lâché :
Avant de ressortir du même pas lourd sans un mot pour le blessé, la victime, enfin moi. Le jeune médecin avait, lui, lâché à mon intention :
Avant d’aller éponger d’autres plaies.
Je me sentais seul au fond du gouffre. Avant de reprendre le pilotage de mon lit, l’infirmière m’a caressé la main chaleureusement et a murmuré sur le ton de la confidence :
Mon rire l’a détendue un instant.
L’infirmière a piloté mon lit comme un marin aguerri sur la houle, à travers les passes exiguës des couloirs interminables jusqu’à un monte-malades qui nous a plongés dans les entrailles de l’hôpital. Dans la vaste salle d’attente de la radiologie, trois lits formaient à eux seuls un début d’embouteillage. Les infirmières s’étaient réunies à l’écart pour poursuivre des conversations commencées le matin ou la veille. Mon infirmière s’est approchée de moi. À nouveau elle a posé sa main sur la mienne et elle a demandé avec une douceur qui m’a paru être de la tendresse
Je n’éprouvais pas de douleur, mais, en y pensant, je ressentais des myriades de petits picotements.
L’image me venait d’un lointain souvenir d’enfance, je m’étais endormi sur une plage et j’avais été réveillé par trois petits crabes que ma sœur m’avait déposés sur les jambes. Par bravade, je n’avais pas bougé et laissé les petites pattes pointues me picoter la peau.
Je m’attendais à ce que mon infirmière rejoigne ses collègues, mais elle resta à ma caresser la main en me regardant dans les yeux.
Le poing de béton fit à nouveau voler en éclats une pommette et un œil, je n’en laissais rien paraître. Mais cela me fit ajouter.
Elle sourit avec gêne et je vis se rassembler plus de larmes que n’en nécessitait la simple humidification de ses yeux, ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai senti que de lourdes larmes coulaient sur mes joues. Finalement, je ne maîtrisais pas encore le poing de béton.
J’ai voulu détourner la tête, mais ses doigts se sont serrés sur ma main. Alors j’ai arrêté mon geste et j’ai continué de la regarder en souriant et en pleurant en même temps, sans honte, sans gêne, naturellement.
L’attente se prolongeait. Les blessés qui attendaient avec moi avaient le regard vide, collé au plafond. Dans leur coin les infirmières murmuraient en jetant de temps à autre un œil sur leur patient abandonné.
Une après l’autre, elles partirent en traînant la savate, derrière le lit de leur blessé, vers l’antre sombre de la salle de radio.
Mon infirmière avait la main douce et chaude son geste simple et spontané me procurait un incroyable bien-être au fond de mon gouffre. Nous ne disions rien, nous nous regardions de temps en temps. Enfin ce fut mon tour. Le passage du lit à la table de radio révéla des douleurs qui ne s’étaient pas encore fait connaître. Douleurs dues à ma chute après l’explosion ou autres impacts cachés ?
Lorsque les clichés furent développés, le radiologue lança un long sifflement
Et il me montra la constellation des points lumineux avec l’air un peu déçu que je ne semble pas partager son enthousiasme.
Au retour, je serrais l’enveloppe contenant les clichés sur ma poitrine et je me suis endormi pendant que l’infirmière poussait le lit dans le dédale de couloirs.
Lorsque j’ai rouvert les yeux, mon lit était à nouveau sous la lumière blafarde de la salle d’examen. J’étais seul. Les clichés de mon crâne et de mes jambes étaient fixés sur les boîtes à lumière. Le baroudeur entra suivi du jeune médicastre et de mon infirmière, image désormais familière, réconfortante. Les blouses blanches se sont plantées devant les clichés et ont commencé un conciliabule secret. L’infirmière est venue se soucier de mon confort. J’avais le sentiment qu’elle en faisait trop, mais cette tendresse au-delà de l’exigence professionnelle repoussait un peu les poings de béton, les nuages de poussière ensanglantés et même ce sacré sifflement. Il était si puissant que je m’étonnais parfois que les autres ne l’entendissent pas.
En regardant les médecins, j’ai compris que leur conciliabule n’était pas si secret et que mon infirmière, sans doute, n’avait pas cette voix à peine perceptible. J’étais sourd, simplement sourd comme un pot, ce n’était pas uniquement le sifflement qui couvrait les voix !
Lorsque les médecins ont rejoint mon chevet, l’infirmière s’est effacée en se plaçant à la hauteur de ma main qu’elle a une fois encore saisie délicatement.
Ma tête était hors de danger, une blessure indigne de la médecine qu’une infirmière stagiaire suffirait à panser. Je traduis. Le galimatias du médicastre était plus ampoulé.
Mes jambes battaient un record, cela se confirmait. Il faudrait opérer ici en urgence, le déplacement d’un morceau de métal pourrait y être fatal à un tendon ou une artère ; on pourrait ne rien faire ici et là, une opération ultérieure devrait être envisagée. Bref, on me gardait à l’hôpital et le chirurgien viendrait me voir le lendemain.
Les blouses blanches ont disparu comme elles étaient entrées et mon infirmière a pu se pencher sur la plaie de mon crâne en me laissant de temps à autre plonger le regard dans le décolletée de sa blouse bleue. Je crois qu’elle ne l’avait pas fait exprès, mais il me plut d’imaginer qu’elle avait éprouvé une petite excitation en apercevant mon regard. Car elle l’aperçut en nettoyant, désinfectant et pansant la large blessure ouverte. Était-elle particulièrement délicate ou le subterfuge du décolletée faisait-il partie de l’arsenal des analgésiques ? Je ne ressentis aucune douleur.
En partant, le médecin épongeur avait lâché avec un peu de mépris
Et l’œil dans son décolleté largement ouvert, je pensais
En moi cette image et ce prénom sont à jamais liés, comme le visage et le poing de béton. Il me fallait vivre désormais avec la délicieuse et l’effroyable image superposée.
La nuit était tombée. Le calme revenait progressivement dans l’hôpital. On croisait dans les couloirs des hommes et des femmes qui titubaient de fatigue. Les blouses blanches autant que les bleues étaient maculées du sang des victimes.
Ophélie a guidé mon lit des urgences à la chambre qui m’attendait. Elle est restée près de moi jusqu’à ce que le personnel de l’étage ait fini de m’installer dans le lit. Elle a ausculté une dernière fois le pansement qu’elle avait réalisé. Puis elle a déposé sur mon front un baiser en murmurant :
Avant de refermer la porte, elle a ajouté :
Lorsque la porte fut refermée, en écoutant mon monotone acouphène, je me demandai ce qui venait de se passer, la bombe, les morts, mais surtout ce baiser, ce tutoiement.
Je n’ai pas eu la force de prendre le téléphone, de raconter cette journée à mes parents. Je leur laissais encore une nuit de tranquillité. J’ai dormi sur un océan agité de cauchemars.
Lorsqu’une femme en blouse bleue a fait pénétrer la lumière dans la chambre, j’ai eu la désagréable impression d’être sorti violemment du meilleur sommeil de ma nuit, celui où les cauchemars enfin allaient céder.
J’ai ronchonné :
En rassemblant mes esprits pour essayer de me souvenir où j’étais et pourquoi.
J’avais un sale goût dans la bouche et la peau de mes jambes tirait comme si elle était devenue trop courte. Les images sont revenues, l’acouphène me sifflotait sa mélodie monotone beaucoup plus discrètement que la veille. J’essayais de trier dans mes souvenirs les images de la réalité de celles des cauchemars encore présentes, sans bien pouvoir décider lesquelles étaient les plus terrifiantes.
J’avais pourtant le souvenir d’un moment agréable au milieu du chaos. Un décolleté, une peau douce, un visage prévenant, mais je ne savais pas de qui il s’agissait. Songe ou réalité ? J’ai bien essayé de retenir l’image fugace d’un visage, mais il a été aussitôt détruit par le poing de béton.
« On » n’avait pas trop mal avant son intervention, mais elle y a remédié grâce à un savant mélange de manipulations brutales, de frottements énergiques et de produits détergent. Lorsque le chirurgien a observé les plaies de mes jambes la peau en avait la couleur d’un beau homard bien cuit.
Ensuite vint l’anesthésiste, un interrogatoire rapide, pas d’allergie, une piqûre et pendant qu’une autre infirmière me préparait pour le bloc, mon esprit commençait à s’enfoncer dans une réalité parallèle. Un infirmier me fit passer rapidement d’un lit à un autre dans lequel il me transporta sans ménagement à travers les couloirs jusqu’à un monte-malade qui me parut familier. Comme me parut familière la petite blouse bleue qui se pencha vers moi posa sa main sur ma main et s’approcha près de mon visage pour me demander :
Ma famille, je n’y pensais plus, j’ai bredouillé un « oui-merci » pâteux. J’ai fait un effort pour ne pas sombrer dans l’inconscience pour savoir qui était cette apparition si familière qu’elle me semblait un doux souvenir, mais mes efforts eurent l’effet inverse et je sombrai dans un long sommeil sans rêve.
Je fus éveillé par un sifflement léger, mais familier. Je n’ai pas ouvert les yeux, je le bravais comme les crabes de mon enfance. Mais il fut indifférent à ma bravade. Les yeux fermés, je sentais une odeur d’hôpital. Pour la deuxième fois de la journée, les souvenirs revinrent, en paquets mal ordonnés. Dans le noir ils me terrorisaient. J’ai ouvert les yeux.
Brutalement je fus submergé par un tsunami de sentiments, de sensations, d’images, d’odeur et j’ai fondu en larmes. J’ai détourné mon visage. Ce geste effaça tout, d’un coup, incompréhensiblement et en regardant le mur en face de moi j’aperçus un bref instant le même visage que devant le monte-malade, des yeux, un sourire rassurant que je ne pus identifier, alors j’ai retourné mon visage rasséréné vers celui de ma mère qui s’était levée pour venir m’embrasser.
Des parents, des amis, un psychologue, un médecin baroudeur, un chirurgien pressé, j’ai tellement raconté mon histoire que j’ai fini par ma l’approprier. Je n’étais pas vraiment sûr que le récit qui se bâtissait correspondît bien à la réalité, mais je l’assumais comme tel. Je gardais seulement un détail pour moi. Un détail dont le sens m’échappait. Comment aurait-il pu y avoir au milieu de ce maelström quelque chose de sensuel et tendrement érotique comme l’albâtre d’un jeune sein, une douce caresse ou un baiser empathique ?
Qu’aurait pu être cette jolie femme disparue d’autre qu’un rêve au cœur de l’horreur ?
La nuit vint. Si tout allait bien on me réopérerait deux jours plus tard, et puis… Je commençais à me projeter à nouveau dans l’avenir, un petit avenir proche. Mon psy s’en réjouissait. Le sommeil m’a terrassé. Ma deuxième journée à l’hôpital fut identique en tout point à la précédente, à ressasser ma rencontre d’une bombe avec tout le monde et à ressasser pour moi seul la rencontre d’un ange.
Dans la nuit un nom m’était revenu. Mais la grosse infirmière lymphatique qui s’occupait de moi ce jour-là ne connaissait pas d’Ophélie.
Sur ma table de nuit les journaux s’entassaient, les livres que les uns et les autres m’apportaient, je n’avais rien ouvert. Même la télévision était restée muette, je n’avais plus de téléphone, je ne voulais pas d’ordinateur. Chaque fois que j’approchais du monde extérieur, des poings de béton se ruaient sur un visage de femme. Je ne le voulais pas.
Demain je serai à nouveau opéré, après, je rentrerai chez moi. Je ne le voulais pas. C’était devenu la conversation principale avec le psy. Et surtout, pas question de retourner vivre chez les parents. Je ne voulais rien, plus rien.
Je partis pour la seconde opération sans appréhension. Avec même un petit espoir de rencontrer Ophélie devant un monte-malades. Personne. Et lorsqu’après l’intervention, l’anesthésie fut abolie, je compris que les opérations se suivent et ne se ressemblent pas.
Le chirurgien ne manqua pas d’explications sur la profondeur des morceaux de métal qu’il avait extraits, leurs formes tarabiscotées… Certes, mais j’avais mal, très mal aux jambes.
Cette nuit-là, j’ai mal dormi, les cauchemars sont revenus, agressifs, violents. J’avais mal aux jambes, j’abusais des antalgiques. En pleine nuit entre rêve et délire, j’ai cru sentir une main sur mon bras, sur ma main, qui me caressait. J’ai senti une bouche qui se pressait sur mon front. Je n’ai pas ouvert les yeux pour ne pas rompre le rêve. La douleur s’est estompée, les cauchemars ont été abolis et au réveil je me demandais où j’étais et pourquoi ? Et puis tout est revenu, davantage même que la veille, j’ai ressenti le souffle poussiéreux de l’explosion qui me comprimait les poumons, j’ai entendu les petits cris suraigus de ma voisine lorsque le poing de béton lui arrachait le visage. De petits cris de mort.
Lorsque mon petit déjeuner est entré dans les mains d’une jeune femme, j’étais en larmes. En me voyant, elle a blêmi et s’est mise à trembler. La cuillère dans la soucoupe faisait tinter la tasse de café.
Je lui dégageai la place et me forçai à lui sourire, mais les larmes continuaient de couler.
Au moment où elle allait partir, je lui ai délicatement attrapé le poignet, comme une caresse, et je lui ai dit :
Elle m’a remercié en baissant le regard un instant et elle est partie à reculons sans me quitter des yeux, en rosissant. J’imaginais qu’elle irait vite faire un compte-rendu de mon état et que je verrai bientôt l’infirmière du jour.
En réalité je ne la trouvai pas si jolie, mais j’avais tellement envie ce matin-là de dire à quelqu’un que je l’aimais. Ça ma rasséréné et j’ai avalé mon petit-déjeuner avec appétit.
L’infirmière n’a pas tardé, une vieille Antillaise très maternelle que je n’avais encore jamais vue.
Elle m’avait chopé avec son diagnostic, son approche directe sans fausse question, et son « mon garçon » qui tombait avec un tel naturel chaleureux.
Pendant qu’elle nettoyait mes plaies, je restais pensif : c’était étrange une infirmière qui parlait d’âme. Peut-être une Antillaise très religieuse.
La chose sembla se confirmer lorsqu’après avoir achevé mes pansements en silence, elle laissa tomber :
Je restais silencieux, attentif et amusé, où m’emmenait-elle ?
Là, elle laissa passer un long silence que je ne rompis pas.
J’observais toujours le silence, intrigué cette fois
Et elle partit d’un grand rire tellement communicatif que je ne pus m’empêcher de la suivre, bien que ses propos m’inquiétassent.
Je me suis redressé d’un bond et j’ai regardé la vieille infirmière. Elle ? pensai-je. Comme depuis le début, elle semblait lire mes pensées, elle éclata de son rire limpide. Puis elle s’arrêta net se leva remballa son matériel et s’éloigna. Sur le pas de la porte, elle ajouta à voix basse.
Mais la mystérieuse Ophélie ne vint pas. Au lieu de cela les visites incongrues se multiplièrent. Chaque fois que la porte s’ouvrait, mon cœur battait. Ce furent d’abord deux inspecteurs de la Direction générale du renseignement intérieur qui vinrent recueillir mon témoignage : où j’étais, d’où je venais, qui j’avais vu, si j’avais eu le sentiment d’être suivi ou observé à un moment ou à un autre. Il m’a fallu décortiquer mes souvenirs, sentir à nouveau l’odeur de la poudre, revoir les corps déchiquetés, réentendre les cris, les pleurs.
J’étais exténué lorsque la porte s’effaça devant un ministre et son aréopage de responsables de la police, de la justice, de la santé et l’inévitable photographe qui immortalisa moult poignées de mains. On m’assura que le gouvernement mettait tout en œuvre pour m’aider, me réconforter et attraper les salopards qui ont fait cela. J’ai failli leur demander de me faire venir Ophélie, mais je crois que j’avais encore un doute sur son existence. Et puis il y eut ma mère, les bras chargés de documents administratifs divers à remplir, à signer, afin de pleinement profiter de mon nouvel état de victime civile de guerre. Cette journée harassante s’acheva par la visite du chirurgien inquiet de mes plaies qui cicatrisaient sans hâte. Il prescrit quelques fortifiants qui devaient y remédier. Il n’était pas question de me libérer le lendemain. Je ne m’en plaignais pas, je ne me sentais toujours pas prêt ni à retravailler, ni à vivre seul, ni à vivre avec mes parents. Que l’hôpital prenne ma vie en charge me convenait très bien.
Je ressassais les événements de la journée tout en avalant la ration insipide du malade hospitalisé. Puis je repoussais la tablette et commençais à me laisser flotter entre rêve et réalité quand la jeune femme du petit déjeuner fit son entrée pour me débarrasser des reliefs du dîner.
Elle venait à pas de loup me croyant endormi, mais avant qu’elle ne prenne le plateau, je lui attrapai la main
Je jouai avec sa main entre mes doigts comme avec un petit animal apeuré. Elle continua :
Je sentais qu’elle avait passé avec moi le temps maximum qu’elle était autorisée à accorder à un patient et qu’il fallait maintenant qu’elle me quitte. J’ai approché sa main de mes lèvres pour y déposer quelques baisers et je l’ai regardée partir avec mon plateau les joues roses comme le matin
Je croyais être enfin libre pour la nuit, lorsqu’Henriette mon Antillaise du matin fit son entrée. Elle arborait son large sourire
Et elle partit en exploration autour de mes pansements avant de me faire absorber deux cachets.
J’ai dormi sans douleur, sans cauchemars et sans rêves.
Le lendemain je ne vis ni Camille, ni Henriette. Je me sentais abandonné. La journée fut interminable. Le chirurgien m’annonça comme une bonne nouvelle que je pourrais sortir le lendemain. Il voulait me revoir une semaine plus tard, c’était déjà ça. Ma mère m’avait pris rendez-vous chez un psychologue. Il restait des démarches à faire. Rien de réjouissant.
Le jour suivant un infirmier m’apporta mon dossier, je pouvais partir.
Je me suis levé, j’ai titubé quelques secondes, je me suis habillé, j’ai regardé la chambre une dernière fois et je suis sorti.
Devant l’ascenseur Henriette s’est approchée de moi avec cet incroyable sourire propre à résoudre tous les chagrins.
Et elle me serra contre son opulente poitrine comme si nous étions de vieux amis. Cela me fit du bien. Camille derrière elle murmura :
Elle rosit une fois encore, lorsque je la serrai fort contre mon cœur en lui murmurant à l’oreille.
Je l’embrassai trois fois, en m’efforçant à chaque baiser de m’approcher de ses lèvres, je finis pas poser ma bouche sur la commissure délicieuse et fraîche d’une jeune femme dont les joues passèrent du rose ému au rouge passion.
J’avais l’impression de quitter des amies, le cœur serré.
L’ascenseur s’est ouvert. Une femme grande, élégante, m’observait avec un regard noir, profond, en souriant. Sans blouse, fraîche, discrètement maquillée, j’avais du mal à reconnaître l’ange du fond du gouffre, l’Ophélie exténuée des heures sombres des urgences.
Henriette et Camille avaient disparu sans que je m’en aperçoive, les papiers me glissaient des mains, je pleurais tranquillement. Pour la première fois depuis si longtemps, je pleurais de bonheur.
Les papiers se sont répandus à mes pieds, Ophélie s’est précipitée pour les ramasser, je restais médusé par sa beauté et son air rayonnant d’amour pour moi. Elle m’a pris la main pour entrer dans l’ascenseur. Nous sommes descendus en silence main dans la main. Nous avons marché dans l’air frais du matin. Je voyais la ville pour la première fois. Nous avons traversé la place de l’attentat. J’ai regardé les lieux en laissant les images vagabonder sans chercher à les arrêter. Les images de l’horreur glissaient sur moi comme la pluie sur les feuilles des arbres en été.
Nous nous taisions. Je regardais Ophélie si intensément que toute autre image disparaissait.
Chez elle, nous nous sommes allongés sur le lit. Nous sommes restés main dans la main, silencieux. Son visage serein penché vers mon visage, Ophélie me regardait avec cette même intensité. Ses lèvres se sont posées sur ma bouche un instant, elle a dit :
Ou l’ai-je pensé ? Je me suis blotti contre ses seins et j’ai pleuré. Un poing de béton martelait sans relâche un visage de femme, un beau visage, le visage d’Ophélie. Ce visage.
Lorsque les secours eurent dégagé les gravats, ils trouvèrent deux corps enlacés, une femme défigurée serrant contre sa poitrine un homme aux jambes déchiquetées.
Quand on voulut le détacher du squelette qu’il embrassait
il tomba en poussière.
Victor Hugo - Notre-Dame de Paris