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n° 17449Fiche technique9357 caractères9357
Temps de lecture estimé : 7 mn
30/06/16
Résumé:  Un homme évoque avec sa femme les souvenirs de leurs amours.
Critères:  fh jeunes couple amour lettre mélo -lettres -amourdura
Auteur : Larry Starck      Envoi mini-message
Te souviens-tu ?

Je viens de déposer sur tes lèvres brûlantes et tremblantes un dernier baiser. Et puis ils t’ont emportée en réanimation, ce non-lieu où je ne pourrai plus venir te voir. Tu m’as dit il y a quelques jours : « Le crabe me ronge par où nous nous sommes tellement aimés. » Dernier sourire, dernier bon mot. Pourquoi seul dans ce café me vient-il l’envie de t’écrire cette lettre que tu ne liras jamais ? Notre vie défile en scènes sans suite et à chacune j’ai envie de te demander « Te souviens-tu ? »


Je sais bien que tu te souviens, souvent nous échangions ces petits fragments de mémoire juste avant de nous créer de nouveaux souvenirs. Un soir chez mes parents dans cette chambre à la décoration rococo, tu t’étais serrée contre moi dans le lit, tu m’avais caressé la poitrine en me disant : « Tu te souviens ? C’est dans cette chambre que nous avons conçu Romain. » Notre fils venait d’avoir dix-huit ans. Je t’ai répondu : « Je me souviens » en t’embrassant avec les mêmes tendres hésitations qu’à l’époque. Ce n’était pas alors la première fois que nous faisions l’amour, mais nous avions encore dans nos élans le manque d’assurance de notre jeune âge. Nous avons continué à refaire les gestes d’alors et lorsque je t’ai déshabillée, que j’ai posé mes lèvres sur ton corps, sur tes seins, sur ton sexe, magie de cette chambre, j’ai retrouvé tous les émois de mes dix-neuf ans. Après que je t’eus pénétrée avec d’infinies précautions, j’avais toujours peur de te brusquer, tu m’as murmuré : « J’ai à nouveau dix-huit ans. » La pièce avait toujours cette légère odeur de renfermé et d’humidité. À dix-huit ans tu avais jugé cela un peu désagréable, à trente-six tu t’es émerveillée que ces odeurs fassent remonter ces souvenirs, ensuite cette chambre, avec sa décoration hors d’âge et sans style et son odeur, a toujours gardé un grand pouvoir érogène sur nous.


Combien j’en ai entendus lorsque j’ai dit à mes parents que tu attendais Romain : « À ton âge, vous vous connaissez depuis si peu de temps, etc. » Sans doute fallait-il qu’ils évacuent toute cette peur pour vous aimer ensuite comme ils vous ont aimés, toi, Romain et puis Isabelle deux ans plus tard. Je sais, nous ne serons jamais certains du lit dans lequel nous avons conçu Isabelle, il faut dire que pendant ces quelques jours de lune de miel durant lesquels tes parents nous ont gardé Romain, nous ne nous sommes pas privés de remettre le couvert. Pas un hôtel entre Venise et Milan qui ne nous ait entendus conjuguer le verbe baiser. Bien sûr que je me souviens de la petite pension de Florence ! Les murs étaient si fins que nous n’osions nous laisser aller et puis le couple d’à côté s’est mis à lancer des « oh », des « ah », des « humm » indécents, alors dans un éclat de rire nous nous sommes abandonnés à notre passion et ce fut la nuit la plus drôle et la plus chaude de notre séjour. Oui, mon amour, moi aussi j’aime à imaginer que c’est de cette nuit baroque qu’est née Isabelle, cette nuit florentine va si bien avec le tempérament artiste de notre fille.


Lorsqu’elle est venue te voir hier, Isabelle t’a raconté son nouveau petit copain. Elle s’efforçait de ne pas pleurer et ça contrastait tellement avec la passion pour ce nouvel amour qui animait son récit, c’était touchant et déchirant. Je l’ai écoutée avec de l’attention pour deux, parce que je voyais bien que tu n’étais déjà plus vraiment avec nous. Lorsqu’elle est partie tu as eu pourtant la force de lui offrir un dernier sourire et dans le couloir elle s’est effondrée dans mes bras. Tout à l’heure Romain était avec moi. Il avait adopté une vraie posture d’homme, tu aurais été fière de lui dans son beau costume neuf, sa chemise n’avait pas un pli, sa cravate était impeccablement nouée. Il n’a pas cédé devant moi, mais je sais que lui aussi pleure souvent. Sa femme, la gentille Caroline, me l’a dit.


L’autre nuit je ne dormais pas, tu m’excuses, mais je ne dors pas beaucoup en ce moment. Donc, durant cette insomnie je les ai entendus faire l’amour, oh ! très discrètement. J’ai d’abord imaginé qu’il nous faisait ce petit-fils ou cette petite-fille que nous espérons depuis dix ans et puis j’ai repensé à cette première nuit que nous avions passée dans cette maison. Nous venions de l’acheter. Tu te souviens, nous avions juste un lit, une table et deux chaises pour la meubler. Pour la première fois de notre vie de couple nous n’avions pas de voisins que nous risquions de déranger. Nous avons fait l’amour sans retenue, c’était à celui de nous deux qui crierait le plus fort son bonheur, bonheur d’être avec l’autre, bonheur de posséder notre propre nid, bonheur de jouir l’un de l’autre, l’un avec l’autre. Dans la semaine qui suivit nous avons fait l’amour dans toutes les pièces de la maison, pour la « baptiser », même dans ce petit réduit où nous rangeons maintenant la planche à repasser, l’aspirateur et tout un tas de bazar de sacs et de produits ménagers.


Je me rappelle que tu m’avais dit : « Ça ressemble à notre première fois. » C’est vrai, nous avions trouvé un tel réduit isolé dans l’entreprise où nous faisions tous les deux notre stage. J’étais tremblant en plongeant la tête entre tes cuisses, j’avais peur que tu n’aimes pas te faire gamahucher. Mais tu m’avais laissé lécher ton clitoris au gré de ma fantaisie jusqu’à l’orgasme, j’étais tellement heureux d’avoir pu te faire jouir de la sorte, je n’arrêtais pas de t’en parler, j’aurais voulu inventer des mots pour décrire la sensation sur ma langue et dans ma bouche du développement de ton plaisir, les goûts, les parfums. Tu m’avais avoué avoir eu peur que je n’aime pas faire cela. Tu avais eu avant moi un petit ami qui trouvait que c’était « sale », alors que toi tu adorais ça. Tu te souviens, ce petit réduit nous l’appelions notre « foutoir », parfois dans la journée tu passais près de moi et murmurais : « Viens me gamahucher dans le foutoir. » Jusqu’à la fin de notre stage nous nous y sommes retrouvés presque tous les soirs après le boulot.


Combien j’ai aimé déguster ton sexe et combien tu as aimé me laisser le butiner. Je me souviens de cette première fois où tu es venue te coucher contrite, avec une grosse culotte bien hermétique. J’étais tellement désolé de ne pouvoir t’offrir la caresse de ma langue. Tu m’as embrassé et tu as plongé sous les draps. Je n’avais jamais joui dans ta bouche. Quand tu es remontée vers moi, j’avais un peu honte de m’être ainsi laissé sucer sans rien faire et tu m’as dit : « J’aime bien ton foutre. » Ce mot dans ta bouche a une résonance si particulière ! Souvent après l’amour, tu prends mon sexe entre tes lèvres pour récolter les dernières gouttes, tu as cet air délicieux de petite fille qui déguste une friandise.


Tous les jours je vais à l’hôpital. Je me suis fait une amie d’une infirmière qui m’a pris en pitié. Elle m’a dit un jour : « Vous n’êtes pas obligé de venir, Monsieur, vous ne pouvez pas la voir, on vous préviendra. » J’ai dit : « Non, je veux être là. » Alors tous les jours elle vient me dire un petit mot. Parfois elle m’apporte une viennoiserie. Un jour elle m’a dit : « C’est beau, on voit que vous vous aimez beaucoup. » Elle n’a pas dit « que vous l’aimez beaucoup » ; elle a tout compris de ton amour, même si elle ne t’a pas vue l’exprimer. Parfois, elle vient s’asseoir à côté de moi et elle ne dit rien. Quelqu’un qui sait se taire avec un tel à-propos, c’est si rare ! Ces derniers temps les gens que je rencontre se croient tous obligés de dire quelque chose. Je pourrais te faire un de ces catalogues de lieux communs qui te réjouirait.


Tu te souviens, nous avions pensé écrire une histoire composée uniquement de lieux communs et puis tu m’as dit : « Je crois que tout le monde prendrait cela au sérieux, ce serait absurde. » Tu avais raison, nous avons gardé notre catalogue de lieux communs pour nous et pour nos petites saynètes en famille, rangé avec les mots que nous aimons : « foutoir », « gamahucher », « immarcessible », et tant d’autres dont je ferai l’inventaire un jour.


Ce matin cette lettre s’achève.


J’ai eu le droit de pénétrer le saint des saints de la réanimation, je ne risquais plus de rien contaminer, j’ai pris ta main, je n’ai rien dit. Mon amie infirmière qui m’avait obtenu ce passe-droit pleurait près de nous. Moi j’écoutais ta respiration, ce souffle imperceptible et j’entendais ta voix qui s’éloignait sereine, « immarcessible ». Puis le silence.


Je suis à la cafétéria de l’hôpital, j’attends Romain et Isabelle. Les voilà. Je t’aime. Je vais laisser ces derniers mots sur ton cœur en déposant le dernier baiser sur tes lèvres froides.