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n° 17457Fiche technique9629 caractères9629
Temps de lecture estimé : 6 mn
05/07/16
corrigé 06/06/21
Résumé:  Le jeune Brodsky livre des pizzas. Un soir, il sonne à la porte d'un metteur en scène : le célèbre Vopicek.
Critères:  nonéro portrait délire humour -revebebe
Auteur : Brodsky      Envoi mini-message
Hastings

Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… Ni les moins de trente ans d’ailleurs… En ce temps là, je n’envisageais nullement de devenir une star mais, livrant des pizzas dans les beaux quartiers de Paris, il m’arrivait parfois d’en rencontrer.

Le 3 juillet 1973 donc, je sonnais à la porte du troisième étage d’un immeuble de la rue Voltaire, dans le onzième arrondissement pour livrer une quatre fromages, et je fis alors une rencontre qui allait bouleverser ma vie.


Attention, un effort est nécessaire. Il faut tenter de visualiser… Je suis un jeune branleur de vingt ans dont la fac ne veut pas ; je suis tout maigre, j’ai les cheveux longs jusqu’aux épaules, totalement imberbe, toujours puceau, me posant encore parfois la question de mon orientation sexuelle. Bref, rien à voir avec la bête de sexe qui fait frémir mes lectrices d’aujourd’hui. Je ne ressemble à rien, je ne suis rien… Je livre des pizzas quatre fromages.


La porte s’ouvre… Un type d’environ un mètre soixante-quinze ouvre la porte. Il est vêtu d’un jean et d’un vieux pull kaki avec des trous, une barbe de trois jours, et des cheveux en broussaille qui n’ont pas vu un peigne depuis des années. Stupeur ! Je le reconnais immédiatement. C’est lui ! C’est Vopicek !


Il faut vous dire qu’à cette époque, Vopicek, c’est LE cinéaste dont tout le monde parle. Un palmarès éblouissant : Prix spécial du jury à Cannes pour son film « La bougie de Jeannette », qui montre pendant deux heures vingt-sept minutes une bougie en train de se consumer sur une musique d’Erik Satie. Ours d’or au festival de Berlin pour « Les culottes d’Irina », tourné en Super 8 et racontant la vie d’une femme de ménage de Joseph Staline, et surtout le Grand Prix de la critique de Téléramax pour son chef-d’œuvre « Handjob with my baby » qui raconte l’histoire d’une branlette interminable durant laquelle a lieu la crise des missiles de Cuba.


Perte totale de moyens ! Je laisse ma pizza tomber sur le sol. Vopicek me regarde, bouche bée… Je lance alors piteusement :



Et alors là, lecteurs de mon cœur, imaginez la scène. J’entre chez Vopicek avec les restes de ma quatre fromages ; je suis comme tétanisé par l’événement. Sur les murs du salon, il y a des portraits de stars internationales qui ont toutes tourné avec le Maître. Et d’entrée de jeu, il m’annonce :



Il est en train de faire,

Au fin fond des enfers,

La cour aux vers de terre…


J’ai eu la faiblesse de dire oui, bien entendu… Sauf qu’apprendre du Robert de Boron traduit par Vopicek, cela nécessitait des efforts surhumains de lecture, de compréhension, d’analyse, de diction ; enfin bref, un travail d’acteur de théâtre complété avec les techniques de l’Actor’s Studio. Pas évident de déclamer à la manière d’un Pacino :

Écartez bien vos cuisses,

Belle tante, que j’y glisse

En deux temps ma saucisse.


Ce à quoi ma partenaire devait répondre :

Mon neveu, il faut d’abord que je pisse.


Énorme ! Aujourd’hui, plus personne n’oserait écrire ainsi. Et pourtant, le réalisme de la scène est formidable. « Écartez bien vos cuisses, belle tante, que j’y glisse, en deux temps ma saucisse. » On imagine la belle, offerte, nue, les cuisses frémissantes, et l’autre (moi en l’occurrence) le zgeg entre les deux mains comme si c’était une Claymore lui annoncer qu’elle ne pourra pas entrer en une seule fois. C’EST ÉNORME !


Bref, le film se fit… Avec Vopicek, il fallait toujours accepter une part de risque. Là, le risque était évident : les mœurs du temps étaient rudes, et les stars habituelles rechignaient à montrer leur cul. Il décida donc de donner leur chance à quelques actrices porno de l’époque. Lulu la Nantaise jouait ma tante… Lily l’Auvergnate jouait ma mère, et mon page fut joué par un jeune comédien plein d’avenir dont je ne me rappelle plus le nom, mais qui se faisait appeler DSK.


Avant-première… Présentation du film. Tout le gratin était là. Le président de la République, le Premier ministre et son ministre de la Culture. Toute la critique également… Et puis des comédiens, des metteurs en scène ; bref, tous invités qui n’avaient pas payé l’entrée.


Premier plan…


Le chœur :


En ces temps troublés, les Danois cherchaient des noises

À ce brave Harald aux cheveux longs.

Il se disait successeur du bon roi qu’il venait d’occire

Dans une bataille dure et épuisante, il les repoussa à la mer.

Mal lui en prit, car le Guillaume que l’on va Conquérant nommer

Près de Hastings débarqua.


Là, on pouvait lire, dès le départ, comme le frémissement d’un début de déception sur les visages des spectateurs. Ils étaient venus voir un truc de chevaliers, avec des épées, des boucliers, des tournois… et ils voyaient soudain sur l’écran arriver un ménestrel qui faisait semblant de jouer de son luth alors que la bande son passait une polonaise de Chopin. Décalage voulu par le metteur en scène, bien sûr… Le message était que lorsqu’une épopée est racontée, on peut entendre les trompettes résonner rien qu’en imaginant les exploits du héros. C’était l’esprit troubadour, l’esprit Robert de Boron qui devait souffler sur le film. Et il soufflait… mais pas dans la salle. Dans la salle, on soupirait.


Le lendemain, je me précipitai chez le libraire en bas de chez moi afin de lire les critiques…


Téléramax : Hastings, le dernier film de Vopicek, est plus que décevant. Certes, la langue est belle, mais était-il indispensable de versifier la traduction ? Pire encore, de confier le rôle-clef à un comédien possédant le charisme d’une pizza quatre fromages ? On se demande en regardant ce film s’il n’aurait pas mieux valu que l’armée de Guillaume fasse naufrage et ne débarque point en Angleterre. Cela aurait épargné au public cette production qui fait aujourd’hui de Vopicek le disciple d’Ed Wood et de Max Pécas.


Le Nouvel Observateur : Recette de la daube. Prenez un chef reconnu, confiez-lui un texte magnifique, laissez-le versifier à son idée, faites mijoter quelques actrices porno, et touillez avec un Brodsky boutonneux. Prenez en photo pour vous rappeler le résultat, et jetez le tout aux cabinets.


Dépité, je jetai un coup œil pour finir aux Cahiers du Cinéma : Il existe dans le monde du cinéma des perles si pures, si belles que leur éclat aveugle les yeux qui sont indignes de les contempler. Comme le Graal était invisible aux yeux de la plupart des chevaliers, la beauté du message du dernier film de Vopicek échappera à la plupart des imbéciles. Et le génie de Vopicek ne s’arrête pas à la mise en scène (fantastique) et à la sublime versification des vers de Robert de Boron : il est de déceler des comédiens qui feront date dans l’histoire du septième art. Témoin, ce jeune acteur nommé Brodsky, flamboyant et dont la diction hérisse le poil de tout artiste un peu sensible. Bref, Hastings est à mes yeux une œuvre comparable en ce milieu des années 70 à ce que fut en son temps Citizen Kane.

Martin Scorsese


La suite, vous la connaissez…