Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 17459Fiche technique11952 caractères11952
Temps de lecture estimé : 9 mn
05/07/16
Résumé:  Une princesse et son prince charmant vivent dans un monde protégé de tout mal. Semble-t-il...
Critères:  conte
Auteur : Calpurnia      Envoi mini-message

Concours : Concours "Twist final"
Monde merveilleux


Dans le matin frileux d’un dimanche, le bulbe jaune du soleil campe au milieu d’un ciel blanc de plâtre prêt à laisser tomber la neige. Sous ces cieux hivernaux vit Barbara, une authentique princesse de sang, issue d’une immémoriale lignée de monarques. Non que ses parents soient roi et reine : elle ne les a jamais connus et règne seule sur un pays où le mal n’existe pas.


Son caractère est paisible et sa vie n’a pas de nuages. Son jeune amant Kenji l’aide à prendre les décisions importantes tout en l’entourant quotidiennement de sa présence tendre. Leur amour est platonique et leurs contacts physiques n’ont jamais dépassé le stade du chaste baiser. Parfois ils se disputent un peu, histoire de vérifier que leur relation n’est pas complètement fusionnelle, puis ils se réconcilient et repartent gaiement, en se tenant la main comme deux élèves bien sages à l’école maternelle.


Aujourd’hui, dans le grand salon de son château, Barbara a invité son amoureux à un dîner. Elle a choisi sa tenue parmi une garde-robe occupant une pièce entière, lui proposant un choix digne d’une personne de son rang. Pour l’occasion, ce sera un élégant corsage rouge et un pantalon blanc, pour changer des tons roses habituels. Puis la séance de coiffure lui prend une bonne partie de la matinée. Inlassablement, devant son face-à-main au cadre doré, les dents du peigne lissent la longue chevelure blonde, des racines aux pointes, et recommencent.


Du bout des doigts, elle vérifie le satin de ses jambes interminables sans y surprendre la poussée du moindre poil rebelle. Son entrejambe, inspecté par la belle au moment de l’habillage, est également impeccablement lisse, sans qu’il soit besoin de douloureuse épilation. Parfait. Elle sourit à son image dans le miroir, en ajustant son discret maquillage. Elle sourit toujours, car son monde est sans défaut.


Kenji stationne sa voiture décapotable devant la porte du château, interrompt les refrains de son autoradio, puis actionne avec entrain le lourd heurtoir de bronze moulé aux armes de la famille de sa dulcinée. Il est élégant, parfumé et tout joyeux de cette nouvelle rencontre, autant que la première fois qu’il a croisé le regard de sa princesse. D’une manière constante, il est l’homme parfait, galant et attentionné ; il ne boit pas d’alcool, ne fume pas, ne dit pas les mots grossiers que la loi de son royaume interdit formellement, et n’a jamais de parole déplacée ou méchante.


Il est venu avec un volumineux bouquet de roses rouges, sans la moindre épine bien sûr. Il offre toujours les mêmes, qu’il lui suffit de récupérer la veille dans leur vase pour les emballer encore dans un ruban coloré pour les présenter à nouveau. Elles ne se fanent jamais. Cela ne constitue nullement une muflerie, car il lui est expressément permis de procéder ainsi. « Un jour, se dit-il, j’en achèterai de nouvelles, et Barbara sera surprise. » Mais il ne met jamais ce projet à exécution car il craint que sa compagne n’aime pas le changement et soit déçue.


L’après-midi, une fois la table desservie, ils se promènent au jardin qui encercle le château. Initialement vide, la pelouse s’est instantanément couverte de fleurs multicolores dès que Barbara l’a voulu. Il lui a suffi de le désirer, sans même prononcer un seul mot, et un déluge floral tombant magiquement du ciel s’est déversé sur le domaine en une manne odorante. Princesse ou sujet, chacun se contente d’accueillir le miracle, celui-là comme tous les autres.



Comme à son habitude, il lui prend tendrement la main droite qu’il porte jusqu’à son cœur. La chatte Kitty, au pelage doux et tiède, vient se frotter contre sa maîtresse. Elle est immense, plus grande que les humains, mais dépourvue de griffes.



Christèle, qui passait par là, vient se joindre à la promenade du couple. Les deux amoureux lui expliquent la teneur de leur conversation afin de recueillir l’avis de leur amie.



Celui-ci est nettement moins enthousiaste car il se méfie de ce qu’il ne connaît pas. Il accepte cependant, à contrecœur, pour plaire à sa compagne et ne pas apparaître comme un garçon timoré.

Pour aller plus vite, le trio monte dans la voiture décapotable. Ce n’est pas très loin, mais il faut se diriger vers une zone incertaine où l’ombre défie la lumière, un endroit que l’on évite, où l’on craint de répugnantes bestioles qui se déplacent vite et sans bruit, araignées aux pattes fines et longues, voire parfois un inquiétant perce-oreille. Il en faut plus pour vaincre l’excitation de la jeune princesse.



Dans la pénombre, le couple d’amants distingue difficilement le corps à moitié dénudé d’une fille allongée sur le ventre. Une profonde entaille perfore son dos, et elle n’a plus de bras. L’un des membres arrachés traîne à peu de distance. Barbara s’approche en frissonnant, attirée comme un papillon vers une flamme. La peau de la victime est recouverte d’une épaisse couche de poussière que la princesse recueille à l’extrémité de son index.



Quitte à brouiller la scène du crime, elle veut découvrir la face de celle qui gît, retourne le corps avec précautions et pousse un grand cri d’horreur, accompagnée de ses deux amis. Elle a vu son propre visage : exactement les mêmes traits que ceux que montre son miroir, la même chevelure blonde, les mêmes yeux bleus grand ouverts sur le ciel blanc.

Soudain, celle que l’on croyait morte s’anime. Elle se relève sans difficulté, malgré la mutilation de ses membres supérieurs, et sourit comme si elle s’éveillait d’un long et paisible sommeil.



Bien qu’effrayée, Barbara se décide en premier à glisser ses doigts dans la large blessure du dos de l’inconnue. Effectivement, l’intérieur est creux. La petite main entre en entier, puis ressort. Kenji et Christèle font la même constatation et sont eux aussi éberlués.



« Vous ne vous êtes jamais demandé ce qu’il y a derrière la fenêtre ? Il s’y trouve un jardin, un vrai, avec d’authentiques fleurs vivantes, pas en plastique comme ici. Parfois, quand il fait beau, elle en cueille des brassées qu’elle offre aussitôt à sa maman. Des pâquerettes aux pétales blancs comme le givre des matins d’hiver, des coquelicots rouges comme du sang, des pissenlits charnus et jaunes comme de petits soleils d’été, des trèfles mauves comme un crépuscule. À peine écloses, émergeant des profondeurs du printemps, découvrant émerveillées la chaleur du jour, ne demandant qu’à vivre et ensemencer la terre, elles sont soudain fauchées par des petites mains folâtres qui sont tellement douces qu’on ne les sent pas sur nous lorsqu’elle nous manipule. La mort agit toujours ainsi pour surprendre et cueillir les vivants. Oui, vraiment, elle est l’innocence dont abonde le monde véritable. C’est bien cela dont vous cherchiez la clé ? Dans mon long sommeil, je n’ai cessé d’entendre vos interrogations.

« La chatte Kitty, qui est en peluche mais sait beaucoup de choses, m’a tout expliqué en me parlant à l’oreille. Je l’écoutais du fond de mes rêves, et j’ai compris tout ce qu’elle me disait. J’ai beaucoup pleuré, mais finalement, réflexion faite, je suis apaisée maintenant. Il m’a fallu beaucoup de temps pour méditer tout cela. C’est pour cela que je suis recouverte de poussière. Vraiment, c’est mieux ainsi. Nous vivons dans un monde merveilleux.