n° 17481 | Fiche technique | 22337 caractères | 22337 3729 Temps de lecture estimé : 15 mn |
21/07/16 |
Résumé: L'étrange rencontre d'une femme évadée d'un hôpital psychiatrique. | ||||
Critères: #fantastique #initiation fh cunnilingu | ||||
Auteur : Calpurnia Envoi mini-message |
Concours : Twist final |
Un dimanche matin, très tôt, alors qu’il n’y avait pas suffisamment de personnel pour surveiller efficacement les malades, elle s’est enfuie en profitant de l’occasion sans hésiter, tout simplement en passant par une fenêtre que quelqu’un avait déverrouillée et laissée ouverte par négligence, puis en escaladant le haut mur de béton gris. Elle se sentait toute légère et n’a pas éprouvé de difficulté pour franchir cet obstacle.
De la première étape de sa course éperdue, elle a gardé le souvenir de la sensation grisante de l’herbe fraîche du parc sous ses pieds nus. Sa peau n’était couverte que du pyjama de couleur incertaine et à l’odeur infecte qu’on lui avait donné pour tout vêtement, dès son arrivée, lui confisquant la jolie robe rouge qu’elle portait alors et qu’elle aimait bien. Elle a couru au hasard, de toutes les forces qui lui restaient, parfois obligée de s’arrêter pour marquer une pause, essoufflée. Ses longs cheveux bruns et emmêlés la gênaient ; elle était constamment obligée de les repousser pour éponger la sueur qui lui brouillait la vue. Ses pieds vulnérables se sont blessés sur le trottoir goudronné, au contact du verre brisé d’une bouteille qui traînait. Cela ne l’a pas ralentie. Galvanisée par sa liberté retrouvée, les veines gorgées d’adrénaline, elle ne ressentait aucune douleur. Elle se retournait souvent, pour vérifier que les infirmiers ne la poursuivaient pas, et reprenait sa course, rassurée, car les rues étaient presque désertes. Les rares passants qu’elle a croisés, des fêtards attardés, la regardaient bizarrement, sans doute à cause de sa tenue peu banale.
Son énergie s’épuisant, elle a voulu se cacher. Sans choisir, elle est entrée dans le seul bar ouvert qu’elle a croisé dans sa fuite. Un homme était assis sur l’un des tabourets hauts, près du zinc, et buvait du café. Il n’y avait personne d’autre dans la salle. Il a tourné la tête et l’a regardée, l’air incrédule. Elle s’est forcée à lui sourire. C’est à peine s’il l’a regardée. Sans même finir sa tasse, il a fouillé ses poches pour laisser des pièces de monnaie sur le comptoir, puis l’a emmenée chez lui, sur un unique mot : « viens », à voix basse.
Sans se poser de questions, elle l’a suivi et elle est montée dans une voiture, un véhicule ancien au long capot anthracite et aux sièges en cuir noirs et profonds. Il a démarré dans un dégagement de fumée noire. L’habitacle sentait le tabac froid et le gasoil. En conduisant, l’homme a commencé à lui palper la cuisse gauche par-dessus le tissu fin, tout en tenant son volant de l’autre main. Il ne la regardait pas, même arrêté aux feux rouges. Ces attouchements ne l’empêchaient pas de fumer tout en conduisant. L’apparence de son visage ne lui donnait pas d’âge, ni vieux ni jeune, le crâne rasé, un regard obscur, presque inexpressif. Même ses mains toutes lisses ne parlaient pas de lui.
Elle non plus n’a rien dit durant ce court voyage. Même pas son prénom, Charlotte. Même pas qu’elle avait vingt-six ans. Même pas qu’elle venait de s’échapper d’un lieu d’enfermement sinistre et qu’elle craignait plus que tout de devoir y retourner. Il se moquait de ces détails, sans doute. Elle n’avait pas vraiment confiance, mais se sentait tellement fragile qu’elle voulait que quelqu’un la prenne sous son aile, fût-il un inconnu. Après l’avoir recueillie, à partir du moment où il lui fournissait un abri, il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait. Elle était décidée à se donner à lui sans limites.
Naturellement, elle a pensé d’emblée que c’était seulement son corps qui intéressait l’homme. Elle s’est même demandé s’il avait sérieusement l’intention de forniquer dans la voiture, tant il la pelotait avec insistance. Mais il s’est engagé dans le parking souterrain d’un immeuble dont ils ont pris ensemble l’ascenseur. Dans l’intimité précaire de l’étroite cabine qui montait jusqu’au dernier étage, les lèvres fébriles ont suçoté son cou et les mains empressées ont fouiné nerveusement sous l’élastique, gourmandes de la rondeur des fesses et de l’épaisse toison pubienne dissimulant un sillon déjà humide.
Dès la porte de l’appartement refermée, elle s’est offerte sans façon, trop contente de se débarrasser enfin de cet horrible pyjama qui lui collait à la peau depuis plusieurs semaines pour éprouver de la gêne à cause de sa nudité. Quitte à paraître narcissique, quitte à se laisser dévorer du regard et lutiner du bout des doigts sur toute la surface de son épiderme, elle se préférait nue. Malgré son impatience, il n’a pas été un mauvais amant, commençant, avant même de se dévêtir, par prodiguer un cunnilinctus qui a duré assez longtemps sans qu’il s’impatiente, car il fallait réveiller une sensualité endormie, à genoux sur le parquet, la tête enfouie au creux de la toison brune. Mais le mouvement insistant et régulier de la langue à l’endroit précis où la colline émerge de son fourreau a causé de délicieux élancements, puis fini par occasionner un orgasme.
Il a bu le miel salé qui s’écoulait de la source herbue, véritablement assoiffé de féminité, attentif à ne pas en perdre une seule goutte. Il rattrapait les larmes de rosée qui perlaient le long des cuisses diaphanes et les aspirait entre ses lèvres, une à une, comme en des baisers d’amoureux. En jouissant, elle s’est demandé depuis combien de temps elle n’avait pas connu cette puissante sensation qui a rayonné longtemps dans son ventre.
À l’hôpital, elle ne pouvait pas se caresser comme à son habitude, car ses bras comme ses jambes demeuraient attachés au lit la plupart du temps. D’ailleurs, quand elle était là-bas, les médicaments étaient si forts qu’ils lui ôtaient tout désir charnel, asséchant les désirs de son sexe en même temps que ses yeux. De toutes les forces qui lui restaient, elle avait refusé cette ataraxie factice : non, ce n’était pas elle, cette paix ressemblant à une reddition. Tout au long de la semaine qui précédait, elle était parvenue à faire croire qu’elle avalait ses cachets alors qu’elle les dissimulait dans sa bouche pour les cracher ensuite, dès que les infirmiers ne la surveillaient plus. Grâce à cette ruse, l’envie de ressentir du plaisir était revenue, jour après jour. Comme celle de retrouver la liberté.
L’homme ne s’est même pas déshabillé, se contentant de baisser son pantalon et son caleçon sur ses chevilles, révélant une tige virile au gland veiné de bleu, impeccablement droite et dégoulinante de l’humeur odorante du désir. Elle a trouvé cette vision plaisante, mais furtive. Car après avoir rapidement enfilé un préservatif, il l’a pénétrée comme il l’a emmenée chez lui : sans parler, sans protocole. Couchée sur le dos, elle a écarté les cuisses et regardé le plafond en se laissant remplir.
Cela n’a duré que deux ou trois minutes. Il a eu juste un spasme en éjaculant, dans un soupir profond de soulagement. Pendant qu’il l’a pilonnée d’un va-et-vient rapide, elle ne regardait pas son partenaire, guidée par l’intuition que celui-ci était gêné par le regard féminin. À la place, elle observait l’appartement autour d’elle. Peu de mobilier, des murs nus, peinture blanche. Pas même une carte postale. Elle aurait aimé tout repeindre en rouge vif, comme le sang qu’elle répandait sur le couvre-lit en une constellation de petites gouttes. L’instant d’avant, elle était vierge, n’ayant connu avec des garçons et des filles que de caressants jeux charnels qui n’avaient jamais été poussés jusqu’à perforer son hymen.
Elle s’est demandé si les autres femmes ont souvent une première fois aussi triviale et peu romantique. Elle se sentait avide de sensations érotiques et aurait aimé qu’après lui avoir léché son clitoris, il fasse de même avec sa rosette anale, et aussi de ses blessures aux pieds qui commençaient à lui faire mal. Elle a toujours aimé le contact d’une langue sur sa peau. La salive comme onguent, comme le fait un chien sur ses plaies. Peut-être qu’il n’appréciait pas ces odeurs intimes ? Peut-être aussi que son corps de femme était profondément imprégné de repoussants effluves d’hôpital dont seule sa fleur sexuelle était épargnée. Elle lui aurait bien prodigué une fellation, mais à l’empressement de son partenaire à enfiler sa gaine de latex au début et à remettre son caleçon à la fin, elle a compris qu’il ne voulait pas qu’elle fixe son attention sur le sexe dressé qui venait de la remplir. Dommage, a-t-elle pensé, car l’esthétique autant que le parfum du corps masculin au phallus turgescent de désir l’attirait.
Après l’étreinte, il a extrait son portefeuille de sa veste et a tendu un billet froissé. La croyait-il une prostituée ? Elle a refusé l’argent d’un geste agacé de la main.
Il a haussé les épaules, ouvert son réfrigérateur et sorti un saucisson déjà largement entamé. L’image du couteau qu’il tenait, tranchant pour elle d’épaisses rondelles sur une planche à découper, a suscité dans son esprit un flash pénible qu’elle a aussitôt chassé sans chercher à l’analyser. Il lui a donné aussi du fromage, une tranche de pain de mie et des pommes un peu gâtées, mais encore comestibles. Elle a tout dévoré très vite, comme un petit animal craintif. Elle était toujours dévêtue alors qu’il avait remis son pantalon. Tandis qu’elle prenait son repas, il contemplait la grâce du corps pâle et frêle qu’il venait d’étreindre. Elle se sentait troublée, mais elle s’est laissé examiner du regard sans protester, comme un modèle dénudé dans un atelier d’artiste offre innocemment sa beauté.
Il a eu la délicatesse de ne pas poser de question sur la provenance du pyjama, et comme elle était fatiguée, il lui a même prêté son lit, en prenant soin de changer les draps pour qu’elle y glisse son corps dénudé. Comme elle se sentait en sécurité, elle s’est pelotonnée puis a immédiatement sombré dans le sommeil. Le jour et la nuit, tout cela avait perdu sa signification. Laissant Charlotte seule endormie, blottie contre le mur, aux prises avec ses cauchemars, il a quitté silencieusement son appartement.
Lorsqu’elle s’est réveillée, il était quatre heures de l’après-midi. Son esprit engourdi a demandé un peu de temps pour se remémorer sa rencontre et l’endroit où elle se trouvait. L’homme était toujours absent. Elle ne voulait pas qu’il la retrouve en rentrant, ni créer un lien avec lui. Elle ne voulait pas lui appartenir, et pour cela, il lui a fallu fuir, encore. Laissant le pyjama que tout en elle rejetait, comme un serpent qui mue abandonne sa vieille peau – elle l’aurait bien brûlé si elle avait mis la main sur des allumettes -, elle a quitté l’appartement, nue, fragile. Comme il était trop risqué d’aller ainsi en plein jour, elle s’est cachée dans le local des poubelles de l’immeuble pour attendre la nuit. Le gardien l’a vue, recroquevillée entre deux conteneurs à ordures, grelottant de froid. Mais habitué à croiser quotidiennement les misères humaines, il n’a rien dit.
Dès la tombée de la nuit, sous la lueur des réverbères, elle s’est aventurée dans la rue, craintivement, bifurquant dès que possible vers les rues les moins éclairées, redoutant à tout moment de croiser une patrouille de police. Elle a fini par trouver un jardin dans lequel du linge séchait sur une corde. Facilement, après avoir escaladé la clôture, elle a volé une culotte, un corsage et un pantalon de femme qui lui allaient à peu près. La propriétaire croira à l’œuvre d’un pervers fétichiste. Ensuite, un peu rassurée par sa nouvelle tenue plus présentable, elle a marché le long d’un boulevard, en boitant à cause de sa blessure au pied, et s’est trouvé un banc pour s’endormir à nouveau, épuisée, pendant que les voitures défilaient devant elles, conduites par des gens indifférents.
Les premières lueurs de l’aurore l’ont réveillée. Le ciel était dégagé dans un froid vif. Charlotte restait trop peu vêtue pour la saison. Elle frissonnait à chaque fois qu’une rafale du vent glacé faisait tourbillonner des feuilles mortes autour d’elle, mais elle restait allongée sur le dos, immobile, pour contempler les changements progressifs de la couleur du ciel à mesure que le jour se levait.
Peu à peu, le trafic a repris. La ronde continue des phares encerclait le mail sur lequel elle avait trouvé refuge. Parmi les piétons engoncés dans leur manteau, certains l’ont regardée en passant, sans oser s’attarder. Elle aurait aimé que quelqu’un la prenne tendrement dans ses bras, homme ou femme, peu lui importait : sentir la chaleur d’un corps humain, une respiration tiède sur sa peau. Elle se savait capable d’offrir la douceur de ses bras à quiconque aurait été doux avec elle. Mais comme personne ne s’est arrêté, elle s’est levée et a repris son errance à travers la ville en se disant qu’elle ferait bien d’éviter d’attirer l’attention.
Elle a voulu se fondre dans la foule ensommeillée, celle des gens marchant le nez plongé dans leur téléphone pour les uns, dans leurs rêves d’une nuit finissante pour les autres. À une station, un tram dégueulait des centaines de personnes par ses multiples portes, toutes ouvertes en même temps, puis le dragon affamé en ingurgitait autant. Sur une impulsion, elle s’est glissée dans la rame juste avant que l’accès se referme. Les passagers debout formaient un bloc compact qui oscillait en phase dans les accélérations et les virages. Leur proximité était bienfaisante à sa peau glacée.
Elle soudain a senti une main qui la pelotait en bas des reins, avant de se retourner et regarder droit dans les yeux celui qui la touchait. Le jeune homme était blême, sentant le regard de Charlotte le transpercer, sans peur, sans colère ni violence, mais dépourvu de douceur, pour dire un message muet : non, je ne veux pas. Lui aurait voulu être ailleurs, car personne encore ne l’avait regardée comme cela. Il était coutumier du geste, mais échaudé par cette expérience troublante, il s’est promis de ne plus recommencer son petit jeu des mains baladeuses. Il a bredouillé quelques mots pour tenter de s’excuser, puis il a aperçu des contrôleurs en uniforme et comme il n’était pas en règle, il s’est éclipsé. En se demandant où il avait pu disparaître, elle a saisi le danger qui la menaçait.
Les agents de la société de transports ont rapidement repéré la jeune femme, devinant de loin qu’elle n’avait pas de titre de transport. Ils ont aussitôt couru pour l’arrêter et le bruit saccadé de leurs souliers lourds a fait se tourner les têtes et interrompu les conversations. Heureusement, elle avait quelques précieuses secondes d’avance. Souple et rapide, portée par la peur, elle est parvenue à fuir, survolant le macadam de ses pieds nus de gazelle à la course aussi fluide qu’un zéphyr. Elle a sauté par-dessus les barrières, les bancs et les bouches d’aération au souffle chaud ; on se poussait pour la laisser passer. Spontanément, les gens sont toujours du côté de la proie, non du prédateur.
Ses poursuivants semés, elle est entrée dans la gare. C’était l’heure de pointe du matin. Sur le panneau lumineux étaient annoncés cinquante trains en partance, mais cela ne l’intéressait pas. Seuls les gens « normaux », dont la folie normale reste invisible d’ordinaire, y prêtaient attention. Elle se sentait bien dans l’agitation ce grand bâtiment rempli de bruits et de monde. Elle se voyait au milieu d’une forêt d’arbres immenses où une symphonie de milliers d’oiseaux multicolores emplissait sa tête de chants merveilleux. La voix aiguë des annonces se transformait en une musique étonnante, celle d’une oréade s’accompagnant d’une harpe pour mieux séduire les usagers. Comme le chant semblait venir de partout à la fois, Charlotte cherchait où il fallait aller pour rencontrer cette délicieuse nymphe des montagnes : en hauteur, certainement.
Brutalement, en voyant un employé de la sandwicherie couper des morceaux de poulet, elle s’est souvenue d’être déjà venue là. Dans son esprit, c’était longtemps auparavant, bien que les faits se soient déroulés seulement le mois précédent. Vêtue de sa petite robe carmine, elle avait tenu en mains un long couteau de cuisine acheté juste auparavant. Ses narines avaient frémi du sang qu’elle allait répandre. Sans hésiter, elle avait glissé la lame sur sa gorge et appuyé pour en faire sortir la vie, puis s’était évanouie, chutant sur le béton froid dans les cris des gens épouvantés.
Elle avait voulu quitter le monde, mais un vigile était parvenu à la retenir en effectuant un point de compression sur l’artère perforée, puis les pompiers étaient intervenus très vite. Elle s’était réveillée sur un brancard, dans un véhicule roulant sirène hurlante, en direction des urgences où les médecins avaient recousu la plaie qu’elle s’était faite à elle-même. Mais l’autre blessure, celle de son cœur, restait toujours intacte et mystérieuse.
Sans doute est-ce un crime que d’exhiber sa mort volontairement, ne serait-ce qu’une tentative de se la donner. C’est même la transgression du tabou le plus puissant qui soit. Pour qu’elle expie sa faute cruellement et faire cesser le scandale, elle a été hospitalisée dans un établissement psychiatrique, sous la contrainte, sur décret du préfet, comme le permet la loi de 2011. La société se défend violemment contre ces gens-là, qui agissent d’une façon très inconvenante parmi la foule. Après avis de deux praticiens indépendants l’un de l’autre, un tampon administratif était tombé sur son dossier, brutal, sans appel, sous le prétexte de la protéger contre elle-même. Le lendemain, elle s’était réveillée en enfer.
Avec rage et orgueil, elle avait refusé sa cage, tenté une première fois de fuir, en vain, puis repoussé toute nourriture. La fuite a toujours été sa principale stratégie. Elle s’était aussi échappée dans ses rêves, indifférente à tout. Alors, pour la punir, les infirmiers l’avaient solidement sanglée sur son lit et nourrie par une petite aiguille plantée à demeure dans son bras, condamnée à n’avoir pour tout paysage que le plafond de sa chambre isolée. Elle pleurait à longueur de journée et de nuit ; elle hurlait même parfois. Ils lui avaient injecté des médicaments perforant la porte de ses veines et de son esprit, goutte à goutte, incolores, indolores, pour qu’elle se calme et soit enfin docile. Elle s’était calmée, bien sûr, mais en entrant dans une léthargie qui était un état intermédiaire entre la vie et la mort. Alors, pour échapper à ce supplice, parce que les instincts de conservation et de dignité personnelle demeuraient en elle, elle avait fait semblant de devenir raisonnable, et progressivement, son sort s’était adouci : on lui avait permis de se nourrir elle-même, puis retiré sa perfusion et les médicaments étaient devenus des comprimés à avaler.
Après son évasion, revenue sur le lieu même de sa tentative de suicide où toutes les traces avaient été nettoyées soigneusement, elle s’est rappelé son parcours tourmenté. Puis elle a erré dans le hall une journée entière, apaisée, radieuse. Dans un enchantement, sa forêt devenait un océan tantôt calme, tantôt mugissant d’une soudaine tempête humaine, son corps un radeau flottant sur la marée des gens pressés et les puissants projecteurs fixés aux poutrelles métalliques des soleils orangés tournant dans une valse effrénée au rythme des départs et des arrivées.
Une fois la nuit tombée, elle a su ce qu’elle avait à faire. C’était tout simple : elle s’est demandée pourquoi elle n’a pas procédé ainsi la première fois. Trouvant les escaliers qui menaient dans la zone réservée au personnel, elle a ainsi pu grimper sur le toit. Personne n’a remarqué sa présence, comme si elle s’était déjà rendue invisible des vivants. Tout en haut, le ciel étoilé l’a accueillie de tous ses feux.
Elle s’est approchée du rebord, se préparant à sauter à pieds joints dans le vide. Les lumières scintillantes de la ville l’attendaient en bas. Elles l’appelaient comme les sirènes invitent les marins à s’approcher des rochers affleurant la mer, promettant l’apaisement et la joie sans limites à qui les rejoindra.
Une main s’est posée sur son épaule. Elle en connaissait la chaleur et n’a pas sursauté ni eu besoin de se retourner pour reconnaître l’homme du bar. Il avait suivi cette femme toute la journée, discrètement. Il n’a pas voulu la laisser s’envoler seule.
Enfin, Charlotte s’est décidée à affronter cette présence et s’est retournée. Ses grands yeux bruns exprimaient une très grande tristesse. À nouveau, on l’empêchait de fuir le monde. Pourtant, le regard lumineux qui se détachait de la nuit profonde, loin de la juger sévèrement, l’invitait au voyage vers un ailleurs mystérieux. L’homme lui a pris la main, sans poser de question. Le silence entre eux a duré longtemps.
Elle a d’abord senti qu’elle ne pesait plus rien, puis qu’une force la soulevait et que ses pieds ne touchaient plus le sol. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, jusqu’à attendre une vitesse incroyable, ils se sont élevés ensemble vers le ciel étoilé.