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Temps de lecture estimé : 30 mn
29/08/16
Résumé:  Une jeune femme mal partie parvient malgré tout à échapper à son destin et devient une mère honorable avant d'être rattrapée par son passé.
Critères:  fh couleurs hotel contrainte policier aventure -extraconj -hplusag -bourge
Auteur : Evelyne63            Envoi mini-message
Journal d'une catin

Mardi 2 août



Il a suffi d’un mail pour que le passé resurgisse. Après sept ans, je croyais être tirée d’affaire. Comment a-t-il retrouvé ma trace ? Le contenu du mail est succinct :

« Evelyne, appelle-moi stp, 221-773999111, il faut que je te parle. Moctar. »


L’indicatif du Sénégal ? Soulagement ! Moctar n’est pas en France. Comment a-t-il eu mon adresse mail ? Je n’ai pas l’intention d’appeler, ni de répondre de quelque manière que ce soit. Je me dis qu’il ne peut rien, mais cela me tracasse malgré tout. Des souvenirs oubliés refont surface. J’avais l’intention d’emmener Aurélie, ma fille, à son cours d’équitation, mais je suis trop énervée. Je la confie à Fallé, une jeune Mauritanienne que j’héberge et nourris le temps qu’elle trouve sa voie.


Fallé conduit ma voiture. Je la suis du regard tandis qu’elle s’éloigne, l’esprit ailleurs, noyé dans le marais de mes souvenirs. Une terrible envie de fumer me surprend sans crier gare. Je n’ai pas fumé depuis au moins cinq ans. Ma lubie se fait d’autant plus pressante qu’il me souvient d’avoir planqué des cigarettes. J’y cours. Le tabac a séché… ou bien j’ai oublié. La fumée m’irrite, son goût est âpre. La tête me tourne. Le passé remonte à nouveau. Je n’y échapperai pas, je le comprends. Il me faut faire le point.


Je m’installe sur la terrasse, dans l’ombre du grand tilleul qui la surplombe, allume mon ordi portable puis ouvre une feuille Word vierge. C’est ma méthode pour endiguer ma fébrilité et ordonner le cours de mes pensées.


J’aime écrire. C’est mon hobby. Je m’y suis mise il y a quelques années. Je ne sais pas comment cela m’est venu. Pas de naissance en tout cas, ni à l’école où je n’avais pas de dispositions particulières, et surtout pas pour les dissertations. Ni pour rien d’autre d’ailleurs, en dehors des garçons. Pour ça, j’étais précoce. Les études en pâtissaient, bien sûr. À 20 ans, je n’avais toujours pas le bac. Peut-être l’aurais-je finalement décroché si j’avais remis le couvert une troisième fois. Qui sait ?


À l’époque, je fréquentais le lycée français à Nouakchott. J’avais suivi mes parents quand ils s’étaient expatriés en Mauritanie. Mon père y avait dégotté une place de choix à la direction d’une entreprise, une petite filiale d’un grand groupe international.


C’est loin, très loin : douze ans déjà ! Depuis sept ans, je mène une vie très différente, familiale et sage, comme il sied à une bonne mère. Ma fille entre en CM1 à la prochaine rentrée ; elle a appris à lire, écrire et compter en CP. Je ne me souviens pas si je savais en faire autant au même âge. Je ne crois pas. Même aujourd’hui, à bientôt 32 ans, j’ai encore des difficultés avec les tables de multiplication, au grand dam de mon époux. Il est vrai qu’il me croit détentrice de plus de bagages que je n’en ai en réalité. Mes diplômes ? Des faux que Moctar avait bidouillés pour me permettre de décrocher un poste au secrétariat d’une agence ONU à Dakar. Ils n’y ont vu que du feu ; j’y ai travaillé cinq ans.


Mon CV m’a suivie et servie. Après avoir fui Dakar, je m’en suis prévalue pour postuler, et d’entretien en entretien j’ai finalement atterri dans une clinique au cœur de la France profonde, en pays auvergnat. J’ai toujours le poste – et la paye qui va avec – mais depuis que j’ai épousé le patron, mon bureau reste le plus souvent inoccupé. Être la femme du patron donne certains privilèges. Lui-même me serine que j’ai mieux à faire pour lui faire honneur. L’honneur ? C’est lui qui en parle ; moi, je serais bien en peine : je n’en ai pas.


Ma belle-famille m’a introduite ici et là ; ne croyez pas que ce soit une sinécure. Je trime, pire que pour un accouchement aux forceps. Je joue au bridge, et un peu au tennis. Je fais du footing avec celles-ci, de la gym avec celles-là. J’anime ou participe à des tas d’activités, dans un but plus ou moins louable… Je sature. J’en ai ras la soucoupe. Je n’aime pas. Je le fais parce que c’est ce qu’on attend de moi.


Il y a eu une période où j’écumais les boutiques et dépensais sans compter, un peu pour le plaisir, un peu en quête des limites, et vaguement pour me venger de mon cher et tendre. Sur ce dernier point, j’ai tout faux : il s’en fout. Il me laisse faire ce que je veux, absolument tout ce que je veux, pour peu que j’ajoute à sa gloire. Ce n’est quand même plus comme aux premiers temps, quand il me traitait comme une princesse. J’ai toujours la couronne et un diadème royal en diamants et émeraudes, mais point de prince. Je ne le vois plus guère qu’à la nuit ou à la clinique s’il me vient l’envie d’y faire un tour.


Je n’y reste jamais très longtemps. On m’y regarde d’un drôle d’air, par en dessous. Et je n’ai pas grand-chose à y faire si ce n’est réparer des bugs informatiques sur mon ordi, ma tablette ou mes smartphones, récupérer un fichier effacé par mégarde ou bien quêter des conseils pour démarrer un nouvel appareil, un nouveau logiciel et des choses de ce genre que je ne sais pas faire seule. Ça n’arrive quand même pas très souvent. Je ne me souviens même plus de la dernière fois où j’ai mis les pieds à la clinique, c’est dire !


J’ai pourtant pensé à y aller, consulter mes copains du service informatique. Pourraient-ils tracer un mail ? Localiser l’expéditeur ? M’en apprendre plus sur lui ? Comment a-t-il eu mon adresse électronique ? Et d’autres questions que je voudrais poser. Je m’en garderai néanmoins, prudence oblige : ce serait beaucoup trop compromettant.


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Mercredi 3 août



Moctar m’a adressé un nouveau mail :

« Putain, Evelyne, réponds-moi ! C’est important ! Des types te cherchent… »


Des types me cherchent ? Une ruse ? C’est son genre. Il ne connaît pas mon numéro sinon il m’aurait déjà téléphoné. Seulement mon mail… Je décide d’attendre et voir. Mieux vaut me tenir le plus loin possible de ce type. Je le sais capable du meilleur comme du pire, et il en sait plus qu’il ne faut pour me nuire.


Mon père avait amené ce mec dîner à la maison. Je me souviens du jour : c’était le lendemain des résultats du bac. Je me faisais transparente ; je digérais la bâche, la deuxième du genre après celle de l’année précédente. Un résultat logique, somme toute ; je n’avais rien foutu de l’année, sinon traîner avec les garçons. Le seul sujet sur lequel je me targuais d’être imbattable. Je m’imaginais tout savoir, du divin marquis au Kâma-Sûtra. Moctar me prouva que le thème n’était jamais épuisé.


Beau gosse, intelligent, il avait de quoi me plaire. Ingénieur, et sûr de lui, il avait aussi de quoi me déplaire, d’autant qu’il débarquait avec l’impudence que lui conférait l’autorité. Une grosse entreprise sénégalaise, dont il était le délégué, venait de racheter une part majoritaire dans l’entreprise que dirigeait mon père.


Mon père ? Parlons-en de celui-là ! Il craignait pour son poste et en rajoutait dans l’obséquiosité, ce qui me foutait sacrément en rogne et ne contribuait pas à me rendre l’autre sympathique.


Quand mon père invita Moctar à demeurer chez nous, je n’y vis que de la soumission. Avec le recul, j’admets qu’un concours de circonstances avait joué. Le gouvernement avait réquisitionné toutes les chambres d’hôtel pour accueillir et loger quinze délégations des pays de la CEDEAO ; il était question que la Mauritanie réintègre l’Organisation. Les fonctionnaires n’y allaient pas de main morte, chassant d’autorité les résidents qui s’incrustaient : « Trouver ailleurs ! » disaient-ils. Résultat : Moctar se retrouva à la rue. Pas longtemps… Mon père déroula le tapis rouge ; il lui aurait laissé sa chambre s’il avait fallu. Cela ne fut pas nécessaire : la chambre de passage aménagée au-dessus des garages convint à Monsieur. Monsieur s’y installa. Monsieur n’avait guère que sept ou huit ans de plus que moi, c’est dire le morveux.


Notre cohabitation dans la même maison n’était pas simple. Mon animosité restait très vive. Malgré tout, j’y mettais du mien ; je l’évitais, mais il était fatal que nous nous croisions. Les occasions ne manquaient pas, notamment au moment des repas, mais c’était paradoxalement à l’extérieur, quand j’étais en boîte, qu’il lui prenait envie de me coincer. Il m’invitait. J’étais bien sûr libre de le rembarrer, ce que j’avais fait avec dédain.


Il persévéra néanmoins. Il me vint une idée un peu folle, histoire de m’amuser. Mon plan était simple : je jouais Moctar perdant contre les mecs de la bande avec laquelle je frayais au moment. Pour l’occasion, je me fis aguicheuse avec Moctar, à tel point que les autres furent jaloux. Jaloux est peut-être un grand mot car pour cette bande de machistes phallocrates, je n’étais pas plus qu’une chose : leur chose. Disons plutôt que leur vanité en prenait un coup. Ils étaient trois, à peu près mon âge, un peu plus vieux sans doute, pas des lumières, mais très solides et solidaires. Je couchais avec les trois, parce que c’était le deal entre nous. Ils l’avaient voulu ainsi.


J’avais surestimé mes gaillards. Ils étaient plus fanfarons que vraiment méchants. Les pleutres avaient finalement esquivé l’affrontement avec Moctar. J’en étais pour mes frais. Avec une bonne taloche en prime, pour m’apprendre à me tenir. Ils me faisaient ainsi payer l’humiliation.


Ensuite, ils ne me lâchaient plus d’une semelle, et marquaient leur territoire et leur propriété. Ils en faisaient des tonnes, dans le genre crâneries ostentatoires. Je me faisais soumise et filais doux par crainte d’être rossée, puis le danger passé, les choses rentrèrent dans l’ordre.


Il y eut d’autres fois, mais la leçon avait porté. Malgré tout, je ne pouvais m’empêcher d’aguicher et faisais en sorte, sans en avoir l’air, d’ajouter au spectacle s’il se pouvait. La chose m’était facile ; mes maîtres étaient très démonstratifs. Les spectateurs étaient nombreux, mais je n’en visais qu’un seul. J’étais ravie quand je surprenais son regard et n’en étais que plus comblée si en plus il montrait de l’agacement ou bien de l’intérêt. C’était égal : les deux me convenaient, pourvu que je brise son masque d’indifférence. Je croyais que la vindicte guidait ma conduite ; je ne mesurais pas alors l’attirance que je ressentais pour cet homme.


L’évidence m’apparut le soir où mon père ayant fait preuve d’une autorité inhabituelle, je me retrouvai coincée à la maison. Mes parents recevaient des amis. En représailles au diktat, je m’étais outrageusement fardée, et peu vêtue. J’avais passé une robe que je réservais pour les sorties ; une robe bustier, bien trop courte, bien trop moulante. Elle épousait mes formes – que j’avais déjà fort avantageuses – un peu comme une seconde peau, que rien ne déparait si ce n’est le lien du string qui formait un liseré imprimé en surimpression. Les tétons aussi étaient visibles ; ils pointaient au travers du tissu, ajoutant leur insolence à mon impertinence. L’indécence ne me souciait pas : au contraire, je voulais choquer. Un mot du paternel ou de ma mère et j’aurais vidé mon sac, craché mon fiel…


Mes parents ne me donnèrent pas ce plaisir : ils ne mouftèrent pas, et restèrent cois. Ils savaient combien mes réactions pouvaient être imprévisibles quand j’étais contrariée. Un psy m’avait cataloguée bipolaire, un autre avait parlé de schizophrénie. Sans doute exagéraient-ils l’un et l’autre, mais c’est dire combien on me tenait pour passablement irresponsable et instable. Possible que je l’étais il y a douze ans ; depuis, il y a eu Aurélie : elle m’a remis la cervelle à l’endroit.


Moctar n’avait pas la même retenue que mes parents ; il glosait et ricanait.



Il le fit au plus près de mon oreille ; sans doute voulait-il rester discret. Son sarcasme me laissa froide ; la chose n’était pas impossible. Je portais d’ailleurs assez souvent cette robe en boîte, je n’en avais pas tant que ça. Et que je n’aie rien eu dessous était également de l’ordre du possible, surtout si j’étais shootée ou saoule. Abdallah, le plus costaud des trois mecs de ma bande, se faisait une spécialité de m’exhiber en public. Il était encore plus taré que je ne l’étais. Il avait une autre manie : il faisait collection de strings ; et lorsqu’il raflait le mien, je pouvais être sûre que je ne le reverrais jamais. Donc, autant dire que tout était possible.


Je ne me souviens pas quelle avait été ma réponse, mais je me vois très bien jouer l’arrogance, la provoc’… Être bravache, c’était dans mes cordes. Je n’étais pas finaude, et quand il me mit au défi d’en faire autant à nouveau, je tombai dans le panneau. Le tour de passe-passe ne fut pas long ; j’allai aux toilettes, et au retour il empocha mon string.


La situation souffrait quand même une différence de taille. S’il ne me gênait pas du tout de faire un strip-tease en boîte, il en allait autrement chez moi devant les amis de mes parents. Peut-être que j’aurais pu si ma hargne avait persisté, mais elle était tombée. Elle avait fait place à de la crainte mêlée de honte. J’avais dès lors des scrupules à risquer aussi peu que ce soit, de montrer mon cul tout nu ou mon pubis glabre, quand ce ne serait pas le téton si je me réajustais à l’excès sur les hanches. Je ne bougeais plus et faisais gaffe, mais c’était intenable.


Je plombais l’ambiance. On m’en voulait d’aguicher. Les vieilles surveillaient les vieux, lesquels n’avaient d’yeux que pour mes cuisses ou ma poitrine qui menaçait d’apparaître. Je me sentais tout à fait comme une petite crevette au milieu d’un panier de crabes. L’embarras s’installait, sur fond de convoitise. Je m’étais éclipsée. Moctar m’avait rejointe avant que je n’aie eu le temps de m’enfermer dans ma chambre. Nous avions terminé la nuit dans la sienne, au-dessus des garages, à baiser et rebaiser.


Après ? Je crois que mes parents furent soulagés de me savoir casée. Sans doute pensaient-ils que j’aurais pu tomber plus mal. Quoi qu’il en soit, ils ne firent pas de difficultés pour me laisser partir avec Moctar. Il est vrai que j’étais majeure.


Mes relations avec mes parents n’avaient jamais été fameuses ; elles s’effilochèrent encore plus par la suite. Je n’ai plus de nouvelles d’eux depuis presque dix ans. Je ne sais pas ce qu’ils deviennent. Je ne les ai pas informés qu’ils avaient une petite-fille adorable. Devrais-je le faire ? Parfois je me pose des questions.


Pour en revenir à 2016 et au dernier mail de Moctar, dois-je réagir ? Aurélie est couchée, Daniel n’est pas encore rentré, je suis seule sur la terrasse, la nuit est en train de tomber, je regarde l’écran de mon ordi et relis ce qu’il a écrit :

« Putain, Evelyne, réponds-moi ! C’est important ! Des types te cherchent… »


Non, je ne répondrai pas. Pas question ! Ma rage est à la hauteur de mon indétermination. Je ferme mon ordi d’un geste brutal.


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Jeudi 4 août


Mon premier réflexe au réveil : ouvrir ma messagerie. L’angoisse m’étreint à la vue du nouveau mail. J’hésite, tergiverse, et clique enfin :

« On m’a dit que tu as une fille métisse ? Grandette, quel âge ? Sept ans ? Je parie que c’est ma fille : tout concorde. Dis la vérité ! »


Ma fille ! Le sujet que je n’attendais pas. Je suis un brin déstabilisée, désorientée… La colère, la crainte, la tension extrême, je tremble sans parvenir à me maitriser. Mes doigts s’abattent sur le clavier, la hargne les téléguide… mal ! Je m’y reprends à plusieurs reprises pour pondre un message à peu près cohérent :

« Aurélie n’est pas ta fille. Fous-nous la paix ! »


Je suis sincère, en partie au moins : je ne sais pas qui est le père d’Aurélie. Ce pourrait être Moctar aussi bien que deux ou trois autres avec lesquels j’ai copulé pendant la période propice. Le résultat, une magnifique poupée métissée, un bijou dont je suis fière.


À l’époque, quand je pris conscience que j’étais enceinte, j’aurais pu me faire avorter mais cela me semblait contre nature. Une voix intérieure me disait que c’était ma chance, qu’il me fallait la saisir. J’avais envie d’enfanter, d’être mère ; une consécration quoi qu’on dise, mais je devinais que je ne pourrais pas décemment élever mon enfant dans les conditions que je connaissais alors. J’avais de l’argent, et aucun compte à rendre, à personne.

Je décidai de fuir, de disparaître.


Par la suite, en France, j’ai vu une chance pour Aurélie quand Daniel a voulu lui donner son nom. Je m’imaginais que ce serait bon pour elle, que nous allions former une famille comme une autre.


Avec le recul, je suis plus circonspecte. Il n’est pas un mauvais père, mais il n’en est pas un bon non plus. Pour dire vrai, il ne s’en occupe guère. Il n’y a rien qui compte plus pour lui que sa clinique et ses ambitions politiques.

Une alerte interrompt mes sombres réflexions : un nouveau mail vient de tomber :

« Qui est le père ? »

« Pas toi ! »


Mon exclamation en retour a fusé, spontanée, orale en même temps qu’écrite. J’ai frappé le bouton envoi d’un index rageur. La réponse suit deux minutes après :

« Ma chérie, je sais pas dans quoi tu t’es embarquée, mais il y a de la thune à se faire, j’en suis sûr. Tu auras besoin de moi. Appelle-moi ! Tu me connais, je suis bon… »


C’est vrai, il était bon et savait aussi être généreux, mais c’était quand même mon cul qui trinquait. Après avoir quitté mes parents et Nouakchott, nous avions rejoint Dakar. Je nageais dans l’euphorie, mes illusions étaient intactes, il était l’homme de ma vie. La lune de miel dura tout au plus quatre ou cinq semaines. Il m’avait installée dans mes meubles, un appart rien qu’à moi. C’était le paradis, jusqu’au jour où il me mit au turbin.


N’allez pas croire que je faisais le tapin ; pas du tout, ce n’était pas le genre de la maison, mais il ne m’en demanda pas moins de faire fructifier mon capital. La première fois vint sans que je me rende compte, lors d’une réception, fastueuse avec décorum, et tout le toutim… J’avais suivi Moctar ; la fête avait lieu dans une grande salle, à l’hôtel Teranga. Le site m’en imposait autant que les invités. Ils étaient tous habillés chic.


Je portais une robe du soir, longue, taillée dans une étoffe très fluide et soyeuse. J’en sentais la magie sur mes jambes fraîchement épilées. J’adorais cette robe, ma première de grande classe. Mon dos était nu. Ma gorge très dégagée était mise en valeur par un collier magnifique, fait de perles rares ; un bijoutier nous l’aurait prêté pour l’occasion. Il fut en fait ma récompense pour service rendu. Une récompense anticipée, en quelque sorte, puisque j’appris plus tard, lorsque le service fut rendu, que je n’aurais pas à le rendre. L’hypocrite me l’offrit ; je devinai qu’il avait prémédité son coup.


Il y avait beaucoup de monde dans les salons de l’hôtel Teranga ; mon mentor me présentait aux uns et aux autres. Un homme eut droit à plus d’égards. Il n’avait rien de remarquable ; la cinquantaine, assez grand, le cheveu noir, l’œil aussi. Je ne lui accordai pas d’intérêt particulier. J’attendais pendant qu’ils échangeaient, assez distraite, et plus intéressée par les allées et venues des uns et des autres que par ce qu’ils se disaient. À un moment donné, Moctar prit mon bras pour attirer mon attention, je compris qu’il parlait de moi.



Il avait énoncé la proposition sur un ton uni, sans modulation aucune, comme s’il avait dit une banalité. Je ne compris pas de prime abord et réagis avec retard, bredouillant un acquiescement de pure forme, par politesse envers le monsieur, et jetant des regards déconcertés autant qu’interrogateurs vers mon compagnon. Mon incompréhension était patente. Moctar s’excusa et m’entraîna à l’écart pour m’expliquer le fin mot de l’affaire : il était dans la merde, et le seul moyen de l’en sortir était de coucher avec le nommé Hamza, lequel avait promis de signer le contrat en souffrance si j’étais gentille avec lui. Pas plus compliqué…


Le ciel me serait tombé sur la tête que je n’aurais pas été plus estomaquée. J’ergotai en vain ; il balayait mes arguties. Je fus conduite à admettre qu’il n’y avait pas d’échappatoire. Je décidai donc de faire face et montai en première ligne avec la vaillance d’un brave petit soldat, sans comprendre que je venais d’endosser mes galons de pute de haut vol. La bataille eut lieu dans l’hôtel même où Hamza avait une chambre. Le combat connut certaines péripéties, dont je ne tire pas gloire.

Le soleil était déjà haut quand je franchis à rebours les portes de l’hôtel.


Ma première nuit putassière avait ébranlé ma confiance en mon compagnon. J’avais donc mis les points sur les « i » : pas question de renouveler le genre de prestation à laquelle je m’étais prêtée. Nous avions conclu la paix des braves en convenant que le mieux pour moi serait de trouver un boulot qui me garantirait une certaine indépendance. La chance aidant, et notre roublardise jointe à une totale absence de scrupules, firent que le mois suivant je figurai sur les rôles d’une agence locale des Nations-Unies.


J’étais naïve, et la convoitise de mon compagnon insatiable ; quant à sa malignité, elle était sans limite. Il ne se passa pas beaucoup de temps avant que je ne sois à nouveau réquisitionnée. À nouveau au Teranga, quatrième étage, à gauche de l’ascenseur. Je ne me souviens plus du numéro de la chambre. Un type imbuvable, gros, gras du bide, et puant de la gueule. J’étais immobilisée sous la masse du pachyderme, incapable du moindre mouvement et presque étouffée tandis qu’il me besognait en ahanant.


D’autres auraient compris ; pas moi : j’étais bête à manger du foin. Je suis restée avec Moctar en dépit de tout. Il m’endormit si bien que j’en vins à consentir d’autres prestations du même genre ; beaucoup d’autres. Certains hommes étaient séduisants, certains ne l’étaient pas…


Dans le même temps, je gardai mon job. J’avais à cœur de m’y tenir, sinon d’y exceller. J’ose dire qu’on m’y appréciait. Ce point était essentiel. Sans cela, je ne serais pas restée et n’aurais pas progressé. Assez vite, la paye et l’argent n’étaient plus une motivation déterminante. J’en avais plus qu’il ne m’en fallait. Je dépensais assez peu, et Moctar était généreux.


Lui aussi progressait. Il gravitait dans les plus hautes sphères, à la droite de Dieu le père lui-même. Son mot d’ordre était qu’il n’y avait pas d’équation, aussi compliquée soit-elle, qu’on ne saurait résoudre. On disait de lui qu’il avait le don pour dénouer les situations les plus délicates, les plus embrouillées.


Ai-je contribué à la réussite de mon mac ? Mac comme maquereau, je persiste et signe. Personne n’est indispensable, mais je crois avoir payé ma part pour sa réussite ; il m’en était d’ailleurs reconnaissant. Le hic était que ce n’était jamais fini. Il lui fallait toujours plus, encore et encore… Je me lassai. Je crois que je ne l’aimais plus, plus vraiment je veux dire. Toutes ces choses que j’ai faites par amour au début, je ne savais plus très bien pourquoi je continuais. L’argent facile… peut-être, encore que j’en avais plus qu’il ne m’en fallait. Je ne sais pas pourquoi je continuais… L’habitude sans doute… L’aventure et son piment, l’action et l’adrénaline, tout et n’importe quoi… Le plaisir aussi ; oui, j’ose le dire : j’éprouvais, j’éprouve du plaisir en en donnant aux autres.


Certaines fois, il me fallait quand même y mettre du mien. J’ai un truc pour les cas difficiles : une fée veille sur moi, et le prince charmant débarque et se substitue au vilain monsieur. C’est magique ; mes transports sont prodigieux et contagieux. Transports en commun garantis ! Tout le monde en profite ! Mieux que le RER, mieux que la RATP, mieux que la SNCF, mieux qu’Air France, presque la NASA… Satisfaits ou remboursés, c’est dire. Autant que je me souvienne, je n’ai eu que des éloges.


Revenons sur terre ; revenons à ce mail de Moctar qui me tarabuste. Dois-je lui répondre ? Pourquoi pas…

« Va te faire foutre… »


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Vendredi 5 août



Moctar m’a retourné une réponse rageuse. J’en prends connaissance au matin, à la première heure, au terme d’une nuit agitée. Je me doutais qu’il ne lâcherait pas prise, et ma sortie de la veille l’a sans soute énervé. Une saute d’humeur bien inutile… Je regrette et me demande si je ne devrais pas rattraper le coup…


J’ignore au moment que mon destin est tracé, que Moctar n’y a pas de rôle et que de toute façon je ne peux plus grand-chose pour en changer le cours… Je l’apprendrai au retour du footing. Hermès, le messager des dieux de l’Olympe, m’apporte la nouvelle. Il sonne à ma porte. Un autre homme l’accompagne ; tous deux ont la mine sévère. Je ne suis pas douchée et encore en nage. Je me sais seule à la maison. C’est un jour sans femme de ménage, et Fallé et Aurélie sont sorties. J’entrebâille le battant. Ils brandissent des cartes tricolores. Le plus proche s’empresse de me rassurer :



J’ouvre mais reste néanmoins en travers du passage, dans l’attente de plus d’infos, intriguée, un peu inquiète. Que peuvent-ils bien me vouloir ?



L’annonce m’anéantit. Un autre prétendant… Je prie et blasphème. « Que vous ai-je fait, mon Dieu ? » Je fais effort pour répondre :



Est-ce un mensonge ? Oui et non ; je suis encore sonnée, confuse, même si je remets peu à peu le personnage.



L’angoisse m’étreint la gorge autant que la poitrine. Ma respiration s’accélère, j’ai des difficultés a trouver mon rythme. Mes neurones turbinent à m’en donner mal à la tête. Le géniteur d’Aurélie ? Je n’étais pas sans avoir des soupçons, mais je n’aurais pas parié sur ce type. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le problème me turlupine. J’ai fait mes calculs, et recalculé cent fois : durant la fenêtre de fertilité considérée sur six jours (de J-4 à J+2, J+1 étant le jour de l’ovulation), j’ai eu des rapports avec quatre hommes, dont Moctar, un expert camerounais, un Américain, et un gradé d’une force interafricaine. Le nom de ce dernier ne m’a pas tout de suite frappée, mais je n’ai plus de doute. Je me souviens qu’il m’expliquait que « Dan » signifiait « fils de » en je ne sais plus quelle langue, et donc que « Lawali Dan Azoumi » se traduisait par « Lawali fils d’Azoumi ».


Comment ce gros porc peut-il être le père de ma fille chérie ? Ce n’est donc pas le Camerounais ! Aurélie a pourtant la finesse des traits de ce dernier, les mêmes yeux d’un noir velouté et profond, la même bouche pulpeuse et joyeuse, les mêmes pommettes et ce nez un rien frondeur, le même front et ce port de tête élégant et racé… J’étais tellement convaincue que l’option du Camerounais était la plus probable… Je n’arrive pas à m’en défaire ; cela fait mal, un peu comme si on m’enlevait quelque chose, un organe, un bras…


J’ai le sentiment qu’un dieu malin me joue un mauvais tour. Autant l’avenir d’Aurélie m’apparaissait radieux et tout tracé quand j’imaginais que le Camerounais était son père, autant les augures me paraissent désormais sombres depuis que je sais ce sont les gamètes du Nigérian qui ont emporté la mise.


À l’époque, il était militaire haut gradé en charge des approvisionnements d’une force d’interposition forte de plusieurs milliers d’hommes. Moctar avait intrigué et organisé de telle sorte à me mettre en capacité de séduire le bonhomme. J’avais couché une bonne douzaine de fois avec Lawali – peut-être plus – au cours des quelques mois qui ont précédé ma fuite vers la métropole. J’ignore si les contrats que je parrainais ont été signés ; je me suis sauvée avant. Je me souviens qu’on disait l’homme dur en affaires… « Que me veut-il ? Aurélie ? De quel droit ? » Le policier lit dans mes pensées ; il en rajoute :



Dans mon esprit, ils sont policiers.



Je m’efface et invite les deux hommes à me suivre. Je les installe au salon et leur sers à boire, du café pour l’un, un Perrier pour l’autre. L’intermède m’est salutaire ; il me permet de récupérer et de jauger les deux hommes. La cinquantaine grisonnante ; les manières sont celles des fonctionnaires. Ne me l’auraient-ils pas dit, je pense que j’aurais deviné. Encore que leur attitude et leur regard recèlent une sorte de détermination qui me porte à penser qu’ils ne sont pas de simples fonctionnaires.


Ils m’apprennent que Lawali est désormais ministre de la Défense dans le gouvernement de la République Fédérale du Nigeria ; qu’il est actuellement à Bruxelles pour des entrevues au plus haut niveau avec les responsables de l’Union Européenne ; et qu’en parallèle il va engager des pourparlers secrets en vue de négocier d’importants contrats d’armement. Les Américains, les Russes, les Allemands, les Britanniques, les Chinois, les Sud-Africains, les Brésiliens et les Français, bien sûr : tous sont sur les rangs.



Ils s’interrompt un instant, consulte son collègue du regard. Un bref échange, puis il reprend :



Est-ce que ce détail compte face à des enjeux considérables ? Je dois me rendre à l’évidence : ils ont les moyens de me faire chanter. Ils n’en ont rien à foutre de détruire ma vie. Je suis coincée, mais décidée à vendre chèrement ma peau…

Sans doute présumaient-ils de ma faiblesse ? Auraient-ils vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué ? Je n’en démords pas. Je ne demande pas la lune, pas plus qu’une honnête compensation à la mesure du préjudice. On en est encore loin.


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Samedi 6 août



Il n’est pas loin de 15 heures ; je me suis confortablement installée dans les salons de l’hôtel Mercure du Centre Jaude. Je les y attends depuis déjà dix minutes quand ils débarquent enfin. Les deux policiers de la veille sont accompagnés de deux autres hommes ; des représentants des industriels concernés. Les présentations sont brèves, puis sans autre préambule on entre dans le vif du sujet.


Les derniers conduisent les tractations ; les policiers n’interviennent pas. Le ton est condescendant, l’atmosphère orageuse, un rien pénible. Ils ne veulent rien lâcher, juste le prix d’une pute de luxe. Il n’utilise pas le terme, mais je le lis sur leurs lèvres.


Je suis désabusée. Mon choix est simple : je leur tourne le dos, ils jasent, et il y a un gros risque que mon ménage n’y résiste pas ; ou bien je coopère, et le danger est aussi grand que j’ébranle quand même mon ménage pour une contrepartie dérisoire.

Blanc bonnet et bonnet blanc, j’ai tourné les talons et déguerpi.


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Lundi 8 août



Depuis samedi, les doutes m’assaillent. Si mon ego trouve son compte dans la rupture, il y a quand même mon mari, et il y a surtout Aurélie. Elle sait que son père n’est pas son père, néanmoins… J’en suis là, mûre pour faire des concessions quand les quatre autres me convoquent à nouveau. Cette fois, je dois les rejoindre à l’hôtel Océania, boulevard François Mitterrand. Ils m’attendent.


Ils ont fait des progrès. On me promet une fortune dix fois supérieure à ce que je demandais, mais seulement si l’affaire se fait. Cette avancée, jointe aux meilleures dispositions dans lesquelles je me trouve, augurent favorablement. Finalement, nous parviendrons à un accord à mi-chemin, prévoyant une avance inaliénable équivalente à la moitié de ce que je voulais. En contrepartie, eux-mêmes limitent le pourcentage à la moitié de ce qu’ils entendaient me laisser. Globalement je suis gagnante, avec 5, 5 fois mon vœu de départ, mais en fait la part réellement acquise est bien plus faible.


À ces conditions, je m’engage à œuvrer pour favoriser la réussite de l’affaire – des affaires, devrais-je écrire, car plusieurs contrats sont en jeu – dans toute la mesure de mon possible, et ceci en dépit des dangers pour mon ménage. Cela veut dire que je ne peux pas m’en sortir avec une petite coucherie : je resterai disponible pour Lawali autant qu’il sera nécessaire. J’ai également dû me résoudre à accepter de reconnaître la paternité de Lawali, au moins officieusement, car il convient de le mettre en confiance


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Mardi 16 août



C’est parti. Ma banque m’a prévenue qu’une somme importante avait été créditée sur mon compte. D’un seul coup je double mes avoirs en nom propre. Faut que je me renseigne : il se pourrait que je sois désormais imposable à l’ISF.


Je sais ce que le virement signifie. Je me suis préparée à affronter une période chahutée, mais c’est égal : à côté des appréhensions qui me tiraillent, il y a aussi une certaine euphorie. La perspective de l’aventure, et son piment, l’action, l’adrénaline ne sont pas pour rien dans ces sentiments contradictoires.


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Vendredi 19 août



C’est le jour. Comme à mon habitude, je n’ai pas tranché. Je ménage la chèvre et le chou. Daniel croit mes balivernes ; nous allons visiter une vieille Mama sénégalaise que j’ai autrefois connue. Il a même poussé l’obligeance jusqu’à nous déposer à Aulnat. Décollage vers 10 heures, escale à Amsterdam, et atterrissage à Bruxelles vers 14 heures 30.

Lawali est prévenu ; une voiture nous attend à l’aéroport.


C’est le cas ! Le bonhomme est en livrée ; il brandit un panneau en carton avec nos noms. Il nous conduit dans une splendide propriété dans la banlieue de Bruxelles, au milieu d’un parc joliment arboré où j’aperçois une piscine. Deux femmes – des employées, sans doute – nous attendent sur le perron. Elles nous informent que Lawali est sur la route, qu’il nous rejoindra d’ici peu, puis elles prennent nos bagages en charge.


Notre chauffeur nous propose de nous faire visiter. Le séjour est particulièrement impressionnant par son volume, ses marqueteries, sa cheminée, les fresques au plafond mouluré. La résidence abrite un immense bureau et de nombreuses chambres. J’atterris dans la plus belle dans l’aile ouest ; la salle de bain à elle seule est une œuvre d’art. Fallé et Aurélie sont logées dans deux chambres communicantes côté est, dans le corps principal. Elles n’ont pas à m’envier : les aménagements sont dignes d’un palace.


Je suis impressionnée ; je n’imaginais pas que Lawali se mettrait dans de tels frais. Mes préventions initiales tendent à se faire moins vives. Nous sommes en train de siroter le rafraîchissement qu’on nous a servi quand il paraît à l’entrée du séjour. Il a beaucoup maigri : ce n’est plus un nounours, seulement un ours. La silhouette est toujours massive et le visage fermé. Il s’illumine soudain à notre vue. Il observe Aurélie. Je crains un moment qu’il ne vende la mèche et déborde nos accords. Il n’en est rien : il me regarde et quête habilement mon autorisation.



Celle-ci hésite, me regarde à son tour, interprète mon acquiescement. Sa timidité la retient encore, mais elle est néanmoins flattée et ne résiste pas plus quand Lawali l’attire à lui. La belle et la bête ! L’image me vient spontanément, mais je n’ai pas d’appréhensions : ce diable d’homme a su trouver l’entrée en matière qui m’a rassurée.


Il salue ensuite Fallé, quelques mots en bambara. J’ignorais qu’il parlait bambara ; ce n’est pas sa langue natale : il est Haoussa, je le sais. Je ne suis pas sûre que Fallé comprenne le bambara : elle est issue d’une ethnie, les Imraguens, dont la population ne compte pas plus d’un millier d’âmes, et sa langue maternelle est l’hassanya.


Je devine que les salamalecs ont un double objet, dont l’un vise à me rassurer, et l’autre à retarder le moment où nous serons face à face. Il appréhende comme moi cet instant où d’un seul regard nous apprendrons qu’elle sera la qualité de nos prochaines relations. Ce mimétisme que je pressens me le rend sympathique ; je me souviens qu’il pouvait l’être, qu’il n’était pas toujours une bête assoiffé de sexe.


Je sais que je suis en service commandé ; je craignais de ne pas m’en tirer, mais j’acquiers en quelques instants la conviction que la tâche sera plus facile que je ne pensais. J’ai gardé ce don de divination de l’époque où il me fallait très vite savoir où nager. Mon intuition ne s’est pas émoussée. Je pressens l’homme heureux de me revoir ; cela me flatte plus que je n’aurais pensé, et par-dessus tout, il est infiniment plus buvable que je n’avais craint, j’ai tout lieu de m’en réjouir. Je m’en réjouis. Le sourire que je lui rends est d’une sincérité sans faille.



Nous sommes face à face ; je le devine désireux de m’étreindre. J’ose l’esquisse d’un geste affectueux et nous nous jetons dans les bras l’un de l’autre comme de vieux amis, que nous n’étions pourtant pas. L’étreinte est amicale, du genre qu’on réserve entre potes ; il y a aussi de la complicité. Je ne m’attendais pas à ce genre de démonstration entre nous ; cela me touche.


J’ai noté qu’il avait fait beaucoup de progrès en français. Il poursuit dans cette langue avec moi. Autrefois, nous avions recours à un mauvais anglais. C’est un bon point. Il m’entraîne un peu à l’écart avant de poser sa question :



Il se satisfait de la réponse. Elle est élaborée, n’en doutez pas. Les policiers et moi-même avons réfléchi, anticipé, échafaudé : je ne suis pas prise de cours.



J’écrivais plus haut qu’on avait fait en sorte que je ne sois pas prise de court, mais nous n’avons jamais envisagé cette hypothèse. On parle de plusieurs millions, j’en suis sûre. J’ai le souffle coupé, j’en tombe sur le cul, allégoriquement s’entend, car en réalité je suis figée debout. Lorsque je retrouve mes esprits et mon souffle, je justifie d’abord mon attitude :



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Samedi 20 août



À l’aube de ce nouveau jour, nous avons veillé tard. Lawali a enchanté la soirée… Le faste de sa réception, sa délicatesse, sa façon qu’il a de séduire Fallé, et Aurélie aussi… Celle-ci tombait de fatigue, mais refusait malgré tout d’aller dormir, redemandant encore et encore le genre d’histoire à dormir debout dont Lawali semble avoir un répertoire inépuisable.


Pendant ce temps, je me laissai glisser et nageai quelques brasses ; l’eau était délicieusement chaude. Il nous avait entraînées dans cet endroit en bordure de la piscine ; il n’aurait pu choisir un coin plus agréable. Le calme, la verdure, les oiseaux, le ciel étoilé, tout contribuait à donner un cadre reposant.


Il n’y a que quelques heures que nous avons débarqué en Belgique, mais j’ai le sentiment d’y être chez moi depuis toujours. J’y repense tandis que Lawali me sert un dernier verre, un alcool fort au goût exquis. Je sais que je vais être paf, mais je m’en fiche ; je n’ai pas envie de refuser. Il me faut fêter tout ce qui m’arrive et que je n’attendais pas. Le destin est un fieffé coquin, un drôle de luron qui n’en fait qu’à sa tête et fête Noël quand bon lui semble, quand bien même ce serait un 19 août. Ou le 20, je dois changer la page du calendrier : minuit sonne depuis un clocher dans le lointain. Le carillon résonne dans l’air et dans ma tête. Les filles sont enfin parties se coucher ; je songe à en faire autant.

Je vais pour m’en ouvrir à mon hôte lorsqu’il me devance :



Que puis-je répondre ? Un coup d’œil, et je sais à peu près quelle est ma marge de manœuvre : le maillot contient une bosse révélatrice. Je devine qu’il rumine le sujet au moins depuis que les gamines nous ont laissés seuls. J’ai une mission, un devoir pour mon pays… je vais m’en acquitter, mais étrangement ma résolution ne me coûte pas. Je monte au front, la fleur au bout du fusil.


Je suis volontaire, mais c’est quand même sous la menace de la baïonnette pointée sur mes reins que je parcours les derniers mètres. La porte refermée, l’homme policé pose le masque. La bête se dévoile, il rugit. D’un coup de patte, je suis nue, le haut et le bas du même mouvement et son slip de bain par la même occasion.



Quelle impatience ! Comment aurais-je pu supposer une telle urgence ? Je me félicite d’avoir dit oui : je n’ose imaginer la cocotte-minute explosive qu’il aurait été si j’avais reporté comme j’avais un instant envisagé. J’oublie ma fatigue et m’emploie à le calmer ; il ne faut pas gâcher ce moment, j’ai à cœur de conclure des retrouvailles inoubliables. C’est évidemment la pro qui raisonne, froide et calculatrice, mais dans un coin quelque part il y a aussi une femme attendrie qui souhaite apporter sa part pour nourrir le rêve éveillé.


Calmé, Lawali se laisse faire. Il m’aide quand je le bascule de telle sorte que je le chevauche désormais. Je réajuste ma position bien calée sur mon pivot. Il est dur, long, épais, gorgé de sang et congestionné à m’en dilater le vagin. Son désir est indéniable, flatteur aussi ; je n’y suis pas insensible. Il a empaumé mes fesses et procède pour imprimer du mouvement. Immobile, pesant de tout mon poids, je le laisse s’escrimer, puis je note quand ses efforts s’amollissent. Je sais qu’il a pris conscience et goûte les effets du massage que je lui prodigue à l’aide de mes muscles pelviens et périnéaux.


Je choisis mon moment, et fais appel aux dieux. J’invoque la compagnie des walkyries avec lesquelles je pars au grand galop. Ma course se fait de plus en plus folle, je monte et descends sur un rythme effréné dans le même temps que j’improvise une danse du ventre à couper le souffle, par la cadence, par le déhanché, quitte à faire souffrir le mandrin sur lequel je suis enchâssée.


Lawali a renoncé aux fesses pour empaumer mes seins qu’il triture et malaxe sans ménagement aucun, si d’aventure il les a à portée. Je n’en ai pas vraiment conscience ; la douleur – s’il y a – ajoute à ma transe. Je suis la sorcière vaudou en charge de vider les couilles du pauvre malheureux entre mes cuisses. Rien d’autre ne compte : qu’il éjacule, mais il y faut néanmoins que ce soit avec plaisir, sinon ce serait peine perdue. Je sais que son plaisir n’en sera que plus grand s’il voit qu’il m’en a aussi donné. Aussi je ne retiens plus ma fougue dès lors que je sens dans mon ventre le foutre chaud qu’il y a craché. Et bientôt un orgasme, bel et bon, et bien réel, nourrit la manifestation visible de ma félicité.


Si je n’avais pas des obligations familiales, je me verrais bien en nouvelle Mata Hari du XXIème siècle.