n° 17539 | Fiche technique | 16777 caractères | 16777Temps de lecture estimé : 10 mn | 29/08/16 corrigé 06/06/21 |
Résumé: Voyage en Absurdie. | ||||
Critères: nonéro portrait pastiche délire humour | ||||
Auteur : Radagast Envoi mini-message |
Dans la cuisine, je mets la cafetière en marche et je me rends dans la salle d’eau me refaire une petite beauté. Je me recoiffe tout en vérifiant ma peau. À vingt ans, il faut faire attention à son corps, surtout que je suis contente de lui ; j’espère qu’il me fera encore plusieurs saisons en cet état. Belle blonde, grande, fine et délicate.
Je reviens dans la cuisine en me marrant.
Je vis chez ma grand-mère à Marseille, où je poursuis mes études de droit ; bientôt, je vais migrer à Lyon, passer un an dans cette ville de culs-serrés froids et hautains.
Elle me tend une lettre à en-tête de la Sécurité sociale.
Madame,
Suite à votre récent décès survenu le 23 août, nous vous saurions gré de bien vouloir ramener votre carte Vitale dans nos services, ce afin de la désactiver définitivement.
Veuillez accepter, Madame, nos sincères condoléances pour votre décès ; nous comptons sur votre célérité pour rendre cette carte.
Signé : Richard Landerlain,
Directeur de centre de la CPAM de Marseille.
Je me suis assise et relis trois ou quatre fois le texte. Rien n’y fait : pour eux, je suis bel et bien morte. Je fais des études de droit, mais la paperasse n’est pas mon fort ; je suis plutôt insouciante. Surtout que ce genre de missive me rend perplexe : comment demander à une morte de rendre sa carte ? Surtout que la morte… c’est moi !
Moi qui dois passer des radios bientôt !
Je farfouille dans mes tiroirs et armoires pour récupérer le maximum de documents officiels, tandis que ma grand-mère ronchonne toute seule.
Le caractère enjoué de ma grand-mère reprend le dessus ; elle rit et me charrie tout le long du trajet.
Nous faisons trois fois le tour du pâté de maisons avant de trouver une place. Ma grand-mère me donne mon dossier, et si je pénètre d’un pas martial dans la salle d’attente, mes fesses claquent des dents, pire que lors du bac.
Je récupère un ticket sur le bitougnot à tickets ; je gagne le numéro 301. L’écran m’indique que le 290 passe en ce moment ; ça me laisse le temps de me morfondre.
J’examine les lieux ; une salle aux murs couverts d’affiches délavées : « Faites-vous vacciner » ; « Faites un test de dépistage du cancer colorectal » ; « Passez une mammographie »… De quoi te remonter le moral ! Des sièges en plastique inconfortables qui ont dû accueillir des générations de postérieurs de toutes formes, âges, tailles et sexes invitent le mien.
Ma mamy arrive et me donne ses dernières consignes, sa plus grande crainte étant que les bureaux ne ferment avant que mon numéro ne s’affiche sur l’écran.
Au terme de trente minutes d’attente, mon tour arrive : 301 – guichet 3.
Je me précipite. Face à moi, derrière une vitre, une petite grosse aux cheveux grisonnants attend mes explications. Elle ressemble à un guppy dans un aquarium.
La petite grosse me fixe, les yeux exorbités. Maintenant, elle me fait penser à une carpe koï.
J’entends ma grand-mère discuter avec ses voisins.
Elle fait son petit effet.
Mon interlocutrice relit plusieurs fois la lettre, compare avec les données de la carte Vitale et répète toutes les trente secondes « Je ne comprends pas ! »
La blonde rapplique, regarde les documents.
Grand silence. La blonde nous regarde, ouvre la bouche, la referme ; avec elle, j’ai droit à une tanche.
Je suis à deux doigts de lui répondre « Ma main dans la tronche serait une preuve ? »
Heureusement, d’autres préposées rappliquent et m’empêchent de dire des grossièretés.
Derrière moi, ma grand-mère se déchaîne, accompagnée des rires des autres patients.
« Qu’est-ce que je devrais dire, MOI ! »
Ses collègues la regardent partir vers le bureau de ladite madame Morin. Je vois à sa démarche et sa mine triste qu’elle les serre les fesses. Elle va peut-être se faire bouffer ! Madame Morin doit être de la famille de la mère Fouettard.
Martine revient avec une petite bonne femme qui ne doit rire qu’à la Toussaint. Chignon strict, des lunettes posées sur le bout du nez, elle toise les gens par-dessus ses verres.
Madame Morin réfléchit et me dit :
J’imagine d’ici le bug : une féroce envie d’aller s’en griller une ou de voir la journée se terminer, se lamentant devant le tas de dossiers qui lui reste à traiter, rêvant à ses prochaines vacances à La Grande-Motte ou à Étretat ; alors, au lieu de cliquer sur changement d’adresse, le « bug » a cliqué sur décédée.
J’entends derrière moi ma mamy qui ajoute, provoquant les rires des autres assurés :
Sous le regard effrayé des autres employées, les deux femmes montent dans les étages à la recherche de Dieu le père.
Je jette un coup d’œil sur ma montre : il y a une heure et demie que je m’escrime ici.
Les deux femmes reviennent, accompagnées d’un grand type tout maigre, la petite quarantaine, une calvitie naissante ; il me fait penser à Juppé jeune, quoique je ne pense pas que Juppé ait été jeune un jour, même enfant.
Ma grand-mère commente :
Le directeur me regarde.
Je verse une larme : c’est le premier à me donner du « Mademoiselle » non administratif. « Mais si tu savais, mon vieux, comme je m’en fous de tes désolations ! »
Je le regarde, les yeux ronds.
Je suis de plus en plus ahurie.
Il semble hésitant.
Trouver un médecin au mois d’août en fin d’après-midi va être coton.
À cet instant, ma grand-mère apparaît à mes côtés.
Avant que nous ne partions, le directeur me rappelle :
Je serre contre moi ces documents, tels les Dix Commandements.
Il hésite puis laisse tomber. Ces papiers sont la preuve de leur connerie, alors plutôt crever que de les lui filer.
Ma mamy, bourrée d’énergie m’entraîne à sa suite.
J’ai vu, quand j’étais petite, un dessin animé, Les douze Travaux d’Astérix ; le petit guerrier devait entrer et ressortir de la maison qui rend fou. Je viens seulement de comprendre : la maison qui rend fou existe !
La secrétaire du docteur nous signale que nous avons de la chance : un patient vient de se décommander.
Je me lance dans une énième explication de mon cas. Le docteur Moreau est un petit bonhomme bedonnant d’une cinquantaine d’années. Au fur et à mesure de mon explication, je vois son œil s’allumer et un sourire de plus en plus large illumine son visage pour finir par une franche hilarité, que je suis loin de partager.
Cœur, poumons, tension, tout y passe. Il m’ausculte très professionnellement, en se marrant comme une baleine. J’ai égayé la semaine de ce brave docteur.
Je rentre à la maison en serrant contre moi le précieux document :
Je, soussigné Moreau Raoul, diplômé de la faculté de médecine de Marseille, certifie que mademoiselle Jehanne Dumas, née le 25 janvier 1975 à Marseille est vivante, en parfaite santé tant physique qu’intellectuelle.
Je passe une nuit agitée. Je fais des cauchemars, poursuivie par des croque-morts, ou errant dans des couloirs sans fin à la recherche d’un personnage qui me mettrait un cachet sur ma carte Vitale.
Le lendemain, à la première heure, ma grand-mère me réveille, sert le café et me noie sous ses conseils : « Dis-leur ceci, fais cela… » Je deviens folle.
À la CPAM, même cérémonial que la veille ; ticket, attente.
Au guichet 06, je n’ai pas affaire à la Martine d’hier, mais à une jeune femme au regard de bovidé sous ecstasy, prénommée Gisèle. Je vais devoir tout réexpliquer.
Grand moment de silence ; le bovidé vient de péter son dernier neurone en fonction. Je ne vais pas revivre la même journée qu’hier… Heureusement, madame Morin sort de son bureau à cet instant.
Elle récupère mes différents papiers, les examine et va dans les étages, me laissant seule avec Gisèle. La pauvre me regarde, les yeux ronds, la bouche ouverte. À tout instant je m’attends à ce qu’un filet de bave tombe de ses lèvres.
Tout sourire, il se dirige vers moi, sort de l’aquarium et me serre la main.
Madame Morin se radine avec des tasses.
Il me rend ma carte Vitale ainsi qu’un papier tamponné stipulant que je suis vivante.
Nous discutons quelques minutes, ensuite je retourne voir Gisèle pour signer un document certifiant que je viens de reprendre vie.
Cette jeune femme me regarde, toujours aussi hébétée.
À travers ses yeux globuleux, je vois le vide intersidéral. Pire : le néant.
Je crois que je viens de trouver mon bug !