C’est dimanche après-midi. Un dimanche gris au milieu de l’hiver. Si je ne veux pas déprimer, je dois sortir, voir un peu de monde. Il y a un concert à la salle du Cégep, de la musique de chambre. Je préfère les concerts symphoniques tellement plus pleins, plus ronds. Mais bon…
Le spectacle est bon, pas enlevant mais c’est bien. À l’entracte je vais me chercher une bière. Je ne suis vraiment pas seul. C’est un peu bondé. Tout le monde veut être servi rapidement pour pouvoir finir sa consommation avant la fin de l’entracte. Je suis servi. En m’extirpant de la cohue je suis un peu bousculé. C’est une belle femme d’âge mûr, de mon âge, qui s’excuse en me faisant un sourire qui me vient droit au cœur. Un sourire. C’est tellement beau, un sourire ! C’est l’arme de séduction qui me fait le plus d’effet. Un sourire c’est comme une illumination, c’est comme si l’âme se frayait un chemin, comme si elle transparaissait, comme si elle prenait corps. Je peux lire à travers le sourire le meilleur de la personne. Et ce sourire qu’elle me fait, cette chaleur, cette douceur ; c’est un délice. Je me perdrais bien volontiers dans ce sourire.
Je me mets un peu à l’écart, assis seul à une petite table. J’aime être à l’écart, avoir une vue d’ensemble sur la foule, regarder les interactions, imaginer les rapports entre les gens, les jeux de séduction, me questionner sur leurs motivations. La dame qui m’a bousculé m’a suivi.
- — Je m’excuse encore, me dit-elle en s’asseyant à ma table.
- — Je crois que je vais m’en remettre.
- — Vous aimez le concert ?
- — C’est bien.
Il y a un petit silence. J’aimerais bien trouver quelque chose d’intelligent à lui dire. Elle me plaît. Elle a une petite robe avec un léger décolleté en rond qui met en valeur ses rondeurs qui m’attirent. Ce décolleté c’est comme une fausse discrétion. C’est comme s’il disait : « Regardez comme je ne veux pas vous provoquer, regardez bien comme je suis discrète. » C’est comme si on insistait sur la discrétion. C’est subliminal, sublibidinal. Une discrétion accrocheuse.
- — Moi je préfère les grands ensembles, reprend-elle. J’aime les jeux d’ensemble où chacun se fond dans le grand tout. Dans la musique de chambre c’est la performance personnelle qui est mise de l’avant, la virtuosité. Moi j’en ai ras le bol de la performance, j’y suis allergique.
- — Vous exprimez très bien ce que je ressens aussi. C’est un peu de l’exhibitionnisme. Je préfère une joyeuse discrétion.
« Une joyeuse discrétion ! Qu’est-ce que je viens de dire ? » C’est sorti de ma bouche sans que j’y pense. Une joyeuse discrétion, mais c’est tout à fait elle ! Je lui tends ma main en lui disant :
- — Moi c’est Guillaume.
- — Marie-Thérèse, me répond-elle. Et qu’est-ce que vous faites dans la vie, Guillaume ?
- — J’écris.
- — Vous êtes écrivain, dit-elle une belle flamme dans les yeux.
C’est à regret que je vais devoir la décevoir.
- — J’écris mais je ne suis pas écrivain. Je ne suis pas publié et je ne le serai pas. J’écris, c’est tout.
- — Vous écrivez comme ça, pour rien.
- — Je m’amuse à créer de la réalité, plus de réalité.
- — Quelle drôle d’idée ! Et ça vous donne quoi de créer plus de réalité ?
- — Tout le monde veut plus de réalité. Quand un couple décide d’avoir des enfants c’est qu’il veut plus de réalité. Quand vous lisez votre journal ou que vous regardez votre téléjournal, vous êtes à la recherche de plus de réalité. Quand vous décidez de partir en voyage, vous êtes à la recherche de plus de réalité. Nous avons constamment envie d’agrandir le petit monde clos dans lequel nous vivons. Et moi, je suis Dieu, je crée de la réalité, pour le plaisir, comme lui. Je me sens un peu à l’étroit dans la réalité donnée. Je lui donne de l’envergure.
- — Vous ne mélangez pas fiction et réalité ?
- — Pas du tout. Je vous parle présentement. Je vous trouve sympathique, agréable et attirante. Je vous ai créée et vous ne semblez pas vous en plaindre.
- — Alors là je comprends. Je suis simplement votre fantasme. Vous me rêvez belle et attirante et dans quelques lignes vous allez me sauter. C’est ça ?
- — Non, pas du tout ! Pourquoi devenir vulgaire ? Ce n’était pas prévu. Peut-être suis-je gay et que j’aime simplement parler à quelqu’un de sympathique.
- — À voir comment vous regardez mon décolleté je peux vous assurer que vous n’êtes pas gay !
- — Je ne…
- — Allez, ne cherchez pas d’excuse. Ce n’est pas un défaut de savoir apprécier les belles choses.
Sur ce, elle me fait un sourire coquin avant d’ajouter :
- — Vous savez, je n’aime pas tellement être la marionnette d’un autre.
- — Vous n’êtes pas ma marionnette, vous avez votre vie propre. Quand Dieu donne la vie, il laisse cette vie libre de ses agissements.
- — Je ne comprends pas pourquoi vous m’avez créée comme je suis. Je suis une personne bien ordinaire. Vous auriez pu me créer jeune, blonde, plantureuse, clinquante.
- — Vous me plaisez comme vous êtes. Vous êtes simple, vraie, authentique. C’est votre sourire qui m’a plu. J’y ai vu que vous êtes une femme aimante. Et j’aime votre charme discret. Je n’aime pas qu’on force mon regard, j’ai horreur des m’as-tu-vu, des exhibitionnistes, des personnalités narcissiques. Je n’aime pas les gens qui s’imposent, je n’aime pas les seins qui s’imposent.
- — Alors je vous plais vraiment ?
- — Oui.
- — Vous allez être déçu. Je ne suis pas un bon coup.
- — Retour à la vulgarité… et à l’obsession. Vous êtes obsédée, vraiment ?
- — Blessée serait plus juste, et sur mes gardes.
- — Je ne vous connais que depuis quelques minutes… Je ne vous ai rien proposé…
- — Mais vous en avez l’intention. Je le vois.
- — Et que voyez-vous ?
- — Un chasseur.
- — Vous vous êtes mis toute belle, vous vous êtes maquillée, vous avez choisi cette petite robe qui vous va à merveille avec ce décolleté qui… vous met en valeur. Vous me suivez ici après m’avoir bousculé peut-être exprès. Si je mords à votre ligne, je ne me considère pas comme prédateur mais plutôt comme votre proie.
Elle me fait un grand sourire avant de s’assombrir.
- — Les hommes avec moi n’ont pas été heureux.
- — Peut-être ne vous méritaient-ils pas !
- — Vous savez que le concert est recommencé depuis un bon moment ?
- — Je préfère être avec vous.
- — Dommage, je dois partir maintenant. J’ai une semaine très éprouvante qui s’en vient. Je dois me reposer.
- — J’aimerais vous revoir. Accepteriez-vous de me donner votre numéro de téléphone ?
- — Samedi prochain, à 18 heures, je serai au restaurant Le Palacio. Vous pouvez réserver. J’aime les fruits de mer, les huîtres, les choses gluantes en bouche… Vous me trouvez encore vulgaire ?
- — Je vous trouve adorable et tellement… féminine, féline. Vous jouez avec moi comme si j’étais votre souris. Je peux accepter ce rôle un certain temps. Mais peut-être savez-vous ce qui arrive à la souris quand on l’embrasse ?
- — Non, je ne le sais pas, et je ne le saurai probablement jamais !
Elle s’est levée et s’en est allée. Elle a fait quelques pas, s’est retournée et m’a adressé un sourire qui m’a fait tout chaud au cœur et au corps.
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La semaine a été longue… Je suis au restaurant déjà depuis un petit moment. Il passe maintenant 18 heures. Je ne suis pas surpris. Pourquoi les femmes s’amusent-elles à nous faire languir ainsi ? Mystère. De toute façon je m’attendais à ce que Marie-Thérèse ait 15 minutes de retard. J’attends. Je n’ai jamais eu l’attente sereine ! Il est maintenant 18 h 30. Elle ne viendra pas. Il me vient en tête la chanson de Brel : « Ce soir j’attendais Madeleine… Madeleine ne viendra pas. » Je me lève et je vais payer la consommation que j’ai prise. En me dirigeant vers la sortie je vois Marie-Thérèse qui arrive, l’air complètement désemparé. Que s’est-il passé ? A-t-elle eu un accident ou l’annonce d’une mauvaise nouvelle ? On se redirige vers notre table. Ma déception et la colère qui l’accompagnait se sont rapidement muées en inquiétude.
- — Qu’est-ce qui se passe Marie-Thérèse ?
- — Je n’étais pas en retard. Je suis arrivée avant toi. Je t’ai vu entrer… Je paniquais ! J’ai peur. Je me connais. On m’a dirigée vers toi mais… J’aimerais que tu ne me plaises pas. Je vis présentement une petite vie tranquille, comme sur un tapis roulant. Je me laisse porter. J’ai ma routine, mes habitudes. Je suis dans le doux courant d’une rivière tranquille… mais j’entends le bruit des rapides, là, tout près. Si je fais un pas de plus je vais être emportée, je n’arriverai plus à combattre le courant, je serai démunie, vulnérable, sans prise et je vais encore me fracasser le cœur. Je ne crois pas que je pourrais m’en remettre cette fois-ci.
Elle est belle dans son désarroi, touchante. J’aurais voulu la prendre dans mes bras, la consoler. Elle a une belle robe noire, de circonstance. Sur sa poitrine légèrement dénudée est posé un pendentif serti d’un lapis-lazuli qui semble indiquer le chemin vers son doux sillon entre les monts Amour et Désir. Mon corps me fait savoir de façon très virile que je la désire, comme si j’avais pu l’oublier.
Je suis mal à l’aise. Comment répondre à ce qu’elle vient de me dire ? Si je m’avance, elle s’enfonce. Je ne peux pas reculer. Rester en position, continuer à la faire parler, tenter de dédramatiser.
- — Marie-Thérèse, pourquoi dis-tu qu’« on t’a dirigée vers moi » ?
- — Ah ! ça c’est assez drôle. J’appelle ça mes gestes ratés angéliques. Tu vas me croire complètement folle. Depuis longtemps j’ai remarqué que quand je fais ce qui peut sembler une erreur, un geste raté, très souvent c’est un signe, on veut m’indiquer quelque chose. La première fois que j’en ai pris conscience j’étais au secondaire. J’avais échappé mon crayon. Je me penche pour le ramasser et je vois sous le bureau mon ami du temps qui a la main sur la cuisse, sous la jupe, de mon amie Geneviève. C’est drôle, non ? Tiens, l’autre jour, juste avant de partir pour le travail le matin, j’échappe mes notes de cours… et je trouve dans le repli de la housse qui recouvre mon sofa la boucle d’oreille que je cherchais depuis longtemps. Il y a deux ans, j’ai raté mon autobus. Je ne rate jamais mon autobus. Je l’ai vu passer sous mon nez. Eh bien, quelques rues plus loin il a dérapé et est entré dans un abribus. Mes gestes ratés me parlent.
- — Et moi dans tout ça ?
- — À l’entracte dimanche passé quand j’ai été me chercher quelque chose à boire je me suis enfargée, je me suis enfargée(*) dans rien ! J’ai dû m’appuyer sur toi pour ne pas perdre l’équilibre. Un geste raté… j’ai voulu suivre le signe, voir.
- — Et ?
- — Et je t’ai trouvé… beau ! Retiré, serein, tu me faisais penser à un pâtre surveillant son troupeau. Tu souriais, juste un petit sourire à peine perceptible. Tu m’as plu. Voilà. Beaucoup trop. Et je ne veux pas. Tu dois me trouver très compliquée, n’est-ce pas ?
- — Je n’ai pas à me surprendre, je t’ai créée femme.
- — Je te déçois ?
- — Je t’ai créée belle, attirante, avec un sourire qui illumine tes yeux. Irrésistible. Tu vis maintenant ta propre vie. On n’est jamais maître de sa création, jamais. C’est la grande erreur de le croire. Je t’ai créée mais je ne te connais pas, je ne connais pas ton histoire, tes blessures. Je veux te découvrir…
- — Et me dénuder, avoue !
- — Oui, ça ne fait aucun doute. Et peut-être plus.
- — Plus ?
- — Oui, peut-être te punir si tu m’interromps encore avec tes propos… scabreux.
- — Tu vois que je fais bien de me méfier de toi.
- — Tu ne sais pas jusqu’à quel point ! Bon, je continue. La création : quand un couple amoureux décide de créer un enfant, ils ne savent pas comment évoluera cette création, ils n’en ont aucun contrôle, malgré ce qu’ils peuvent en penser. Comment sera ce nouvel être à 18 ans, à 30 ans ? Sera-t-il architecte, pompier, plombier ? Sera-t-il heureux en amour, optimiste, dépressif ? Sera-t-il en harmonie avec sa famille ? On crée, on ouvre les bras, on laisse aller. Quand des amoureux décident de créer un couple, ils ne savent rien de ce qui va advenir dans 6 mois, dans 5 ans, dans 30 ans. On crée, on ouvre les bras. On n’a aucun contrôle sur nos créations. Tu ne fais pas exception, et c’est bien ainsi. Toi et moi on peut décider de créer ensemble, ou pas. La peur peut tout paralyser. On a le choix. Le destin est souvent la somme des choix que l’on fait.
- — Tu es certain que tu n’aurais pas préféré créer une belle poupée, une belle Bunny qui aurait répondu à chacun de tes désirs, une poupée bien bandante…
- — Non, je ne veux pas d’une poupée. Je t’ai créé toi parce que c’est toi que je trouve désirable et… bandante.
- — Tu me trouves bandante ?
- — Oui, littéralement.
C’est sur ces entrefaites que le serveur arrive avec les plats. Qu’a-t-il entendu ?
Marie-Thérèse sourit. Je vois dans ce sourire la petite fille espiègle qu’elle était sûrement il n’y a pas si longtemps. J’aime cette petite fille en elle.
J’aime la voir manger. Elle prépare chacune de ses bouchées comme si c’était à chaque fois une création, une dégustation unique. Elle jouit de chaque bouchée, l’évalue. Sa concentration sur ces petits détails m’émeut, je ne sais pas pourquoi. Puis elle s’arrête un instant comme si elle avait trouvé la question qu’elle voulait me poser depuis longtemps. Et pourtant…
- — Dis-moi, Guillaume : qu’est-ce que tu cherches chez une femme ? Qu’est-ce qui t’allume ? Qu’est-ce que tu fais là assis avec moi ? Je sais ne pas posséder tous les atouts que certaines autres étalent volontiers.
- — Je ne sais pas bien, je sais peu de choses… Je crois que certains hommes sont fétichistes, ils ne peuvent se voir qu’avec une femme qui ait telle couleur de cheveux, telle couleur d’yeux, telle grandeur, telles formes. Je ne suis aucunement fétichiste, j’aime la femme sous ses diverses facettes. Ce que je sais cependant c’est que je ne peux allumer sur une femme qu’uniquement si je peux voir en elle un peu de la petite fille qu’elle était.
- — Et tu la vois cette petite fille en moi ?
- — Oui, elle est très présente. Même si elle se cache, moi je l’ai débusquée. Je la vois très bien dans ton sourire, dans tes yeux coquins, dans tes retraits, dans tes enthousiasmes.
- — Tu me fais tellement peur !
- — On ne m’a jamais dit ça.
- — C’est qu’elles ne te connaissaient pas. Tu me serais mortel. Après ce repas, tu devras te sauver. Tu n’auras pas ce que tu cherches.
- — Et tu sais ce que je cherche ?
- — Ton regard est trop profond, je m’y perdrais ; je coulerais. Tu devras m’oublier. Je ne baise plus qu’avec des hommes qui ne peuvent pas me blesser.
- — Alors ça fait longtemps que tu n’as pas fait l’amour ?
- — Je ne fais plus l’amour… je baise parfois.
Elle ne mange plus. Elle s’est reculée sur sa chaise, les bras croisés, comme la petite fille boudeuse et entêtée qu’elle était, qu’elle est encore.
- — Et ce geste raté au concert quand tu t’es enfargée dans rien pour venir t’appuyer sur moi… et tu m’as suivi. Ce geste raté, ce signe qui t’est si particulier, tu le renies, tu renies cet appel à vivre ?
- — Tu devrais être si patient… si je descendais trop vite, j’éclaterais. Tu devrais être si patient ! Je ne crois pas qu’on puisse guérir d’une phobie si profonde, si globale. Quand je vois la plus petite parcelle d’amour, j’en tremble. Et toi… J’en mourrais ! Tu aurais dû me créer plus courageuse.
On a passé le reste du repas à parler de choses et d’autres, de son travail, de ses loisirs, de ses choix musicaux. On a fini la bouteille de vin, elle a accepté de prendre un digestif. Malgré ce qu’elle avait dit plus tôt, elle n’était pas pressée de partir. Elle avait quitté sa position défensive. On était bien ensemble. Avant de partir je lui ai dit :
- — Au ciné-club vendredi on passe un très bon film de Costa-Gavras. Tu voudrais m’y accompagner ?
Elle n’a pas répondu immédiatement. Comme il s’en passe des choses dans sa si jolie petite tête !
- — Je vais te conter une histoire. Quand j’étais petite, je devais avoir 6 ans, on était allés à la ferme de mon oncle Arthur. J’ai suivi mon grand frère et ma cousine qui avait le même âge que lui à la grange. On jouait à un jeu : on montait à l’échelle qui allait presque jusqu’au toit de la grange. En haut, on s’asseyait sur une poutre et on se jetait dans le vide pour atterrir peut-être 20 pieds plus bas dans le foin. J’étais montée, je m’étais assise sur la poutre mais je ne pouvais me décider à me jeter dans le vide. J’étais terrorisée. Bien sûr qu’eux me traitaient de bébé, de peureuse. J’ai fini par sauter… Je vais t’accompagner !
Je voyais dans son visage la détermination de la petite fille d’antan.
- — Je passe te chercher ?
- — Non, je vais m’y rendre.
Oui, je crois qu’elle va venir… je l’espère. Elle et moi ça pourrait faire une belle histoire, une très belle histoire…
(*)enfarger : trébucher (québécisme)