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22/09/16
Résumé:  Sans pitié, elle fauche irrémédiablement les jeunes hommes dans la fleur de l'âge !
Critères:  fh bain campagne amour lettre historique -lettres -historiqu
Auteur : Asymptote            Envoi mini-message
La mangeuse d'hommes


Nous voulions vivre à la campagne et venons d’acquérir cette grande demeure édifiée au centre d’une bourgade du Mâconnais, l’ancienne pharmacie dont la propriétaire est décédée depuis deux décennies. Celle-ci étant dépourvue d’héritiers directs, la bâtisse est ensuite passée de mains en mains sans avoir été réoccupée. Nous y avons entrepris d’importants travaux de restauration et ne doutons pas d’en faire bientôt un vrai bijou. L’autre jour, un charpentier travaillant à la toiture nous a ramené une boîte en fer-blanc dissimulée entre les poutres. Elle contenait la correspondance d’un Poilu à sa belle (la fille du pharmacien), une trentaine de lettres splendidement calligraphiées dans lesquelles il racontait sa vie, ses espoirs et désespoirs mais aussi ses souvenirs et rêves. Nous en livrons là cinq extraits que nous avons trouvés spécialement touchants.


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Extrait 1 - tiré de la toute première lettre, datée du 2 août 1914



[…] Me voilà à Dijon au fond d’un épouvantable casernement construit pour cinq cents où nous nous retrouvons trois mille ou plus, je ne saurais compter. J’ai trouvé un recoin presque tranquille qui me permet de m’évader vers toi. Le confort en est bien fruste et je crains que la qualité de mon écriture ne s’en ressente. Quand je dis « qualité de mon écriture », j’entends la calligraphie car, au reste, tout ce que tu m’inspires est si brillant qu’il me suffit de t’évoquer et les mots les plus tendres jaillissent d’eux-mêmes sous ma plume.


Cette guerre, tout le monde la prévoit expéditive et victorieuse, et sitôt mon retour il faudra que nous officialisions notre liaison. Je ne saurais revivre, quelle qu’en soit la raison, la mortifiante vexation de nos derniers adieux, si furtifs, hier sur le quai. Je sais bien que ma condition et mes idées m’éloignent de tes parents : un instituteur, disciple de Jaurès, n’aura pas l’heur de leur plaire, d’autant moins que ce misérable ne souhaite pas convoler en justes noces et saura se contenter de la compagne sans vouloir se la soumettre par les liens du mariage et imposer les tralalas d’une noce.


J’aimerais donc entamer cette correspondance en consacrant d’abord quelques mots à l’amertume que suscita le déchirement qui nous écartela à la gare. Tu ne saurais concevoir à quel point j’ai souffert en les voyant tous, qui dans les bras de son épouse, qui dans ceux de sa fiancée alors que nous ne pouvions qu’à peine nous effleurer et échanger de brèves et chastes accolades. Mais si… tu dois savoir car je suis certain que le même chagrin t’a étreinte, ajoutant cette communion désespérée à celles qui nous unissent déjà. Tous nos jeunes et braves paysans déploraient de quitter leur famille à la veille des récoltes. Moi aussi, j’abandonnais mon jardin secret au moment de sa généreuse floraison, une terre plantée de pousses follement sauvages mais si vigoureuses et chamarrées.


En dépit de ton éblouissant sourire, je devinais ton affliction qu’il tentait de transmuer en muet encouragement. Contrairement aux autres femmes qui s’accrochaient aux fenêtres et marchepieds des wagons, quand j’ai rejoint le mien, tu t’es reculée pour te poster sur un petit banc en arrière et j’ai pu ainsi t’embrasser du regard.

Ce vaste calice blanc, somptueusement épanoui que tu balançais au-dessus de la foule éperdue composait une vision que rien ne ternira jamais et que j’ai gravée sur ma rétine éblouie. J’ai alors, et brusquement compris la force et la profondeur de ce qui nous unit. L’épreuve qui s’annonçait avait au moins le mérite de me le révéler limpidement. Notre amour n’est ni simple harmonie des cœurs, ni sommaire unisson des corps, mais tous deux indissolublement.


Le train s’est ébranlé, et tandis que ta silhouette se dissipait, soudain je t’ai discernée planant dans les nues, déployant la traîne flamboyante de ta chevelure dorée, enveloppée du seul voile translucide de ta chemise qu’irriguaient les éclats cuivrés d’un soleil resplendissant.

Jusqu’à Dijon, tu m’as ainsi escorté. La volupté de tes formes épousait tantôt l’ondulation dorée des blés, tantôt les volutes alanguies des moutonnements nuageux qui donnaient du relief aux cieux. Quand notre convoi traversait des forêts, je t’entrevoyais jouant à cache-cache dans ces futaies et il me semble même t’y avoir aperçue absolument nue, éraflant ton corps délicat contre l’écorce rêche des puissants baliveaux.


Voilà plusieurs heures que nous roulions et, épuisé par la chaleur autant que le désarroi, ressassant toujours nos adieux, je somnolais légèrement. Le claquement monotone des roues sur les jointures des rails générait des saccades qui, conjuguées à mes rêveries sensuelles, me causaient une légère érection. Les lieux résonnaient d’un brouhaha confus entremêlant lamentations, propos belliqueux et ronflements sonores. Ce tapage brutalement cessa. Tu venais d’entrer dans notre fourgon. Je t’ai un instant confondue avec « La liberté guidant le peuple » de Delacroix car tu portais sa fière résolution dans le regard et les gestes, t’affichais comme promesse et récompense de victoire. Ta vêture diaphane laissait transparaître l’orgueil de ta gorge aux seins gonflés d’une ardeur aussi fougueuse que généreuse. Tu te posais, femme et emblème, pointant des aréoles délicieusement carminées et tes tétons agressifs.

Tu t’es avancée, étouffant les paroles agressives de mes très récents camarades sous la cascade perlée de ton rire clair. Lorsque tu es passée devant moi, en me souriant, j’ai deviné sous ta chemise, à la jointure des cuisses, le bouquet odorant en lequel, dès lors, je fus impatient de m’égarer à nouveau. Tandis que tu t’éloignais, je suivais des yeux ton envoûtante chute de reins, et un chaos plus violent me conduisit au seuil de l’éjaculation.

Des cris m’ont éveillé, nous entrions en gare de Dijon.


On n’écrit pas de pareilles sottises à une jeune fille. Tu me pardonneras ces fantaisies polissonnes mais je suis merveilleusement placé pour savoir que sous tes airs sages, tu es fort éloignée d’être bégueule, que tu apprécies mes émoustillantes imaginations et je serais ravi de t’entraîner vers des allégresses épistolaires. Je ne vois pas de raison de me livrer dans mes lettres à une pruderie surannée qui n’a pas cours autrement entre nous.


Mon songe se dissipa un moment lors de notre arrivée à Dijon où nous affrontâmes ce qui, d’abord, nous sembla être une indescriptible pagaille. Les premiers pantalons rouges ont pourtant rapidement ordonné notre cohue. Qu’ils sont fringants et martiaux, mes futurs compagnons d’armes, propres à évincer toute inquiétude concernant l’issue du conflit ! Ce désordre inaugural s’est bien vite résorbé et nous avons réalisé la puissance de cette volonté occulte qui nous gouvernait aussi fermement que paternellement. Dès demain nous partons vers Belfort, et j’en suis heureux car je participerai ainsi à la libération de nos provinces annexées. La principale de mes provinces annexées est néanmoins déjà conquise, et ce n’est qu’en vue de mieux me l’attacher que je me battrai.


Je me souviens de vendredi soir, c’est si ancien… pense donc… avant-hier, quand je t’ai introduite dans l’école par la porte discrète qui donne sur l’arrière pour gravir ce maudit escalier qui grinçait plus que jamais et te guider vers ce minuscule deux-pièces que le ministère de l’Instruction publique met généreusement à la disposition de nos ébats. Tu avais inventé je ne sais quelle histoire afin d’expliquer que tu resterais jusqu’au samedi soir, à Mâcon chez ta cousine Hortense, et nous disposions ainsi, pour la première fois, d’une nuit complète destinée à apaiser nos fièvres et à compenser la brièveté de nos enlacements précédents.


Nous nous sommes précipités dans les bras l’un de l’autre, insatiables de baisers dont tu n’étais pas la moins vorace. Je voulais cependant t’admirer comme tu le mérites, aussi me suis-je soustrait aux mains nouées autour de mon cou pour me reculer et m’allonger sur mon lit. Toute à mes concupiscences acquise et fière de ton corps, tu as immédiatement répondu à ma muette supplique et posément, un à un, tu as écarté ces voiles qui t’apparentaient encore, toi incomparable déesse, aux pauvres mortelles. Tu m’es apparue d’abord dans ce simple jupon noir qui faisait éclater l’ivoire de ta peau, puis vêtue de tes seuls bas, culotte et soutien-gorge. Sans hésiter, tu t’es pavanée dans le cône de lumière qui filtrait par mon étroite fenêtre. Tu me mettais en transe et le savais quand, jouant de ta blondeur dans les rougeurs du couchant, tu m’enivras de la grâce de tes courbes. Enfin, avec une rouerie accomplie pleine d’aguichants défis, tu as fait glisser tes derniers atours, divulguant tes beautés les plus intimes.

Tu t’es figée, là devant moi, splendidement offerte, les bras croisés sur tes seins, frémissant de ton désir.


Je me suis déshabillé, le sexe pointant au cardinal et t’ai tirée vers moi pour te rouler sur ma couche. Une seconde, toujours provocante, tu as feint de résister. Je me suis éparpillé en câlineries et embrassades sur les rondeurs enchantées de ta poitrine, les moiteurs de ton entrecuisse, la raie sublime qui barre ta croupe, les onctuosités de ton ventre et les saveurs délicates de ton cou. J’ai butiné tes nectars sans oser toutefois pousser mes investigations jusque là où m’aiguillonnaient mes désirs et sans doute les tiens également, est-on bête parfois !


Tremblante, tu vagissais doucement. Quand je t’ai pénétrée, ta vibration s’est intensifiée, ta sereine plainte s’est amplifiée et tu as crié ton bonheur si fort que j’ai dû te bâillonner d’une main pour que tu n’alertes pas toute la maison. Ce fut long et savoureux ; tes trémolos m’indiquaient les inflexions de ton plaisir, tu as joui plusieurs fois avant d’atteindre à un orgasme dévastateur peu après que je me fus épanché en toi. De la petite mort, nous avons sombré dans un grand sommeil bercé par les arômes de nos effusions et des songes de félicité.


Le samedi matin nous sommes restés nus, terrés dans mon galetas, nous irradiant de nos chaleurs, nous agaçant de nos désirs, nous effleurant de caresses tantôt pudiques, tantôt lubriques. Et à nouveau, je t’ai prise sauvagement, sans trop de respect, mais tu étais plus que consentante. De longs moments aussi je suis resté ma tête appuyée sur ton ventre et ma main égarée dans les crins (l’écrin, je ne sais) de ton pubis embrasé.


À quatre heures, après un frugal repas pris tardivement, nous étions étalés sur mon lit et nous étourdissions de tendres, légers et suaves baisers dans les préludes d’une étreinte plus impétueuse lorsqu’un sinistre battement de cloche a retenti. Dans l’accord que nous nous apprêtions à célébrer, il a résonné en complet contretemps comme une calamiteuse fausse note altérant nos émois. Tu t’es jetée dans mes bras, frissonnante et apeurée, comprenant, dès ce coup de semonce, ce que je me refusais obstinément à concevoir. Il fut aussitôt suivi d’une interminable et monocorde litanie en laquelle il nous fallut bien entendre le tocsin. Les percussions de cette grêle nous laissaient stupides, désemparés, sans voix et pétrifiés. Nous nous bornâmes à resserrer nos embrassements. Je souhaite aux générations futures de ne jamais être arrachées aux prémices d’amour par le son lugubre du glas.


Longtemps après la fin de ce funèbre signal nous demeurâmes ainsi blottis, enchâssés l’un dans l’autre tandis que de grosses larmes, gonflées d’inquiétude, roulaient sur tes joues blêmies. Enfin, des heurts furieux ébranlèrent ma porte et nous tirèrent de cette léthargie. Enfilant ma robe de chambre, j’allai l’entrebâiller à Sylvain, mon collègue, qui tout excité confirma en criant ce que nous savions déjà : « Je viens d’aller voir, c’est la mobilisation générale, nous partons dès demain. » Encore, mille fois, nous nous sommes silencieusement enlacés puis tu t’es lentement rhabillée. Avec d’infinies précautions, je t’ai reconduite jusqu’à cette issue discrète qui s’ouvre sur la campagne d’où tu t’es envolée. Tu ne t’es pas retournée, et j’ai suivi aussi loin que j’ai pu ta forme blanche dansant au travers l’or des champs.

Effondré, je suis remonté chez moi pour exhumer cette feuille de route qui m’a appris que je devais rejoindre Dijon sans retard. […]




Extrait 2 - tiré de la seizième lettre datée du 20 mars 1915



[…] Je sens, nous sentons tous, qu’une offensive déterminante se prépare. Tu me connais : je ne suis pas belliciste, mais suis prêt à faire ce qu’il faudra, et s’il faut tuer je tuerai dans le but d’arracher cette colline qui répond au nom barbare de Hartmannswillerkopf (1) aux Allemands. Elle constitue un extraordinaire observatoire sur les plaines de la grasse Alsace, et de son sommet on perçoit la lointaine Forêt-Noire et les Alpes par temps clair. L’ennemi ne nous attend pas, et notre 75 – la meilleure pièce d’artillerie du monde – fera encore merveille (merveille… qu’est-ce qui me prend d’écrire de telles énormités ?). Bref, je suis persuadé que cette conquête sera moins difficile que ne le fut la tienne.


Cette dernière était, avant ces jours, bien trop récente pour que j’éprouve le besoin de la reléguer au rang des souvenirs. Il est vrai qu’au cours de notre brève fréquentation nous avons accordé plus de temps à envisager l’avenir qu’à nous remémorer des évènements à peine échus. Dans nos trous, les minutes se distendent jusqu’à s’éterniser, et tout ce qui relève du passé reflue très rapidement. Permets donc qu’à présent, du fond de cette ignoble tranchée, je me réchauffe le cœur et le bout des doigts en te narrant toutes les perplexités que, depuis fort longtemps, tu m’avais inspirées.


Dès la fin de tes études primaires, j’avais repéré cette flamboyante gamine blonde dépassant d’une tête ses compagnes et qui illuminait la cour un peu austère et grise de notre école. Je n’étais à cette époque que le plus jeune instituteur nouvellement nommé, et maintes fois tu avais déjà égayé mes pensées alors que je surveillais votre récréation. J’avoue avoir dès lors rêvassé à la somptueuse floraison de ce prometteur bourgeon. Rassure-toi, ce fut en toute honnêteté et cela se borna à une pure et légitime admiration. Tu as ensuite disparu de longues années, la durée nécessaire à passer le brevet supérieur, faire ton apprentissage et mener tes premières expériences professionnelles.


De courtes apparitions te ramenaient au village et je t’y ai finalement retrouvée derrière le comptoir de l’officine familiale. Je t’ai immédiatement reconnue et ai constaté avec plaisir que la Nature avait tenu ses engagements. Oserais-je concéder que moi qui n’admettais d’autre médication que celle du temps qui guérit bien des plaies, je devins adepte d’une multitude de tisanes, d’élixirs et de baumes dont il me fallut reconnaître la capacité salvatrice dès que c’était toi qui me les délivrais ? Je m’inventais toutes sortes de maux de gorge dans l’unique but de venir lorgner la tienne. Je tins avec détermination le rôle de malade imaginaire, ce qui me permit de tester les compétences de ce préparateur en pharmacie, qui de son seul sourire conférait à ses tisanes un pouvoir guérisseur étonnant. Si ce jeu s’était poursuivi, je n’aurais pas tardé à m’enliser dans l’hypocondrie.


Au fil de mes consultations nos échanges s’intensifièrent, et de la posologie nous débordâmes vers la philosophie. Tu me confias adorer la littérature et je proposai de te prêter des livres. Après chacune de ces rencontres, la fastidieuse correction des cahiers se teintait de fantaisie et m’apparaissait moins harassante. Il y eut enfin ce jour où, alors que tu officiais seule dans la boutique, le tiroir renfermant le tilleul s’avéra vide. Tu me proposas de t’accompagner à la resserre qui abritait vos stocks. Dressant, contre une haute étagère, l’échelle que tu me recommandas de retenir fermement, tu y grimpas lestement et puisas dans un sac de toile une pleine poignée d’inflorescences que tu transféras dans un panier. Lorsque tu redescendis, le bas de ta robe s’accrocha à une écharde du bois et son calice remonta ainsi sur ta jambe, dévoilant successivement ta cheville, ton mollet, ton genou, et très haut ta cuisse nue. Tu remarquas parfaitement mon regard stupéfait et surtout gêné d’avoir profané tes intimités et dégageas très promptement le tissu qui retomba sur ces appâts. Devant ma mine consternée, tu éclatas de ce rire franc et sonore qui est si puissamment enjôleur. Ce soir-là, cent fois j’ai visionné cette scène en ma mémoire hallucinée, oscillant entre courroux et exaltation. Le premier s’alimentait de ne pas savoir si cet accident en était un véritablement et non pas une éblouissante manigance de ta part, car ébloui je fus jusqu’à l’aveuglement. S’y adjoignait l’idée confuse et non clairement formulée que ce geste, d’autres auraient pu le surprendre, pis encore que tu l’avais avec eux ou à leur intention expérimenté.


Puis je m’envolai en douces rêveries concernant les charmes enchanteurs une fraction de seconde entrevus, la finesse et le galbe parfait de ce mollet serré dans la soie blanche du bas et finis par sombrer dans des concupiscences inavouées. Je ne parvins pas à trouver mon sommeil et comparai mon comportement à celui de Marius découvrant la jarretière de Cosette au Luxembourg (2). J’en conclus, certes après des délais effarants, qu’il fallait que je sois amoureux de toi. Cette révélation me plongea dans un tourbillon d’euphorie et de perplexité tandis que de dormir il ne fut plus question.


Mes visites à la pharmacie se multiplièrent et, espiègle, tu te jouais de moi, tantôt aguichante, tantôt si renfrognée que paraissant revêche. Souvent, je me suis senti tout petit enfant quand, me fusillant d’un regard sévère, tu déclarais : « Mais non, je vous l’ai pourtant dit, il ne faut pas verser l’eau bouillante sur ces capitules. » J’en vins même, tout honteux, à suivre la messe, soucieux exclusivement de t’y contempler dans ton apparat dominical, confrontant tes perfections si humaines aux pauvres grâces fanées dont les angelots et autres vierges tapissaient les murs. Un dimanche, sortant au bras de ton père, tu m’aperçus et pouffas, ce qui me fit rougir comme un adolescent surpris en flagrant délit d’espionnage, collé au trou de la serrure en vue d’épier la toilette de sa grande sœur.


Advint le jour de la fête communale ; t’en rends-tu compte, il n’y a que sept mois qui font une éternité au cours de laquelle notre monde a basculé. En ces débuts de mai, le printemps explosait déjà dans tout son éclat. Pendant la crémation rituelle du grand sapin, je me suis faufilé juste derrière toi et me suis penché sur ta nuque jusqu’à l’effleurer. Je me suis grisé de la vision des mèches rebelles frisottant dans ton cou ainsi que du magique parfum de tilleul que tu exhalais et qui se mêlait aux arômes résineux. Tu tenais Hortense, ta cousine, par la main et je mourais d’envie de prendre sa place.


Lorsque la foule s’est retirée dans la vaste grange aménagée en salle de bal, je vous ai suivies, totalement enivré par tes effluves. Tu semblais ne pas m’avoir remarqué et t’es mise à virevolter avec elle. Le tourbillon qui vous emportait me fascinait et je n’aurais pas été plus étourdi si vous m’aviez entraîné dans votre sarabande. Je voyais ton corps cambré, ta gorge fièrement tendue tandis que tu t’abandonnais en arrière et que les volants affolants de ta robe se relevaient sur ta jambe, découvrant cette cheville qui m’avait tant fait fantasmer.


De tes yeux anxieux, tu balayais la salle, sollicitant son admiration, te rassasiant des applaudissements du public au rang duquel je figurais, espérant que tu m’accordes un regard plus appuyé. J’étais à dix mètres de vous et bientôt tu me décochas tantôt des œillades provocantes, tantôt des grimaces peu engageantes qui me firent vibrer entre bonheur et désespoir au rythme de leur alternance. Étais-je sot de ne pas percevoir que les unes ainsi que les autres témoignaient de l’attention que tu me portais et me réservaient une place de choix !


Quand les danses échevelées ont cédé la place à de plus calmes, tout effarouché par mes atermoiements, je t’ai approchée et d’une voix blanche t’ai invitée. Le rire qui te secouait s’est dès lors transformé en tempête comme si cette demande avait concentré d’absurdes extravagances. Dépité et humilié j’ai, sans davantage insister, battu en retraite et me suis caché dans l’ombre d’un coin de la salle. J’ai continué à te surveiller, tandis que toi, affreuse coquine, faisais semblant de l’ignorer. Dans le dessein de m’achever, tu as accroché tes lèvres à celles de ta cousine et, brièvement, follement, tu l’as embrassée. La malheureuse a pâli, tu as rougi, et toutes deux vous vous êtes encore esclaffées. Après cet affront, j’ai quitté le bal, ruminant ma déception, et chaque pas qui m’éloignait de toi était lourd de regret et m’engageait à revenir, suppliant. Plus tard tu m’as avoué ne pas savoir quelle perversité t’avait guidée ce soir, que tu n’avais qu’une envie : celle que je conduise tes pas dans une ronde infernale qui t’aurait épuisée au point que tu t’abandonnes dans mes bras ; n’avoir eu qu’une crainte : c’est que, contrarié, je ne cherche consolation ailleurs.


Je t’assure qu’à la prochaine fête communale, probablement celle de 1916, je me vengerai de ces dédains. Je te délaisserai et courtiserai éhontément ta cousine que j’emporterai dans des cavalcades étourdissantes (si du moins il me reste toutes mes jambes). Je lui raconterai la vie exaltante du guerrier conquérant, la joie des foules qui l’accueillent en libérateur et celle des jeunes filles inclinant leur grand nœud noir avec des sourires prometteurs de mille félicités. Quand enfin, éplorée, tu viendras te jeter à mes pieds, mendiant l’obole d’un sourire, je te traînerai dans le recoin le plus obscur de la grange et exigerai que tu remontes ta robe très haut afin de me dévoiler le tabernacle qu’abrite le miracle de tes cuisses.


Mes doigts maintenant sont complètement gourds et je ne tiens que difficilement mon crayon. Nous avons beau être à la veille du printemps, dans les Vosges l’hiver se poursuit et la neige couvre toujours les pentes du HWK. Je dis neige ; ne vas pas toutefois imaginer un blanc manteau : la neige ici est, au mieux grise, souvent noire, mêlée à des éclaboussures de terre dues au labour des obus, et maculée du sang violacé des combattants, de couleur identique qu’il soit prussien ou français. Je pressens que nous passons nos derniers jours sur ces pentes gelées. Un élan irrésistible nous pousse en avant et nous ne tarderons pas à culbuter l’ennemi. En ce qui me concerne, je te laisse deviner qui allumera ma fougue. […]




Extrait 3 - tiré de la dix-huitième lettre datée du 7 avril 1915



[…] Nous les avons balayés mais ils résistent encore, enfouis dans quelques excavations creusées au flanc des rochers. Notre prochaine offensive sera la bonne et me rapprochera de toi. Tant qu’on ne l’a pas vécue, toute image de la guerre est édulcorée et désuète. On ne saurait se représenter l’horreur de ces duels d’artillerie qui nous bloquent, impuissants dans nos trous, paralysés par ces sifflements qui vrillent l’atmosphère, deviennent de plus en plus stridents avant de s’achever en explosion fracassante, presque rassurante, suivie d’une pluie de terre, de pierre et de fer. On n’a pas le temps de se dire que c’est passé qu’immédiatement ça recommence en se rapprochant. Les assauts, baïonnette au canon, ne sont rien rapportés à ces périodes d’angoisse où, inertes, terrés tant que terrorisés, on sent la mort planer au-dessus de soi. La mort… ici n’est pas une abstraction, dans ces assourdissements, dans ces volées de boue qui parfois se mêlent de chair ; dans cette peur qui vous tétanise, elle devient un objet palpable. Statufiés, nous vivons déjà ensevelis, nous pourrissons au milieu des cadavres qui se décomposent à quelques mètres de nous. Nous sommes devenus des rats, et les vrais rats ne s’y trompent pas qui, par légions, nous visitent et nous considèrent comme une espèce apparentée. D’évidence ils apprécient ce charnier et ne partagent pas cette haine de la guerre dont je m’étonne que bien qu’universellement proclamée tant par les faibles que les forts, lui puisse succéder cet engouement qui jette nos jeunes recrues (et j’en fus, en dépit de l’avis de Jaurès) sur le théâtre des batailles.

Étonne-toi que nous cherchions l’évasion, le rêve, l’espoir… Et cela, pour moi, se condense en un mot, en un prénom : le tien, Émilie, charmante muse.


Ainsi donc, folle pimbêche, tu oses m’avouer que le tiroir à tilleul de la pharmacie était plein, que c’est volontairement que tu as coincé ta robe au haut de cet escabeau, que mille fois tu as abusé de mes timidités avec le projet d’exacerber mon sentiment, que tu t’es réjouie de mes yeux de merlan frit et gaussée de moi avec ta cousine !

Heureusement qu’enfin une rencontre inopinée vint rompre ces puérils amusements qui menaçaient de s’éterniser sans quoi, à ce jour, je n’aurais pas de réchauffe-cœur en ces lieux glacés.


Ce mercredi, je t’ai croisée à vélo alors que je revenais du village voisin. Échaudé par tes caprices lors du bal, la semaine précédente, je me suis contenté de te saluer un peu froidement d’un simple « Bonsoir, Mademoiselle Émilie. » Visiblement mécontente, tu as posé pied à terre pour m’apostropher assez rudement : « Voyez donc ce goujat qui passe des soirées complètes à me conter fleurette en la boutique et qui s’enfuit lorsqu’il me rencontre seule ! » M’arrêtant à mon tour et en risquant deux pas craintifs dans ta direction, je déclarai : « Je croyais n’avoir point l’heur de vous plaire et me défendais de vous importuner. » Là, tu fis semblant de t’indigner : « L’heur de me plaire, de m’importuner, il me la baille bien belle, monsieur l’instituteur ! Mais l’heure a tourné ; taisez enfin vos scrupules ! J’allais herboriser du côté de l’étang. Si vous souhaitez m’y escorter, j’aurai le plaisir de vous découvrir une plante des plus rares. » Ta malice te dicta la duplicité du propos ; pourtant ma naïveté me faisait te concevoir si candide que j’entendis ta phrase au premier degré. J’ai néanmoins objecté qu’il n’y avait pas d’étang en ces parages. En riant, tu me répondis : « On voit que vous n’êtes pas du village. Il en est un, toutefois si bien caché que peu de gens le connaissent. » Toujours à vélo, tu me fis revenir sur mes roues d’un bon kilomètre. Puis, nous nous engageâmes sur une minuscule sente qui partait à droite de la route.


Derrière toi, je me laissais envoûter par la grâce de tes formes, par ta taille de guêpe, par ce déhanchement qui accompagnait chacun de tes coups de pédales et le tortillement de tes fesses (eh oui, je me suis permis) qui en résultait. Le tableau était plus que ravissant. Le terrain se fit chaotique et nous abandonnâmes nos bicyclettes en les cachant. Tu me pris par la main – jamais je n’aurais osé – et me guidas à travers un lacis de pistes étroites où le chemin parfois se perdait entre les buissons. Au bout d’un moment, tu te tournas vers moi me disant : « Savez-vous, cette promenade improvisée m’évoque infailliblement celle d’Emma et de Rodolphe lorsque leur sortie à cheval les conduit vers un étang secret. » Tu me lanças cela sans te troubler le moindre peu. Était-ce invite ou propos d’écervelée ? Je n’eus pas le temps d’y réfléchir car tu te tordis la cheville et vins t’appuyer, roucoulante, sur mon épaule. Je ne sus que conseiller, la mort dans l’âme, de rebrousser chemin. Tu me foudroyas du regard et de ces mots : « Des outrages bien plus conséquents que ce modeste horion ne sauraient me dissuader de poursuivre, et pour avoir le privilège de me pendre ainsi à votre bras, je suis prête à me transformer en Lavallière sans le moindre regret. » Tu m’affolas si fort, qu’encore sous le coup des rancœurs qu’avait nourries la fête communale, je fus tenté de fuir. Où donc me mèneraient tes extravagances ? Mais de quel délicieux poison aussi m’enivraient-elles !


Dès que nous approchâmes de l’étang, tu oublias ta cheville, t’arrachas de mon bras et te précipitas vers lui. Perplexe, je te suivis lentement, ressassant mes émois sans me rendre compte que, pendant ta course, tu déboutonnas ton vêtement. Accédant aux berges entourées d’une épaisse roselière, en un tour de main tu retiras tes bottines et tes bas, puis sans te retourner te dépouillas de ta robe avant de pénétrer, habillée de tes seuls dessous, dans l’onde sombre. Mon premier sentiment fut de colère : tu t’exposais donc au premier venu, sauf qu’en l’occurrence je ne trouvais pas malvenu d’être celui-ci. Mais étais-je bien le premier venu ?


Ces désobligeantes interrogations ne firent que m’effleurer car le spectacle que tu m’offrais les balaya instantanément. Ta chemise ondoyait autour de ta taille, dessinant une vaste corolle. Tu fus mon éblouissant nymphéa flottant sur le miroir paisible des eaux qui remontaient par capillarité, mouillant ton corsage et le rendant diaphane. Nymphe, sirène ou naïade, je sus que dorénavant tu illuminerais ma vie d’un reflet surnaturel et qu’indéfiniment tu serais à mes yeux déesse ayant pris forme humaine.


Après m’être rapidement dévêtu, ne conservant que mon caleçon, je te rejoignis, en quête de tes lèvres fraîches qui exhalaient un goût exquis et un capiteux parfum de tilleul. Sans abandonner ta bouche, je t’ai soulevée pour te tirer de ces flots glacés et venir t’étendre sur un lit de mousses embuées et odorantes, sous le couvert d’un grand saule. Là, je me perdis dans la contemplation des pétillements lumineux qui dansaient sur ton front, ton cou et tes bras, allumant les perles d’eau qui y brillaient de fantastiques irisations.


Tu te tournas vers moi, et dans un large sourire te moquas : « Avec vous, on n’a pas le choix : il faut provoquer. » Je fus si stupéfait que je ne trouvai rien à répondre, alors tu commandas : « Déshabillez-moi ! » et moi, incurable balourd, de rétorquer : « Mais vous êtes déjà toute nue ! » Ta réplique fut cinglante : « Point assez ; je souhaite que vous en rougissiez, et vous restez aussi pâle qu’un spectre. » Du coup, je devins cramoisi. Pouvait-on se soustraire à pareille prière ? Au demeurant, je n’en avais pas la moindre envie. Je te serrai contre moi, devinant le bouillonnement de ton sang et la radiation de ta chaleur au travers l’humidité de ton linge.


Tandis que je remontais difficilement le tissu détrempé sur tes cuisses que je n’osais qu’à peine regarder, d’instinct tu t’ébrouas et je sentis la force du désir qui te dévastait. Mes mains tremblaient et le vêtement s’agrippait à ton corps comme pour te protéger et t’épargner un opprobre. Des spasmes successifs balayaient ta peau, y excitant une imperceptible pilosité, et lorsque la fine lingerie glissa par-dessus ton buste, celui-ci s’horripila d’une somptueuse chair de poule. Tu grelottais de froid ou d’émotion ; quant à moi, j’atteignais au paroxysme du délire sensuel.


Tel un faune lubrique, je me suis emparé de tes seins, les couvrant d’une pluie de baisers dont j’espérais les réchauffer. Tu te lovas sous moi, les yeux fermés, et je t’entendis balbutier faiblement, si faiblement : « Vous n’avez pas achevé l’ouvrage… » En guise de réponse, je me mis à genoux devant toi, et brûlant de concupiscence je m’appliquai à retirer lentement ta culotte. Ce geste si simple et naturel nous plongea tous deux dans un abîme de perplexité. Nos regards se cherchèrent et le tien, éberlué, ne laissait pas planer de doutes : tu étais résolue. Tu réitéras cependant ton propos : « Vous n’avez toujours pas achevé l’ouvrage… » Je murmurai : « Quoi encore ? » et tu répliquas dans un souffle : « Un dernier rempart m’empêche d’être vôtre. Oh ! Simon, je ne voudrais pas que tu m’estimes délurée ; toutefois il me reste un cadeau à t’offrir. »


Ce tutoiement me chavira autant que le précédent dévoilement de tes trésors, et même si je perdais mes moyens en de pareilles circonstances, je compris parfaitement ta requête tout en aspirant à ce que tu la précises afin d’en déguster tout le charme et d’accroître tes confusions, à ce que tu la répètes pour me rassasier de son miel. J’interrogeai : « Et quoi donc ? » Sans te démonter, tu répondis : « Que peut sacrifier une vraie jeune fille totalement nue à l’élu de son cœur ? » Là, tu ne sus t’empêcher de rougir légèrement, bien que ce fût toi qui saisis mon pénis et le conduisis aux auspices de Cythère. Je m’y engageai délicatement tandis que tu t’impatientais : « Viens, mais viens enfin, je t’attends depuis mille ans. »


À cet instant, perché dans l’arbre juste au-dessus de nous, un rossignol entama son chant vespéral. Quelques notes d’abord hésitantes furent suivies des premiers accords effarouchés mais déjà voluptueux. L’oiseau cherchait son tempo puis, très vite enflant sa gorge, il précipita des harmonies qui exhalaient ses enchantements. Soudain, comme inquiet, il contint son rythme et interpréta une plaintive élégie. Une seconde, il suspendit son refrain, laissant s’installer un calme serein que ne déchira qu’un bref et faible geignement. Aussitôt, il reprit ses vocalises énamourées, lançant des trilles haletants qui s’accéléraient, se faisaient plus aigus et plus clairs, s’amplifiaient jusqu’à devenir tonitruants. Le ténor s’époumonait en consonances tantôt cristallines, tantôt graves que précédaient de courts silences après lesquels il se répétait de plus belle. L’air alentour vibrait à la cadence de ses trémolos qui clamaient une fièvre grandissante relayant de languides échos à peine étouffés. Enfin il s’emballa dans une interminable portée de triples croches suraiguës qui le suffoquèrent. Il se tut, tandis qu’une ardente complainte résonnait sous les branches qui l’abritaient.


Nous quittâmes ces félicités, enveloppés des moiteurs et des éclats orangés de cette fin de journée. Quand nous prîmes le chemin du retour, j’étais au paradis, et l’idée de te savoir intégralement nue sous ta robe m’enflammait prodigieusement. Lorsque nous parvînmes aux vélos, je t’engageai à partir avant moi afin que l’on ne nous vît pas ensemble. Je voulus encore t’adresser une prière mais tu posas un doigt catégorique sur mes lèvres et, m’imposant silence, me déclaras : « Tu as brisé un sceau, ce qui t’engage à en sceller un autre. Je n’ai pas tergiversé et je n’en attends pas moins de toi. »


Tu m’as avoué, par la suite, t’être fort égayée de mes effarements ; et s’il est vrai que ta détermination soutenue par ta touchante ingénuité m’a parfois irrité, elle m’a, le plus souvent, séduit. Tu as beau être demoiselle de bonne famille ayant mené ses études en ville, tu n’en es pas moins fille de nos campagnes qui, loin de s’encombrer de mesquines hypocrisies, sait vouloir et aller droit au but. Bientôt, tu m’as ainsi expliqué que tu préférais un ferme engagement d’amour à toutes les conventionnelles épousailles. Dire que je n’ose avouer tout cela que sous la contrainte d’une guerre… J’avais, à trente ans, connu plusieurs amantes avant toi, cependant la gamine que tu étais m’en remontrait à chaque seconde ! Voilà le souvenir qui, si souvent dans le passé, m’a porté aux anges au sein de l’enfer et qui, à l’avenir, réchauffera ma tranchée ; mais j’aurai beau faire, je n’arriverai pas à confondre le sifflement des obus avec les odes d’un rossignol. Excuse-moi enfin d’avoir puisé dans mes annales littéraires pour décrire notre premier enlacement, mais le rossignol était là, même si d’autres égarements m’ont empêché d’écouter le détail de ses vocalises.


Il ne faut pas que tout cela occulte une grande nouvelle dont je suis fort heureux, quoique pas trop fier. Heureux, car je devrais d’ici peu bénéficier de l’une de ces permissions que permet le régime qui vient de s’instaurer. Bien sûr, j’en passerai une partie chez mes vieux parents qui se font un sang d’encre à mon sujet, mais dès que possible je partirai pour Dijon où j’espère que tu me rejoindras. Pas trop fier, car il s’agit d’un passe-droit, les permissions étant en priorité réservées aux hommes mariés. Elle m’est concédée au vu du fait que je remplis ici la fonction d’écrivain public, notamment auprès de notre capitaine, un brave homme auquel l’usage de la plume est nettement moins familier que celui du revolver. […]




Extrait 4 - tiré de la vingtième lettre datée du 10 juillet 1915



Mon cher Amour,


Me voilà remonté en ligne où deux horribles informations m’ont été assenées : le capitaine qui m’avait octroyé la permission grâce à laquelle je vous ai tous revus a eu la tête emportée par un éclat d’obus, il y a deux jours. Le 25 avril, alors que je venais de les quitter, mille de mes camarades, dont beaucoup du 152e RI (2), ont été faits prisonniers au cours d’une contre-offensive allemande et nous avons dû nous replier sur nos positions antérieures. Tant de morts et de blessés pour si piètres résultats ! Un été anémique s’installe timidement sur les Vosges, et aux rigueurs du froid succèdent les invasions de la vermine. Les combats marquent une accalmie, ponctuée par de sporadiques mais meurtriers tirs d’artillerie.


Cette quinzaine coulée dans tes bras à Dijon avait apaisé les démons qui me torturent, et j’avais presque recouvré un peu de sérénité et de confiance en l’avenir. Plus que la nécessité d’échapper au cauchemar, plus que la joie de te revoir, j’ai jubilé en apprenant que tu avais déclaré notre liaison à tes parents.


J’ai terriblement besoin des belles et fortes images dont tu as empreint mon cœur. Ici, il n’y a plus d’images, ou plutôt elles ne sont qu’en noir et blanc, éclaboussées, parfois trop fréquemment, de vermillon. Mais le blanc n’est qu’un gris sale, le noir seul est vraiment noir : c’est la nuit ou la mort. Tu m’as offert tes nuances incarnates, l’or de ta chevelure, l’arc-en-ciel de tes iris, le mordoré de tes aréoles, l’ivoire de ta peau, une débauche de teintes, la vraie vie tout en couleurs.


Je sais que je t’ai déçue, que tu n’as pas retrouvé ma naïveté et ma légèreté d’antan ; mes parents non plus, et ils n’ont pas hésité à s’en plaindre. Quoiqu’habituellement elle me titille ou me bouleverse, ta folle insouciance qui contribue si puissamment à ton aura et à mon amour m’a parfois blessé. Cette guerre me démolit à tel point que j’en sortirai stérile ou capable d’engendrer des monstres uniquement. Certains de mes compagnons ont été affreusement mutilés ; moi, c’est une atrophie de cœur et de l’esprit que je subis. Ces trois semaines passées au milieu de vous m’ont appris que désormais un fossé invisible s’est creusé entre nous ; il s’appelle « la guerre ». Dans mon village, l’ensemble de la population se plaint des sacrifices qu’elle doit consentir aux hommes du front. J’ai tenté de leur expliquer ce que nous vivons, ils n’ont pas daigné entendre.


Pour m’évader, je t’écris. Hélas, sans nul doute, cette rengaine indéfiniment répétée et mes jérémiades doivent te fatiguer. Actuellement, je ressasse les souvenirs des jours merveilleux que nous venons de vivre. En seront-ils d’autres ? Je me les répète avec les mots d’ici qui ne sont pas forcément inappropriés.


Te rappelles-tu ainsi de ce jour où tu étais brièvement sortie en vue d’acheter de quoi déjeuner dans notre chambre ? Tout nu, je me suis posté en embuscade dans la grande armoire. Tu es revenue et m’as appelé avant de te pencher à la fenêtre, décontenancée. J’en ai profité, et lançant ma charge baïonnette au canon, j’ai assailli tes arrières en dépit du drapeau blanc qui te couvrait et que j’ai enlevé hardiment. J’ai traîtreusement attaqué le glacis rebondi de tes bastides postérieures séparées par une profonde tranchée et ai fait tomber ces redoutes. Malgré ton rempart désormais dépourvu de toute protection, tu as tenté de faire front mais j’ai forcé ta citadelle, ai réduit ta bouche à feu au silence. Tu étais à ma merci. Sans pitié, j’ai enfoncé tes derniers retranchements, culbuté tes défenses rapprochées et investi la place. Tu as demandé grâce, m’offrant ta reddition, mais je t’ai basculée pour fouiller ta blessure de mon poignard avide. À grands coups de bélier, j’ai défoncé ta porte dissimulée. Ma sape a alors eu raison de tes résistances défaillantes. Un moment toutefois, dans une ultime révolte, tu as planté la lame affilée de tes ongles dans mon flanc droit et, profitant de l’effet de surprise, tu m’as retourné, suspendant la menace de tes obus affolants au-dessus de ma tête, dénouant le casque qui maintenait ta chevelure. Ma salve finale a perforé ton ventre et tu t’es abattue, fauchée, vaincue, tandis que je savourais ma victoire et la gloire de ta conquête. J’ai joui de consommer ta défaite, mais en celle-ci tu sus t’abandonner si céleste et divinement alanguie que j’ai renoncé à t’infliger mon triomphe et, terrassé par tes armes secrètes, je me suis incliné.


Vois-tu, il n’est rien d’indemne, et mon vocabulaire amoureux aussi se fait guerrier. La mémoire cependant est intacte, et tu pourras revêtir cet épisode d’oripeaux moins bellicistes, pourvu qu’il te reste inaltérable à l’égal de ce qu’il est en moi.


Il y eut également ce fameux soir où après une agréable promenade nous sommes entrés dans une taverne afin de nous y rafraîchir. Trois hommes du 152e RI qui venaient de quitter l’hôpital militaire y étaient attablés, et je les ai évidemment salués. Ils nous ont invités à leur table, et inévitablement nos propos se sont emballés, nous ramenant au HWK. Ma pauvre amie, comme nous avons dû t’ennuyer sans que je m’en aperçoive ! Cette litanie de morts et de blessés scandée devant toi ! Je n’ai pas plus constaté qu’ils te dévoraient des yeux au point de te mettre mal à l’aise. J’avais retrouvé ma vraie famille, une famille de sang, bien qu’il ne faille pas entendre ce mot selon le sens commun. Nous avions partagé tout ce que le pire peut réserver et allions bientôt nous retrouver là-haut, grelottant dans la même fange, soumis à d’horribles incertitudes qui nous lieraient dans une indéfectible communion.


Comprends que ces trois malheureux te voyaient princesse animant leur néant quotidien ; durant une courte heure, tu as dû cristalliser toutes leurs aspirations, te faire et colombe de paix et symbole de victoire, leur rappeler la douceur du foyer quelles qu’y soient les rudesses de la terre, leur rendre simplement l’espoir d’une vie. Bien sûr, ils t’ont vue femme et femelle, une autre mangeuse d’hommes à laquelle ils auraient été tellement plus heureux de se sacrifier.


Lorsque nous les avons quittés, un peu avinés, ils m’ont demandé la permission de t’embrasser, ce à quoi j’ai naturellement cédé. Une fois sortie, tu t’es plainte de l’un d’eux qui t’avait pincé les fesses et m’as rudement apostrophé en me déclarant ne pas être « une pute à soldats ». J’ai tenté de t’expliquer qu’il n’y fallait pas voir malice mais tu t’es fâchée, et le fossé qui séparerait désormais nos mondes m’est apparu dans toute sa vertigineuse profondeur.


Dans nos tranchées, vous êtes au centre de nos conversations, et ne pense pas que ce soit toujours en termes châtiés que nous vous évoquons. Il y a peu, j’aurais été effrayé par la vulgarité de nos propos salaces, de ces blagues grasses ou de ces histoires obscènes aussi indispensables et louches que le rata. Je sais qu’à l’arrière on nous reproche les bordels militaires de campagne tout en ignorant ce qu’enferment ces tristes institutions et le misérable sort des filles, pourries de maladies vénériennes, qui y « abattent » entre soixante et cent hommes par jour. Sais-tu que mes compagnons ne sont pas loin de me reprocher de ne pas y appointer ? Mais toi seule me préserves de ces indignités, et je ne m’imagine pas me remémorant ton sourire en m’abandonnant à des bras vénaux.


Laissons là ces barbaries pour me permettre d’évoquer le plus brillant des souvenirs de cette permission. Tu t’étais rendue chez mesdames couturière et corsetière que nous avions visitées dès notre arrivée à Dijon. J’avais dépensé dans leurs ateliers une large part de mes économies afin de pouvoir promener ici une souveraine à mon bras, les derniers jours. Tu devais cet après-midi prendre livraison de ces emplettes, t’en revêtir immédiatement et me rejoindre au square Darcy. Comme toutes les attentes de ceux qui ne disposent que de peu de temps, celle-ci fut infinie et l’anxiété me gagna. Mon émerveillement, nourri par ces fiévreuses inquiétudes, fut complet lorsque tu parus enfin.


Tu étais féerique dans cette robe très moulante qui épousait parfaitement tes galbes qu’accentuait le corset, sans doute serré à outrance et soulignant ta taille bien prise. Accourant vers moi pour te pendre à mon cou et me remercier de cet écrin qui te mettait si idéalement en valeur, tu semblais voleter au-dessus du sable chaud qui couvrait les allées du parc. Puis tu t’accrochas à mon bras et me fis faire par deux fois le tour du square. Tu faisais tourner les têtes, celles des hommes aux regards chargés d’envie, celles des femmes à l’œil flambant de jalousie. J’étais bouffi d’orgueil de t’exhiber ainsi, et tu ne l’étais pas moins.


Après, tu voulus déambuler jusqu’au palais des ducs, longue flânerie où tu n’épargnas rien « Au pauvre diable » que j’étais, ni à « La ménagère » (4) que tu brûlais de devenir. Selon ton souhait, nous nous installâmes au premier rang de la terrasse d’un café où, à tout propos, tu ne cessas de m’appeler « mon beau militaire ». Ce succès qui faisait tout à la fois ton bonheur et ma fierté me remplissait d’aise. Seules ombres au tableau, ce pantalon rouge que tu trouvais fringant alors que je le voyais sanglant, et l’insouciance de nos arrières qui exposaient là leur tranquille sérénité et devisaient de la guerre comme si elle frappait un autre continent.


Au reste, je rêvais à l’aubaine qui ne tarderait pas à me transformer en camériste pour te débarrasser, un à un, de ces atours. Enfin, nous revînmes à notre hôtel où longtemps encore, ingénument, tu te miras dans la glace devant laquelle tu te pavanais. Je grillais sur des charbons ardents, tant il est vrai que les hommes qui habillent de jolies filles ne songent qu’au moment où ils les dévêtiront ; et lorsque tu vins te pelotonner sur mes genoux, je sentis sonner l’heure de ma revanche.


J’ai mis, tu l’auras constaté, toute la lenteur possible à cette besogne, et tandis que je dégrafais les nacres dans ton dos, j’accompagnais chaque millimètre de peau conquise par de frénétiques embrassades. Penché sur ta nuque, j’en ai à nouveau, comme lors de la fête communale, admiré les mèches folles qui y frissonnaient, en me gavant de ton tilleul.

Doucement, j’ai dégagé tes divines épaules et tu me livras ton buste frémissant que gonflait une respiration rapide et oppressée dont le corset n’était pas l’unique responsable. Tes yeux, tes grands yeux implorants, un brin révulsés, sollicitaient une prompte satisfaction mais j’étais résolu à te faire subir des atermoiements identiques à ceux que tu m’avais infligés sur les boulevards. J’étais certes sur la sellette, mais y dégustais tes impatiences quémandeuses avec tant de jubilation que rien ne me pressa de l’abandonner.


Quand je défis ta ceinture et que ta robe s’écoula à tes pieds, tu t’empourpras, oh ! à peine, mais tu ne m’avais pas habitué à ces confusions qui non seulement t’allaient à ravir mais surtout clamaient la force de tes émois. Je reculai pour m’extasier et t’offrir toute mon admiration mais constatai que, non contente de la mienne, tu cherchais aussi la tienne dans le miroir. Le caparaçon de ton corset exaltait la fragilité de ton corps, ta blancheur naturelle, et la perfection de tes formes. Tes bas, soigneusement tendus, modelaient ta jambe en accentuant la finesse et la cambrure de ton mollet. Je me jetai à tes pieds et d’une main mal assurée entrepris de défaire tes jarretelles.


Cette proximité du temple, qui ne m’embaumait pas que de tilleul, m’étourdit comme l’onctuosité de cette peau d’un velours si exquis qu’en comparaison la soie du bas que j’enroulai était rêche. Je crochetai enfin ton armure, corvée délicieuse et sensuelle à laquelle j’aurais pu, voulu et su me consacrer durant des heures. Pour couronner mes convoitises, j’écartai les pans de cette cuirasse et ta gorge ivoirine jaillit, enflée par la compression subie et les impulsions couvées dans tes tréfonds. Je massai de langue et de doigts ces pauvres chairs tuméfiées qui s’horripilaient aimablement, qui palpitaient sous mes caresses, la brûlure de mes lèvres et l’irritation de ma moustache. Tu te donnas sans réserve, clamant ta passion dans ton regard énamouré.


Nous nous sommes ensuite envolés vers des cieux enflammés conjuguant fougueusement nos désirs, nos bouches, nos corps et nos soupirs en une ardeur unique. À défaut de rossignol, tes gémissements distillés au rythme de tes spasmes composèrent la plus suave des musiques, et quand tu sombras, l’éloquence de ton trille perçant me contracta dans une ultime déflagration.


Des tirs d’artillerie viennent de rompre mon silence recueilli. Si je mets tant de soin et de temps à t’écrire, c’est parce que dans cet exercice je retrouve ce qui reste de meilleur en moi. Ne t’imagine pas dépositaire de simples lettres : c’est mon âme que je te livre, n’étant pas certain d’en conserver une ici. Tu te demandes peut-être aussi pourquoi je dépense autant d’énergie à te raconter des évènements que tu connais car en ayant été partie prenante ? Ils furent tellement irréels à l’époque où je les ai vécus que j’ai alors cru les rêver. Maintenant que je les rêve, je me les approprie vraiment et ils acquièrent toute leur densité.


Ces pattes de mouche à l’obligeance du vélin confiées sont ma confession, rassemblent mes espoirs, si faibles, et clament si fort mon désespoir. Mais que peuvent des mots, même hurlés aux confins de l’anéantissement ? Dans le fracas des bombes, ils se dispersent en murmures ; dans le calme feutré de l’arrière, ils paraissent d’outrancières divagations. […]




Lettre 5 - Intégrale de la vingt-huitième lettre datée du 24 décembre 1915



Mon pauvre Amour,


Qu’écrire ? Comment écrire ? Comment et pourquoi mêler, ne serait-ce qu’une seconde, ton inaltérable souvenir, ta douceur et ta légèreté à la crasse, la fange et l’horreur ? Quand Dante parcourt l’enfer, il ne fait que le traverser, le visite en touriste, n’y tient aucun rôle actif.


L’autre matin, le temps était clair et l’air glacial ! Le soleil dardait sans que les températures ne grimpent. C’est l’une des caractéristiques de ces régions : l’hiver, plus le ciel est bleu, plus il y fait froid. J’imaginais le HWK avant la guerre. Je le voyais, couvert de ses immenses sapinières aux troncs énormes et interminables couronnant leurs faîtes d’une frondaison si dense que seuls de rares éclats de lumière la transperçaient. La forêt était si épaisse qu’en plein jour la nuit y régnait, et si obscure que hormis quelques mousses et lichens rien ne poussait sur le tapis moelleux de fines aiguilles. Dans cette nature de début du monde, des sources limpides égayaient le silence de leur gazouillis. De loin en loin, le brame d’un cerf torturé par ses appétits vrillait les bois d’un appel désespéré. Fugitivement aussi, j’ai entrevu ton ombre blanche s’enfuyant au milieu d’un troupeau de biches apeurées.


C’est à ce moment qu’un ange étrange nous a visités. Son vrombissement puissant a perturbé mes imaginations. Un énorme oiseau blanc a survolé nos lignes, secouant l’atmosphère calme d’un bruit assourdissant : c’était un aéroplane allemand, le premier que je voyais. Fuselé et élégant, il s’inscrivit dans mon rêve et je ne sus contenir mon enthousiasme. À cet instant, le génie humain m’est apparu bien extraordinaire de savoir inventer si miraculeuse, performante et agile machine. Plusieurs fois il rasa nos positions, découpant ses vastes ailes blêmes sur la lavande des cieux. Il n’était que la croix noire aux quatre pointes évasées tatouée sur sa voilure qui signifiait son appartenance au camp adverse. Lors d’un dernier passage, il largua quelques bombes de faible calibre, juste suffisantes à rappeler que si l’homme est bien grand de savoir produire d’aussi étonnants engins, il est bien vil de les utiliser à si piètre fin.

Le capitaine nous le désigna comme un « Etrich Taube » (5) et nous enjoignit de l’accueillir par un feu nourri s’il venait encore à nous survoler.


Je baissai à nouveau les yeux et les reportai sur le paysage pour découvrir que des fûts massifs et fiers d’antan ne restaient que quelques épaves déchiquetées à demi calcinées, dressant comme des potences leurs silhouettes noircies. Au sol feutré couvert d’aiguilles rousses s’était substituée une terre suppliciée, labourée par d’ignobles tranchées, hérissée de bubons rocheux évidés et de tertres enguirlandés de barbelés venimeux, creusée d’entonnoirs profonds où croupissaient des eaux louches noyant des restes humains.


Demain, ce sera Noël, et des milliers de familles se réjouiront autour d’un sapin, symbole de pérennité, comme nous l’avons fait autour de celui dont la crémation avait alimenté la liesse populaire. Monstrueuse farce !


Quelle place puis-je ici te conférer ? Imagine… Il y a trois jours, en vue de préparer une progression décisive, trois cents pièces de notre artillerie ont arrosé les lignes allemandes de plus de 25 000 obus pendant cinq heures sur un front d’à peine quelques kilomètres. Puis nous sommes montés à l’assaut de monticules de morts et d’agonisants. Baïonnette au canon et le ventre noué, j’ai piétiné des monceaux d’hommes éventrés dont certains râlaient encore, de membres déchiquetés éparpillés loin des corps écartelés. Dès le lendemain, la contre-offensive nous a rejetés sur les positions de la veille et mon régiment a presque été anéanti.


Quelle place puis-je ici te conférer ? Oublie-moi ; je ne suis plus celui que tu as connu, timide et tendre. Cette guerre nous transforme en pourceaux, et lorsqu’elle se terminera – pour tant que telle échéance soit envisageable – nous vivrons sur des planètes distinctes. Il y aura ceux auxquels on l’aura racontée et ceux qui l’auront vécue au fond de leurs tripes, qui se seront fait massacrer pour un arpent de rocher pas plutôt conquis qu’aussitôt abandonné.


Quelle place pourrais-je alors te conférer ? Il n’y a plus, dans mon unité, d’esprit de haine bien qu’un tel sentiment ait animé nos rangs les premiers temps. Nous respectons profondément ces adversaires que nous nous appliquerons à massacrer prochainement, à moins que ce ne soit l’inverse, et les plaignons, évitant ainsi de céder à un indigne apitoiement sur notre propre condition. Nos rancœurs, nous les réservons aux arrières qui déplorent les sacrifices consentis en vue de soutenir une armée qui n’avance pas, aux embusqués, aux généraux des deux bords qui grandissent d’une étoile à chaque fois qu’ils assassinent quelques milliers de pauvres diables, aux Krupp, Schneider et de Wendel qui s’engraissent jusqu’à la bouffissure de notre sang anémié. Que n’avons-nous écouté Jaurès !


Quelle place puis-je ici te conférer ? Mon cœur ne saurait te recevoir car je n’ai plus de cœur.

La nuit qui suivit notre glorieux assaut, j’ai cauchemardé. Ici, on ne rêve que de jour et éveillé ; quand la nuit, une brève heure, on parvient à s’assoupir, ce sont les cauchemars qui vous hantent et vous emportent. C’est donc, évoquée, une grande prairie que se disputaient bleuets, marguerites et coquelicots. Ils ondoyaient sous une brise paisible, et des effluves d’herbes humides chauffées par le soleil embaumaient la campagne et se déployaient en brumes légères au-dessus du champ bariolé. Rapidement elles se densifièrent, et bientôt s’organisèrent de manière à dessiner tes formes. Ce fut d’abord ta superbe silhouette, puis ton poitrail outrecuidant, ta longue et brillante chevelure épandue en interminable traîne dorée sur les éblouissements de l’azur. Ce furent ensuite de somptueux détails comme le vermeil de tes lèvres charnues et prometteuses de succulences rares ou tes mains aux doigts effilés.


Déjà je me précipitais vers toi, impatient de déguster tes saveurs de tilleul et de me dissoudre, à ton exemple, dans ces exhalaisons de la terre lorsque la sévérité de ton regard m’a surpris. Tes traits, si nets il n’y a que quelques instants, se diluaient et s’estompaient maintenant. Je m’absorbai à la contemplation de ce grain de beauté, tout d’ébène, qui si plaisamment souligne la candeur de ton cou. Celui-ci à présent grossissait brusquement, flétrissait ton sein et l’enveloppait de suie obscure, te mangeait le visage pour n’en conserver qu’une tête décharnée. Un bras squelettique s’extirpa de ce chancre et fit apparaître dans l’étau d’une main cadavérique une faux sinistre à l’acier luisant. D’un geste ample, il balaya la prairie, rasant bleuets et marguerites qui se sont changés en fumier sur lequel pleurait la loque sanglante des coquelicots. Les abeilles qui précédemment butinaient ces fastueuses corolles se sont métamorphosées en vers et cancrelats grouillants tout autour de moi tandis qu’une odeur nauséabonde et pestilentielle envahissait ce paradis inexorablement détruit.


Je me suis réveillé en transe et en sueur. La neige couvrait ma capote. J’ai compris alors que je venais de te perdre. Oh non, je ne te soupçonnais pas d’oubli ou d’une quelconque trahison ! Tu n’étais absolument pas en cause ! C’était moi qui m’éloignais de toi si inéluctablement que je me trouvais, hélas, incapable de dissocier la chaleur de ton rêve de cette réalité glaçante. Pardonne-moi et efface-moi de ta mémoire, moi qui ne parviens plus même à t’accueillir dignement dans mes songes.


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Une main étrangère et anonyme avait ajouté quelques lignes à cette lettre inachevée :


Il y a deux jours, Simon s’est fait un drapeau blanc d’un torchon avant de se lancer, seul, hors de notre tranchée afin d’aller pactiser avec les Allemands. Il n’avait pas fait dix pas que deux coups de feu ont retenti et il s’est abattu. C’est l’un de nos officiers qui a tiré. Simon venait de faire ce dont nous rêvons tous, y compris ceux d’en face. Cette fois, plus que jamais nous avons sans exception été volontaires pour chercher son corps, ce qu’on nous a interdit sous peine de cour martiale. Hier, une de nos foudroyantes progressions, bien cinquante mètres, a déplacé nos lignes et ainsi sa dépouille s’est retrouvée derrière elles. Serrée sur son cœur, à l’intérieur de sa vareuse, j’ai récupéré cette lettre que je vous envoie. Dans l’attente de mourir à notre tour, nous garderons tous un souvenir très ému de lui. Il nous parlait si souvent de vous, en termes si respectueux, élogieux, tendres et ardents, que nous vous connaissons, partageons votre peine et vous aimons.


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Notes (ces notes sont évidemment notre fait et non celui de Simon) :


(1) le HWK, Hartmannswillerkopf (ou Vieil Armand) est une colline attachée au massif vosgien et dominant le sud de la plaine d’Alsace. Les engagements y furent si meurtriers qu’elle a été surnommée « La mangeuse d’hommes » par les Poilus qui y ont combattu.

Si certains désirent avoir plus de précisions sur les tueries qui se déroulèrent sur « La mangeuse d’homme » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_du_Hartmannswillerkopf


(2) Victor Hugo - Les misérables III-6-8


(3) Le 152ème : le 152ème régiment d’infanterie de ligne (152ème RI) est une unité de l’armée française, créée sous la Révolution française. Il a été surnommé « le régiment des Diables Rouges » par les Allemands au cours des combats du Hartmannswillerkopf en 1915. Le 152ème RI a conservé ce nom de tradition. Ayant reçu, parmi les tout premiers, en 1918 la fourragère de la Légion d’honneur, il est aussi appelé « premier des régiments de France ». (Source : Wikipédia)


(4) « Le pauvre diable » et « La ménagère » étaient deux enseignes de grands magasins installés avenue de la Liberté à Dijon à cette époque.


(5) Etrich Taube : l’« Etrich Taube » est le premier avion militaire allemand de série. Surnommé « la colombe » (en allemand : Taube) en raison de la forme de ses ailes, l’« Etrich Taube » a été utilisé pour toutes les applications courantes de l’avion militaire : avion de chasse, bombardier, avion d’observation et, bien entendu, avion d’instruction. Il fut principalement utilisé entre 1910 et 1914. (Source : Wikipédia)