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n° 17574Fiche technique15042 caractères15042
Temps de lecture estimé : 9 mn
27/09/16
Résumé:  Un jeune homme est témoin de l'entrevue entre deux avocats juste avant un célèbre procès.
Critères:  nonéro historique
Auteur : Brodsky      Envoi mini-message
Le procès du singe

Les personnages :


Caleb : Jeune homme de 20 ans, travaillant comme serveur dans l’hôtel de ses parents.

Clarence Darrow : Avocat de la défense, 70 ans environ.

William Jenning Bryan : Procureur, 70 ans environ.



* * *




Scène 1


(Caleb, Darrow)



Dans la salle à manger de l’hôtel, Darrow est affalé dans un fauteuil, les yeux perdus dans le vague. Une table basse devant lui. Caleb est derrière le bar. Voix off de Caleb :


On a raconté bien des choses sur le procès du singe qui eut lieu chez nous, dans notre petite ville. Dayton et le Tennessee sont devenus aujourd’hui pour les intellectuels new-yorkais une sorte de symbole du crétinisme, peuplés de rustres et de bigots créationnistes. On raconte également que l’animosité entre Darrow et Bryan était telle que ce dernier n’a pas supporté de se faire ridiculiser lors du procès et qu’il en est mort peu de temps après. Ça, c’est la version des gens de la ville… La version d’ici est différente, mais tout aussi fausse : ridicule ou pas, Bryan avait gagné le procès, et Scoope, l’instituteur qui avait osé braver la loi en enseignant les théories de Darwin, avait été condamné. Quant à Darrow, il était le Diable en personne… Il avait débarqué chez nous après avoir défendu des communistes, des nègres, et les frères Loeb, deux assassins homosexuels juifs qui avaient kidnappé et torturé leur cousin avant de le mettre à mort. « Œil pour œil, dent pour dent. » disait la Bible. Et pourtant, Darrow avait sauvé leur peau… Quand je l’avais vu entrer dans notre hôtel avec ses deux valises et ses ahurissantes bretelles roses, je n’avais pas pu me résigner à croire que c’était à cela que le Démon ressemblait. Mais mon père m’avait mis en garde : « La plus grande ruse du Diable, c’est de faire croire qu’il n’existe pas. » Ce que les historiens ne racontent pas, c’est cette nuit dont je fus le témoin et qui marqua à jamais ma mémoire. Elle contredit les deux versions, mais tout le monde s’en moque, finalement…



Darrow : Petit… apporte-moi un whisky, s’il te plaît.


Caleb : Oui, Monsieur Darrow.


Darrow : Merci. Et monte donc te coucher ; la nuit va être longue, et tu dois être fatigué.


Caleb : Vous attendez quelqu’un, Monsieur Darrow ?


Darrow : Oui… J’attends un fantôme du passé.


Caleb : Personne n’a téléphoné pourtant, Monsieur Darrow.


Darrow : Oh, crois-moi, il va venir. Je le connais trop bien… Allez, au lit jeune homme !


Caleb : Cela vous ennuie si je reste en salle, Monsieur ?


Darrow (en souriant) : Non… À une condition : cesse de m’appeler « Monsieur ».


Caleb : Maître ?


Darrow : Appelle-moi « Darrow », comme tout le monde. Et apporte la bouteille, ainsi qu’un autre verre : mon visiteur en aura besoin aussi.


Caleb : Bien Mons… Darrow.


Darrow : Je te vois m’observer tu sais… Vas-y, pose donc les questions qui te brûlent la langue.


Caleb : Je ne voudrais pas vous ennuyer…


Darrow : Tu m’ennuieras toujours moins qu’un journaliste.


Caleb : C’est vrai que… vous ne croyez pas en Dieu ?


Darrow : Dieu… c’est une hypothèse sur laquelle je n’ai pas de certitudes. Par contre, je ne crois pas aux bêtises qu’on raconte dans la Bible, ça non.


Caleb : Et c’est pour cela que vous défendez les communistes ?


Darrow : La Bible interdit-elle de défendre les communistes ?


Caleb : Les communistes ne croient pas en Dieu.


Darrow : Mais ceux que j’ai rencontrés se battaient pour que des enfants de cinq ans ne travaillent pas dans les mines de charbon et puissent aller à l’école, tandis que ceux qui croyaient à la Bible trouvaient normal qu’ils soient traités comme des animaux.


Caleb : Et les frères Loeb ? C’étaient des monstres. Pourquoi les avez-vous défendus ?


Darrow : Ils avaient une mère et un père ; ils étaient donc humains. Les traiter de monstres était trop facile… Un monstre, ce n’est pas un humain ; alors on peut l’abattre, n’est-ce pas ? Mais un être humain ? Crois-moi, si les tuer avait pu rendre la vie à leur victime, alors j’aurais dit « Allez-y, tuez les ! » et il y aurait encore eu d’autres meurtres, et d’autres exécutions, pour toujours. Moi, ce que je veux, c’est comprendre. Comprendre pourquoi des jeunes gens qui ont tout reçu, famille, fortune, éducation, puissent en arriver à faire ce qu’ils ont fait. Et alors on commence à voir apparaître une autre vérité, une vérité humaine, des enchaînements de circonstances, et on finit par se demander comment nous aurions réagi à leur place. Sommes-nous certains que nous sommes si différents d’eux ? Comment faire pour que cela ne se reproduise plus ? C’est ça mon travail, petit : empêcher que le pire se répète toujours.


Caleb : Mon père dit que si on les avait tués on aurait été certains qu’ils n’auraient pas recommencé.


Darrow : Ton père à raison. Mais vois-tu, j’ai un jour assisté à la pendaison d’un homme ; un fou qui avait tiré sur le maire de ma ville. C’était un spectacle atroce… Et ça n’a rien résolu. Comment rester de marbre devant un homme qui implore la pitié du bourreau ? Je n’en suis pas capable, mon garçon. Et je te souhaite, ainsi qu’à ton père, de ne jamais être le témoin d’une chose pareille.



* * *




Scène 2


(Darrow, Bryan, Caleb)



Entre William Jenning Bryan. Caleb retourne discrètement derrière le bar. Bryan et Darrow s’étreignent chaleureusement et s’assoient l’un en face de l’autre. Darrow remplit les deux verres de whisky.



Darrow : William, mon vieil ami…


Bryan : Clarence… ça fait combien de temps ?


Darrow : Trop, visiblement: tu as oublié que je déteste qu’on m’appelle Clarence.


Bryan : Hi hi hi… À ta santé, vieux camarade !


Darrow : À la tienne !


Bryan : Alors cette fois nous voilà face à face…


Darrow : L’un contre l’autre.


Bryan : Tu sais que je ne ferai aucun cadeau dans cette affaire.


Darrow : Oui.


Bryan : Et tu sais que la loi est claire : Scoope est coupable.


Darrow : Oui.


Bryan : Alors ? Je ne comprends pas… Qu’est-ce qui te pousse à défendre ce type ?


Darrow : La même chose qui m’a poussé à te soutenir par deux fois dans tes campagnes pour la présidence des États-Unis. Scoope a tout contre lui, mais il a raison.


Bryan : Non Darrow ; Scoope a le droit de croire en ce qu’il veut, mais la loi est la loi. Il la connaissait, et il a cependant enseigné la théorie de Darwin à ses élèves, ce qui est interdit.


Darrow : Les grèves de chez Pullman aussi étaient interdites, et nous avons pourtant gagné. Les travailleurs étaient dans leur droit.


Bryan : Ça n’a rien à voir, Darrow, et tu le sais. Dans cette affaire, tu as mis à jour un complot organisé par Pullman et l’État contre les cheminots. Tu les as pris la main dans le sac… Là, tu n’as rien.


Darrow : Si Scoope avait été enseignant dans un autre État, il aurait pu enseigner Darwin.


Bryan : Mais pas ici, Darrow, pas ici ! Ici, les braves gens croient encore en la Bible. Ils ont du bon sens… Et personne n’a le droit de s’attaquer à leurs croyances.


Darrow : Du bon sens ? Laisse-moi rire… La terre créée en sept jours, tu appelles ça du bon sens, toi ?


Bryan : Bien sûr… Sauf que la terre a été créée en six jours. Le septième, Dieu s’est reposé. Et le jour du Seigneur, c’est la garantie d’un jour de repos pour tout le monde, parce que c’est ce qu’affirme la Bible. Si tu supprimes la Bible, qui garantira un jour de repos à chaque travailleur ?


Darrow : Okay… Alors faisons preuve de bon sens. Tu es d’accord pour dire qu’une journée compte 24 heures ?


Bryan : Bien sûr.


Darrow : Que la terre fut créée le troisième jour, et le soleil le quatrième…


Bryan : Parfaitement exact.


Darrow : Bien. Alors dis-moi : comment peux-tu affirmer que la terre a été créée en 24 heures puisque le soleil n’existait pas encore lorsqu’elle s’est formée ?


Bryan : Parce qu’une journée, nous le savons, ne compte que 24 heures. Il est donc raisonnable de penser que…


Darrow : Non, non, pas de spéculations, William. Il n’est pas moins raisonnable de penser que le troisième jour fut de 24 heures que l’homme ne descende du singe. Tu ne peux rien prouver !


Bryan : Toi non plus, Darrow.


Darrow : Je te l’accorde. Mais alors on ne va pas condamner, au nom de la Loi, un type sur de simples spéculations. Parce qu’une décision de justice, mon vieil ami, ça se fonde sur des preuves ! Mais faisons toujours preuve de bon sens, veux-tu ? Lors du déluge, Dieu a noyé tous les animaux sauf un couple de chaque espèce, on est d’accord ?


Bryan : C’est effectivement ce qu’enseigne la Bible.


Darrow : Même les poissons ?


Bryan : Hein ?


Darrow : Je te demande comment Dieu s’y est pris pour noyer les poissons.


Bryan : J’imagine que…


Darrow : Spéculations !


Bryan : Darrow…


Darrow : Non, William ! Tu proposes de condamner un pauvre type qui tente de s’appuyer sur la science pour comprendre le monde, et tu n’as à opposer que des spéculations théologiques qui datent de plus de cinq mille ans. Le monde change, Bryan ; tu dois en tenir compte.


Bryan (après un long silence) : Que veux-tu me faire dire, Darrow ? Que la Bible est remplie d’imprécisions, qu’elle se contredit parfois, qu’il est idiot de fonder en elle la totalité de nos espoirs ? Eh bien d’accord ; au nom de notre amitié passée, je te fais cet aveu. Mais personne d’autre que toi n’en saura jamais rien. Bon Dieu, le monde change, oui… Sais-tu ce qu’enseigne cette théorie de Darwin ? Que le fort mange le faible, que les puissants ont un devoir envers l’espèce de soumettre ceux qui le sont moins. Tu imagines où cela nous mène ? À l’exact contraire de ce que toi et moi avons voulu pendant toute notre chienne de vie ! La Bible parle de justice, de partage, d’amour du prochain ; on ne trouve pas cela chez Darwin. Toi, tu viens de Chicago ; que connais-tu de ces braves gens, ici, à Dayton ? Demain, au nom du progrès et de cette science que tu défends, on leur amènera des machines qui prendront le travail des hommes. Le travail, donc leur pain. Tu te rappelles notre slogan pendant la seconde campagne présidentielle ?


Darrow : Oh oui : « Le pain des hommes, c’est leur vie. Celui qui les en prive est un meurtrier. »


Bryan : Darwin, mais pas seulement lui, c’est la porte ouverte à une philosophie où le travail ne sera plus là pour nourrir les hommes, mais l’inverse. Et le seul rempart que je connaisse à cela, mon ami, c’est cette Bible que tu fustiges. Alors demain, quoi que tu dises ou fasses, je la brandirai bien haut et je m’en servirai comme d’une épée afin de défendre les valeurs auxquelles je crois.


Darrow : Je t’admire, William, et j’aimerais tant partager ton point de vue… Tout serait plus simple… Mais même si tu gagnes demain, après-demain ou plus tard le monde changera, que nous le voulions ou non. Et que tes raisons soient bonnes ou pas, on ne peut pas fonder le bonheur de l’Humanité sur le mensonge. Scoope dit la vérité, et tu le sais ; tu te retranches derrière la Loi et derrière le bien du plus grand nombre, comme ce grand prêtre qui, en parlant de Jésus disait : « Il vaut mieux qu’un seul meure pour que les autres soient sauvés. » La Bible, TA Bible, condamne ce grand prêtre parce qu’il refusait de voir la vérité en face. Oui, tu as raison : le monde qui vient sera dangereux ; mais mieux vaut le regarder en face et se battre contre les injustices, comme nous l’avons toujours fait.


Bryan : Alors, tu ne renonceras pas…


Darrow : Non.


Bryan : Tête de mule !


Darrow : Escroc !



(En disant ces derniers mots, les deux hommes se sont levés et étreints à nouveau. Bryan s’avance vers la sortie ; arrivé sur le seuil de la porte, il s’arrête.)



Bryan : Que Dieu te garde, Darrow…


Darrow : Bonne chance pour demain, mon ami.



(Bryan sort ; Caleb vient débarrasser la table.)



Darrow : Tu vas aller dormir enfin…


Caleb : J’ignorais que monsieur Bryan était votre ami.


Darrow : William est le meilleur des hommes, petit. Demain, nous allons nous affronter sans pitié ; et crois-moi, cela sera terrible. Mais quoi qu’il arrive, n’oublie jamais que derrière tout ce cirque, cet homme est mon ami, et le tien.


Caleb : Et vous ?


Darrow : Quoi donc ?


Caleb : Vous aussi, vous êtes l’ami des hommes…


Darrow (en lui faisant un clin d’œil) : Le Diable a toujours été l’ami des hommes.



(Darrow s’est levé et sort de la pièce.)



Caleb : Bonne nuit, Monsieur Darrow.


Darrow (hors scène) : Ne m’appelle pas « Monsieur » !


Caleb (en souriant) : Bonne nuit, Darrow.