Si j’avais été détective à New-York, vous m’auriez découvert sous les traits de Robert Mitchum dans le rôle de Philip Marlowe, ou ceux de Sam Spade. Si j’avais exercé à Hawaï, j’aurai eu la tête de Tom Selleck, et vous m’auriez appelé Thomas Magnum. Seulement voilà, je suis privé à Libreville, au Gabon, j’ai la tronche de Dany Glover, et je m’appelle Honoré N’Kono.
Si j’étais Marlowe, vous m’auriez trouvé ce matin dans un rade, mal rasé, mal réveillé, en train de prendre mon troisième petit noir au comptoir. Mais là, je suis au Café de La Liberté, mal rasé et complètement bourré, en train d’écluser mon troisième petit blanc.
C’est ici que je reçois mes clients. Pas dans un bureau sans fenêtres avec un énorme ventilateur au-dessus la tête, ni dans une Ferrari en leasing, mais dans ce café pourri, parce que je n’ai pas une thune et que mes client me payent avec ce qu’ils ont : rien, ou des poulets, ou des bénédictions, ou des coups à boire.
Un type vient d’entrer. Il porte un costard-cravate, ce qui détonne salement, ici. C’est lui que j’attends, forcément. Les gars qui viennent me voir croient que c’est important de se mettre sur leur trente-et-un pour exposer leurs affaires. J’y vois pas d’inconvénient. Je lui fais signe de la main.
- — Monsieur N’Kono ?
- — Oui…
- — Je suis Monsieur Mamba, c’est moi qui vous ai téléphoné.
- — Oui.
- — J’ai besoin de vous pour une affaire particulière…
- — Oui.
- — Ma femme, il faut que vous sachiez, elle a le démon.
- — Toutes les femmes sont des démons.
- — Non, elle n’est pas un démon : elle A le démon.
- — C’est-à-dire ?
- — Le feu au cul, là. Moi, j’ai un travail très important à la banque de Libreville. Je commence tôt et je rentre tard. Et le soir…
- — Oui ?
- — Eh bien le soir, la vaisselle n’est pas faite et le repas n’est pas prêt. Par contre, ma femme, je la retrouve toute pomponnée. Avec du maquillage partout, là. Alors je lui dis « Pourquoi la vaisselle n’est pas faite ? » ; « J’ai pas eu le temps. » qu’elle me répond. « Et le repas ? » ; « J’ai pas eu le temps non plus ! » ; « Qu’est-ce qu’on va manger alors, Valentine ? » ; « J’ai pas faim, qu’elle me répond, tu n’as qu’à aller au KFC. »
- — Hum…
- — Vous voyez, Monsieur N’Kono, moi je veux savoir ce qu’elle fait de toute ses journées, là !
- — Vous pensez qu’elle a un amant ?
- — Et pourquoi elle prendrait un amant, là ? J’ai plein d’argent…
- — Vous faites l’amour souvent ?
- — C’est à dire ?
- — Tous les soirs, toutes les semaines, tous les mois ?
- — Euh… tous les ans. Quelquefois deux ou trois fois par an.
- — Ça fait longtemps que vous êtes mariés ?
- — Ça va faire dix ans, là.
- — Hum… je vois. Et avant, elle s’occupait de la maison, elle faisait à manger ?
- — Ben oui… Elle faisait le ménage, elle faisait la vaisselle, elle faisait les repas…
- — Et vous ?
- — Moi, je travaille dur ! Je ramène beaucoup d’argent… Je ne peux pas tout faire.
- — Quel travail ?
- — Je suis le directeur financier de la banque.
- — Ah oui, je vois…
- — Je compte sur vous, Monsieur N’Kono. Je veux savoir si ma femme a un amant…
- — Je m’occupe de ça, Monsieur Mamba.
Pauvre Mamba… Bien sûr que sa femme le trompait, c’était évident. Jamais là, toujours occupé par des activités loin de faire rêver une femme livrée à elle-même, et plus particulièrement à l’ennui. Je jetai un œil (coquin) sur les photos d’elle qu’il m’avait laissées. Comment une aussi jolie petite fleur avait-elle pu finir par se marier avec un type comme lui ? Sale métier que le mien… Obligé de servir la soupe à ce genre de sale macho imbu de lui-même sous prétexte qu’il est pété de thune. Pfft, chienne de vie ! J’appelai le barman.
- — Un autre verre, Dieudonné… et passe-moi le téléphone, s’il te plaît, mon portable est déchargé.
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Trois jours passèrent.
Je ne m’étais pas vraiment occupé de l’affaire Mamba lorsque ce dernier finit par m’appeler sur mon portable.
- — N’Kono, vous avez du neuf concernant mon affaire ?
- — Pas vraiment, mentis-je. Je l’ai suivie un peu pour voir, mais je ne l’ai pas vue avec qui que ce soit. J’ai bien l’impression que vous vous êtes inquiété pour pas grand-chose.
- — Pas grand-chose ? Moi aussi je l’ai surveillée, figurez vous… Et je sais qu’elle a un rendez-vous ce soir. Au Blue Lagoon.
- — C’est elle qui vous l’a dit ?
- — Elle m’a dit qu’elle devait aller voir une copine malade. Mais je me suis renseigné : son amie n’est pas malade. Alors j’ai fouillé la messagerie de son portable, et j’ai vu qu’un certain Doudou lui avait donné un rendez-vous là-bas, ce soir. Doudou… ça vous dit quelque chose ?
- — Je connais bien un Blanc qu’on surnomme comme ça. Un certain Patrick je-sais-plus-quoi… Mais il n’est pas à Libreville en ce moment. Il est quelque part dans le nord de la France.
- — Ouais… Eh bien moi, je vous parie qu’il sera là ce soir. Alors vous allez venir avec moi et on va les prendre sur le fait.
- — Je suis pas sûr que…
- — Écoutez, N’Kono, c’est moi qui vous paye, là. Alors vous allez venir avec moi, et vous serez le témoin qui me servira à répudier cette femme qui a le démon. Je vais obtenir un divorce pour faute, et je ne vais rien lui laisser. Elle va se retrouver à la rue, cette traînée ! Je vous attends à 21 heures. Et vous avez intérêt à être là si vous voulez être payé.
Pfft… Putain de métier !
21 heures, en planque devant le Blue Lagoon. La belle est là, juste devant l’établissement. Elle est vraiment superbe, et excitante. Des cheveux lissés, mi-longs, un blouson de cuir noir ouvert sur un chemisier blanc qui met en valeur ses obus, petite jupe de cuir noir et escarpins avec 5 centimètres de talons. Le Mamba éructe de rage dans la bagnole.
- — Non mais, vous voyez, N’Kono ! Quelle salope quand même… Ce n’est pas comme ça qu’on s’habille pour aller voir une copine soi-disant malade !
- — Ben, pour l’instant, visiblement, il n’y a personne…
- — Non mais, vous croyez quoi ? Qu’elle est juste là pour passer le temps ? Elle n’arrête pas de regarder sa montre et son portable. Elle attend quelqu’un, là, c’est clair !
Au bout de trois quarts d’heure, il n’y tient plus et descend de la voiture pour se diriger vers sa femme, moi sur ses talons.
- — Je vais la faire avouer tout de suite, et je vais lui dire ma façon de penser. Vous avez intérêt à tout noter, je vous préviens ! Dis donc, toi ? Elle est où, ta copine malade ? dit-il en la tirant à l’écart dans une ruelle adjacente.
Surprise, la belle ne paraît nullement décontenancée par l’arrivée de son mari.
- — Ah, te voilà enfin. Tu y as mis le temps !
- — Comment ça, j’ai mis le temps… Pas la peine d’essayer d’embrouiller tout le monde. Cet homme, là, c’est un détective privé. Il travaille pour moi et il vient constater les faits.
- — Quels faits ? Tu délires, Mamba… C’est toi qui ne va pas tarder à regretter toute cette histoire.
- — Tu vas nier que tu me trompes, espèce de…
- — Bien sûr que non. Je t’attendais, figure-toi ; je savais que tu viendrais ce soir.
- — Quoi ?
- — Tu te crois intelligent, mais c’est toi qui es tombé dans mon piège, là.
- — Tu ne manques pas de culot, toi. Vous êtes témoin, N’Kono…
- — Et alors, qu’est-ce que tu vas faire maintenant, dis moi ?
- — Je vais demander le divorce pour faute ; je vais résilier l’assurance vie, je vais…
- — Tu ne vas rien faire du tout, espèce de crétin. Où alors tout le monde saura…
- — Hein ? Tout le monde saura quoi ?
- — Tes magouilles à la banque.
- — Tu es complètement folle ! De quoi parles-tu ?
- — Des documents que j’ai trouvés, là. Des preuves que tu as donné de l’argent à des hommes politiques français pendant leurs élections.
- — Mais tu es folle… Si tu fais ça, on va te retrouver la gorge tranchée !
- — J’ai pris mes précautions, figure-toi. Si on me retrouve en mauvais état, c’est toi qui auras des ennuis, tu peux me croire ! Je sais tout de toi, désormais ; je suis au courant de toutes tes combines. Et j’en ai marre de ta suffisance ! Tu veux savoir ? Oui, j’ai un amant. Oui, tu es cocu. Mais je te tiens dans le creux de ma main et je peux t’écraser maintenant si je veux.
- — … Espèce d’ordure ! Qu’est-ce que tu veux à la fin ?
- — Que tu te prosternes devant moi.
- — Quoi ?
- — À genoux, espèce de larve ! Et promets désormais de faire tout ce que je voudrai.
Il se passe quelques secondes qui paraissent interminables, puis je vois Mamba qui tombe à genoux devant sa femme.
- — Promets, maintenant !
- — Je… je promets de faire tout ce que tu voudras.
- — Lèche mes escarpins, sale merde !
Le type s’exécute. La belle me regarde droit dans les yeux en souriant d’un air sadique. Puis, s’adressant à moi :
- — Tu vois, il ne faudra pas me contrarier à l’avenir…
- — Je vois, Madame.
- — Bien, Doudou. Et maintenant, tue-le !
- — Mais…
- — J’ai dit « Tue-le ! » ; c’est bien ce qui était prévu, non ?
- — Quoi ? dit Mamba en se retournant.
Ce furent ses derniers mots. J’enfonçai dans sa gorge le couteau à cran d’arrêt que je planquais dans ma poche depuis le début de la soirée. Il y eut comme une espèce de gargouillement, puis les gros yeux de poisson de Mamba se voilèrent et il tomba au sol.
- — Bien, Doudou, tu as fais du bon travail. Retournons chez moi, tu as droit à ta récompense.
Si nous avions été à New-York, ou à Miami, ou même à Hawaï, il y aurait eu une enquête sérieuse concernant le meurtre de Mamba ; et nous aurions elle et moi fini sur la chaise électrique. Mais ici, il suffisait de papiers compromettants que Valentine déposait à côté du corps pour que personne n’ait envie de fouiller trop profondément dans cette affaire.
Si j’avais été Marlowe, ou Spade, ou Magnum, je n’aurais jamais trempé dans une telle histoire. Mais j’étais Honoré N’Kono, un privé sans le sou qui allait désormais pouvoir se la couler douce auprès d’une créature diablement belle. Et diablement, c’est le mot juste : le démon, elle l’a.
Cela fait deux ans déjà que je suis son esclave sexuel et, bordel, que l’Enfer est agréable !