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n° 17661Fiche technique13368 caractères13368
Temps de lecture estimé : 8 mn
21/11/16
corrigé 06/06/21
Résumé:  Un meurtre, un suspect, un flic. Qui joue à quoi ?
Critères:  nonéro policier
Auteur : Brodsky      Envoi mini-message
La défense Caro-Kann


  • — De quoi parliez-vous avec monsieur Spassky ?
  • — Quand j’arrive, je lui dis « Bonjour. » ; quand je pars, je lui dis « Échec et mat. »

(Bobby Fischer)



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À part pour quelques grands malades, la première fois que l’on commet un meurtre avec préméditation, on a toujours cette espèce d’étau qui nous serre la poitrine. Tous les témoignages que j’avais pu recueillir en parlaient : j’étais donc prévenu. Pour passer le temps et en attendant la cible, j’essayais de comprendre pourquoi. Parce que ma conscience, elle, était parfaitement tranquille. Le type que j’allais occire était quand même un parfait salopard, et les risques de me faire prendre étaient infinitésimaux.


On prétend qu’il n’existe pas de meurtre parfait, que la police trouve toujours – ou presque – le coupable, que ses moyens d’investigation sont tellement perfectionnés que quasiment personne ne peut plus passer entre les mailles du filet. On gave le gogo avec des séries télévisées américaines à la con comme Les experts à New York, à Miami, à Palavas-les-Flots ou à Nouan-le-Fuzelier. Tu parles… Tout ça participe de la grande escroquerie destinée à maintenir l’ordre public en faisant croire aux imbéciles que l’État veille sur eux. Mais il a mieux à faire avec ses flics, l’État : surveiller les propriétés des politicards en exercice, des ex ou des futurs présidents, ficher les lanceurs d’alertes, les syndicalistes, les ultras du PSG, « nettoyer » les rues des grandes villes des réfugiés ou des sans-abri qui font peur aux touristes et à ceux qui n’ont pas encore rejoint la horde des pauvres que la machine à broyer de notre société crée chaque jour un peu plus…


Pendant ce temps-là, les flics rament comme des galériens munis de pagaies. Gilets pare-balles hors service, voitures sans essence pour les patrouilles, ordinateurs préhistoriques et Internet en rade, commissariats infestés par les rats, chauffage en panne, manque de stylos, manque de personnel, manque de sommeil… Les experts à Vierzon sont devenus des experts… de la débrouille et du bricolage, forcés de réparer eux-mêmes leurs armoires et de changer à leurs frais les ampoules électriques de leurs bureaux.


Le monde civilisé est devenu un vaste Far-West livré aux frères James ou autres Dalton, dans lequel lorsque la cavalerie arrive au secours des pauvres gens en danger, c’est soit trop tard, soit armée de sabres rouillés face à des types armés de mitrailleuses.

Franchement, je ne risquais rien…


Lorsque la cible est enfin apparue, j’ai pressé doucement la queue de détente. POC ! Le canon armé d’un silencieux étouffa parfaitement le bruit de la détonation.



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Ça, c’est le genre d’humour que j’aime bien. Il avait une bonne tête, l’inspecteur. La tête d’un mec épuisé par son boulot ; des valises sous les yeux, mais un esprit visiblement très vif. Et une manière de parler qui invitait à la confidence. Compréhensif ? Jusqu’à quel point ? Je décidai de lui donner des billes et de lui permettre de jouer la partie à fond. Il allait la perdre, bien sûr, mais avec honneur. Il comprendrait le « pourquoi ». Cela lui ôterait le sentiment de ne pas avoir accompli son travail correctement.




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Quelle belle partie d’échecs ! La défense Caro-Kann, si chère à Anatoly Karpov et qui avait failli lui permettre de prendre sa revanche à Lyon contre Kasparov. Une position défensive pleine de pièges subtils qui laisse l’attaquant libre en apparence, qui l’amène à s’installer au centre de l’échiquier avant d’être mis en déroute. Même passé de mode, Karpov a toujours été ma référence.

Ma garde à vue dura moins de 24 heures.



Balèze, l’inspecteur… mais il n’avait aucune chance. Il avait pourtant brûlé en évoquant le contrat mis sur la tête de Ratelier, mais je n’avais pas déboursé un euro là-dessus. Deux mois avant, à Cannes, la cible que j’avais touchée était un violeur multirécidiviste protégée par sa position de notable. La victime qui avait demandé ce service était ce jour-là en déplacement pour son entreprise à Clermont-Ferrand. En échange, elle avait éliminé le créancier véreux d’un patron pêcheur de Calais parti en mer avec ses gars le jour de l’exécution. Et c’est ce même patron pêcheur qui s’était occupé de Ratelier. Imparable ! Nous avions tous des alibis en béton, aucun rapport direct avec nos cibles, et nos cibles ne se connaissaient pas. Nous communiquions par un service de messagerie cryptée, et le seul lien qui aurait pu être établi était que nos « victimes » étaient des enfoirés qui avaient suffisamment d’ennemis pour être abattues par n’importe qui.


Oh, bien sûr, tout ça, ce n’est pas très moral… Mais la morale est le paravent qui permet de masquer nos lâchetés, comme disait l’inspecteur. En disant cela, il m’avait signifié clairement que pour lui, la chasse à l’homme n’était pas loin d’être terminée. Mort d’un salaud… et puis après ?


Pour les amateurs d’échecs : après sa première victoire sur Karpov, Kasparov a écrit un livre qu’il a appelé Et le fou devint roi. Quand, au cours de la revanche, Karpov ressortit la défense Caro-Kann de sa boîte à malices, il a cru qu’il serait obligé d’écrire une suite : Et le roi devint fou.


Aujourd’hui, le roi est nu, et c’est le monde qui est devenu fou. Les méchants passent pour des gentils, et les gentils pour des méchants. Mais pour un joueur d’échecs, le bien et le mal n’existent pas. Il y a les blancs et les noirs, un champ de bataille, et le plus fort l’emporte.

Et moi, j’ai emporté Anna qui n’est au courant de rien.


« The winner takes it all », comme on dit.

Moralité ?