Martine Assetonne se déplaçait avec difficulté ; elle boitait bas, aucune position ne lui épargnait une horrible souffrance. Une violente douleur lui torturait le bas du dos et la fesse gauche, se faisant sentir jusqu’au genou.
Après avoir lui avoir fait passer une radiographie, son médecin lui diagnostiqua une très belle sciatique et lui prescrivit des piqûres d’anti-inflammatoires – un traitement de choc, selon lui – ainsi qu’un arrêt de travail de dix jours. « Qu’est-ce qu’une belle sciatique ? » se demanda Martine. Le médecin assortit ses prescriptions d’un conseil :
- — Évitez aussi la voiture et les efforts violents ; ce sera parfait.
« Ben oui, il a de bonnes idées ; et comment je fais, en étant seule chez moi, pour faire mes courses, le ménage et aller au boulot ? »
Elle se rendit au lycée où elle enseignait l’E.P.S., déposa son arrêt de travail au secrétariat, passa à la salle des profs où elle échangea quelques mots avec sa collègue et amie Sophie Béachelle, professeur de philo.
- — Ben alors, ma grande ? Tu as une mine de déterrée.
- — M’en parle pas… Une sciatique. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ; une horreur !
- — Qu’est-ce qu’il t’a filé comme traitement, le toubib ?
- — Piqûres ! Moi qui ai mal dans la fesse gauche, je vais me faire trouer la droite.
- — Et tu n’as même plus René pour t’aider à faire les repas ou le ménage.
- — Ce sale con ? Tant mieux qu’il se soit cassé avec sa pouf’, il me donnait trois fois plus de boulot !
Telle une conspiratrice, Sophie lui confia en murmurant son secret de santé :
- — J’ai peut-être un moyen pour te soulager, un homme qui te soigne de façon pas ordinaire, mais qui obtient des résultats extraordinaires.
- — Comment soigne-t-il ?
- — C’est difficile à expliquer ; c’est une médecine dérivée du yoga. Il m’a guérie de migraines épouvantables ; il s’occupe aussi de plusieurs de mes amies, même des femmes de médecins. Par contre, il ne faut pas t’offusquer : il vaut mieux éviter d’être prude quand tu te fais soigner par lui.
- — Je ne suis pas une oie blanche, je peux toujours tenter.
- — Je te donne son adresse et son téléphone ; tu dis que tu viens de ma part. Il pourra aussi te remonter le moral. Il te prend 25 € par séance : tu ne te ruineras pas, même si ce n’est pas remboursé par la sécu. Et surtout, tu ne le regretteras pas…
Dubitative, Martine hésita à contacter ce gars ; elle ne goûtait guère les médecines parallèles. Elle subit son traitement malgré son peu d’enthousiasme à se faire percer les fesses.
À trente-neuf ans, châtain, elle avait entretenu son corps jusqu’au départ de René, son mari. Depuis la fuite du traître, elle mangeait n’importe quoi n’importe quand, et quelques kilos s’invitaient sur ses hanches. La félonie de son compagnon lui avait flanqué le moral à zéro ; elle compensait par la bouffe.
Son médecin le lui avait fait remarquer avec un manque de tact flagrant :
- — Vous devriez faire attention à votre poids ; ce n’est pas bon pour votre dos.
~o~
Un mois plus tard, elle fit une rechute. En se penchant pour délacer ses chaussures, elle ressentit une vive douleur dans les lombaires. Elle mit un temps fou à se relever, et depuis elle peinait à se tenir droite. Elle renonça à consulter une nouvelle fois son médecin : se refaire piquer le cul, merci bien ! Pour le résultat obtenu, elle se passerait de lui.
Elle retrouva la carte de Sophie et contacta le mystérieux guérisseur.
- — Monsieur Hun ?
- — Lui-même. Que puis-je pour vous ?
La voix était grave et sensuelle.
- — Sophie Béachelle m’a dit que vous pourriez m’aider. J’ai eu une sciatique il y a quelques mois ; j’ai été soignée par anti-inflammatoires, et je viens de faire une rechute. Je souffre horriblement.
- — Je vous crois ; je l’entends à votre voix. Je puis vous donner rendez-vous en mon cabinet demain à quatorze heures.
- — Merci, Docteur.
- — Je ne suis pas docteur, répondit-il en riant ; appelez-moi « Monsieur Jacques », ou juste « Jacques ».
- — Je n’oserai pas…
- — Vous vous y ferez, comme votre amie Sophie. Je vous donne mon adresse.
- — Je l’ai : Sophie me l’a communiquée.
- — Parfait. Lors de notre première séance, amenez vos radios.
Il semblait sérieux et affable ; elle ne regrettait pas son appel.
~o~
Le lendemain elle se présenta au 13 impasse du Vert-Galant. Elle était seule dans la salle d’attente lambrissée ; de belles plantes apportaient une note de verdure, et un diffuseur d’huiles essentielles libérait des arômes de santal.
À son grand étonnement, de petites peintures et illustrations du Kâma-Sûtra décoraient les murs. Non qu’elle fût prude, mais dans une salle accueillant du public, c’était surprenant.
À quatorze heures pile le mystérieux Monsieur Jacques apparut.
Ses grandes et belles mains serrèrent fermement celles de Martine ; son sourire rassura la jeune femme qui atteignait à peine l’épaule de son interlocuteur. Elle le détaillait du coin de l’œil : grand, svelte, le crâne entièrement rasé, élégamment vêtu d’une chemise et d’un pantalon blancs.
- — Asseyez-vous ; je vous écoute.
Il la regardait marcher et s’asseoir, remarquant ses postures et ses grimaces lors de ses déplacements.
- — Voilà, je souffre énormément de la colonne vertébrale. La douleur irradie jusque dans ma jambe gauche ; je crois que ma sciatique vient de réapparaître.
- — Je crains que vous n’ayez raison. Montrez-moi vos radios.
Il déposa les clichés sur une table lumineuse.
- — Effectivement, vous devez souffrir. Voyez ici le pincement et l’écrasement du disque : si vous ne la soignez pas correctement, cette sciatique peut devenir chronique, et peut-être même vous paralyser.
- — Que vais-je devenir ? Je ne pourrais plus travailler.
- — Ne vous inquiétez pas : votre pathologie n’est pas irréversible ; je vais vous aider.
- — Le docteur Mabuse, mon médecin traitant, m’a laissé entendre que mon poids y était pour quelque chose.
- — Éternel débat… Ne culpabilisez pas ; je ne vais pas soigner que votre colonne vertébrale : je vais tenter de soigner votre corps en entier, rééquilibrer votre organisme ; le poids n’est qu’un effet secondaire de ces désordres.
- — Qu’allez-vous me faire ?
- — Vos chakras sont fermés ; je vais les rouvrir.
- — Mes quoi ?
Le praticien réfléchit un peu, puis tenta d’expliquer simplement la notion de chakra.
- — Votre corps s’ouvre à l’univers ; de l’énergie le pénètre, il en laisse sortir. Ces échanges s’opèrent par des « portes » nommées chakras. Nous en avons sept principaux, sans compter les secondaires. Selon le Vibhava Yoga, lorsque ces chakras sont fermés, toutes les contrariétés, les soucis restent confinés dans notre enveloppe corporelle, provoquant des désordres. En quelque sorte les toxines restent dans votre organisme et vous empoisonnent. La technique que je vais employer sur vous, dérivée de la technique Reiki, va permettre d’ouvrir ces portes. Votre douleur devrait disparaître, votre poids se stabiliser, votre mal-être se dissiper. Cette pratique provoque la production d’endorphines qui vont calmer la douleur.
- — Ça va faire mal ?
- — C’est indolore, mais il vous faudra plusieurs séances pour venir à bout de vos désordres.
Jacques Hun se leva et indiqua une table d’examen à sa cliente.
- — Veuillez vous déshabiller et vous installer ci-dessus.
Martine s’isola derrière un paravent et se dévêtit. Elle ressortit en soutien-gorge et culotte.
- — Euh, non, entièrement dévêtue.
Un peu étonnée et rougissante, elle retira ses sous-vêtements et s’allongea sur la table, légèrement inquiète tout de même.
Il lui massa d’abord le sommet du crâne, puis le front.
- — Je débloque par cette pratique votre Sahasrara et votre Ajna, les deux chakras situés au sommet du corps.
Jacques lui prit la nuque entre ses larges mains et massa ses vertèbres cervicales. Il passa plusieurs minutes sur chaque point.
- — Je soigne en ce moment votre Kundalini, comme on dit dans notre jargon, faisceau d’énergie autour de la colonne vertébrale. J’ai déposé sur mes mains un peu d’huile essentielle de gingembre mélangée à de l’huile de jojoba ; le gingembre aide à déverrouiller les chakras, le jojoba favorise la pénétration du principe actif. Par contre, vos cheveux seront un peu gras.
Martine se sentait bien, une douce torpeur l’envahissait.
- — Ce n’est pas grave.
- — Maintenant je vous masse le chakra supérieur ou Vishuddha. Il est situé juste sous la glotte ; il vous dégage l’esprit des soucis.
Elle se sentait revivre ; son corps réagissait au massage. Autosuggestion ou réalité, il lui semblait que sa douleur s’atténuait, elle se détendait.
- — Je vais passer au plexus solaire, l’Anahata, situé sous le sternum, une des principales portes du corps. J’y sens une certaine raideur ; les trois séances ne seront pas de trop.
La patiente sursauta lorsque Monsieur Jacques lui prit les seins à pleines mains, puis d’un même mouvement pressa les tétons entre le pouce et l’index.
- — Oh !
- — Je vais débloquer les deux chakras secondaires qui se trouvent juste là ; je les sens tendus.
Pour être tendus, ses chakras l’étaient ! Ils se hérissaient.
Tout en expliquant ses faits et gestes, il pressait doucement les deux mamelons qui réagissaient au traitement en devenant de plus en plus rigides.
- — C’est indispensable ? interrogea-t-elle, la voix chevrotante.
- — Fortement conseillé.
« Sophie a suivi la même thérapie, alors pas de quoi s’en inquiéter. » se dit la patiente en se laissant aller tandis qu’une douce chaleur envahissait son corps.
À son grand regret, Monsieur Hun délaissa les seins pour masser le nombril. De temps à autre il enduisait ses mains d’huiles essentielles.
- — Le Manipura va vous décontracter les muscles des vertèbres lombaires, les abdominaux, et favoriser le transit.
Les yeux fermés, le sourire aux lèvres, Martine se laissait manipuler en écoutant les explications du Sage.
- — Je vais passer maintenant au Swadhistana. Laissez-vous faire, ne vous contractez pas ; cela surprend parfois.
Il écarta les jambes de la malade et posa ses lèvres sur son sexe.
Pour la rassurer, il caressa les cuisses et les fesses. Il passa la langue de l’anus au sommet de la délicate cicatrice.
- — Rhhaa…
- — Je vous fais mal ?
- — N-non.
Déjà bien préparé par les massages précédents, le corps de Martine réagit au quart de tour. Elle écarta les jambes à l’insu de son plein gré, sa petite chatte au pelage soyeux ouvrit ses babines humides, elle tendit son ventre à la rencontre de la langue qui la fouillait, aux lèvres qui venaient décalotter et butiner son petit asticot, le lui presser, le faire vibrer.
Au terme de plusieurs minutes de ce traitement, son dos s’arqua, son corps se tétanisa. La tête lui tournait, elle gémissait en continu tout en s’agrippant aux bords de la table d’examen, puis elle s’affala dans un grand soupir, un sourire extatique aux lèvres.
- — Comment vous sentez-vous ? demanda le saint homme en s’épongeant le visage.
- — Bien, mais c’est surprenant comme thérapie.
- — Pour une première séance, ça suffira. La prochaine fois, je vous débloquerai d’autres chakras. Restez allongée quelques minutes ; reposez-vous, reprenez vos esprits.
Martine comprenait pourquoi Sophie n’avait pas voulu en dire plus sur la technique du yogi.
Lorsqu’elle se leva, à sa grande surprise elle ne sentait presque plus la douleur. « C’est que ça marche, son truc ! » se dit-elle tout étonnée.
- — Il y a un cabinet de toilette juste à côté pour vous rafraîchir.
Martine se rendit compte, à son grand embarras, qu’elle dégoulinait.
Elle se débarbouilla l’entrejambe et s’habilla.
- — La semaine prochaine, même jour, même heure ?
- — Oui.
- — Ne faites pas d’efforts inconsidérés : votre dos est toujours fragile.
~o~
Une semaine plus tard, elle se présentait au cabinet de l’étonnant Jacques Hun. Elle s’était faite belle : coiffeur, et surtout esthéticienne qui lui avait débroussaillé la roseraie.
Elle se retrouva nue et allongée en deux temps trois mouvements tandis que le Maître des Chakras s’enduisait les mains d’huile.
Il lui travailla une nouvelle fois le Sahasrara, l’Ajna, le Vishuddha, l’Anahata, et se fit triturer les chakras secondaires sur l’avant-cœur avec grand plaisir. Après qu’il eut travaillé le Manipura, elle attendait avec impatience l’ouverture de la dernière porte.
- — Je vais vous retravailler le Swadhistana, mais aussi le Muladhara ; détendez-vous.
Elle se détendait autant qu’elle pouvait ; elle se préparait en écartant les jambes.
Jacques Hun vint poser sa bouche sur son Swadhistana, également appelé « clitoris » en langage populaire. En même temps, il enfonçait un doigt dans sa chatte en état de liquéfaction avancée et un autre dans son anus.
- — Rhhaa ! hurla Martine.
- — Sentez-vous l’énergie circuler ? demanda-t-il en lui lâchant le clito.
- — Rouiiihh… répondit-elle en roucoulant.
Elle ne sut jamais combien de temps elle resta ainsi à se tordre, haleter, gémir, délirer ; elle coinçait les doigts de son manipulateur dans ses portes célestes. Lorsqu’elle sortit de sa torpeur, elle se sentait planer à quelques centimètres au-dessus de la table.
Alors qu’elle posait les pieds sur le sol, elle se sentit chanceler, comme Jacques*.
- — En français, ces portes peuvent se traduire par « Vortex » ou « Roues » ; il est normal de ressentir quelques étourdissements lorsqu’elles s’ouvrent, lui dit-il en lui tenant le bras. Venez vous rafraîchir un peu.
Comme la première fois, elle dégoulinait. Comme la première fois, elle ne ressentait plus la douleur, ni même la moindre tension au bas du dos ou dans la fesse. Cette technique était prodigieuse ! Elle oubliait aussi la forfaiture de son ex ; son moral pointait sur le beau fixe.
- — À la semaine prochaine, Madame Martine.
- — Au revoir, Monsieur Jacques Hun.
Elle ne se sentait plus de joie : sa douleur disparut, les massages de M. Hun lui procuraient sérénité et vitalité. Elle voulait faire partager ces bienfaits, aussi les conseilla-t-elle à sa sœur, insomniaque.
~o~
La troisième expérience se passa aussi bien que les autres. Monsieur Hun lui proposa un autre rendez-vous un mois plus tard.
- — Vous êtes sur la voie de la guérison ; je dois simplement vous stabiliser. Encore trois séances, à raison d’une par mois, et vous serez entièrement guérie.
Une question la taraudait.
- — Vous soignez tout le monde ?
- — Ma plus jeune patiente a dix-huit ans, la plus âgée soixante-quinze.
- — Vous ne soignez que des femmes ?
- — Je me suis spécialisé, par préférence personnelle.
Elle réfléchit un peu, eut une révélation et rougit comme une pivoine.
~o~
Elle suivit avec joie deux autres séances, regrettant de n’en avoir plus qu’une par mois. Chacune d’elles durait une heure : trois quarts d’heure de manipulations, et un quart d’heure pour reprendre ses esprits.
Elle se rendit compte, après ce cinquième rendez-vous, qu’elle perdait du poids : les petits bourrelets disgracieux sur la taille fondaient.
Elle se rendit à la dernière, toute guillerette ; elle ne ressentait plus aucune douleur, ni même aucune gêne à la colonne vertébrale. Elle se sentait revivre, dans toutes les acceptations du terme.
Seule petite ombre au tableau : ses soins s’arrêtaient aujourd’hui.
Arrivée à l’intersection de la rue de Navarre et de l’impasse du Vert-Galant, elle vit des véhicules de gendarmerie gyrophares allumés, des badauds et des curieux qui s’agglutinaient devant le cabinet de Jacques Hun. Des gendarmes faisaient des allées et venues entre leurs véhicules et le bâtiment, les bras encombrés de documents, d’ordinateurs.
Elle interpella un homme qui sortait de l’impasse.
- — Que se passe-t-il ?
- — Ils arrêtent le gars qui habite là. Paraît qu’il organisait des partouzes.
Une femme en larmes regardait cette agitation d’un air désespéré. Martine lui demanda quelques éclaircissements.
- — Ils viennent d’arrêter Monsieur Hun ; un couple aurait porté plainte contre lui. C’est épouvantable ! Lui si gentil, si doux… Un homme si bon, si dévoué… Vous vous rendez compte ? Ils lui ont passé les menottes, comme à un truand ou un terroriste ; une honte !
- — Monsieur Jacques me soigne aussi. Puis-je connaître votre nom ? Peut-être qu’ensemble nous pourrions l’aider.
- — Oh oui, ce serait bien. Jeanne Hultou. Je vous donne mon numéro de portable.
Après un temps de réflexion, Martine téléphona à Sophie Béachelle.
- — Tu es libre ? Tu peux venir impasse du Vert-Galant ? Il se passe des choses graves.
~o~
Grâce au bouche-à-oreille, Martine, Sophie et Jeanne avaient réussi à rameuter une trentaine de patientes de leur bienfaiteur. Rendez-vous avait été donné dans un café tenu par une des admiratrices de Jacques Hun.
La patronne, Adèle Scott, prit la parole :
- — Vous n’êtes pas sans savoir que notre ami se trouve en fâcheuse posture ; aussi souhaiterions-nous fonder un comité de soutien. Pour ce faire, j’ai contacté Maître Hétalon, l’avocate de monsieur Hun. Je sais que notre position n’est guère facile vis-à-vis de notre famille, de nos collègues, de nos voisins et amis ; aussi celles qui ne veulent pas faire partie de ce comité peuvent partir, nous ne leur jetterons pas la pierre.
Toutes les participantes se regardèrent, guettant celle qui se débinerait la première. Aucune ne bougea. Il y avait là des femmes dodues, des maigres, des belles, des différentes, des jeunes, des moins jeunes, une ou deux d’un âge avancé, des rousses, des brunes et des blondes, une Martiniquaise et deux Vietnamiennes.
Tous les regards se portèrent sur l’avocate, une grande blonde d’une quarantaine d’années au nez proéminent.
- — Mesdames, je vais vous confier sous le sceau du secret les raisons de l’arrestation de mon client. Un mari s’interrogea sur le changement de comportement de sa femme. Il lui tira les vers du nez ; elle révéla les particularités du traitement pratiqué par Monsieur Hun. Il alla illico porter plainte en compagnie de son épouse qui porta plainte elle aussi. Je dois vous révéler l’identité de l’homme : il s’agit du professeur Martin Galle.
Un prodigieux brouhaha éclata dans la salle. Toutes les invitées y allaient de leur commentaire.
- — Quoi, le chirurgien catho-facho ?
- — Celui qui veut se présenter aux législatives ?
- — Oui, sous l’étiquette P.C.D., le parti qui veut remettre son nez sous nos jupes.
- — Martin Galle, c’est pas celui qui paradait à la tête de la manif pour tous ?
- — Lui-même : celui qui veut ramener les homos dans le droit chemin par la prière et la flagellation.
- — Abolir l’avortement et rétablir la peine de mort.
- — L’enculé !
L’agitation atteignait son paroxysme lorsque la patronne hurla :
Le calme revint, entrecoupé de chuchotis. L’avocate reprit la parole :
- — Bref, pour vous dire que si vous vous portez au secours de mon client, nos adversaires ne reculeront devant aucune bassesse.
- — Je serai à vos côtés ! lança Sophie Béachelle.
- — Moi aussi, répondirent les autres en chœur.
C’est ainsi que se dessina la défense de Jacques Hun.
~o~
Comme l’avait annoncé l’avocate, la partie civile ne recula devant rien pour enfoncer le prévenu, pour décrédibiliser ses admiratrices, allant même jusqu’à les menacer, les insultant, menant une campagne diffamatoire faite de calomnies et de plaisanteries salaces.
Elles tinrent bon, répondant aux insultes par des dépôts de plainte, essayant de rester dignes malgré les lazzis et les rires graveleux des bonnes âmes de la ville.
Sophie et Martine vécurent quelques moments difficiles au lycée ; elles subirent les moqueries de leurs collègues, les sourires narquois des élèves et les insultes de certains parents. D’autres vinrent les soutenir pour emmerder les grenouilles de bénitier.
Les deux femmes s’interrogeaient sur la conduite à suivre : devaient-elles continuer ou abandonner ? Jacques Hun les avaient soulagées, aidées à surmonter des épreuves ; elles n’allaient pas le laisser tomber. Elles songeaient souvent à lui. Il était sorti de prison un mois après son arrestation et restait sous contrôle judiciaire, avec interdiction de fréquenter ses patientes. Le pauvre vivait seul, uniquement contacté par son avocate.
Enfin, une longue année après ces événements, le procès débuta.
~o~
Le tribunal correctionnel ouvrit son audience par un mardi d’automne froid et pluvieux. La présidente entra accompagnée de ses deux assesseurs, deux magistrats d’âge mûr. La magistrate, madame Anne Hévrisme, jolie femme entre deux âges réputée sévère et inflexible, semblait souffrir en se déplaçant ; elle s’aidait d’une canne.
Le ministère public était représenté quant à lui par le substitut du procureur de la République, Blanche Hapin.
Un greffier complétait l’équipe.
La partie civile, constituée par monsieur Martin Galle, son épouse et l’Ordre des médecins était représentée par maître Bruno Zieuver.
Jacques Hun, sagement assis aux côtés de son avocate, son fan-club derrière lui. La salle bondée regorgeait de simples quidams qui espéraient entendre des détails salaces et croustillants.
La présidente commença l’interrogatoire du prévenu :
- — Monsieur, vous vous nommez bien Jacques Hun ?
- — Oui, Madame la Présidente.
- — Né en 1975 à Saint-Glouteux-les-Époisses ?
- — C’est exact.
- — Vous habitez impasse du Vert-Galant où vous exercez le métier de…
La magistrate interrogea du regard Jacques Hun.
- — Yogi. Je soigne mes semblables avec des techniques douces dérivées du yoga.
- — Nous verrons cela au cours de l’audience, le coupa-t-elle alors que des rires éclataient dans la salle.
Martin Galle et maître Zieuver se démenaient sur leurs sièges, outrés.
- — Monsieur Hun, suite à l’instruction ont été retenus contre vous les faits suivants : exercice illégal de la médecine, attouchements, manquements aux règles d’hygiène et trouble à l’ordre public.
- — Madame la présidente, mon client et moi-même contestons l’accusation d’exercice illégal de la médecine : monsieur Hun n’a jamais prétendu être médecin, bien au contraire ; il incite ses patientes à consulter un praticien parallèlement à ses soins. D’ailleurs cela sous-entendrait que ce que l’on reproche à mon client serait pratiqué couramment par les médecins ?
Le banc de la partie civile s’agita furieusement alors que des éclats de rire retentissaient.
- — Notez, greffier ; nous étudierons votre requête au cours de l’audience, mais il semble que vous ayez raison : l’Ordre des médecins ne peut se porter partie civile.
- — Qu’est-ce donc aussi que cette accusation fantaisiste de manquement aux règles d’hygiène ?
- — Selon le magistrat instructeur, votre client ne se lavait pas les dents entre chaque cliente.
Gros éclats de rire gras dans la salle.
- — C’est totalement faux ! J’ai toujours respecté une hygiène stricte : mon cabinet de toilette en est la preuve. Je peux vous montrer mes factures de dentifrice, savon et autres lotions pour hygiène intime.
- — Bien, admettons. Vous ne pouvez nier les faits d’attouchements, d’agressions sexuelles.
- — Je ne nie pas que la première fois, mes patientes pouvaient être surprises par ma méthode ; mais elles revenaient alors que personne ne les forçait à le faire. Je vous ferai remarquer que c’est un homme qui a porté plainte.
- — Pourquoi n’avez-vous point d’hommes dans votre clientèle ?
- — Aucun ne me l’a jamais demandé ; je n’aurais cependant pas accepté.
- — Pourquoi ?
- — Les femmes sont plus réceptives à mon traitement, et je préfère soigner les femmes, histoire d’atomes crochus.
Après avoir ramené le calme dans la salle, Anne Hévrisme reprit le cours du procès.
- — Maître Zieuver, je vous laisse la parole. En règle générale, les témoins n’interviennent pas ; mais ceci étant un procès hors normes, nous aurons droit aux témoignages des diverses parties.
Maître Bruno Zieuver se leva en agitant ses manches, tel un corbeau prenant son envol.
- — Nous sommes ici pour juger un personnage pervers qui profite de la faiblesse de pauvres femmes déboussolées. Écoutez les malheurs de notre ami le professeur Galle, chirurgien renommé, face à cet escroc.
Martin Galle se leva, affichant fièrement sa soixantaine, ventre plat, silhouette sportive, cheveux blancs éclatants. Il semblait pourtant accablé.
- — Madame la présidente, c’est un homme effondré qui se présente devant vous, aux côtés de son épouse humiliée.
- — Narrez-nous les faits, Professeur.
- — Mon épouse ne se sentait pas en forme à cette époque. Sur les conseils de sa belle-sœur, elle alla voir ce… charlatan, ce démon, ce suppôt des enfers.
Au vu de sa mimique, il ne portait pas non plus sa belle-sœur dans son cœur.
- — Mon épouse ressentait une forte lassitude. Je lui proposai de consulter des amis spécialistes, mais elle s’entêta : elle voulait voir cet individu. Au bout de trois semaines, elle était joyeuse et rayonnante. En tant que médecin, je ne comprenais pas ce changement de comportement si rapide. Je lui demandai de plus amples explications, je la pressais de questions ; je craignais la prise de drogues. La vérité était bien pire ! Toute confuse, elle m’avoua l’inimaginable.
Il versa une larme, sa voix s’étrangla.
- — Désolé, je suis encore tout bouleversé.
- — Nous comprenons.
- — Elle m’avoua qu’il lui avait fait subir les derniers outrages, des gestes inspirés par le démon.
- — Professeur, nous sommes dans un tribunal, pas dans une l’église. Nous en avons assez entendu. Madame Galle, veuillez venir à la barre ; vous avez porté plainte vous aussi.
La petite femme blonde se leva et approcha, intimidée.
- — Madame Galle, veuillez nous expliquer vos déboires.
- — Voilà. Ma belle-sœur m’a conseillé de consulter monsieur Hun. Je ne me sentais pas bien à l’époque, des soucis familiaux provoquaient un mal-être, une déprime. J’ai bien entendu été surprise des pratiques de monsieur Jacques Hun lors de ma première consultation.
- — Mais vous y êtes retournée ; trois fois.
- — Ben oui, je me sentais bien après ses soins.
- — Vous avez quand même porté plainte.
- — Ou… oui. C’est surtout mon mari qui m’y a forcée, je ne voulais pas trop.
Son mari s’agitait sur son siège.
- — Je comprends : vous aviez peur du qu’en-dira-t-on.
- — Non, pas du tout. J’appréciais ce que me faisait ce monsieur.
Le mari gesticulait de plus en plus.
Elle semblait hésiter à poursuivre son témoignage.
- — Il m’a ouvert les yeux sur tout un monde inconnu. Je me sentais détendue après ses soins ; en même temps que les chakras, il m’a ouvert les yeux. D’ailleurs, Madame la Présidente, je voudrais retirer ma plainte. Est-ce faisable ? Je ne sais comment faire…
Le professeur Galle se leva en hurlant :
- — C’est un scandale ! Une ignominie ! Cet homme les ensorcelle ; c’est une parodie de justice !
- — Monsieur, calmez-vous !
- — Non, salope : vous êtes toutes des salopes !
- — Vous parlez à la cour.
- — J’emmerde la cour !
Madame Hévrisme fit intervenir les gendarmes pour expulser le trublion.
- — Rappelez-moi de poursuivre ce monsieur pour insultes envers la cour, insultes sexistes, et trouble lors d’une audience, murmura-t-elle à son assesseur.
Le calme revenu, l’audition des témoins reprit. Des femmes, dont Sophie Béachelle et Martine Assetonne vinrent témoigner. Elles ne tarirent pas d’éloges envers le prévenu.
- — Il m’a soulagée de migraines épouvantables…
- — Une sciatique me rendait la vie infernale…
- — Je travaille dans une grande surface ; les conditions de travail ont déclenché une déprime, très profonde. Je n’en pouvais plus. Il m’a sauvée du burn-out.
Une autre, jeune étudiante d’origine vietnamienne, vint expliquer à la cour qu’elle consultait régulièrement Jacques Hun avant un examen ou un concours, ce afin de se mettre dans les meilleures conditions possibles, d’évacuer le stress.
- — Quelles sont vos études ? demanda le substitut.
- — Médecine.
- — Vos séances chez mon client étaient-elles bénéfiques ? demanda Maître Hétalon.
- — Très efficaces. Je ne sais ce que je vais faire s’il ne peut plus exercer.
L’avocate afficha un sourire satisfait.
Tout ces témoignages se terminaient invariablement par :
- — Monsieur Jacques Hun a changé ma vie.
Une femme d’une cinquantaine d’années en fit une description éloquente :
- — C’est un gentleman ; il n’a jamais eu un geste déplacé.
- — Vous n’exagérez pas, Madame ? s’offusqua le substitut alors que la salle riait.
- — Non : dans notre situation, il eût pu se permettre toutes les privautés ; eh bien il est resté très professionnel, très digne.
Alors que l’audition des témoins se terminait, la présidente intervint :
- — Il semble que ce procès nous réservera jusqu’au bout son lot de surprises : nous avons un témoin de dernière minute.
Entra alors un personnage étonnant. La carrure d’un pilier de rugby, un cou de taureau, la cinquantaine fringante, le cheveu ras, la barbe broussailleuse et argentée. Un petit durillon de comptoir arrondissait la silhouette. Il observa la salle de son œil vif de faune facétieux. Comme il était vêtu d’un pull aux manches relevées, le public pouvait admirer ses tatouages ; un ours sur l’avant-bras droit, un cœur sur l’autre.
- — Monsieur Brod…
- — Brodsky. Gérard Brodsky.
- — Quelle profession exercez-vous ?
- — Philosophe obstétricien.
- — …?
- — Accoucheur d’idées.
- — Qu’avez-vous de si important à nous dire ?
L’homme se passa la main sur le visage. Vu la dégaine de l’individu, chacun s’attendait à ce qu’il démolisse l’accusé ; un mari jaloux et vindicatif, peut-être.
- — Madame la présidente, je suis tombé par le plus grand des hasards sur un article de journal concernant le procès de ce monsieur ; il fallait que je vienne témoigner.
- — Nous vous écoutons, Monsieur Brodsky.
Il prit une grande respiration et se lança :
- — Voilà : mariés depuis plusieurs années, mon épouse et moi nous nous aimons à la folie, mais un nuage noir perturbe notre bonheur. J’ai beau faire, elle ne réagit presque pas à mes caresses. Si je lui lisais les œuvres complètes de Finkielkraut, ce serait pareil. Elle y met pourtant de la bonne volonté : rien n’y fait. Lorsque je lui grignote la tarte aux poils, elle regarde le plafond et se demande si elle a bien fermé le gaz. Pareil lorsque je lui mets la chatte sur le paratonnerre.
- — Monsieur, un peu de retenue.
- — Désolé. Quand je parle de ma Pupuce, je m’emporte. Nous avons tout tenté : psychologue, psychiatre, sexologue, hypnothérapeute, médium ; rien n’y fit.
Il retint un sanglot. Les femmes étaient émues de voir ce gros ours si fragile.
- — Veuillez m’excuser… Un jour, dans une réunion Tupperware, elle surprit une conversation : une sorte de mage soignait toutes sortes de maux, aussi bien ceux du corps que ceux de l’âme. Elle décida de le consulter. Je ne voulais pas la laisser seule : les médecines parallèles m’inquiètent un peu, alors je l’ai accompagnée. Nous partageons tout.
- — Vous avez laissé votre « Pupuce » entre les mains de ce charlatan et vous regardiez !
Maître Zieuver s’offusquait et s’étranglait presque de colère.
- — Oui, Môssieur : j’ai laissé ce charlatan toucher ma Pupuce, comme vous disez ! Oui, j’ai été horrifié quand je l’ai vue se mettre nue devant lui. Oui, j’ai été horrifié quand je l’ai vu la caresser, lui tripoter les collines de l’amour, lui presser les bouts de fraise. Oui, Mesdames et Messieurs, j’ai laissé ma Pupuce se faire brouter le Grand Canyon, se faire enfiler un doigt dans le Swadhistana et un autre dans le Muladhara. Autrement dit dans le bonnet à poils et la lucarne enchantée. Elle m’a tenu la main, l’a serrée à m’en broyer les doigts. Je l’ai vue se tendre, l’ai entendue gémir : pour la première fois, elle a joui.
Il reprit son souffle.
- — Depuis ce bel après-midi, chaque jour je l’emmène tutoyer les étoiles tandis qu’elle m’emporte au paradis, ma Pupuce. Alors si un peigne-cul s’avise de chercher des poux dans la tête à monsieur Hun, je le dynamite ! Je le ventile ! Je le disperse façon puzzle !
Cette dernière déclaration était assortie d’un regard noir envers maître Bruno Zieuver ; un regard à dessécher les noisettes dans le calbute. L’avocat se fit tout petit derrière ses dossiers.
- — Bien, voilà qui met fin aux témoignages. La parole est à l’avocat de la partie civile.
Maître Bruno Zieuver se leva ; toute la misère du monde venait de s’abattre sur ses épaules.
Arrivé avec trois clients, il se retrouvait seul.
- — Madame la présidente, bien que n’ayant plus personne à représenter, je tiens à rappeler que cet individu a quand même provoqué des désordres dans plusieurs couples.
Il vit à ce moment le dénommé Gérard Brodsky qui frappait sa paume gauche de son poing droit en lui jetant un regard bien sombre, présageant une averse de gnons. Il se mit à bégayer et termina piteusement sa plaidoirie par un pathétique :
- — Je réclame 1000 € de dommages pour mes clients.
Il voulait demander 10 000 €, mais le type à tête de faune lui avait flanqué la frousse.
- — Bien. Madame le substitut, c’est à vous.
Blanche Hapin se leva ; elle ressentait une profonde lassitude. Ce procès qui ne devait être qu’une simple formalité tournait au fiasco ; pire, au ridicule. Elle devait sauver les meubles.
- — Madame la présidente, je ne tiens pas à participer à cette farce : je ne tiens pas à me ridiculiser ni à ridiculiser l’institution judiciaire. Mais monsieur Jacques Hun faisait payer ses clientes pour ces pseudo-soins. J’admets que le prévenu a à son actif quelques guérisons étranges ; encore faudrait-il qu’une commission de scientifiques enquête. Selon certains témoignages, il ne serait pas loin de Bernadette Soubirous, Padre Pio ou même Jean-Paul II ; bref, proche de la béatification. Soyons raisonnables. C’est pourquoi je requiers une peine de 1000 € et un mois de travail d’intérêt général.
- — Nous prenons note, Madame le substitut. La parole est maintenant à la défense.
Maître Hétalon se leva à son tour.
- — Madame la présidente, Mesdames, Messieurs, nous avons devant nous un homme qui tente d’apporter un peu de réconfort à ses semblables. Certes, il s’y est pris de façon peu orthodoxe, mais il a eu des résultats, nous ne pouvons le nier. Cette histoire d’agression sexuelle n’est qu’une vaste fumisterie : toutes ses patientes ont suivi leur traitement jusqu’au bout, réclamant de nouveaux rendez-vous. Nous avons entendu des griefs concernant ses tarifs ; n’oubliez pas qu’il paye ses charges (chauffage, électricité…) et qu’il paye ses impôts, car pour l’administration fiscale, son travail est tout à fait régulier. Non, monsieur Jacques Hun n’est pas un imposteur, mais un brave homme dépassé par les événements et la bigoterie d’un mari jaloux ! C’est pourquoi je demande la relaxe pure et simple.
- — Le jugement est mis en délibéré ; le verdict sera rendu dans une heure. L’audience est suspendue jusque-là.
Maître Hétalon prit la main de son client.
- — Soyez confiant, tout se passera bien.
~o~
- — La cour vient de décider de condamner le prévenu à un mois de travaux d’intérêt général. La peine sera applicable dans le mois qui suit ce jugement.
L’avocate embrassa son client, les groupies de Jacques Hun se congratulèrent.
Hors du tribunal, Martin Galle hurlait à l’imposture, voulait faire appel. Comme il était lui-même poursuivi pour insultes envers le tribunal, son appel avait peu de chance d’aboutir.
Gérard Brodsky et sa Pupuce organisèrent une grande fête en l’honneur du brave homme. Le champagne et le ouisky coulèrent à flots.
Jacques exécuta sa peine dans un couvent ; il devait y faire des travaux d’entretien.
~o~
Quand il arriva au couvent des Gamouillettes, il fut reçu par la mère supérieure, mère Marie-Ursule. Sa robe, son voile et son scapulaire offraient un étrange dégradé de gris. Seul son visage en lame de couteau ressortait de cette grisaille, entouré qu’il était d’une coiffe blanche.
- — S’il ne tenait qu’à moi, je vous expédierais au cachot. C’est uniquement sur l’insistance de mon neveu, le procureur de la République, que j’ai daigné vous recevoir. Vous vous occuperez du jardinage et de menues réparations dans les bâtiments. Vous prendrez vos repas à ma table, en compagnie de mon assistante, mère Julie des Anges. Je vous interdis d’entrer en contact avec le reste de notre congrégation.
- — Bien, Madame.
- — Je préfère ma Mère.
- — Bien, ma Mère.
- — Vous dormirez dans une chambre inoccupée ; vous y ferez vos ablutions. Vous trouverez de l’outillage dans les dépendances. Je vous invite à venir prier avec nous lors des mâtines et des vêpres pour expier vos péchés.
Jacques Hun commença son travail, sans enthousiasme, mais sans réticences non plus. Bien entendu, bien que ce lui fût formellement interdit, il croisa des nonnes et d’autres religieuses, certaines fort appétissantes. Mais il restait sérieux : il purgeait une peine, tout de même, et ne tenait pas à aggraver son cas.
Lors de sa seconde nuit au couvent, il se déroula des faits étranges et mystérieux au cours de cette nuit profonde et noire, nuit où mère Julie des Anges arriva fort essoufflée dans le bureau de la supérieure.
- — Ma Mère, sœur Bénédicte souffre le martyre ; son arthrose vient de se réveiller et le docteur est absent.
- — Qu’elle prenne ses anti-inflammatoires.
- — Elle n’en a plus.
- — Qu’elle prie.
- — Elle ne fait que ça depuis deux heures, sans résultat. Alors je me suis dit que…
- — Il n’en est pas question !
- — Ma Mère, si Dieu l’a placé ici, c’est qu’Il avait ses raisons.
- — Bon, cela ne m’enchante guère, mais nous ne pouvons la laisser souffrir. Mais une seule fois ; et uniquement sœur Bénédicte.
- — Cela va de soi.
- — Allez chercher monsieur Hun, réveillez les autres ; nous allons prier ensemble pour leurs âmes.
Sœur Bénédicte arriva à l’infirmerie, aidée d’une nonne et appuyée sur sa canne. Rondelette, la cinquantaine bien entamée, elle n’en menait pas large : elle connaissait la réputation de son vis-à-vis.
Allongée nue sur le lit, la sœur priait les divers saints du calendrier, y compris Saint Dicat et Saint Zanneau.
Devant la douleur ressentie par la religieuse, Jacques Hun décida de lui faire la séance de choc. Il se fit apporter ses huiles essentielles ; il dut remplacer l’huile de jojoba par de l’huile d’olive, meilleure au palais. Tout y passa ; tous les chakras furent sollicités. Aussi, lorsqu’il introduisit un doigt dans le Tabernacle, elle poussa un grand :
- — Ahhh…
- — … lléluia ! continuèrent toutes les religieuses agenouillées dans la chapelle,
Lorsqu’il visita la Sacristie, sœur Bénédicte lança un grand :
- — Hooo…
- — … sanna au plus haut des cieux ! répondirent les autres.
Quand la Mère supérieure vint aux nouvelles, sœur Bénédicte gisait sur le lit, jambes écartées, le visage extatique.
Jacques Hun prit à part mère Marie-Ursule.
- — La crise est passée, mais je crains qu’il ne faille plusieurs autres séances.
- — Vous êtes sûr ?
- — Oui.
- — Si monsieur le dit, c’est qu’il le faut. Alors que je priais, j’ai senti la main du Seigneur… murmura la miraculée tandis que Jacques se lavait les siennes.
- — Surtout pas un mot de cette guérison.
- — Je vous en fais la promesse.
Bien entendu, la rumeur se répandit telle une traînée de poudre : un miracle venait de se produire. Il n’en fallait pas plus pour que toute la congrégation se réveille avec moult problèmes : des insomnies, des algies, des hémorroïdes. Tout le couvent fit le siège du bureau de la Mère supérieure pour bénéficier des soins du Yogi. Même sœur Cunégonde – quatre-vingt-dix printemps – vint, prétextant que son hallux valgus lui menait la vie dure.
Mère Marie-Ursule s’en ouvrit à sœur Julie des Anges.
- — Il faut tout arrêter : cela prend des proportions inquiétantes.
- — Impossible : il a déjà commencé à soigner nos agnelles. Sœur Cunégonde donnait des coups de canne pour passer la première.
- — Il faut éviter que cela ne s’ébruite : nous étions censées veiller sur lui, et non l’inverse. Que dirait mon neveu si ces faits lui arrivaient aux oreilles ?
- — Hier, sœur Bénédicte souffrait trop ; aujourd’hui, elle chante les louanges du Seigneur… et de monsieur Hun. Nous sommes dépassées par les événements.
Un long silence s’ensuivit ; un ange passa plusieurs fois.
- — N’y voyez, ma Mère, aucun mauvais esprit, mais j’ai cette vieille douleur aux cervicales qui se réveille…
- — Vous avez raison : ce serait un péché d’orgueil que de ne pas bénéficier des dons de cet homme.
- — Si nous avons des scrupules, nous pourrons toujours nous confesser.
- — Vous n’y pensez pas, malheureuse ! Que faites-vous du secret médical ? D’ailleurs, je lui demanderais bien conseil à propos de mes soucis digestifs…
La Mère supérieure souffrait depuis longtemps de gargouillements et flatulences qui survenaient aux moments les plus inappropriés.
N’écoutant que son bon cœur, Jacques Hun les soigna toutes. Il fut bien un peu inquiet de voir toutes ces religieuses en file indienne devant l’infirmerie ; il allait avoir du boulot, d’autant plus qu’elles passèrent plusieurs fois. Même la Mère supérieure.
Au lieu de tondre les pelouses, il s’occupa un mois durant des jardins privés de ces saintes femmes. La vie du couvent se résumait dès lors à la prière et l’ouverture des chakras.
Au moment de son départ, mère Marie-Ursule expliqua à son neveu ébahi que monsieur Hun serait le bienvenu s’il décidait de faire retraite une fois l’an dans le couvent ; qu’après ses ennuis judiciaires, il avait besoin de repos et de méditation ; qu’il était quelqu’un de bien serviable et compétent. Toutes les religieuses, émues, vinrent lui dire au revoir.
~o~
Martin Galle ne fut jamais député ; il déclencha une bagarre générale pendant un débat avec son adversaire principal lorsque ce dernier lui donna le surnom de « mauvaise langue ».
Sitôt sa peine terminée, Jacques Hun reprit ses activités, rouvrit son cabinet sous l’appellation de linguologue ; ses clientes le fréquentaient, dûment averties, conscientes et satisfaites du traitement.
Martine Assetonne, Sophie Béachelle et les autres revinrent le consulter régulièrement.
Sous le sceau du secret, des médecins lui envoyaient certaines de leurs patientes.
C’est ainsi qu’un soir, à la tombée de la nuit, on vit une ombre se faufiler dans le cabinet du linguologue.
- — Je vous remercie de votre confiance, Madame.
- — De grâce, n’ébruitez pas ma visite.
- — N’ayez crainte : je m’impose le secret médical.
Alors qu’il lui massait ses petits seins fermes et tentait d’ouvrir les chakras secondaires, Jacques Hun émit un diagnostic :
- — Vos vortex sont vraiment sclérosés ; vous devez souffrir depuis longtemps. Je crains que vous n’ayez besoin de plus de séances que la normale.
- — Je m’en remets à vos compétences ; faites comme bon vous semble, gémit la jolie femme alors qu’il lui passait la langue sur la vermeillette.
Elle ferma les yeux et ouvrit la bouche, cherchant sa respiration alors qu’il insinuait un doigt dans la salle d’audience et un autre dans le prétoire.
Madame la présidente Anne Hévrisme entamait son traitement.
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* Elle chancelle, comme Jacques. Désolé, j’ai honte.