n° 17755 | Fiche technique | 81484 caractères | 81484Temps de lecture estimé : 45 mn | 26/01/17 |
Résumé: Histoire d'un cargo échoué dans le port de Bordeaux et d'un équipage à la dérive. | ||||
Critères: h fhhh bateau hmast mélo | ||||
Auteur : Evelyne63 (Lectrice occasionnelle) Envoi mini-message |
C’est une belle journée de mai ; le ciel est clair, la température presque estivale en dépit de l’heure matinale. Caro s’arrête au kiosque à journaux avant de rejoindre le bureau. Le gérant la salue.
La Mamzelle répond d’un sourire, prend un exemplaire du Sud-Ouest, paye, s’attarde encore, le temps de parcourir les gros titres des autres quotidiens et hebdomadaires. Un sujet l’intéresse : le Vladimir Monomaque, un navire cargo qui fait le buzz à Bordeaux.
Comme attendu, le cargo fait la une de la presse régionale. Un journaliste titre son article à l’instar du livre de Bernard Clavel : « Cargo pour l’enfer ! » exaltant le côté dramatique de l’information. Caro se souvient avoir lu ce bouquin, publié en des temps immémoriaux, avant qu’elle ne vienne au monde. L’auteur lédonien y raconte l’épopée tragique du Gabbiano, malencontreusement transformé en bateau poubelle dont personne ne veut. Dans l’histoire de Bernard Clavel, le navire refoulé par tous les ports finit par sombrer corps et bien en mer d’Irlande, non loin de l’île de Man.
Le sort du Vladimir Monomaque est cependant plus enviable. Le cargo a finalement trouvé refuge, à l’abri des colères de l’océan, le long d’un quai dans un recoin oublié du port de Bordeaux. Cela n’est pas allé sans réticences ni atermoiements de toutes sortes avant que les autorités ne se décident à autoriser l’importun. Elles l’ont parqué comme un paria, dans un emplacement discret et désert, éloigné des principales zones d’activités. Ce choix n’était pas exempt de risques, car le tirant d’eau y est à peine suffisant. Ce n’était pourtant pas que la place manque : les installations portuaires s’étirent sur plus de 100 km le long de la Gironde, et occupent plus de 1 500 hectares ; c’est dire le potentiel, mais le nouveau venu n’est pas le bienvenu.
Qui est donc cet intrus ? Un cargo de 2 500 tonneaux, 157 mètres de longueur, 20 000 tonnes de port en lourd et 20 ans d’âge. Ce n’est pas un gros bateau, mais ce n’est pas un petit non plus. L’armateur du navire est introuvable ; il a pris la poudre d’escampette, incapable de faire face à ses obligations. Il s’est auparavant débrouillé pour refiler la patate chaude à d’autres, lesquels, leurrés, ont pris la relève sans trop regarder, croyant faire main basse sur une opportunité, jusqu’à ce qu’ils déchantent et se défilent à leur tour, ajoutant au passage un peu plus de confusion dans un dossier déjà pas mal embrouillé.
En définitive on ne sait plus qui est le propriétaire du navire. Faute d’interlocuteurs dûment accrédités, les autorités sont démunies. La saisie et la mise aux enchères du bâtiment ont été envisagées, mais le navire en lui-même n’a pas grande valeur. Le produit de sa vente ne couvrirait pas même les frais pour seulement se débarrasser de la cargaison, essentiellement composée de déchets à retraiter. L’affaire est carrément du genre à vous couper les bras et les couilles avec, pour peu qu’on en ait.
Quelqu’un doit payer, et comme toujours quand il s’agit de gros sous, on tergiverse, personne n’est responsable, ou du moins ceux-là ont disparu ; personne ne veut mettre la main à la poche. La situation est dans l’impasse.
Pendant ce temps, le navire n’est plus approvisionné : plus de carburant, plus de fournitures, plus de pièces de rechange, plus de médicaments, plus de vivres, et par-dessus le marché l’équipage n’est pas payé. Les hommes sont par le fait consignés à bord, sans argent, sans moyens. Ils s’imaginent tenir le bateau en gage des défraiements et salaires qui leur sont dus, alors qu’en réalité ils sont les otages d’un embrouillamini qui les dépasse. Quoi qu’il en soit, voudraient-ils prendre le large qu’ils ne le pourraient certainement pas car la police veille. Sauf à obtenir des visas d’entrée, ils ne peuvent circuler librement, et tout au plus pourraient-ils prétendre rejoindre un aéroport en vue d’embarquer dans l’avion qui les ramènerait au pays, pour autant qu’ils aient des billets.
Les marins en rade ne sont pas encore mûrs pour abandonner la partie ; ils ne lâcheront pas aussi longtemps qu’ils n’auront pas perdu l’espoir d’encaisser leur dû. Passablement désabusés tout de même, ils errent sur le bateau et trimbalent leur découragement d’un pont l’autre, d’une coursive à l’autre… La colère stimule leur désœuvrement. Le bâtiment n’est plus entretenu. La peinture du château arrière autrefois impeccable est désormais mitée par la rouille. Elle a perdu son éclat ; elle est terne et sale, zébrée de coulées pisseuses. Le journaliste qui rapporte fait état d’une pénible impression d’abandon. La coque et les infrastructures sont pareillement rongées. Le bateau n’a plus que l’apparence d’une épave lamentable et triste.
L’équipage n’est évidemment pas responsable. Ce sont des hommes abusés, des laissés pour compte… La population de la région a pris fait et cause pour eux, les dons affluent… Ils sont dix-sept, de Russie, de Géorgie, de Lituanie. Les services sociaux de l’agglomération bordelaise ont débloqué des fonds pour pourvoir nourriture et soins. L’association pour laquelle Caro bosse est pressentie en vue de livrer les repas ; c’est la raison qui motive l’intérêt de la jeune femme pour la presse : elle veut lire ce qui est publié sur le cargo.
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La directrice est dans son bureau. La porte est entrouverte, Caro passe le nez par l’entrebâillement.
L’échange est classique, mais il est surtout affectueux. Caro respecte sa patronne, et celle-ci apprécie sa collaboratrice.
Un surcroît d’activité est toujours bon à prendre, même si l’association n’a pas a priori vocation pour voler au secours des marins en détresse. D’autant plus que les ordres émanent d’un bailleur qui ne peut être ignoré.
La fourniture et la livraison des repas ne représentent pas la principale activité de l’association, loin s’en faut. Son objet social vise plus spécifiquement une clientèle de personnes âgées ou handicapées de quelque manière, que les employés de l’association assistent quotidiennement ou ponctuellement, comme il est nécessaire. Ces employés sont une centaine, essentiellement des femmes à 99 %. Il y a effectivement un employé, mais si peu viril qu’on aurait tout aussi bien pu l’oublier.
Les prestations que l’association fournit sont facturées aux bénéficiaires, parfois appelés « les clients ». Ceux-ci ne seraient assurément pas si nombreux s’il n’y avait les aides publiques octroyées sous conditions par le Conseil départemental, la sécurité sociale, les mutuelles et d’autres bailleurs soucieux d’humanité et de santé publique. En l’occurrence, c’est la collectivité territoriale qui paie pour les marins.
Michèle est la secrétaire ; c’est elle qui se charge de la paperasse. L’entrée dans le port, nécessite en effet quelques procédures et autorisations préalables. Les véhicules et les personnes autorisés à pénétrer dans l’enceinte portuaire sont dûment identifiés, répertoriés et estampillés.
La patronne a une manière bien à elle de donner ses ordres. Bien qu’elle ne les ait pas formellement exprimés, ils sont clairs, et Caro ne s’y trompe pas : elle doit superviser la mission. Michèle va demander un badge pour elle, au même titre que pour les autres employées habilitées, amenées à franchir l’entrée du port : à savoir les conductrices des camionnettes aménagées pour la livraison des repas. Caro devra animer l’équipe, et le cas échéant les assister ou suppléer si nécessaire.
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Les conductrices habilitées pour le port sont au nombre de trois qui alternent pour assurer un service continu, le midi, le soir, et durant le week-end. Toutes trois sont des amies de Caro, mais Annick l’est plus encore que les deux autres.
C’est tout à fait le genre d’Annick de passer ainsi du coq à l’âne ; Caro ne s’en étonne pas. Il est vrai que la dérive des impôts locaux est une préoccupation partagée. Annick et Caro co-louent un logement en plein centre-ville, allée de Tourny, face à l’esplanade. Une véritable aubaine, magnifiquement située. Le loyer est naturellement en rapport, et la taxe d’habitation aussi, très au-delà des moyens respectifs de l’une ou de l’autre ; mais en partage, tout devient possible. Certes, la place est comptée, mais les deux jeunes femmes ont su se discipliner pour préserver une cohabitation agréable malgré un espace exigu. Les garçons sont les premiers à en faire les frais, interdits de séjour dans leur sanctuaire. Certains les croient lesbiennes, mais c’est faux.
Annick et Caro sont copines depuis le primaire. Elles ont poursuivi leur scolarité de concert jusqu’en terminale, et ont divergé ensuite. Annick renonçait aux études supérieures au terme d’une année de fac à Bordeaux tandis que Caro s’inscrivait en lettres à Lyon, puis Paris. Il s’ensuivit un trou de quelques années durant lequel les deux amies se perdirent de vue. Elles renouèrent quand Caro rentra au pays il y a un peu moins de cinq ans. Un retour peu glorieux, sans argent, sans boulot, et sans forces tant sa santé avait été mise à mal. Caro ne l’admettrait pas, mais à l’époque elle aussi, à l’instar du cargo, n’était plus qu’une lamentable épave, un squelette, un sac d’os couvert d’une peau pisseuse et flétrie.
Depuis, elle s’est remplumée et a repris des formes, au demeurant fort appétissantes, grâce à maman sans aucun doute, grâce à Annick aussi. Difficile de se remémorer la pitoyable pauvresse qu’elle était alors. Elle est désormais une magnifique jeune femme, bien notée qui plus est, et appréciée par sa chef, laquelle projette de l’installer dans son fauteuil d’ici quelques années quand viendra pour elle l’heure de se retirer.
À l’époque, cinq ans auparavant, le retour misérable de Caro n’avait pas manqué de susciter des rumeurs. Des ragots avaient tôt fait de circuler, qui l’accablaient des plus horribles turpitudes. Toutes ces années à Paris faisaient jaser ; à n’en pas douter, elle avait mené une vie de bâton de chaise, certains allaient carrément jusqu’à prétendre qu’elle faisait des choses inavouables pour gagner sa vie. Ils avaient des preuves, on l’avait vue… En fait, personne ne sait vraiment ce qu’il en est, hormis Annick, à laquelle Caro s’est confiée.
Aujourd’hui, les médisances sont oubliées ; Caro passe pour une jeune femme rangée, peu portée sur les extravagances. Cela ne manque pas d’étonner, et d’agacer aussi, car d’aucuns y voient du gaspillage : « Une si belle femme… » déplorent-ils en songeant que personne n’en profite.
Ce n’est pas tout à fait vrai : Caro a une liaison avec un homme marié, une liaison discrète par nécessité, ce qui fait qu’elle n’est pas connue. Et peu gratifiante aussi ; on n’imagine pas l’humiliation et les frustrations qu’il y a à vivre dans l’ombre. À chaque déconvenue, Caro se promet de mettre un terme à cette liaison. Sous le coup de la dernière déception, Caro a décidé d’espacer les rencontres. Arnaud, l’amant, renâcle. Il en est venu jusqu’à commettre le sacrilège de la relancer chez elle, ce haut lieu sanctuarisé, interdit à la gent masculine.
Annick est fatalement au fait de la liaison de Caro. Elle désapprouve, mais au vrai elle-même n’est pas très bien placée pour donner des leçons. Sans doute ne s’enticherait-elle pas d’un homme marié, à la condition toutefois que le brave homme annonce d’emblée la couleur, sinon elle est du genre à tomber dans les bras du premier venu pour peu qu’il les lui ouvre. Elle a un cœur d’artichaut. On ne compte plus ses aventures, suivies d’autant de pleurs, car les amourettes finissent invariablement, et l’oraison s’accompagne de torrents de larmes.
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La réputation d’Annick n’est pas un mythe : elle s’est encore amourachée. L’élu est radio sur le Vladimir Monomaque. Il s’appelle Ivan ; il est jeune, célibataire, beau. Le charme slave personnifié… Il est d’ailleurs Russe d’origine. Les Russes sont très nombreux en Lituanie ; la famille d’Ivan est installée à Klaipda, un port sur la Baltique, depuis au moins deux générations.
Les deux amants se voient à bord dans la cabine du radio, ou bien à l’extérieur…
La rumeur rapporte la légende des trafics : tabac, drogue, alcool, sexe… Deux filles se sont installées à demeure sur le bateau, d’autres les rejoignent à l’occasion. Comment trouvent-ils l’argent ? Nul ne sait vraiment ; toujours est-il qu’ils en ont. Probable que les dons y pourvoient, et s’il n’y suffisent pas, les marins dépècent la bête et vendent le cargo en pièces détachées. Caro elle-même a payé des ustensiles, devenant très consciemment receleuse et complice d’un vol. On peut cependant comprendre ces hommes : à situation extrême, solution extrême. Caro est néanmoins mal à l’aise : il lui paraît compromettant, voire dangereux, de trop grenouiller avec eux. Elle en fait la remarque à Annick. La défense de celle-ci est spontanée :
Le ton, le propos, la fougue… Ce n’est pas une foucade. Il serait vain d’argumenter ; Caro reste coite.
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L’arrivée de l’été s’accompagne du « virus congés ». L’association n’échappe pas à la pandémie ; elle fonctionne avec un effectif réduit. La moindre absence imprévue pour cause d’accident, de panne, de maladie, de bébé malade, et c’est la cata. Caro bouche les trous. Dans l’équipe du port plus souvent qu’ailleurs, parce que la marge de manœuvre est plus étroite encore dans une petite équipe. Caro en vient à mieux connaître l’équipage du cargo.
Qui sont donc ces hommes ? Le métier et le passeport étranger les affublent d’une aura exotique, mais à les fréquenter, le mystère disparaît et on découvre de pauvres bougres, comme il y en a tant. Il y a de tout : des bons et des mauvais, des gens bien et d’autres moins bien. Tous sont cependant polis et respectueux, Caro et ses collègues s’accordent à le reconnaître. La défiance initiale s’est peu à peu dissipée, et désormais ces dames y vont en confiance.
Lazar, le cook, est celui avec lequel les employées de l’association sont le plus en rapport ; c’est lui qui la plupart du temps réceptionne les plateaux. C’est un Géorgien courtaud et noiraud, avec des yeux qui brillent comme des billes dans leurs orbites. Il est de Poti, un port sur la mer Noire.
D’autres assurent parfois la réception, et à l’instar de ses collègues, Caro va apprendre à tous les connaître d’une manière ou d’une autre. La langue n’est pas un handicap : ils parlent tous anglais, et baragouinent un peu de français. Caro elle-même en vient à comprendre et parler des rudiments de russe. C’est Sasha qui les lui enseigne, un garçon doux, tout jeune marié, facilement porté à geindre. Il se lamente d’être loin de sa jeune épousée. Elle vit et travaille à Saint Petersburg. Ils communiquent quotidiennement via la messagerie électronique et Skype.
Caro voit beaucoup Misha, le second, un grand blond avec des yeux d’un bleu hypnotique et un minois avenant. Le seul qui s’exprime dans un français correct. Caro a un faible pour ce grand gaillard sympathique qui lui parle d’exotisme et lui raconte la Russie et le monde.
Leur relation n’est cependant pas sans ambigüité. L’homme voudrait mettre Caro dans son lit, et ne s’en cache pas. Il s’obstine malgré les rebuffades. À croire que celles-ci ne sont pas vraiment convaincantes. Et de fait, l’obstination de Misha flatte Caro. Annick voit clair dans le jeu de son amie.
Misha se dit célibataire, issu de Rostov sur le Don, capitale de l’oblast du même nom, où il a fait ses classes dans la navigation fluviale avant d’aborder le large, les mers et les océans.
En dehors de Misha et de Sasha, Caro a également de la sympathie pour Grisha, un marin remarquable, surtout par sa taille. Grisha est un ours sibérien, avec une stature de grizzli et tout aussi taciturne qu’un ours semble être. C’est un grand timide, pas méchant pour deux sous. Caro ne peut s’empêcher d’être attendrie par le colosse, mais elle serait bien en peine de dire pourquoi. Peut-être sa douceur, paradoxale pour une telle force de la nature, ou bien son attitude ; Caro n’a pas manqué de remarquer comment Grisha la couve des yeux avec des airs de nounours emprunté. Il ne parle pas ou peu, et s’il se décide, il le fait par l’entremise de son mentor qui livre la traduction dans un anglais approximatif. Les questions de Grisha sont parfois surprenantes, mais toujours innocentes.
Feodor est le supérieur hiérarchique de Grisha. Il est chef mécanicien, originaire de Nijni Novgorod. C’est un teigneux, à l’allure de fouine. Caro s’en défie instinctivement. Annick aussi.
Caro et Annick parlent entre elles et corroborent leur impression respective à propos de celui-ci ou de celui-là ; de Feodor ou de Grisha, d’Ivan ou de Misha, de Sasha ou de n’importe quel autre. Du capitaine aussi, que l’on ne voit guère. Un vieux bonhomme, gros, ventru et malade, qui ne quitte pratiquement plus sa cabine. Peu à peu, le cargo et son équipage occupent une place de plus en plus importante dans l’univers des deux jeunes femmes.
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Juillet ; la chaleur grimpe. Les autorités ont passé la consigne d’aérer et hydrater nos aînés autant que possible. Comme s’il était besoin d’une directive !
C’est également une période où Caro et Annick multiplient et allongent les journées de labeur, jusqu’à dix, douze heures et plus. Jeunes, célibataires sans enfants, elles ont le profil pour être désignées volontaires. Ce n’est pas pour le plaisir ni pour l’argent qu’elles font deux journées en une ; il s’agit de faire face à l’urgence et combler les trous suite aux absences imprévues.
C’est précisément le cas le 14 juillet ; la journée a été rude. Deux filles ont trop fait la noce au bal de la veille. Résultat : conduite incertaine, voiture dans le décor. L’une est à l’hôpital, salement amochée, et l’autre est encore trop choquée pour assurer son service. Les employées d’astreinte, dont Annick et Caro, se débrouillent pour faire au mieux afin qu’aucun client ne pâtisse de la défection intempestive.
Au terme de cette journée, Annick et Caro sont épuisées. Il est tard. Elles viennent de rentrer quand on sonne chez elles. Fatiguée, Caro grogne mais ne s’en extrait pas moins de son fauteuil pour aller jusqu’à l’écran du visiophone. Ivan, Grisha et Feodor sont à la porte d’entrée au rez-de-chaussée.
Caro est indécise, mais Annick rapplique et intercède pour son homme. Elles vont évidemment déroger à la règle. Annick est soulagée, Caro agacée, mais au-delà de leurs humeurs du moment il y a l’anxiété qui envahit jusqu’à museler les autres sentiments.
Elles attendent les explications, mais pressentent déjà les ennuis. Elles seront servies : il y a eu bagarre dans un bar de la ville ; un blessé par arme blanche est aux urgences. La police recherche les coupables. Les marins ne sont pas innocents.
Luka est un membre de l’équipage, un Russe originaire de Samara. Les causes de la bagarre sont confuses et probablement idiotes, comme souvent. La mêlée s’est généralisée et a tourné à l’aigre. Tous ont fui quand la police a rappliqué. Ils étaient sept membres de l’équipage du Vladimir Monomaque présents dans le bar. Après la débandade, trois se sont regroupés et sont venus se réfugier allée de Tourny ; les quatre autres ont essayé de regagner directement le bateau. En vain : la police a déjà bloqué les accès.
Le ton est presque suppliant. Caro pressent un début de panique ; elle n’est pas mécontente de rendre service à Misha, mais quand même…
Outre l’officier en second, il y a Luka, l’homme au couteau, Sasha, l’amoureux transi, et Lev, le maître d’équipage. Beaucoup de monde ! La jeune femme inspecte son logement exigu et se demande où elles vont caser tout ce monde. Les premiers arrivés ont déjà pris leurs quartiers : Ivan s’est naturellement installé chez Annick, Grisha et Feodor s’affairent au salon sur le canapé convertible qu’ils ont déployé.
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L’arrivée des quatre hommes prélude à la réunion de crise. Caro installe les nouveaux autour de la table du salon et fait de même. Annick et Ivan prennent place sur le canapé déployé aux côtés de Feodor et Grisha.
La plupart des hommes regardent le sol, visage fermé, front buté. Ils grommellent ou crient plus qu’ils ne parlent. Un seul sujet, on n’en sort pas : quelle conduite tenir vis-à-vis des autorités ? Faut-il se rendre ? Prendre le maquis ? Deux ou trois sont partisans de faire comme s’il ne s’était rien passé, de rentrer au bercail et faire le mort.
Il faut du temps pour évacuer les hypothèses farfelues. D’autres hypothèses fusent tout aussi farfelues.
Ben voyons ! Attendre quoi, du reste ? Le parcours est long avant que le bon sens ne prévale. Finalement, décision est prise : ils se livreront à la police. Caro et Annick n’ont pas vraiment participé au débat, rapport à la langue bien sûr, même si leurs progrès pour apprendre le russe sont réels.
Quand Misha et Ivan ont traduit le verdict, quasiment « in live » respectivement à Caro et Annick, celles-ci se sont signées, mode catholique, sans même se consulter – ou à peine – du regard. Une réaction qui en dit long sur leurs prières.
Le sujet qui fâche étant évacué, l’atmosphère est plus détendue ensuite. Il convient encore de décider la distribution des couches. Qui va dormir avec qui ? C’est l’occasion des plaisanteries qui font rire gras, exprimées dans une langue universelle.
Si Annick avait joué le jeu, les filles auraient couché ensemble, et puis basta : que les gros malins se démerdent. Mais les choses ne sont jamais aussi simples qu’elles pourraient l’être.
Caro est persuadée que dans ce pays les innocents ne vont pas en prison ; elle le dit à Annick, laquelle ne change pas pour autant d’avis.
« Pauvre Caro, seule dans la fosse aux lions… » s’apitoie-t-elle pour elle-même. Juste de l’ironie pour faire passer la pilule et son dépit ; autrement, la jeune femme n’a pas de craintes. Pourquoi en aurait-elle ? Il n’y a pas de fauves, n’est-ce pas ? Que des hommes, polis et respectueux. En fait, elle a déjà un plan en rechange : Misha. Elle espère sa protection, et réfléchit à la façon de l’optimiser pendant qu’elle fait l’inventaire de la literie.
Ils se regardent l’un l’autre. Va-t-on tirer à la courte paille ? Ça aurait pu être avant qu’un féru de mathématiques ne se targue d’avoir la solution. Il fait la leçon : 3 couches, 9 personnes. C’est l’évidence !
Caro accepte d’accueillir Misha – c’était son intention – et l’inoffensif Sasha pour lequel elle a de l’amitié. Annick aura son Ivan, plus Lev : Ivan a intercédé en sa faveur. De toute façon, il faut bien le caser quelque part. Quant à Grisha et Feodor qui squattent déjà le canapé ouvert, ils sont priés de faire un peu de place à Luka. Certes, Grisha vaut deux hommes à lui seul. Il sait que le canapé-lit est surchargé. Feodor ronchonne.
Misha s’est trompé : Feodor se calme. Chacun procède ensuite aux préparatifs pour la nuit. L’utilisation de la salle de bain est contingentée par la force des choses. Caro y fait une rapide toilette et troque son ensemble contre un pyjama et un tee-shirt. Misha et Sasha ne se sont pas déshabillés.
Toutes les ouvertures donnant sur l’extérieur sont grandes ouvertes. Les portes intérieures le sont aussi pour permettre la circulation de l’air. Une brise venue du large chasse les miasmes de la journée ; la température a fraîchi, apportant un peu de confort dans l’appartement surpeuplé. Caro s’est allongée ; les hommes ont pris place de part et d’autre. Chacun cherche sa position. Les corps évitent de se toucher, mais à l’impossible nul n’est tenu, et après un moment on se résout à tolérer les inconvénients de la promiscuité.
L’atmosphère est cependant chargée, lourde d’ambiguïtés. Un brouillard lubrique hante les esprits ; même Caro n’y échappe pas. La proximité du corps de Misha l’électrise. Tout furtifs qu’ils soient, les contacts délivrent leur décharge et alimentent un état de tension épuisant. Elle ne le reconnaîtrait probablement pas, mais Caro mijote dans son jus ; la tension entretient une sorte d’attente fiévreuse et trouble où l’espoir et la défiance alternent et nourrissent un malaise confus, mais suffisamment émoustillant pour maintenir les feux d’une veille harassante. Par chance pour elle, la fatigue sera la plus forte : elle finit par s’assoupir, sombrant dans une somnolence agitée, peuplée de fantômes.
Au matin, on frappe à la porte. Il est tôt, l’appart est dans le noir. Les frappes se font plus violentes, plus pressantes.
Quelqu’un allume une lampe dans le salon. Caro tente de se dégager ; le corps de Misha pèse sur elle. Elle le secoue et s’extrait. Sasha est déjà dressé. Tous sont en alerte ; ils attendent, murés dans le silence, figés dans une posture d’incompréhension. Annick rejoint Caro. Les deux jeunes femmes se regardent. La peur les cloue au pied de la porte, muettes, indécises. Les coups redoublent ; deuxième injonction. La troisième suit sans délai, menaçante. Caro déverrouille et ouvre.
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Arnaud a rappliqué à l’hôtel de police dans l’heure qui suit l’appel de Caro. Son intervention est efficace : les deux jeunes femmes sont libérées après avoir complété et signé leur déposition. Par contre, les sept hommes restent en garde à vue jusqu’à nouvel ordre.
L’agacement qui transpire avec le ton n’échappe pas à Caro. Elle devine qu’Arnaud est encore en colère. Il n’admet pas que ces hommes aient passé la nuit chez elle. Qu’Annick soit colocataire, et coresponsable est une donnée très secondaire à ses yeux.
Éternel débat. Arnaud aime Caro, mais il n’est pas en mesure de lui offrir le bonheur qu’elle mérite et refuse de l’admettre.
Ils ont vingt ans de différence d’âge. L’âge ? Un sujet qui le mine… Il déplore depuis peu un début d’embonpoint. Ça le tracasse. Il en a parlé à son coach ; ils ont revu la nature et le calendrier des exercices… Arnaud accorde une grande importance à son apparence physique. Il est persuadé que s’il perd la forme, il perd Caro.
Il accorde aussi du prix au statut social. Les beaux-parents – des négociants de renom depuis des générations – ont contribué à l’introduire parmi le gratin bordelais ; ils l’éreinteraient sans hésiter s’ils apprenaient l’existence de Caro. Et leur fille, madame son épouse, vindicative comme elle est, en rajouterait à coup sûr.
Elle-même est avocate, et associée dans le cabinet qu’il dirige. Une associée de poids. C’est dire la complexité du problème d’Arnaud. Par-dessus tout cela, il y a les enfants, un peu grandets maintenant, mais tout de même…
Le dossier est inextricable. Arnaud veut tout : Caro, ses enfants, son cabinet, son hôtel particulier à Bordeaux, sa villa à Biarritz, la maison de campagne en Dordogne, les chevaux, ses voitures… Il n’y a pas de solution.
De temps en temps, Arnaud se laisse aller à rêver. Il s’imagine libre… Ils embarquent tous les deux, Caro et lui, sur son voilier et voguent vers des eaux lointaines. Il lui offrirait une île et des colliers de fleurs, ou de perles, ou les deux…
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La directrice est catastrophée. Les services sociaux ont fait savoir qu’ils envisageaient de revoir la politique concernant les secours aux marins du cargo sinistré.
Caro se fait toute petite. Sa patronne la tient pour responsable de tant de désordre.
Elle répète l’antienne dans sa tête : « Je suis désolée, je suis désolée, je suis désolée… » Une manière pour elle de s’en convaincre et ne pas penser à autre chose. C’est son temps de pénitence, en quelque sorte. Dans quelques jours, sa patronne aura oublié ; c’est une brave femme.
La réaction a échappé à Caro ; l’envie de se justifier a été plus forte… De dire combien c’est injuste, mais à quoi bon ? Aucune explication n’effacera le gâchis.
Bien que Caro et Annick aient démenti, la pauvre femme imagine encore les horribles turpitudes dont on lui a conté l’éventualité. « Dieu sait si j’en ai connues, des histoires de cul en 35 ans de carrière à la tête d’une horde de femmes ; que dis-je… de femelles. Des chiennes, plus chaudes encore que des lapines ! » Elle ne s’étonne plus de rien.
Elle n’a pas tout à fait tort. En ce qui concerne Annick tout au moins. N’a-t-elle pas forniqué avec Ivan ? Quant à Caro, elle n’est sans doute pas tout à fait innocente, mais il est difficile de trancher sans faire un procès d’intention.
Caro croyait avoir un faible pour Misha, mais c’est plus que ça : elle l’aime, elle en est désormais convaincue. L’évidence a percuté au terme de cette nuit invraisemblable, juste avant l’irruption des policiers, alors qu’ils frappaient et qu’elle se réveillait. Misha pesait sur elle, et pendant quelques fractions de seconde elle était dans une autre dimension. Elle se rappelle la chaleur et la vigueur du corps qui épousait le sien, et se souvient avoir cru qu’ils avaient fait l’amour. La confusion n’a duré que le temps d’une illusion, un instant de bonheur avant que la réalité n’impose sa loi, avant que le ciel ne lui tombe sur la tête.
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Le commandant Alain Machin est devant l’hôtel de police ; il est plutôt de bonne humeur, et pas particulièrement étonné de les revoir en dépit de l’heure.
Le propos est paillard ; Caro y voit un sous-entendu avec les rumeurs de gang-bang. Elle éprouve le besoin de se justifier.
Le plaidoyer d’Annick est débité avec fougue ; le commandant est ébranlé, sinon convaincu. Il y a un moment de flottement avant qu’il ne reprenne sur un ton plus conciliant :
Caro apprend la nouvelle en même temps que le commandant. Elle est perplexe. Certes, elle veut le bonheur d’Annick avant tout, et si Ivan peut la rendre heureuse, pourquoi pas ? Mais Caro connaît l’impulsivité de son amie et son immense capacité à s’illusionner ; elle garde donc une prudente expectative, imaginant la suite et déjà prête à recoller les morceaux et essuyer les pleurs s’il y a lieu.
Caro mesure aussi le retentissement sur sa propre vie. Elle ne pourra pas assumer seule la charge d’un logement trop dispendieux pour elle : elle va devoir déménager. Ce n’est évidemment pas une préoccupation majeure, mais celle-ci va de pair avec l’offre d’Arnaud. « Devra-t-elle se résoudre à accepter la proposition de son amant ? songe-t-elle. Doit-elle reconsidérer sa décision de se désengager vis-à-vis de l’avocat ? Comment pourrait-elle, alors que son cœur balance pour le séduisant Misha ? » Dans un monde parfait, les solutions seraient évidentes, mais le monde n’est pas parfait. Il y a de la nostalgie chez Caro, de la jalousie aussi à l’égard d’Annick.
Est-ce l’âge ? Caro a le sentiment que le temps est compté. Beaucoup de ses amies sont mariées, certaines sont mamans. La vue d’un bébé l’attendrit plus qu’elle ne saurait dire. Le prochain mariage d’Annick remémore des questionnements que Caro ne peut plus éluder. Pas d’avenir possible avec Arnaud. Et Misha ?
Caro réalise trop tard qu’elle vient de dévoiler ses pensées. La question l’embarrasse, mais sa priorité ne dévie pas ; elle doit donner toutes ses chances à Misha, aussi décide-telle de sauter le pas et travestir un tout petit peu la réalité.
Ses joues sont en feu, son cœur bat la chamade. Elle a l’impression que les palpitations sont audibles à des lieues à la ronde.
Le commandant regarde Caro comme si elle était une extraterrestre. Il y a de la colère dans son regard et dans son expression, puis il se radoucit.
Les gardés à vue ne sont apparemment pas visibles dans leur cellule ; le commandant ordonne qu’on les conduise dans une grande salle au sous-sol de l’hôtel de police.
À vrai dire, elle s’en fout de Luka ; il n’y en a qu’un qui compte à ses yeux : Ivan. Son homme est avec les autres ; Annick lui rapporte la nouvelle qu’il pourrait bientôt sortir. Il ne cache pas sa joie, enlace sa chérie… C’est bien connu, les amoureux sont seuls au monde…
Et les autres ? Misha a pris les mains de Caro et les garde dans les siennes. Leur échange est moins exubérant, mais pas moins intense. On sent que ces deux-là ont quelque chose à partager.
Caro est sur le point de répondre « Pourquoi pas ? », mais un reste de pudeur la retient. Elle n’en a plus du tout quand Misha l’embrasse. Elle lui rend son baiser avec la fougue d’un amour tout neuf.
Plus tard sur le chemin du retour, Annick fait part de sa perplexité.
Caro ne répond pas. Elle n’a pas envie de s’expliquer, d’avouer ce qu’il en est, de dire que la situation est plus compliquée qu’elle ne paraît. Mais elle a beau faire et ne pas dire, ses expressions et son attitude parlent pour elle. Elle rayonne de bonheur… Annick ne s’y trompe pas.
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« La libre circulation des personnes dans l’espace européen est un principe fondamental de l’Union européenne. En vertu de ce principe, tout citoyen européen ainsi que les membres de sa famille peuvent se déplacer dans un autre pays de l’Union européenne pour voyager, étudier, travailler et même résider. »
La police a libéré Ivan dans la matinée. Celui-ci n’a pas souhaité rejoindre le cargo et préfère rester en ville avec Annick. Il en a le droit, bien sûr, puisqu’il a un passeport européen ; encore faut-il régler les détails logistiques. Annick s’y emploie. Pour la bonne cause, elle passe l’éponge sur l’escarmouche désagréable de la veille.
Annick demande beaucoup, elle le sait… De son côté, Caro n’est plus aussi dogmatique.
Évidemment que c’est oui ! Dire non reviendrait à déclarer la guerre ; Caro ne peut s’y résoudre.
Si la nationalité d’Ivan lui octroie une certaine liberté, les autres membres de l’équipage dotés de passeports russes et géorgiens n’ont pas le même privilège. Ils sont astreints aux procédures habituelles en matière de visa et de contrôle aux frontières dès lors qu’ils veulent sortir de la zone internationale du port.
Qui se plie à la règle chez les marins du Vladimir Monomaque ? Personne, sinon il n’y aurait jamais de virées en ville.
De ce point de vue, les six marins gardés à vue à l’hôtel de police cumulent les infractions : immigration illégale en sus du trouble à l’ordre public et de la blessure avec arme. Quoi qu’il en soit, ces charges ne seront pas retenues contre eux. Luka a avoué et pris sur lui ; il reste en prison. Les autres, Grisha, Feodor, Lev, Sasha et Misha sont libérés en fin d’après-midi, quelques heures après Ivan.
La police dépêche un minibus pour reconduire les cinq hommes jusqu’au bateau. Caro imaginait profiter du taxi.
Le commandant aurait été dans les parages, Caro aurait sollicité son entremise, mais point de commandant. Zut… Et rezut… En désespoir de cause, Caro suit le minibus au volant de sa propre voiture, mais elle sait que sans l’onction de la police, elle ne pourra pas pénétrer dans l’enceinte portuaire. Elle tente malgré tout.
Comme les archers, le marin a toujours plus d’une corde dans son sac. Caro appelle Misha à la rescousse ; son SMS est laconique : « Suis bloquée ! » La réponse vient par le même canal :
« Tu fais comme on a dit : tu vas jusqu’à Blaye, tu rejoins le gros transformateur. 11 h ce soir, j’y serai. »
« Pourquoi si tard ? » s’étonne Caro.
« Mieux vaut être prudents. »
Si l’on excepte les détails de dernière heure, le plan mijotait au chaud ; Caro en connaît la teneur. Elle est décidée à mettre l’alternative en œuvre.
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La nuit est tombée. Misha attend près du transfo. Sa silhouette se détache, auréolée de lumière dans le faisceau des phares.
Un kilomètre tout au plus, puis ils empruntent un chemin empierré qui file plein sud vers l’intérieur des terres, sur lequel ils roulent au pas pendant une centaine de mètres jusqu’à une vieille bicoque, pas encore tout à fait une ruine. Un bosquet masque la vue en direction de la départementale qu’ils ont quittée.
Caro anticipe ; elle s’imagine patauger dans la boue avec ses escarpins à talons de douze centimètres.
Que de mystères ! On se croirait dans un film d’espionnage. Caro reste malgré tout impassible ; flirter avec l’illégalité ne l’émeut pas outre mesure. Elle a connu pire : sa vie a longtemps été borderline. C’était autrefois. Aujourd’hui elle n’a pas vraiment l’impression d’enfreindre la loi, et de toute façon c’est pour la bonne cause. Une cause pour laquelle elle est décidée à transgresser les règles et déplacer des montagnes. Cette cause a pour nom Misha ; il est l’homme de sa vie. Caro en est plus que jamais persuadée.
Après avoir garé la voiture, Misha et Caro s’en reviennent à pied jusqu’à la départementale qu’ils traversent avant de rejoindre la clôture qu’ils longent jusqu’au passage. Ce n’est qu’un portillon étroit, muni d’une serrure, à laquelle on a adjoint une grosse chaîne pourvue d’un cadenas tout aussi gros. Fermeture infaillible ?
Caro fourre ses nouveaux sésames dans son sac. Il lui faudra revenir et il y aura d’autres fois, c’est certain. Le passage ouvre sur une aire de stockage de containers.
Il est intarissable quand il s’agit des ports, des bateaux et des choses de la mer… Caro l’écoute sans l’interrompre. Elle aura probablement oublié dans la minute qui suit. En attendant, elle se laisse bercer par la chanson ; son compagnon parle français avec un accent si mélodieux… Parfois, il bute sur un mot technique…
Quelques rares lampadaires dispensent une clarté blafarde. Sans la lune, on n’y verrait pas grand-chose. Quoi qu’il en soit, la vue est occultée par le mur des grosses caisses entreposées les unes sur les autres. Il reste les odeurs pour se repérer ; la brise du large apporte une senteur iodée.
Caro entrevoit des ouvertures sombres, mais elle doit rassembler ses esprits pour y voir plus que des bouches avides et comprendre qu’il s’agit des entrées des allées traversières. Les murs de containers sont si hauts que les allées sont comme des sentes au fond de canyons profonds où la lumière ne pénètre pas, maintenant les couloirs dans une pénombre inquiétante. En théorie, les allées débouchent sur le quai où le cargo est amarré. Misha s’arrête avant de pénétrer les ténèbres. Il se tourne vers Caro et l’observe.
« Enfin ! Il a mis le temps… » pense Caro. Elle a fait beaucoup d’efforts pour lui plaire, plus qu’elle n’en consent pour Arnaud en tout cas. Elle a harcelé l’esthéticienne pour être reçue urgemment en extra. Pas une parcelle de peau qui n’ait été soigneusement examinée et soignée. Elle est fière de ses jambes, de son teint, et d’elle-même en un mot.
D’ordinaire, ses tenues sont plus sages. Elle s’est faite aguicheuse pour Misha. Pour lui, elle exprime ce talent qu’elle maniait si bien autrefois. L’inquiétude n’est venue qu’après coup. S’habiller comme pour sortir à la Calle Ocho, une boîte en vue, n’est pas vraiment le meilleur choix pour grimper à bord d’un cargo peuplé… « Peuplé de quoi ? » se morigène Caro, s’agaçant d’avoir un instant mal pensé à propos des hommes du bateau, lesquels en valent bien d’autres qu’elle a connus, songe-t-elle en guise de repentir.
Misha a-t-il même entendu la question ? Voire ! Il ne répond pas, l’enlace et l’embrasse. Leur premier vrai baiser. Le précédent, celui de l’hôtel de police, n’était qu’un préambule, un petit en-cas, un piètre aperçu de celui-ci.
Pendant que lèvres et langues s’unissent, les corps s’épousent, les mains explorent, les esprits s’enflamment. Du feu parcourt les artères de Caro. Sa transmutation est radicale : la femme pondérée et réfléchie cède la place à un vampire, une goule. Son avidité égale celle de Misha.
Le shorty de prix en dentelle rare gît sur la cheville de Caro, retenu par la boucle de la bride, de sorte que le linge pare bizarrement l’escarpin encapuchonné. Sans doute que Caro ne s’en est pas rendu compte, sinon elle aurait pris plus de soin d’un sous-vêtement qui lui coûte plus que le salaire d’une journée de boulot. À contrario, on peut aussi le comprendre si elle a perdu la tête. Malgré tout, il faut de temps en temps redescendre sur terre ; Misha est le premier à le faire.
Ce n’est pas habituel ; un esprit chagrin y verrait de la préméditation. Le couple se désolidarise un instant. La recherche est fébrile et la mise en place précipitée, un rien cocasse aussi. Misha se retient de pouffer pendant qu’elle opère. L’accouplement ne connaît pas d’autre préalable. Il est brutal, puissant, bref. Le mâle grogne pendant qu’il éjacule, puis il hurle sa victoire à la lune. Caro gémit doucement.
On pourrait croire l’entrée en matière un peu gâchée, mais il n’en est rien : Caro est heureuse. Elle se débarrasse de la dentelle piétinée qu’elle fourre dans son sac à toutes fins utiles – on ne sait jamais, elle n’est peut-être pas trop abîmée – puis elle réajuste la jupe, une minijupe qu’elle a voulue de nature à enflammer son homme. Elle lisse le tissu sur ses hanches, les fesses, vérifie son maquillage – du reste léger –, procède à une retouche à la lueur d’une minuscule torche… Misha l’observe, à la fois décontenancé et captivé ; il ne se lasse pas…
Satisfaite, Caro se pend au bras de son seigneur et maître : il l’est désormais. Elle le reconnaît et le veut ainsi. Étrange soumission qui se veut preuve d’amour, mais qui reste néanmoins contraire à sa nature, impérieuse, limite capricieuse, parfois abrupte. On dirait d’elle qu’elle porte la culotte quand bien même elle n’en aurait pas. Du reste, c’est elle qui donne le signal de départ, imprimant l’allure, jusqu’au bateau.
Les autres sont au nombre de treize, Misha non compris bien sûr, ni le capitaine (alité dans sa chambre), ni Ivan (avec Annick), ni Luka (en prison). Il y a aussi les deux femmes, Wanda et Laure. La dernière est une pute d’une quarantaine d’années qui s’offre à qui peut payer, l’autre est une jeune femme, vingt ans tout au plus, séduite par Alexeï, un jeune matelot russe avec lequel elle vit désormais et veut vivre aussi longtemps que Dieu voudra.
Ils sont rassemblés dans la salle à manger. Si autrefois officiers et simples matelots avaient des tables spécifiques, ce temps n’existe plus. Dorénavant, chacun s’installe où bon lui semble, sans égard pour le rang ou le grade. La discipline n’est plus ce qu’elle était, mais il faut admettre que sur ce rafiot, ils sont tous dans la même galère.
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Le couple est attendu. Les regards se tournent vers eux. Caro est éblouissante, elle rayonne. Elle ne pourrait pas être en meilleure forme. Dument apprêtée et pomponnée de surcroît. Certes, c’était d’abord pour séduire Misha, mais les autres n’auraient pas plébiscité qu’elle aurait été déçue. De ce point de vue, pas d’ombre au tableau : tous sont fascinés.
Misha joue le propriétaire ; il enlace la taille de Caro et l’entraîne de table en table. Il est fier de sa conquête. Il pavane, et ne déteste pas montrer à quel point sa compagne est bien apprivoisée, à sa dévotion. Caro ronronne… Pour un peu, elle ferait le poirier pour lui plaire. Ferait beau voir…
La jeune femme en oublie parfois la prudence. Kirill, un matelot, un sans-grade, si tant est que le statut importe, est ébloui tout à fait par inadvertance. Un instant d’étourderie de la part de Caro. L’homme en vient à suspecter l’absence de la dentelle. Le soupçon l’émoustille, des pensées lubriques germent et prolifèrent. L’idée jaillit, le smartphone surgit.
Il mitraille avec persévérance. L’homme passe pour bizarre, pas aidé au niveau du chapeau ; on s’étonne un moment, puis on ne prête plus attention. L’opiniâtreté de Kirill finit par payer. La preuve, en photo, ne laisse pas place au doute. Encouragé, il persévère. La chance lui sourit encore – elle sourit toujours aux audacieux – mais il est littéralement lessivé, dépassé par l’importance de sa découverte. Il n’y tient plus et file aux toilettes pour essorer l’excès d’effervescence accumulé. Il se branle en matant l’écran de son smartphone.
Gorgée de sang, sa queue est gigantesque. Elle finit par exploser, éjectant de lourdes giclées de sperme dont la trajectoire amorce une orbite ascendante avant de replonger pour s’écraser sur la cuvette des WC.
Quoique vidée de son jus et désamorcée, la gogue est encore de belle taille. Il continue de la branler avec obstination, avec l’espoir de la faire durcir à nouveau. Ce faisant, il reluque l’écran de son smartphone où s’inscrit la photo de Caro. Elle n’y est pas reconnaissable au premier coup d’œil, il faut savoir que c’est elle. La qualité de l’image est nulle, et le cadrage pas fameux. D’un point de vue artistique, ces photos ne valent strictement rien, moins que la pire des photos pornos visibles sur Internet, mais pour Kirill elles ont une puissance d’évocation sans égale.
Kirill est pugnace ; son sexe est à nouveau mi bandé, énorme. Kirill est un phénomène, le Priape de l’Oural. Le matelot branle son mât surdimensionné et se remémore le plaisir de la précédente éjaculation. Elle lui a procuré une jouissance inoubliable, dont le souvenir est durablement imprimé en flashs multicolores dans sa tête. Il ne se souvient pas d’en avoir jamais ressentie d’une telle intensité. Même les baises avec Laure n’ont pas cette saveur, sans compter que le rapport qualité/prix est inégalable. Pour le cas, il n’a rien payé. Et s’il payait ?
Il s’efforce d’imaginer combien coûterait une baise avec Caro. À coup sûr, plus qu’avec Laure. Combien ? Trop, sans doute… Sa joie est ternie par la pensée qu’il ne pourra jamais se payer cette fille. Il n’en doute pas : Caro est une pute en dépit des airs qu’elle se donne, mais elle n’est pas une pute pour sa pomme. Cette pensée l’enrage un instant, puis une autre chasse l’humeur chagrine. L’idée lui est venue de montrer son jeu de photos à Igor et lui en faire accroire. Kirill adore se faire mousser. Comme Kirill, Igor est un grand branleur devant l’Éternel. Ils font la paire tous les deux.
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Le plaisir solitaire n’est pas réservé à Kirill ; c’est même une pratique courante parmi l’équipage du Vladimir Monomaque. Tous les membres s’y adonnent, à l’exception peut-être d’Ivan et d’Alexeï. Il est cependant des différences fondamentales entre ceux qui sacrifient à la Veuve Poignet une fois de temps en temps, pour l’hygiène, et les malades qui s’astiquent le baigneur à longueur de journée. Kirill et Igor sont à classer parmi les pires, les incurables.
Ces classements ne rendent pas compte des fluctuations ponctuelles. Il est probable qu’il y a eu des pics d’activité quand Wanda et Laure ont embarqué sur le cargo, puis l’habitude a prévalu, et l’activité à ce titre est redevenue plus normale sans pourtant redescendre au niveau antérieur. L’hypothèse admet que la présence des dames entretient parmi l’équipage une tension durable, incontestablement motivante pour l’activité en cause. L’impact des occasionnelles est plus difficile à analyser, mais on est conduit à penser que les nouvelles venues suscitent aussi des vagues d’ivresse aux fluctuations comparables.
Il n’y a pas de raison pour que le phénomène ne se reproduise pas à l’identique avec l’apparition de Caro. De fait, les esprits sont pas mal échauffés, et la masturbation connaît un regain de faveur. Par rapport aux précédents connus, l’enthousiasme est plus exalté et le transport perdure plus longtemps, entretenu par le jeu de photos et les fariboles colportées par Igor et Kirill. Début août, tous sont au courant ; pas un ne se branle autrement que devant la photo de Caro. Sa popularité est telle que tout le monde la veut à sa table et rêve de la mettre dans son lit. Misha en vient à connaître.
Il aligne sur la table trois mauvais tirages, imprimés sur papier ordinaire. Pas de quoi pavoiser, ce ne sont pas des œuvres d’art. Caro ne comprend pas, pas tout de suite en tout cas.
Caro n’en croit pas un mot, mais il ne lui déplaît pas que Misha soit un peu jaloux. Sans doute l’aurait-elle charrié un peu si entre-temps le souvenir ne lui était revenu ; ce dernier prend le pas.
Le mutisme de Misha laisse planer un doute menaçant.
Caro espère que Misha va s’installer en France, avec elle bien sûr. La procédure pour l’obtention du visa est en cours.
La suite est la énième répétition d’un rituel devenu très fréquent, mais cette fois Misha fait l’amour avec une rage particulière, exacerbée par la jalousie qui le consume.
La rage de Misha culmine avec l’éjaculation ; elle se dissipe ensuite, puis remonte un tantinet alors qu’il se remémore l’échange pendant qu’ils se reposent. Il est perplexe et se demande pourquoi Caro n’a pas montré plus d’indignation à la vue des photos de l’apprenti paparazzi. Il en vient à supputer n’importe quoi… Ses hypothèses sont toutefois trop extravagantes pour qu’il les retienne longtemps, mais elles ne s’effacent jamais totalement ; il en reste toujours quelque chose…
« Cette nana est insaisissable. » pense-t-il, un peu radouci. « Un tempérament de feu ! » songe-t-il encore en s’abandonnant aux caresses de sa partenaire, conscient qu’ils s’acheminent vers une nouvelle baise qui promet d’être tout aussi torride, sans autre aiguillon que leurs désirs mutuels.
Caro connaît les hommes bien mieux que Misha ne pense. Il y a longtemps qu’elle sait que chez ceux-ci, la cervelle loge dans la quéquette. Il y a eu une époque où elle a tout fait, et pire encore. Caro ne parle jamais de ce passé, personne ne sait, si ce n’est Annick qui en a appris, de sa bouche, un peu plus que les autres. Elle n’est pas la seule à faire des cachotteries : Misha a aussi des secrets. Son cas est même plus grave encore car il sait que sa relation avec Caro n’a pas d’avenir, quand bien même il le lui laisse croire.
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Caro n’a pas peur des hommes, mais elle a tout de même acheté une bombe de gaz lacrymogène. Juste une précaution, pour le cas où…
De son côté, Misha enrage sans le dire… Les rumeurs et les photos circulent toujours. Elles ne le gênent pas, pas vraiment, moins que l’effronté qui les a prises. Le côtoyer chaque jour est une épreuve, et chaque jour l’évidence est plus certaine : il doit laver l’affront, il y va de son honneur. Quant à Caro, que sait-elle des hommes ?
Misha rameute ses affidés. Kirill reçoit la raclée de sa vie, Igor aussi par la même occasion. Ont-ils cogné trop fort ? Les victimes sont conduites aux urgences toutes sirènes hurlantes.
Qui a requis la police ? Toujours est-il que le commandant Machin et son assistant sont en train d’auditionner les témoins quand Caro rapplique. Elle ne sait pas encore pour Kirill et Igor.
Caro ne cache pas son soulagement.
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Kirill et Igor sont restés trois jours à l’hosto. L’intermède violent et l’intrusion de la police ont secoué l’équipage, sapant encore un peu plus l’autorité hiérarchique.
Du reste, il n’y a plus vraiment d’autorité à bord. Le capitaine est aux abonnés absents, roi déchu, malade et sans forces ; il ne sort plus de sa cabine. Misha, l’officier en second, tente de suppléer, mais son autoritarisme ne fait pas l’unanimité. Beaucoup y voient de l’abus de pouvoir. Les mêmes sont d’avis que Kirill et Igor ne méritaient pas la dérouillée, dans la mesure où Caro avait des torts. « Une allumeuse ! » persiflent-ils entre eux.
Caro ressent le flottement parmi les hommes. Elle pense que l’intervention musclée de Misha avec ses amis a focalisé les projecteurs sur elle. Selon elle, ils n’ont vraiment pas été malins et ont fait tout ce qu’il ne fallait pas faire. Elle n’a pas tout à fait tort, mais croire qu’elle peut rattraper le coup est sans doute aller un peu vite en besogne. Toujours est-il qu’elle se propose de crever l’abcès.
Elle le fait au moment du repas du soir. Une douzaine de personnes sont dans la salle ; Misha est au fond. En chemin pour le rejoindre, Caro stoppe au niveau de Kirill et prend place à sa table. L’homme est surpris. Il réagit, s’agite, montre du trouble, prend des postures donnant à penser qu’il s’exonère de la responsabilité d’une initiative qu’il désapprouve.
Caro est bien la seule à croire que sa mise au point puisse contribuer à améliorer quoi que ce soit.
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À la fin du mois d’août, ils sont quelques-uns à se demander si la lutte a encore un sens. C’est la débandade : Luka en prison, Ivan au loin avec sa chérie, le capitaine interné en hôpital psychiatrique, Alexeï – pfff… – en bordée avec sa Wanda. Et pour couronner le tout, Lazar le cook et un autre ont déserté et embarqué en douce sur un navire en partance pour l’Amérique du Sud.
Si les autres ne sont pas partis, ce n’est que partie remise. Chacun d’eux vit un drame… La mère d’Anton est décédée, l’épouse de Makar est terriblement malade… Les épouses ! Elles sont le problème. Elles manquent de tout, d’argent, de tendresse… Misha n’échappe pas à la règle ; Irina, sa femme, fait du chantage : les filles ont besoin de leur père… Le cas de Sasha est encore pire : sa douce chérie le plaque, elle a trouvé mieux.
Caro apprend incidemment le malheur de Sasha.
La vodka est de toutes les thérapies sur le bateau. Y aurait-il des bébés, on en mettrait dans les biberons. Caro décide d’aller voir son ami.
Il est nu, sale, hirsute, manifestement ivre et hilare.
Sasha souffle une haleine à faire fuir une famille de putois ; Caro voudrait prendre du champ, s’éloigner de la puanteur, mais il la retient, à la manière d’un ivrogne, envahissante…
Caro est sidérée ; une sombre intuition lui dicte l’attente.
Sasha n’en dira pas plus. Il réalise les implications de sa bêtise et dessaoule d’un coup. Les vertiges l’emportent. Il lâche Caro et dérive vers le lit sur lequel il s’affale. Caro l’aurait laissé dormir si sa curiosité n’avait été alertée. Il n’en est plus question. Elle n’abandonnera pas tant qu’il n’aura pas craché le morceau.
Caro pressentait quelque chose de ce genre. N’empêche ; le savoir, c’est un peu comme si le ciel lui tombait sur la tête.
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Misha n’est pas dans sa cabine ; il n’est pas non plus sur la passerelle, ni au bar. Trois marins et une jeune prostituée de passage occupent une table. Laure est accoudée au comptoir en compagnie de Kirill et Feodor.
En désespoir de cause, Caro accepte un verre ; elle en a besoin. Puis deux, puis tire une taf, puis une autre… Lorsque Misha rapplique, l’alcool, les pétards et la rage ont fait leur œuvre : Caro est chauffée à blanc.
Misha comprend qu’il n’est plus temps d’ergoter. Des ricanements fusent : les autres ont pris parti. Il tente d’arracher Caro de force à son siège, de l’enlever et la soustraire au pernicieux environnement. Il voudrait l’emmener dans un lieu plus serein, la raisonner, mais elle résiste, s’accroche à Kirill.
La ceinture de la robe portefeuille s’est défaite ; les pans bâillent, entrouverts. Il ne s’en faut de rien qu’ils ne s’ouvrent totalement. On entraperçoit déjà la poitrine nue, et les cuisses sont également découvertes jusqu’à l’aine.
Celui-là ne perd le nord. Il assure sa prise, enlace la taille, et de l’autre main palpe la poitrine offerte, et dans le même temps il toise Misha avec l’arrogance des nouveaux riches, le mettant au défi de l’empêcher de prendre pleine possession de sa prise, rendu plus courageux encore par l’arrivée entre-temps d’Igor, d’Anton et de Makar, sur lesquels il sait pouvoir compter en cas de besoin.
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Le surlendemain, Caro se réveille. Elle est chez Annick et Ivan.
Les souvenirs de Caro reprennent peu à peu leur place. Il n’y a rien dont elle puisse être fière. Par certains côtés elle se sent responsable de la fin tragique. D’un autre côté, elle entrevoit les emmerdements sans fin si on en vient à savoir qu’elle était sur ce putain de cargo. Sa patronne, son boulot… Son côté pragmatique prend le dessus.
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Le ventre de Caro a brusquement poussé vers la vingtième semaine de grossesse ; elle ne peut plus cacher qu’elle est enceinte.
Annick sait très bien à quoi s’en tenir : Caro lui a fait des confidences. N’empêche que sa curiosité n’est jamais rassasiée. C’est plus fort qu’elle : il lui faut constamment revenir sur le sujet.
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Caro est hébergée chez sa mère. Elle aborde le huitième mois de grossesse ; elle est depuis peu en congé de maternité. Le commandant Alain Machin lui rend visite.
Caro est perplexe. Que cherche le commandant ? En sait-il plus qu’il ne dit ? Prêche-t-il le faux pour savoir le vrai ? À quelle fin ? Il n’y a pas d’enjeu.