- — Bonjour Madame Vidal.
- — Bonjour Monsieur Luc.
- — Que vous faut-il aujourd’hui ?
- — Je veux envoyer une lettre recommandée et acheter des timbres, un carnet de prioritaires ; vous en auriez des jolis ?
- — Je vous les montre, choisissez.
- — Ceux avec les papillons.
Luc pesa la lettre, donna les timbres et fit payer Germaine Vidal.
- — Ça fera douze euros cinquante. C’est tout ?
- — Oui, merci mon petit.
Première consultation
Aussitôt la vieille dame sortie, Luc fit ses comptes, clôtura sa caisse et ferma la poste.
Seize heures trente. Il lui restait vingt minutes pour rejoindre le centre-ville ; c’était plus qu’il ne lui en fallait, mais il traînait les pieds, il se demandait s’il ne venait pas de commettre une erreur en prenant ce rendez-vous. Plusieurs fois il fut tenté de faire demi-tour.
Il hésita quelque peu devant le portail. La bruine qui commençait à le détremper l’incita à sonner et pousser la porte.
Dr Philippe Maurin
Psychologue
Diplômé de l’Université de Nancy
Une belle salle d’attente l’attendait. De profonds fauteuils en cuir agrémentaient le lieu ; une plante verte et des revues de voyage posées sur une table basse complétaient la décoration.
- — Monsieur Luc ?
- — Oui, dit le jeune futur patient en se levant.
Le praticien, les cheveux longs légèrement grisonnants aux tempes, d’allure sportive, à peine quarante ans, ressemblait à l’archétype du séducteur auquel Luc aurait voulu ressembler.
Il le fit entrer dans son cabinet, grande pièce sobrement décorée de tableaux contemporains, d’une bibliothèque, d’un bureau en chêne massif, d’un canapé de cuir sombre et de deux chaises recouvertes de velours.
- — Asseyez-vous, lui dit le disciple de Freud en lui présentant le siège devant le bureau.
Tout le temps que le Dr Maurin passa à lui demander les renseignements classiques (âge, adresse et autres), Luc s’agita, inquiet. Il regardait autour de lui, craintif, regrettant de se trouver là.
- — Voilà, asseyez-vous sur ce canapé, je suis à vous. Nos séances dureront cinquante minutes.
Assis sur une chaise derrière le canapé, le psychologue étudiait son patient qui s’agitait. Il tenait entre ses mains un carnet et un crayon, prêt à prendre des notes.
Une fois installé, Luc hésita dix minutes avant de prononcer une phrase. Il se tordait les doigts, se rongeait les ongles, tenait à peine en place.
- — Comme vous pouvez le constater, je n’ai rien d’un Apollon ; je n’ai pas un physique de séducteur.
Le psy ne répondit pas, osant un petit sourire. Malingre, des lunettes de myope sur le nez, un début de calvitie sur les tempes, son nouveau patient semblait quelconque.
- — Ajoutez à cela une timidité maladive. Si vous saviez le temps que j’ai mis à me décider… Venir ici m’a noué les tripes durant des semaines ; prendre un rendez-vous me terrorisait. Même devant votre porte, j’ai encore hésité longuement.
Luc se remit à se triturer les doigts.
- — Désolé, je me sens mal.
- — Prenez tout votre temps. Nous venons de passer cinquante minutes ensemble ; nous allons nous arrêter.
- — Bien, Docteur, répondit Luc avec soulagement.
Seconde consultation
Carnet du Dr Maurin :
Mon patient me semble peu sûr de lui. D’une timidité rare, il lui en coûte de venir consulter, bien qu’il n’ait pas encore abordé le sujet qui le préoccupe.
- — Bonjour, installez-vous. Je vous écoute.
Luc s’allongea sur le canapé. Il réfléchit quelques minutes, toujours aussi peu enclin à se livrer.
- — Comme je vous le disais la semaine dernière, je souffre de timidité maladive, aussi ai-je les plus grandes difficultés à engager la conversation avec une personne du beau sexe. Mon physique ne m’aide guère.
Il laissa passer quelques minutes sans dire un mot. Le docteur prenait des notes.
- — J’ai parfois essayé d’approcher une cliente ou une collègue ; j’avais au mieux une rebuffade, ou pire, des quolibets. Je passais alors le reste de ma journée à ravaler ma honte, à cacher mon chagrin et mes larmes. En ai-je fait des cauchemars, seul dans mon lit…
Quelques minutes plus tard :
- — Puis elle un jour elle entra dans mon bureau et dans ma vie. Cindy, si belle, si élégante, si délicate. Je tombai immédiatement sous son charme, envoûté par sa taille fine, ses longues jambes, ses longs cheveux auburn et ses yeux de chat. Quelle ne fut pas ma surprise de la voir s’intéresser à ma petite personne. Moi, pauvre lampyre* abordé par une étoile ! Sur une impulsion qui ne me ressemblait guère, je l’invitai dans mon humble appartement. À ma grande stupéfaction, elle accepta. Elle vint chez moi et s’installa. Je ne sais pas pourquoi, mais elle dit qu’elle se sentait bien avec moi.
Étonné lui-même de cette longue tirade, il se tut.
Troisième consultation
Carnet du Dr Maurin :
Comme prévu, Luc a de sérieuses difficultés avec les femmes ; il semble même étonné que l’une d’entre elles puisse le trouver séduisant.
- — Nous vivons ensemble depuis presque six mois maintenant. Elle reste à la maison, s’occupe du ménage. Je ne rentre pas le midi, alors le soir je fais la cuisine – j’aime cuisiner – puis nous passons la soirée assis sur le canapé. Nous regardons la télévision, ou alors nous mettons un DVD : elle aime les comédies romantiques, moi aussi.
- — Elle ne sort pas, même pour faire des courses ?
- — Elle ne préfère pas.
Après un silence :
- — Nous écoutons souvent de la musique, ma tête posée sur ses cuisses. Nous discutons beaucoup, de tout et de rien. Nous lisons aussi. Après ces soirées, nous faisons souvent l’amour. J’aime nicher mon visage au bas de son ventre, respirer son odeur, passer mon nez dans sa toison, lécher ses lèvres intimes qui s’entrebâillent, embrasser son orgueilleuse poitrine ; alors elle m’ouvre la porte des délices, écarte les jambes, et je m’insinue dans son intimité avec lenteur, tout en délicatesse.
Il laissa passer quelques instants.
- — Je l’aime tant… Parfois, elle m’offre ses reins – pas que j’y tienne particulièrement – mais elle insiste, me dit que ça renforce les liens. Alors une ou deux fois par mois j’accède à ses désirs avec appréhension, par peur de lui faire mal.
Il laissa passer quelques minutes de silence.
- — Mais toujours en moi cette crainte, cette hantise, la peur qu’elle me quitte pour un autre… Comment une fille comme elle peut-elle rester avec quelqu’un aussi insignifiant que moi ?
Quatrième consultation
Je sens la carapace de mon patient se craqueler ; il me semble perdu entre sa timidité, son amour éperdu pour sa compagne et la peur de se voir abandonné, le tout saupoudré d’un peu de jalousie.
- — Je crains le pire, Docteur : un soir de cette semaine, je l’ai retrouvée en nuisette ; elle avait passé la journée ainsi vêtue. Je suis certain que mon voisin d’en face, Robert, le chauffeur-livreur bedonnant, a passé sa journée à l’épier. Que je le hais, celui là ! Toujours à reluquer sous la jupe des femmes et à balancer des blagues graveleuses. Imaginer son regard gluant glisser sur ma Cindy me révulse. Peut-être que le jeune étudiant qui loge au-dessus de chez Robert a fait pareil. De plus, lui est bel homme, pas comme moi ! Pour rire – ou tout en essayant de faire semblant – j’ai proposé à Cindy d’inviter un ou deux hommes, pour la distraire et peut-être la combler mieux que je ne sais le faire… Elle m’a engueulé, me traitant d’idiot, que je suis son seul amour.
- — Vous devriez être rassuré, osa le médecin après un long silence de son patient.
- — Vous avez raison, je me fais des idées.
- — Une proposition qui me vient à l’esprit : pourquoi ne consulteriez-vous pas ensemble ?
- — Oh non, je n’ose même pas lui dire que je viens vous voir.
~o~o~o~
Le docteur Maurin dormait profondément lorsque son téléphone sonna.
- — Docteur, aidez-moi… Docteur, au secours ! Je pensais qu’elle allait me quitter… je l’ai tuée.
- — Luc ? J’arrive, ne bougez pas.
Tout en s’habillant et descendant au parking prendre sa voiture, il appela la police.
- — Docteur Maurin. Un de mes patients vient de m’appeler ; il me dit avoir agressé sa compagne.
- — Quelle adresse ?
- — Rue des Jonquilles, au 17, deuxième étage. Je vous y attends.
Quelques minutes plus tard, le médecin arrivait en même temps que la police.
Ils entrèrent dans l’immeuble ; la porte du second étage n’était pas fermée.
Ils trouvèrent Luc assis sur une chaise de son séjour, un couteau de cuisine à la main. Des larmes baignaient son visage. Le jeune homme se balançait d’avant en arrière en psalmodiant :
- — Je l’ai tuée, je l’ai tuée…
Dans la chambre, les policiers et le médecin découvrirent le corps d’une jeune femme lardé de coups de couteau. Dépouille de latex et silicone, elle gisait sur le lit. Cindy, la poupée gonflable, venait de rendre son dernier soupir.
* Lampyre : Lampyris Noctiluca, ou luciole.