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n° 17909Fiche technique7566 caractères7566
Temps de lecture estimé : 5 mn
13/05/17
Résumé:  Une petite fable venue vers moi une nuit d'Idumée...
Critères:  poésie conte
Auteur : Igitur            Envoi mini-message
Dulies et cavatines

Ils veulent des histoires ; de belles histoires de rois, de princesses, de bergères ou de charpentiers ; de grandes histoires énigmatiques d’assassins et de policiers, de séraphins et d’ogres ; de longues et douces histoires d’amours et de meurtres ; de beaux drames et de suaves romances ; de troubles histoires en clair-obscur de trahison et de passion ; de flamboyantes histoires en Technicolor de désirs nus, de plaisirs crus. Ils veulent des mains dominatrices sur de fières mamelles. Ils veulent des vits dressés vers des lèvres mafflues. Ils veulent le long coït chorégraphié de leurs chimères.


Dulies et cavatines…


Il faut leur raconter en mots de tous les jours le quotidien vécu par d’autres qui leur ressemblent et leurs traverses aventureuses, leurs rencontres, leurs déchirures, avec détails anatomiques et sulfureux, sur l’air de « C’est l’histoire d’un mec… »


C’est l’histoire d’une histoire que personne n’avait jamais vécue. Une histoire toute neuve qui n’avait jamais servi à personne et que personne ne racontait. Elle le savait pourtant, l’histoire, qu’elle pourrait faire un beau récit ; un conte que l’on se transmettrait, en murmurant, le soir devant l’âtre. Une histoire que les jeunes filles se susurreraient en rosissant. Une histoire que les fiers-à-bras bonniraient en riant aux éclats. Peut-être même une histoire que certains solitaires se remémoreraient le soir sous leurs draps en se caressant et en imaginant d’autres mains sur leur corps.


Si seulement quelqu’un voulait bien la vivre et la raconter séance tenante tout simplement, sans l’enjoliver, ni la déformer en lui ajoutant des détails irréalistes. Elle n’en demandait pas plus. Mais personne ne l’écoutait et l’histoire que personne n’avait jamais vécue errait solitaire dans les rues de la grande ville. Elle s’approchait des garçons. Elle s’approchait des filles. Mais tous se détournaient. Ils ne voulaient pas la voir, ils ne voulaient pas l’entendre, ils ne voulaient pas la vivre.


Elle n’avait pas assez d’amour disaient les uns, les grands sentiments, le désir, le plaisir. Elle n’offrait pas assez de sensations fortes, disaient les autres, le danger, le courage, la gloire. Il n’y avait pas, parmi ses héros, de suffisamment solides gaillards. Il n’y avait pas assez de méchants pour mettre en valeur ses héros ; pas assez de jolis garçons ; pas assez d’accortes demoiselles ; pas assez d’érotisme ; pas de détails croustillants ; pas un fifrelin de pornographie. Il n’y était même pas question d’argent.


Bref, tous la prenaient pour une histoire de rien du tout, un aléa, une vicissitude, un gravillon dans l’allée de graviers, une goutte d’eau sale dans la mare de boue. Et tous l’ignoraient, avec dédain. Et personne ne voulait la vivre, ni la conter. Et elle restait seule, hiver comme été.


L’histoire que personne n’avait jamais vécue, parfois, déambulait dans les rayons des librairies à la mode. Elle lisait sur les couvertures des livres les prières d’insérer. Elle lisait les avis du libraire, griffonnés sur des post-it. Elle observait la mine réjouie des auteurs sur les photos. Elle dévisageait avec envie les lecteurs qui se délectaient de quelques pages. Elle était à l’affût de leurs regards enchantés, de leurs sourires admiratifs, de leurs bouches bées. Son cœur battait plus fort lorsqu’au détour d’une lecture elle voyait poindre une larme dans l’œil d’une lectrice, ou se dresser une érection dans le pantalon d’un lecteur. Elle aurait bien voulu, l’histoire que personne n’avait jamais vécue, provoquer aussi de jolies émotions ; des désirs érotiques ; des montées d’adrénaline ; de fières bandaisons ; des frissons dans l’échine ; même des "oh" d’indignation pour un détail hors-charte lui auraient donné le sentiment d’exister.


Parfois, en se promenant solitaire, l’histoire rencontrait de ces mauvaises blagues qui se colportent à tous les coins de rue et qui exhalent des relents de bière et de vin rouge à force de frayer avec les brèves de comptoir du Café du Commerce. Elle regardait passer les vies rêvées, les utopies, les contes de fées dans leurs costumes amidonnés sans un faux pli, leurs parures de strass brillant de mille feux ; de ces histoires pleines de détails croustillants et d’anecdotes enchanteresses qui snobent les mésaventures, les rencontres d’un soir, les passades, qui méprisent les épopées, les sagas, les récits picaresques et qui traînent à leur suite des adolescences boutonneuses, des crises de la quarantaine, des frustrations abyssales.


Parfois, au désespoir, elle rôdait avec des publicités commerciales, des annonces, des réclames outrageusement fardées, parfumées de fragrances capiteuses, court vêtues pour laisser voir assez de leurs charmes sans dévoiler la fatigue des abus des rencontres d’un soir, des orgies tapageuses, des racolages sur les boulevards de la grande ville. Ou encore, quand elle en rencontrait, elle aimait déambuler les soirs d’été avec des goualantes réalistes, un peu dramatiques, un peu canailles qui lui apprenaient le jar des bas-quartiers, le largonji des ruelles mal famées. Ça la consolait de sa tragédie insipide et banale.


Par un doux soir d’été alors que les mésaventures se pavanaient avec des airs de grande épopée sur les boulevards, l’histoire que personne n’avait jamais vécue s’était laissé approcher par un auteur en mal d’inspiration, sur un quai du grand fleuve au cœur de la grande ville. C’était un escogriffe maigrichon, la barbiche coupée en pointe, les ongles rongés par l’angoisse de la page blanche. C’était un poète rêveur au teint pâle, mal taillé pour l’aventure, dont les rimes rechignaient à dire quoi que ce fût d’intelligible.


À tout hasard, l’histoire que personne n’avait jamais vécue lui dévoila un peu son épaule, en guise d’incipit. Alors le poète en lui prenant la main trouva une belle rime un rien mélancolique. Heureuse, l’histoire que personne n’avait jamais vécue se laissa faire, sans plus l’encourager. Et le poète inspiré eut quelques vers sublimes, romantiques et libres qu’il courut déposer au seuil de sa bien-aimée. Et l’histoire que personne n’avait jamais vécue comprit que le poète poursuivait le fol espoir d’un grand roman d’amour un peu libertin où elle n’avait que faire. Alors elle abandonna le poète et finit la nuit dans les bras d’un calembour inconsolable d’avoir perdu sa chute.


On rencontre parfois des histoires inconnues, simples, tranquilles et sages que personne ne vit, que personne ne raconte et que personne n’écoute. Elles rêvent d’être contées à voix basse comme une confidence ou chantées à tue-tête dans les rues. Elles rêvent d’être vécues par des enfants pleins d’espoirs, par des adolescents espiègles, par des adultes gourmands ou par des vieillards indignes. Lorsque j’en découvre une, je m’arrête, le temps de la chuchoter pour moi-même, comme une prière aux anges ; parfois je la fredonne sur un air d’opéra dans les rues de la grande ville.


Dulies et cavatines…


Ami auteur, ne laisse pas tomber les histoires simples qui errent dans les rues ; prête-leur tes mots les plus doux.