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n° 17924Fiche technique113870 caractères113870
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Temps de lecture estimé : 75 mn
26/05/17
corrigé 06/06/21
Résumé:  Histoire des amours d'Aïcha au gré de ses exils.
Critères:  #historique #confession fh ff hotel anniversai amour
Auteur : Asymptote            Envoi mini-message
Aïcha, ou les exils



Quelle toquade gouverna l’esprit de mes parents quand ils me prénommèrent Aïcha ? Aïcha Muller, peut-on concevoir plus dissonant et que de tourments cela me valut-il ultérieurement ! Dès ma prime jeunesse, je les ai maintes fois entendus se repentir de cette fantaisie. Née le 14 juillet 1941, ils auraient pu m’affubler de Fêtnat toutefois c’était là dénomination plutôt masculine. Ce fut vraisemblablement leur seule concession à l’algérianisation et il fallut que j’en sois la victime. Plus tard, en France, alors que je m’appelais Aïcha Ferrad, je dus sans cesse expliquer que non, j’étais Française et non Arabe, pas seulement en vertu de ma carte d’identité, mais d’origine. La dénégation que supposaient ces éclaircissements semblait me poser en renégate et m’empourprait de honte ce qui permettait à mes interlocuteurs de conclure que je mentais. Eh bien, en dépit des tracasseries qu’il me causa, j’ai toujours adoré mon prénom, qu’Hergé consacra en en baptisant un guépard. (1)


Quatre ans à peine après ma naissance, les massacres de Sétif allumaient la poudrière et je n’ai pas connu l’Algérie dite heureuse. Je me demande même s’il ne s’agissait pas là que d’une chimère de colons, se remémorant un pays maté où ils régnaient, souvent très paternellement, il faut l’admettre, sur un peuple d’esclaves. Mes plus vieux souvenirs me rappellent deux sociétés étanches l’une à l’autre, où la mienne, celle des Blancs, admettait pleine d’indulgente condescendance des rapports ténus et superficiels avec celle des musulmans. Je vécus dès lors Aïcha comme un véritable trait d’union entre ces communautés qui s’ignoraient et commençaient à se détester sans trop me rendre compte que cette attitude, au lieu de m’enraciner dans les deux, m’en excluait également.


Adolescente, je m’attachai très fort à une jeune Kabyle de mon âge. Nous fûmes bientôt liées par une de ces amitiés qui pose l’autre en pivot du monde autour duquel tout doit graviter y compris, et prioritairement, votre propre vie. La belle portait mon prénom à moins qu’il ne faille dire, ce serait plus juste, que c’était moi qui usurpais le sien. De surcroît nous nous ressemblions beaucoup et il était fréquent que, dans la pénombre ou de loin, on nous confonde. Cependant son inégalable grâce me persuadait qu’elle conférait à mes traits leur perfection. J’admirais particulièrement ses mains longues et déliées qu’elle ornait fréquemment de motifs légers tatoués au henné, ses yeux surlignés de khôl qui semblaient plus grands et plus enfoncés que les miens, mais surtout sa peau mate et veloutée, divinement mordorée. Ainsi que de nombreuses Kabyles, elle aurait pu aisément se faire passer pour européenne néanmoins, elle préférait faire éclater sa différence avec panache. J’appréciais tout spécialement ses tenues de fête, chatoyantes d’une féerie de couleurs qui dénonçait la triste monochromie des nôtres.


Nous devions avoir seize ans quand, un jeudi, toute sa famille se rendit à Constantine, nous abandonnant seules dans la maisonnette accablée de chaleur. Je l’ai alors priée de me montrer ses plus belles robes.



Elle alla immédiatement la chercher. Tandis que je m’extasiais devant la richesse des coloris et la finesse des étoffes, elle me dit :



Mon enthousiasme fut tel qu’aucune pudeur ne me retint et je me dévêtis sans la moindre timidité avant qu’elle ne m’aide à me parer de ses atours. Je croyais être accoutrée, lorsqu’elle me dit :



Elle s’éclipsa à nouveau dans la pièce où elle avait trouvé la robe et en revint tenant un coffret dont elle tira une parure complète de bijoux. Elle se composait des boucles d’oreilles, d’un collier, de ce diadème kabyle qu’elle nomma Ta’sabt et de bagues qu’une chaînette accroche aux bracelets. Ces divers éléments étaient en argent, travaillés selon les traditions du meilleur artisanat local.



Longuement, je me pavanais ensuite sous les feux de la rampe, c’est-à-dire dans les rais de lumière que déversaient les découpes du moucharabieh. Je me sentais souveraine et mon amie m’applaudissait. Trop vite, je me dépouillai de vêtements et ornements. Aïcha, dans mon dos, m’assista afin de dénouer, délacer et dégrafer et je me retrouvai bientôt dans le seul modeste coton blanc de ma culotte. Elle se colla étroitement contre moi, je ressentis la chaleur de son corps et la douceur de ses seins comme une exquise surprise. Il me fallut quelques secondes pour comprendre que tout en s’affairant, elle avait également retiré sa robe et s’exhibait maintenant, aussi dénudée que moi. Elle m’enveloppait d’une étreinte ferme et suave qui m’anima d’une sensation si confondante que j’en fus complètement étourdie. À l’issue d’une délicieuse ascension, ses mains s’égarèrent sur ma gorge nubile qu’elle caressa furtivement. Je pivotai et nos bouches s’accolèrent un bref instant pendant lequel les trompettes de Jéricho m’assourdirent. Ce fut si ensorcelant que je manquai de défaillir et la repoussai mollement tandis que le sentiment écrasant de ma nudité m’envahissait d’une honte semblable à celle que connut notre mère Ève. M’arrachant à ses bras, sans un mot, je me précipitai sur mes défroques que j’enfilai prestement. Elle fit hélas de même alors que je me réjouissais de détailler la pureté et la beauté de ses formes. L’après-midi touchait à sa fin et effarouchées, nous ne parlâmes plus. Affalées sur des poufs, face à face, nous nous contemplâmes tantôt penaudes et gênées, tantôt ravies et enthousiastes, toujours à deux doigts de nous abandonner à un corps-à-corps sensuel. Échappant aux entraves de nos consciences, nous fîmes l’amour du regard.


Toute ma vie, je devais me souvenir avec bonheur de cette première embrassade qui serra une fille sur mon cœur. J’ai parfois, ultérieurement, regretté mes effarouchements. Aïcha se serait sans doute prêtée à des câlineries plus affirmées, peut-être que ce manque d’audace l’a déçue. Mais plus affirmées que quoi ? Mon bouleversement n’aurait pas été plus complet alors si quelque amoureux m’avait déflorée, la candeur et la simplicité en moins. À partir de ce moment, notre relation se transforma. Jamais, nous n’évoquâmes cet émouvant épisode, mais souvent le revécûmes, au fond de nos prunelles éblouies.


Moult fois j’avais déjeuné chez elle, toutefois, malgré ma pesante insistance auprès de mes parents, ils refusèrent obstinément qu’elle s’asseye à notre table et y prenne un repas en notre compagnie, bien qu’elle eût totale liberté de parcourir le domaine à sa guise.


Le domaine, voilà le grand mot lâché et le ressassait-on dans la famille ! J’ai même l’impression que là-bas on ne parlait que de ça, qu’il ponctuait les discours et structurait notre vision du monde. Il représentait un paradis d’autant mieux établi que ses limites bornaient l’enfer. C’était une énorme bâtisse à l’ocre pâle, dépourvue d’élégance, couverte de tuiles orangées, perdue dans les ondoiements émeraude des champs de blé dur, encadrée par l’éclat argenté d’un boqueteau d’oliviers, agrémentée par les houppes majestueuses de palmiers dattiers et que désignaient de très loin l’élan sombre de trois cyprès démesurés, immenses cils noirs découpés sur l’azur. Bref, une délicieuse carte postale, surtout lorsqu’en avril, des coulées de coquelicots rehaussaient le vert encore tendre des cultures.


Le domaine, à les entendre, on aurait pu croire qu’ils en avaient chié la terre ! Ce fut certainement le cas en d’autres régions où les colons avaient asséché les marais, ce qui n’était pas le cas ici, dans le Constantinois. Comment cette glèbe échut-elle à mes arrière-arrière-grands-parents qui, fuyant l’occupation allemande de l’Alsace, vinrent vers 1870, coloniser celle-ci ? Je l’ignore, mais ce dut être don du ciel pour qu’ainsi, si longtemps après, il leur emplisse toujours la bouche. Par la suite mon grand-père développa et étendit la ferme afin d’en constituer le domaine. Bien que d’une certaine importance, il n’était pas énorme, néanmoins rares étaient les colons disposant d’autant de terres. Peu de personnes y vivaient en permanence, par contre de nombreux journaliers locaux y travaillaient secondés par des saisonniers au moment des récoltes. Pendant plusieurs semaines, il se transformait alors en véritable ruche, bruissait d’une activité incessante qui se prolongeait par ripailles jusqu’au cœur de la nuit.


Tout un peuple d’ouvriers agricoles s’exténuait laborieusement durant de longues journées et beaucoup, à leur issue, rejoignaient leur douar pour entretenir leur propre lopin et s’occuper de quelques chèvres faméliques. Ils n’en restaient pas moins Arabes fainéants dans l’esprit de ceux qui se cantonnaient à ordonner. Parmi ces autochtones, seul monsieur Ferrad, notre régisseur, avait droit à des égards, ce qui du coup le propulsait à des hauteurs qui ne lui permettaient plus de s’adresser à ses congénères qu’en les invectivant. Fort efficace dans son rôle, il n’était certes pas méchant homme, mais voilà, au domaine on trouvait ceux qui éructaient et ceux qu’une longue tradition avait accoutumés à plier l’échine sous les vitupérations. Sans doute que pour remédier au problème de la langue, les premiers s’imaginaient se faire mieux comprendre en forçant le ton.


Monsieur Ferrad employait régulièrement Kadour, son neveu, à des tâches de maintenance des bâtiments dès que celles-ci se révélaient d’une certaine complexité et outrepassaient les travaux de force du gros-œuvre. Le jeune homme, un peu plus âgé que moi, était, en un sens aussi, plus Français que moi-même, car né à Marseille où son père travaillait alors, juste avant la Seconde Guerre mondiale. Il pratiquait parfaitement l’art du stucage, mais se montrait pareillement expert dans les travaux de peinture, d’électricité ou de plomberie.


C’était un garçon ravissant, fin et élancé, aux cheveux drus presque noirs et au teint moins hâlé que ses compatriotes. N’eût été la moustache, il aurait été difficile de le distinguer d’un Européen. J’étais fascinée par ses grandes mains très allongées, de robustes mains propres au labeur et je me souviens m’être autorisée à penser que des caresses dispensées par elles se devaient d’être divines. J’y voyais un enfant du pays, du Sud et des sables. Quelque chose d’authentique, de rassurant et de puissant émanait de toute sa personne, une force dépourvue de rudesse tant que d’esbroufe. Il était plutôt silencieux, savait s’affirmer sans rodomontade, mais ses yeux débordaient d’éloquence.


Nous discutions souvent ensemble et il m’appelait « Mademoiselle Aïcha » avec une déférence emphatique qui, selon les jours, m’exaspérait ou me faisait rougir de plaisir. Je lui répliquais en lui servant du « Monsieur Kadour » qui le laissait interdit. Un jour, alors que je somnolais sous la treille, je sentis une présence. Derrière mes cils à peine entrouverts, je le distinguais me contemplant dévotement. Au bout d’un moment, je m’étirais faisant semblant de m’éveiller et il se retira prestement. Je me redressais sur mon transat, constatant que ma jupe avait grimpé au long de mes cuisses et que mon chemisier, ouvert, bâillait indécemment sur ma poitrine. Sa vénération ainsi n’avait été que concupiscence, j’en fus déçue avant d’en tirer une légitime fierté. Dès lors, je ne manquais plus une opportunité de le côtoyer pour déchiffrer dans son regard cette lueur de discrète admiration. Au-delà, je le découvris cultivé, parlant remarquablement notre langue, s’intéressant à tout et plein d’une exquise sensibilité. Je lui prêtais régulièrement des livres qu’il me rendait accompagnés de commentaires judicieux qu’entrecoupaient de grands silences que je me gardais d’interrompre tant ils étaient diserts.


Malgré mon âge avancé, je n’avais vécu que quelques bluettes sans conséquence avec de jeunes Français de l’école privée où je poursuivais une formation supérieure en comptabilité. Jamais plus que parmi ces Milou, je ne sortais les crocs et les griffes d’Aïcha, le guépard ! Je m’estimais parfois bien trop sage et l’envie me tenaillait alors de m’encanailler un peu. Ma virginité me préoccupait, mais autant par mes peurs de la perdre que dans celles de la conserver. Nombreuses étaient mes amies qui, hors fanfaronnade, admettaient la déception ressentie lors du premier rapport.




o-o-O-o-o




Vint enfin ce jour de mes vingt ans. Un grand jour pour moi, pensez donc, il accolait la fête nationale à mon anniversaire et pas n’importe lequel, celui qui, inaugural de ma troisième décennie, allait me poser en dame. J’avais d’abord songé à le célébrer à Constantine cependant les contraintes du couvre-feu, la tristesse de cette ville désormais presque morte m’en avaient dissuadée. Le repas de midi avait rassemblé de rares voisins et la famille, oncles, tantes et cousins qui étaient restés dans la région. Il fut bien morne, accablé par l’évocation des menaces actuelles. On s’y emporta contre De Gaulle et railla tous ceux qui, fuyant le Constantinois, s’étaient réfugiés à Alger, maintenant au cœur de la tourmente et terriblement plus exposée que ne l’était notre province.


J’avais obtenu que l’après-midi et la soirée m’appartiennent totalement et que les parents s’en tiennent à l’écart. J’y avais convié bien sûr mes deux cousins, une cousine, deux copines du lycée dont l’une Berbère escortée par son grand frère et Aïcha. Celle-ci avait été difficile à convaincre, car il devenait dangereux pour les autochtones de frayer avec des Français. Ce qui avait arraché son assentiment c’était qu’elle pourrait se vêtir à l’européenne et proscrire le foulard. Par un étrange retournement de situation tandis que je rêvais de costumes kabyles, elle ne songeait qu’à s’habiller selon nos modes, à l’occidentale. Enfin, en dernière minute, m’étant aperçue que Kadour était au domaine, je l’avais invité à se joindre à nous.


Nous n’étions que neuf, péniblement rassemblés et les larmes aux yeux, je m’évoquais mes anniversaires d’antan qui nous regroupaient à plus de quarante, il est vrai, adultes compris. Mon père n’avait pas lésiné sur le champagne et nous aurions terminé ivres morts en vidant toutes les bouteilles. Malgré cette prodigalité, la récréation fut tristounette et la soirée s’annonça morose. Chacun ruminait ses sombres pensées et j’avais beau me démener dans l’espoir de créer une ambiance, celle-ci ne persistait pas longtemps. En outre, afin de ne pas ameuter les environs, on m’avait recommandé de ne pas pousser le volume de la musique ce qui nous engagea à pratiquer ces danses lentes et chaloupées dont je ne sais plus si on les appelait déjà slow.


J’entraînai Kadour. Il tenta de décliner, mais ces mots : « Allez, pour mes vingt ans… », accompagnés d’un regard suppliant le contraignirent. Il se montra gauche et intimidé. Un peu éméchée, je m’affaissais sur son épaule. Nous nous sommes rapprochés et je l’ai accroché, le serrant fortement contre moi. J’ai apprécié la vigueur musculeuse de son torse contre ma poitrine dont, je n’en doutais pas, il avait lui ressenti la fermeté des seins. Nos corps s’entrelacèrent et je perçus distinctement la gibbosité qui déformait son pantalon. Il réalisa que j’avais constaté et quinaud et rougissant s’éloigna en s’excusant. Amusée et flattée par cet incident, je me détournai brièvement et plaisantai avec Pierre le plus âgé de mes cousins. Lorsqu’à nouveau je le cherchais, il demeura introuvable.


Aïcha fut la première à nous quitter déclenchant la débandade. Successivement, les autres suivirent, regagnant les chambres d’hôtes aménagées sans grand confort à leur intention en différents lieux de la maison et des dépendances. Bientôt seule, secondée par Selma, une jeune servante, je m’appliquais à effacer les reliefs d’une fête ratée. La laissant enfin achever le rangement, un dernier verre de champagne à la main, je grimpai sur la terrasse afin d’y prendre l’air, mais surtout de clarifier mes idées.


La nuit était lumineuse, douce, calme et des centaines de crapauds la déchiraient de leurs coassements nostalgiques. Mes pas me portèrent jusqu’au bout de l’immense terrasse qui surplombait les communs à l’extrémité de laquelle était aménagé, sous une tonnelle de vigne vierge, un confortable salon de jardin. J’y allumai une cigarette et la lampe tempête puis m’affalai dans un fauteuil.


Mon désarroi était extrême. J’observais mon verre et la pétillante danse des bulles. J’y voyais un concentré de vingt ans d’espérances, de mes aspirations encore si vives ce matin. Elles gonflaient, allègres, éclataient à la surface du liquide et s’évanouissaient en vaines illusions. Une incommensurable tristesse m’envahit. J’en étais à agiter ces mélancoliques pensées quand mes yeux désormais accoutumés à la pénombre distinguèrent Kadour appuyé contre la rambarde dans le plus obscur recoin.


Établi ici avant que je n’arrive, je ne pouvais le soupçonner de m’espionner. Il me dévisageait d’un air halluciné. Une présence, sa présence surtout, raviva mes attentes… elle concrétisa l’aubaine capable de sauver cette journée. Toutes les ambitions que j’y avais mises se condensèrent dans l’unique et folle envie d’être emprisonnée dans ses bras. Lui saurait et voudrait me protéger contre les démons qui m’entouraient comme contre ceux que je couvais en mon sein. Il me contemplait avec tant d’adoration que, désarmée, je lui souris. Je le tirai ainsi de sa torpeur et rompis le charme. Il s’ébroua, se redressa et voulut s’éloigner. Ce n’était pas possible, il n’allait pas, à son tour m’abandonner, il me fallait à tout prix le retenir. Je me levai et insouciante des conséquences de mes actes, déboutonnai hâtivement ma robe que je fis glisser à mes pieds. C’était la première fois que je me dévoilais devant un garçon et ce geste qui m’apparut profondément irréel, m’étonna par sa facilité et me fit tituber en proie à un prodigieux vertige.



Naïvement il répliqua :



Je profitais un peu malignement de la situation :



Autant il retira lentement sa chemise, autant il se précipita quand il fallut enlever son pantalon, avant de placer ses mains en conque sur son caleçon et dissimuler son érection. C’était mignon à croquer. Je me rapprochai de lui et constatai que ce grand dadais tremblait d’effroi ou de désir contenu, puis je m’aperçus que je présentais les mêmes symptômes, étais toute flageolante et non pas de froid.



Il ne pouvait plus nourrir de doute quant à mes intentions, suppliant encore il balbutia :



En fait, moi-même je n’en prenais vraiment conscience que maintenant. Fallait-il que je sois folle de me jeter ainsi à la tête d’un garçon, arabe de surcroît. Perverse j’ajoutai :



Ma foucade l’abasourdissait, pas plus que moi-même cependant. Il s’approcha encore de moi et évitant de me toucher, sans doute pour ne pas m’indisposer avec les ardeurs inconvenantes de sa virilité, m’encadra de ses bras, afin d’atteindre l’attache qui bridait ses rêves.

Aussitôt cette délicate tâche effectuée, il fit deux pas en arrière, brandissant son embarrassant trophée. J’avais envie de rire, envie de pleurer, envie de sauter, de trépigner et de hurler. Je sentais mes seins libérés de leur geôle sur le point d’éclater.


Les fraîcheurs nocturnes les horripilaient, la fièvre de ses prunelles les embrasait. Je fus tentée, à mon tour, de les dissimuler derrière mes doigts, mais me retins de jouer les mijaurées. Je restais donc là, les bras ballants, confuse et ravie, affublée de mon encombrante nudité. J’avais abdiqué toute superbe et néanmoins dans le miroir de ses yeux je me découvrais superbe comme jamais. J’appartenais à l’univers des elfes, émanation vaporeuse ondulant au gré des bouffées de la brise qui faisait vaciller les flammèches de la lampe. Je me devinais figure évanescente, exhalaison d’une Nature ensommeillée et des ferments féconds de la Terre, cristallisation des buées d’une nuit sereine. Dans cette atmosphère, je ne me percevais pas plus Française que Kabyle ou Arabe, pourtant déjà femme, de plus en plus nettement femme emportée par un inextinguible besoin de combler la vacuité de son ventre.


Il ne savait toujours pas que faire de ce soutien-gorge importun qu’il portait avec les respects exigés par une relique. Je le lui arrachai et le jetai négligemment sur un siège. Il revint vers moi et m’étreignit en dépit de la honte qui gonflait son caleçon. Ses lèvres se posèrent sur les miennes répétant dans un souffle l’implacable question :



À nouveau retentirent les assourdissantes trompettes m’avertissant de la fin des temps anciens et du début d’une ère nouvelle. Je ne sus répondre qu’en perdant, ô très timidement, mais sans réserve, ma langue dans sa bouche. J’y dégustai un autre champagne au bouquet âpre et capiteux, aux mâles arômes de fruit mûr.


Kadour fut parfait. Il sut, en ce prélude, être tendre et délicat, si délicat qu’il me fit fondre sous ses caresses et je constatai que je ne m’étais pas exagéré le pouvoir magique de ses mains. J’avais, jusqu’ici, pu fanfaronner alors que tout au fond de moi je crevais de trouille, toutefois cette peur aussi il sut la dissiper.


Il ne nourrissait pas moins de crainte et de cette conjonction de nos alarmes qui aurait pu être soit paralysante, soit nous entraîner à une précipitation brouillonne ou se transformer en funeste brutalité, il parvint à faire sourdre le miel de la félicité. Je tombai ensuite, ou plutôt nous nous renversâmes sur ce que prosaïquement on appellerait une vaste banquette, mais qui en réalité dissimulait un gouffre insondable en lequel nous nous abîmâmes éblouis.


Raconter ce qui y advint reviendrait à vouloir ordonner l’écume océane. Comment confier, sans le trahir, au carcan du verbe le magnifique chaos d’émotions, d’égarements et de sensations ? Comment le soumettre aux rigueurs de la phrase ? Faudrait-il d’ailleurs, pour chanter les splendeurs de l’arc-en-ciel, en dépeindre laborieusement chacune des gouttelettes ? Ô quand il s’empara de mon cou, de mes seins ou de mes reins ! Ô quand il flatta mon ventre et mes fesses ! Ô quand il me sonda, révélant en mes propres entrailles les fulgurances d’un monde ignoré. Ô quand il se perdit entre mes cuisses, m’éveillant à moi-même.


Des saisissements mystérieux me vrillèrent, des commotions inconcevables me tordirent, puis, cet éclair confondant douleur et plaisir, qui me fit femme au prix d’une larme de sang. Kadour ahanait sa passion en aubade époumonée que j’éraillais de trilles stridents, avant qu’enfin nos râles essoufflés ne s’accordent à l’unisson. Toute la nuit en retentit, condamnant au silence le bal des crapauds convaincus qu’ils ne pouvaient rivaliser avec tel duo.


J’ai, ultérieurement, vécu des expériences plus physiques, plus virulentes, plus extravagantes, plus tout ce qu’on voudra, aucune n’éclipsa celle-ci et jamais je n’ai tressé aussi puissamment ces harmonies profondes entre vigueur et douceur, entre le cœur, l’esprit et la chair.




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Je retrouvais ensuite Kadour très régulièrement et partageais avec lui des étreintes hallucinées, soit sur cette même terrasse, soit dans ma chambre située au rez-de-chaussée, à laquelle il accédait facilement par la fenêtre. Il m’aimait éperdument, j’étais folle de lui et sur le point d’annoncer cette liaison à mes parents ainsi que de leur déclarer notre intention de nous marier, lorsque vers la fin du mois d’octobre, son père lui demanda de le rejoindre à Alger. Cette absence ne devait durer que quelques jours et Kadour en profiterait pour avertir sa famille de nos desseins. Une première semaine s’écoula sans que je n’obtienne la moindre nouvelle. Les huit jours suivants nourrirent mes plus vives anxiétés. D’ici, Alger apparaissait comme la pétaudière recelant tous les dangers, tous les fanatismes et chaque jour égrenait un long chapelet d’attentats aux victimes innocentes.


Voilà un mois qu’il était parti et, dévorée d’inquiétudes, je me risquai à interroger notre régisseur. Monsieur Ferrad m’affirma n’avoir aucun renseignement précis au sujet de son frère et de son neveu, mais fit état d’une rumeur selon laquelle ils s’étaient peut-être embarqués via la France. Comment était-il possible que mon aimé m’ait ainsi abandonnée et se soit enfui en omettant de me prévenir ? Je me décomposai puis éclatai en sanglots, dévoilant, à mon grand dam, l’intensité du sentiment qui me liait à Kadour. Il essaya de me rassurer et me promit de me transmettre toute information qui lui parviendrait. Chancelante, je regagnai ma chambre et, dans le secret de cet isoloir, j’épanchai toutes les larmes de mon corps avant de griffonner une lettre mi-rageuse, mi-tendre où je le sommais de s’expliquer. Monsieur Ferrad accepta de l’expédier à l’adresse présumée de son frère. Elle resta privée de réponse.




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Les évènements au-delà se précipitèrent et mon père nous envoya tous, mes grands-parents, ma mère et moi-même en métropole, à Montpellier où vivait ma famille maternelle. J’étais toujours sans nouvelles de Kadour et j’hésitais à quitter des lieux où il ne manquerait pas de me contacter s’il le pouvait. Par ailleurs, s’il était en France, il valait mieux me rapprocher de lui en franchissant la Méditerranée.


Nous embarquâmes par un matin froid, clair et lumineux de décembre. Moi qui avais souvent rêvé de croisière, je ne fus pas déçue lorsque je me retrouvai à bord escortée par toute la misère du monde. Les cris se mêlaient aux pleurs et étaient dominés par l’aigre rire des mouettes qui semblaient ricaner de nos infortunes. Ils retentirent toute la durée du voyage et pourtant nous ne faisions nous pas partie des derniers charrois d’exilés qui comptèrent parfois plusieurs suicides durant les traversées.


Je demeurais, seule, au milieu d’une foule affligée, sur le pont supérieur de l’El-Djezaïr. Le soleil arasait la côte algérienne, bande ocre aux couleurs du domaine que trouait, au loin déjà, l’éblouissement des étagements de la casbah blanche. Contrairement à beaucoup sur le navire, je refusais de m’illusionner en pensant les revoir bientôt et savais que cette image composerait durablement mon ultime souvenir d’Afrique. La lueur clignota ainsi qu’un phare puis s’éteignit. Plus rien que la monotonie des vagues à peine ourlées d’écume, le vide et le froid qui s’intensifiaient attisés par des vents glaçants. Je me figeais là et fixais désespérément ce point qui s’était effacé à l’horizon. À ce moment, je croyais encore ne déplorer que la perte de mon aimé !


Débarquant à Marseille le lendemain, je constatai d’abord que le soleil s’était rétréci, l’immense boule calorique s’était réduite à une chétive tache orangée. Une infernale cohue nous charria et tout de suite je compris que nous n’étions pas bienvenus. Ce nom de « pieds-noirs » que j’avais volontiers adopté et qui signifiait qu’en dépit de mes origines françaises j’avais les pieds enracinés en Afrique (2), était ici au moins péjoratif quand il ne se voulait pas insultant. Je sus très vite que si, là-bas, je n’avais pas été Algérienne ou Kabyle, en ce pays non plus, je ne serais pas Française à part entière.


J’aurais bien entamé la quête de mon aimé immédiatement, toutefois il me fallait procéder discrètement, mes parents ne sachant rien de mon attachement à Kadour. Je tentais de m’enquérir auprès des compagnies maritimes des listes de passagers débarqués, mais je manquais de renseignements pour préciser ma recherche et elles m’opposèrent en outre des clauses de confidentialité du fait que je ne pouvais établir aucun lien de parenté.




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Une quinzaine plus tard, nous nous installions à Montpellier d’où j’essayais immédiatement de contacter monsieur Ferrad. Il restait toujours dans l’ignorance complète du sort de son frère. Je multipliais les courriers et bientôt la bousculade des évènements, la chasse aux harkis et autres individus compromis par trop d’attachements aux colons, tarirent à son tour ce dernier lien. J’écrivis encore trois lettres successives à Kadour que j’expédiais à l’adresse de son père à Alger. Aucune réponse ne me parvint.


Nous approchions de la fin juin. Là-bas le referendum se déroulerait en date du premier juillet et dans la foulée la proclamation de l’indépendance, dont personne ne doutait plus, se ferait le cinq. Viendrait le quatorze, triple anniversaire de la révolution, de ma naissance et de ma défloration. Il y avait déjà un an que je m’étais donnée corps et âme à celui dont je souhaitais faire l’homme de ma vie qui s’était ensuite volatilisé. Je songeais alors à ces maelströms qui font fi des existences individuelles, les brassent en un immense chaos engendrant peut-être l’Histoire, mais sur des montagnes de désespoir et des torrents de sang. Rien ne me rongeait plus que l’impuissance à laquelle j’étais réduite. Nulle piste ne s’ouvrait à moi et j’entrepris une nouvelle fois de lui écrire tout en concevant l’inanité d’un geste qui, à l’encontre d’une inaction totale, me disculpait pourtant de ma passivité.

J’ai conservé ce courrier.



Mon amour,


Celle-ci est la quatrième lettre que je t’adresse. C’est peu et beaucoup. C’est peu au vu de l’éternité qui nous sépare. C’est beaucoup si je considère le silence qui y répond, mais tu n’en as probablement réceptionné aucune. Celle-ci constituera donc une bouteille de plus jetée à la mer. Si, contre toute vraisemblance, tu les réceptionnais, excuse-moi de m’y répéter, de reprendre indéfiniment les mêmes éléments en une longue litanie.


Je suis désormais en France, à Montpellier, où mon père vient de nous rejoindre après avoir tenté de liquider correctement et fructueusement nos affaires. Ça n’a évidemment pas été possible dans le climat délétère qui secoue l’Algérie ces derniers mois. Nous n’avons à peu près rien sauvé de notre patrimoine et restons cependant des privilégiés, car, grâce à la famille, mon père a immédiatement retrouvé un emploi intéressant ce qui n’est le cas que d’une minorité de pieds-noirs.


Ce qui est étrange c’est que depuis notre arrivée en métropole nous semblons tous avoir abjuré le passé et la plus dérisoire des allusions au domaine est prohibée. Autant il était présent à Constantine, autant il s’est évanoui à Montpellier. Cette éviction du discours ne lui confère que plus de place dans nos esprits et je crois ne jamais l’avoir apprécié à ce point. On me découvre là des cousins que je ne me connaissais pas, on me trace une généalogie dont je n’ai que faire, c’est à vous que je me sentais et me sens apparentée.


Comment pourrions-nous oublier, comment pourrais-je effacer ? Certes, tout ne me convenait pas et je n’ai pas plus l’impression d’avoir été expulsée du paradis que d’y accéder maintenant. La folie des hommes m’a coupée de mes racines et je me perçois aussi peu Française ici qu’Algérienne chez vous. Le plus drôle, hélas « drôle » est un mauvais euphémisme, c’est que certains s’ingénient à fournir une justification religieuse à toutes ces avanies ! Toutefois, si un dieu épris de jalouses prérogatives et de son statut de mâle dominant souhaitait en découdre avec d’autres prétendants, qu’il le fasse et ne nous délègue pas, plein d’une magnanime affection, cette tâche.


J’étais disposée, en ta compagnie, grâce à toi, à devenir Kabyle et ne doute pas que tu m’y aurais aidée. Le vrai pont jeté entre les communautés tient à cela, l’amour, la sensualité et leur inévitable corollaire : le métissage. Que ne m’as-tu fécondée ? J’aimerais tant porter notre bâtard !


Si tu retournes à Constantine, ne manque pas de t’enquérir d’Aïcha, je me fais un sang d’encre à son sujet. Quant à toi, ce qui signifie quant à nous, il s’agit plus simplement de me ronger les sangs, mais je vis dans une terreur permanente qui m’étiole, m’enlève jusqu’au goût du boire et du manger. Je ne répéterai pas les interrogations qui obsèdent mes journées comme mes nuits où elles me réveillent, agitée, suant à grosses gouttes et ton nom sur mes lèvres. Mon passé, notre passé s’est fait, en cette terre étrangère, mon vrai présent. Cependant, pourquoi t’écrire si c’est pour ressasser ma misère, t’engluer dans mon vide ? J’aimerais que cette missive te transmette aussi l’élan qui me pousse vers toi, élan de l’âme et de l’esprit bien sûr, mais pas seulement ! Je t’en laisse juge.


Si tu savais les gestes coupables auxquels me conduit ta défection. C’était hier en soirée, dans la cassolette de cuivre ciselé, j’ai déposé deux blocs d’encens sur les tisons cramoisis qui lentement se consumaient exhalant les odeurs du bled et de nos marchés. Ma chambre est exposée plein ouest et lorsque le soleil décline, il y déverse ses flots dorés qui s’empourprent progressivement. Dans un carton, j’ai découpé des motifs de moucharabieh que je plaque dès lors contre ma fenêtre. Je me déshabille complètement et m’installe dans les ondes lumineuses que projette ce filtre magique. Me voilà, à l’intention de mon soupirant, toute parée d’étoiles parsemant mon buste, mon ventre et mes jambes, pendant que des flammèches courent dans la lourde chevelure qui tombe sur mon poitrail et jouent dans ma toison pubienne. Le souvenir de fièvres anciennes rougit l’incarnat de ma peau alors que je m’abandonne à la chaleur langoureuse qui peu à peu ranime mon corps. Mes yeux se ferment sur ce dérisoire décor tandis que mes sens s’ouvrent aux félicités que distillent les songes d’amour. Bientôt mes chairs palpitent dans les exhalaisons d’une brise légère. Je vibre doucement et ma lyre vocale émet ses premiers chuintements.


Est-ce complainte pleurant la perte de mon aimé ou aubade chantant son retour en cette haleine chaude effleurant mes seins, car, à n’en point douter, il s’est en Éole déguisé afin de secrètement me visiter ? Sa langue vipérine aux mille dards force ma barrière ivoirine pour envahir ma bouche et j’étouffe de son baiser conjuguant aux saveurs des roses celles de cumin et de cannelle. Ses doigts sur mes lèvres, mes joues ou dans mon cou égrènent des arpèges descendants, en touches feutrées. Ô Dieu, quand ils s’égarent sur ma gorge roide et que le plectre accroche un téton turgide, déjà je défaille. Les jumeaux se dressent et je sens les lancées distendant mes veines d’ardeurs indomptables y battre en roulements sourds, échos de la lyre qui s’endiable. Ils sont tout près d’éclater comme des phlegmons que couronne un aiguillon enflammé hypersensible. Éole cependant s’est fait Zéphyr et dévale au creux de mes lombes, cambre mon ensellure puis glisse, moelleux, vers les buissons de Cythère avant de poindre à l’orée du temple à peine entrouvert.


Inquisiteur, il y dépêche un Aquilon révérencieux et affable qui s’empresse de balayer les profondeurs moites du sanctuaire. Il est des fleurs qui se ferment quand on les effleure ; ici, à l’inverse, la corolle s’épanouit dégageant un pistil effervescent de sèves odorantes. La lyre aussitôt s’emballe et fredonne désormais des harmonies moins classiques, tonitruantes et peut-être dissonantes. Encouragé par cette sérénade, titillé par ses crescendo, Éole s’enfle en tempête dorénavant. Il me roule, me tord et me transporte alors que je me jette en avant, béante de mon désir. Faible roseau en cette tornade, je me plie et ploie avec délice. Les bourrasques se raffermissent et composent un soc qui me laboure et me vrille. L’orage, un instant, retient ses rafales afin de les accumuler avant de les déchaîner dans l’assaut final qui m’emporte palpitante vers d’autres cieux où je perds toute conscience. La lyre éclate en une prodigieuse envolée de notes suraiguës.


Mes exaltations s’effondrent et un vide immense creuse mon ventre et ma poitrine. Éole délaisse ma dépouille transie qui frissonne, libérant trois dernières notes, résonances ténues, aux limites de l’audible qui n’en finissent pas de s’éteindre. J’ouvre les yeux dans une obscurité hostile que peuplent des remugles charnels. Suspendue derrière le moucharabieh, la lune énorme et pleine, indifférente à mes tourments, roussit paisiblement pendant que je tète mes phalanges humectées des sucs de ma jouissance ainsi qu’une lionne haletante de sa course pourlèche ses babines, s’enivrant du sang de sa victime.

Aux plénitudes succède une affreuse vacuité, mais le sommeil n’est pas loin qui me plongera dans de nouveaux songes jusqu’aux lendemains qui déchantent.


Excuse-moi, cher amour, de me confier aussi indécente et lascive, pourtant c’est Éole encore qui m’a dicté ces lignes, et aimante j’attends l’étreinte de tes membres. Je t’en conjure, vite, gonfle ton souffle pour accourir, m’enlever dans tes tourbillons, et flageller mon corps de tes rafales. Oui, sois Éole parfaitement !



J’avais terminé la rédaction de cette lettre, mais, hélas, rien ne pressait et je voulais qu’elle soit estampillée du treize ou du quatorze juillet commémorant ainsi l’anniversaire vénérable. Depuis trois jours, je la promenais décachetée dans mon sac n’excluant pas d’y ajouter éventuellement l’un ou l’autre paragraphe.


Il faisait très chaud ce mercredi douze juillet, une de ces chaleurs asséchantes alimentées par un sirocco portant les effluves du pays, lourdes de poussière et de sable. Je déambulais dans le centre de la ville quand, débouchant sur la Comédie, je décidai de boire une menthe à l’eau bien glacée à la terrasse de l’un des cafés qui bordent l’Esplanade (3). Je m’y installai et parcourus le public attablé d’un œil morne. Tout avait l’air irréel et je me pris à détester ce semblant d’ordre qui alignait tables, chaises et parasols, cette foule compassée qui murmurait au lieu de s’égosiller, cette monochromie ambiante soutenue jusque par la grisaille des costumes, dont je me distinguais avec ma robe fleurie multicolore.


Un moment je m’absorbais dans la contemplation de la veste blanche d’un serveur à la terrasse voisine et la fixais comme le taureau sa muleta. L’homme que je ne voyais que de dos avait la stature et les allures de Kadour, ce qui me renvoya à mes plus tristes pensées. Il pénétra dans le café sans se retourner et, une fois de plus, je me sentis très seule au milieu de l’affluence grouillante de l’Esplanade.

Il revint et je le vis de trois quarts, penché au-dessus de la table de clients. J’en fus presque certaine : c’était bien lui. Je ne sus me contraindre et mon cri fusa :



Il releva la tête et mon dernier doute se dissipa. Il me toisa et hurla sur le même ton :



Abandonnant ses clients, il se précipita vers moi et nous nous étreignîmes follement par-dessus la barrière qui séparait les deux cafés. Nous restâmes muets, mélangeant nos larmes et nos langues, devant une assistance goguenarde. Enfin, nous nous détachâmes… Qui posa le premier la question ? Je n’en sais rien, vraisemblablement s’imposa-t-elle et jaillit-elle simultanément :



Après avoir esquissé mille interrogations auxquelles nous ne nous donnâmes pas la peine de répondre, il se dégagea en disant :



Je repris ma place et ne le quittai plus des yeux. Voilà huit mois que nous nous étions séparés et ils furent moins longs que cette heure, que l’énervement égrena en en multipliant la durée des minutes. Il avait passablement maigri et ses traits s’étaient durcis. Curieusement, je lui trouvais une physionomie plus berbère que là-bas.


Au bout de cette éternité d’impatience, entamée un an plus tôt et prolongée par cette heure interminable, il me rejoignit et après des embrassades réfrénées – lieu public obligeait – nous connûmes… notre première dispute. Ce fut essentiellement chamaille d’amants malheureux réactivant chacun les incertitudes, les calamités et les angoisses qu’il avait traversées. Nous nous jetions à la tête les mêmes injonctions, nous y apportions pour l’ensemble les mêmes réponses. « Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? » ; « N’as-tu pas écrit ? » ; « Mais je t’ai écrit ! Nos lettres se sont perdues, nous n’étions plus là ! » ; « Pourquoi ne m’as-tu pas recherché ? » ; « J’ai fait ce que j’ai pu malgré la mauvaise volonté des compagnies maritimes qui n’ont pas daigné me renseigner. » Entre chaque question, calmés, nous échangions furtivement un baiser qui en suscitait de nouvelles et nous nous relancions, des larmes au coin de l’œil, dans des algarades revigorées. À l’issue de cette joute, alors que dans les bras de l’autre, nous nous épanchions plus sereinement, il me fixa soudain sévère et me fusilla d’un « Pourquoi nous avez-vous abandonnés ? Pis, vous nous avez condamnés en déléguant à vos ennemis le soin de nous exécuter, nous, vos amis. Sais-tu qu’en janvier, mon oncle, votre régisseur s’est fait égorger ? » Que pouvais-je répliquer ? Désespérée, je fondis en sanglots.


À cette époque nous tentions d’ignorer les purges massives et sanguinaires que les vainqueurs infligeaient aux autochtones et n’avions encore qu’une rumeur concernant les terribles massacres d’Oran perpétrés sous les yeux d’une armée française, l’arme au pied, qui fit plus de victimes dans les rangs de nos anciens soutiens que dans ceux des Européens.


Nous ne pouvions continuer à nous donner ainsi en spectacle. Je lui proposais avec une pointe de honte dans la voix de joindre un hôtel. Ce fut moi qui, rougissante, réservai la chambre et remplis les fiches de police devant un employé suspicieux qui mitrailla mon amoureux de coups d’œil venimeux. Il ne sut s’empêcher d’interroger :



Sans la hâte qui me pressait de me donner à mon amant, je l’aurais volontiers giflé. Humiliée, d’autant plus que Kadour était dans mon dos, j’expliquai rageusement que non. À défaut d’être français, Muller n’était pas un nom arabe et que monsieur Ferrad, ainsi qu’en attestaient ses papiers, était né à Marseille, etc.


Enfin, après ces pitoyables simagrées, je retrouvai la vigueur de ces bras qui m’avaient si longtemps délaissée. Je faillis y périr étouffée. En une seule étreinte, Kadour tenta de compenser, tant en véhémence qu’en durée, celles dont une infinie séparation nous avait privés. Je me livrai pantelante à sa ferveur et sentis mes pauvres jambes flageolantes qui se dérobaient. Bouches confondues, nous nous effondrâmes sur le plancher sans nous désenlacer. Les saveurs d’un authentique baiser s’étaient ternies dans ma mémoire et me gavaient de sucs reconquis, d’arômes de cannelle oubliés qui ressuscitaient mes fièvres décuplées. Ces mains, ces fameuses mains m’enveloppaient d’une gangue de caresses respectueuses, trop respectueuses, car elles ne se risquèrent pas à franchir la barrière textile.


Quand il me libéra, je m’assis sur le bord du lit en lui souriant. À genoux, il vint vers moi, s’empara de l’un de mes pieds dont, délicatement, il retira la sandale. Il lui fit subir du bout des lèvres et des doigts des chatouilles inconnues, sources de rires et de singuliers influx nerveux qui déjà manquèrent me faire défaillir. Son jeu grimpa le long de mon mollet puis minauda au revers de ma robe. Il attendait mon assentiment pour s’égarer dans mes tendresses prématurément moites. J’en bouillais d’impatience tout en me complaisant à le laisser musarder. Il s’agaçait de ces pénibles atermoiements et lorsque je lui proclamai « Vas-y, je t’en conjure… », il n’osa point même se précipiter.


Après m’avoir coulé un regard chargé de reconnaissance, il plongea sous la fine toile et m’embrasa de ses embrassements, s’insinuant entre mes cuisses qui s’ouvraient progressivement et qu’il câlinait de langue et de moustache. Prenant appui sur l’un de mes bras, je vouai ma main libre tantôt à presser sur le sommet de son crâne afin qu’il intensifie ses attouchements, tantôt à titiller à travers le tissu ma gorge suffocante. Bientôt, gémissante, j’entrepris de déboutonner mon vêtement. Lui cependant, butant sur ma culotte, marqua une ultime pause et mêla sa salive à la mouille qui engluait le coton. Quand il faufila ses doigts sous mon postérieur, je compris qu’il n’attendrait pas cette fois mon consentement et en fus ravie. Je me trémoussai roulant d’une fesse sur l’autre en vue de faciliter et accélérer ce dévoilement qui nourrissait mon orgueil tant j’étais fière de lui faire les honneurs de ce boqueteau crépu, suintant de mes humeurs et odeurs. Encore, il prit son temps refoulant lentement le linge humide vers mes chevilles, accompagnant cette descente d’exaspérantes cajoleries qui me liquéfiaient davantage. J’adorais ces prémices à l’acte, ce câlin qui me chavirait et me conduisait au seuil de la pâmoison.


Il se recula pour se dévêtir et je fus étonnée par mon empressement à le revoir dénudé. Mais le fripon sut graduer ses effets et, non moins que moi, exacerba les appétences de sa proie. Qu’il était séduisant pourtant avec sa hampe bandée de satyre antique. Toutefois comment et où logerait-il cet appareil ? J’en étais émue, stupéfaite et exorbitée. Se rapprochant à nouveau, il retomba à mes genoux. J’eus envie de lui hurler mon impatience tandis qu’il perdait sa tête entre mes jambes qui la comprimèrent en dansant la saint Guy. Ses moustaches râpèrent mon entrecuisse, sa langue l’oignit, mon trouble augmenta. Quand il suçota le cœur de mes sensibilités, je crépitai. Il ne m’avait antérieurement, en aucune occasion, infligé ça, c’était sale et indécent, mais… mais absolument divin. Je me tordis sous cette câlinerie et libérai mes sèves dans sa bouche. J’en éprouvais grande honte… il exulta… dès lors, l’arrogance me bouffit.


Il me redressa et en douceur me dépouilla de ma robe qui ne tarda pas à fleurir mes pieds. Dans le demi-jour de la chambre, j’admirai le contraste harmonieux de nos épidermes, le sien rutilant et mat frictionnant l’albâtre du mien. Il s’écarta et me contempla affolé de désirs avant de me verser sur le lit où il vint m’écraser de tout son poids. J’aurais aimé qu’il se fonde en moi et me l’assimiler tant c’était sublime et confondant. À cette fin je le serrai très fort dans mes bras, puis, au fur et à mesure de son intrusion, je me sentis renaître et, de roucoulades en vagissements, mes geignements s’accélérèrent. De prégnantes odeurs de girofle me grisèrent, le mirage de palmeraies oubliées s’imposèrent à mes yeux, un soleil s’alluma entre mes cuisses, irradia mon sexe, grimpa dans mes entrailles, réchauffa ma poitrine et combura mon esprit. Je ceignis ses hanches de mes jambes et nouai mes bras autour de son cou afin que plus jamais il ne s’enfuie. L’astre culmina à son zénith, tous mes muscles se tétanisèrent en une ultime contraction tandis que je jetai une stridente plainte. Alors, désespérée par cette brièveté que j’aurais voulue éternité, je le lâchai lui et me relâchai moi, totalement alanguie. Ma vue se brouilla et je me retrouvai au milieu d’un champ parsemé de coquelicots sous un olivier millénaire où stridulaient grillons et cigales.


Je sentais toujours des lancées heureuses diffluer à partir de ma vulve pour faire palpiter mon corps, mais déjà ce bonheur s’estompait. Combien de temps suis-je restée au pays du miel, ensuquée de béatitudes ? Je ne sais.


Des picotements sur mes lèvres dissipèrent cette bienfaisante torpeur. Je recouvrai l’acuité de mes sens, mon sang reflua, je gémis « Encore ! » Encore le souffle de ta bouche sur mes seins, encore tes mains sculptant mon ensellure, encore ton soleil incendiant mon pubis, encore ton pénis, brandon incandescent, inoculant mon calice de ta passion. Nous roulâmes sur le lit où je m’étalai de tout mon long sur le flanc et il cajola mes reins puis dévala des monts charnus jusqu’au gouffre ardent.


Petit à petit, il me tira vers lui, me forçant à m’agenouiller. Mes doigts crispés agrippèrent et chiffonnèrent le drap, s’y accrochant, simulant une résistance que j’espérais vaine. J’aimais qu’il me prenne ainsi, son ventre venant battre mes fesses et quand sa pique me transperça, je convulsai mon vagin sur elle pour l’emprisonner, mieux profiter de cette saillie en en accentuant les effets. Mes mamelles se balancèrent éperdues et de folles cavales m’entraînèrent au sommet de mon plaisir d’où je clamai ma jouissance.


On frappa à notre porte. C’était l’hôtelier qui demandait que je contienne mes cris. Nous pouffâmes en l’assurant que nous modérerions nos transports.


Un peu plus tard nous sortîmes en vue de dîner à la terrasse d’une gargote où nous ne relâchâmes pas la pression de nos mains entrelacées durant tout le repas. La ville ensuite nous étouffa et pour lui échapper nous gagnâmes les jardins du Peyrou où, sur un banc public, nous nous laissâmes envahir par la douceur de l’air avant de rentrer à l’hôtel et d’y reprendre nos jeux sensuels. La nuit fut brève et l’aurore nous jeta dans de nouvelles fièvres.


Ce ne fut qu’au moment où Kadour déclara qu’il lui fallait se hâter afin de reprendre son service que je redescendis sur terre me rendant compte notamment que j’avais une famille qui devait nourrir quelques inquiétudes sur mon sort. Nous convînmes de nous rejoindre à l’hôtel dès le début de la soirée et je réservai notre chambre pour une seconde nuit. À condition, me spécifia l’hôtelier égrillard, que je sois plus discrète.


Mon retour au bercail fut d’abord accompagné de cris de joie, qui changèrent instantanément de ton lorsque je racontai pourquoi je n’avais pas prévenu.



Ma mère, immédiatement, alla à son essentiel :



Je ne me suis pas aussitôt rendu compte de l’étendue de ma faute.



Là, je compris enfin la gravité de mon cas. Il y avait dans la famille deux ennemis jurés : le traître De Gaulle et les Arabes. Ces derniers constituaient un agrégat informe, mais barbare, veule, ingrat, sauvage… bref, je ne saurais recopier l’ensemble des qualificatifs négatifs du dictionnaire.



Que n’avais-je dit là ! Ma mère en blêmit :



Notre discussion tourna à la dispute et s’envenima si fort que je fus bientôt consignée dans ma chambre avec interdiction d’en sortir avant le retour de mon père.

À midi, les cris de celui-ci renforcèrent les pleurs de ma mère. À seize heures, je quittais définitivement le gîte familial n’emportant qu’un maigre bagage tandis qu’à dix-sept heures Kadour effaçait une journée de merde en me hissant au paradis.




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J’envahis sa soupente, me mis en recherche d’un emploi et nous entreprîmes les démarches obligatoires en vue de nous marier. Côté boulot ce fut galère ! Heureusement, je réussis très vite le concours d’aide-soignante qui me valut une brève formation payée. Kadour qui connaissait les techniques du stucage trouva un complément d’emploi chez un plâtrier en tant que staffeur. Bref, sans rouler sur l’or nous vivions correctement, abreuvés abondamment d’amour et d’eau fraîche.


Côté mariage ce fut galère ! Je ne relaterai pas les difficultés auxquelles on se heurtait en 1962 pour réunir les papiers nécessaires à des épousailles lorsqu’on était née à Constantine. Six mois plus tard, j’exerçais mon métier, nous étions mariés et bénéficiions d’un logement social à la périphérie de Montpellier. La banlieue, à cette époque, n’était pas l’enfer qu’elle est devenue depuis et ces habitations offraient un confort supérieur à celui de nombre de vieilles maisons du centre-ville. Certes les cloisons y étaient en papier, mais nous y disposions d’une salle de bain, luxe rare. Notre petit immeuble construit avant la folie des grandes barres ne regroupait que huit appartements et composait un kaléidoscope sinon du monde au moins de l’ex-empire colonial français.


Quand nous nous y installâmes, il rassemblait outre deux familles françaises, une de harki et nous-mêmes apparentés par la carte d’identité, une lignée tamoule de Pondichéry, un ménage de Malgaches, un couple d’Italiens et une jeune Polonaise abandonnée par son mari. En quarante-quatre années passées là-bas, j’y vis ensuite aussi défiler des Tonkinois et des Djiboutiens, des Guinéens et jusqu’à des Kanaks.


À force d’internationalité, il ne serait venu à l’idée de personne de se prévaloir de ses origines et, pour la plupart, nous ne connaissions que trop les artefacts de notre citoyenneté. J’avouerais volontiers qu’au cours de ma vie cet espace restreint comprimé entre ces quatre modestes bâtisses fut celui où j’eus le moins le sentiment de vivre exilée. Dès que je le quittais, je franchissais une invisible frontière qui m’introduisait en France. Il y régnait, au moment de notre arrivée, beaucoup de convivialité basée sur une solide entraide mutuelle. C’était un fécond et joyeux creuset que même les Français pure souche appréciaient.


Combien de fois avons-nous transformé la cage d’escalier en hall de conférences échangeant dans la bonne humeur, tous paliers confondus, des nouvelles de nos enfants ou des recettes de cuisine, que chacune assaisonnait à son sel, qui d’anis, de piment, de vanille, de safran ou de cumin. Et notre jacassante communauté alors de s’enflammer évoquant les cieux noirs chargés de mousson, les rigueurs blanches de l’hiver, l’émeraude des oasis, les terres écarlates de l’île ou la floraison rose des fruitiers. Nous troquions tout : des livres et des revues, les outils les plus divers, de menus services et travaux, des cours de français et des gardes d’enfant. Il ne s’agissait en rien d’un nivelage, mais bien d’un enrichissement réciproque. Que de soirées passées au pied de l’immeuble à griller des sardines ou des côtelettes odorantes avant de s’adonner à d’interminables parties de pétanque. Immédiatement, je me liais plus particulièrement à Elzbieta, la Polonaise et Faranirina, la Malgache.


Dans ce cocon naquit d’abord au bout de deux ans, Bertrand, rejoint au bout de dix-huit mois par sa sœur Claire que j’aurais appelée Aïcha si Kadour ne s’y était pas obstinément opposé. Cet accroissement de la famille nous permit ainsi de grimper d’un étage dans l’immeuble et de troquer notre deux-pièces étriqué du rez-de-chaussée contre un somptueux appartement comptant trois chambres assez spacieuses. Malgré cette ambiance et cette curieuse intégration, nous cédions régulièrement à des crises de contagieuse et sombre nostalgie qui nous amenaient parfois à faire l’amour en pleurant.


Le bâtiment avait le vent en poupe et Kadour en profita, créant sa propre entreprise de plâtrerie. Moi-même, je préparais le concours interne d’infirmière ce qui m’entraîna dans des cours du soir et me valut le soutien d’un médecin originaire d’Allemagne de l’Est qui ne tarda pas à me faire entendre qu’il espérait retour sur investissement. Tout cela impliqua un redoublement d’activité et fréquemment, nous ne nous retrouvions vraiment que le week-end, épuisés par le boulot de la semaine.




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Faranirina que nous appelions tous Fara par commodité et tantôt Farah Diba, pour rire, était femme au foyer où elle effectuait des travaux de couture à l’intention d’une enseigne de la ville. Elle nous proposa de garder nos enfants. Cela nous arrangeait bien et je nourrissais une véritable tendresse envers cette jeune et ravissante Malgache aux cheveux de jais coupés au carré, au visage très rond qui lui conférait une physionomie enfantine. Elle n’avait d’africain que le nez un peu épaté et la couleur de la peau singulièrement mate et cuivrée, mais très claire néanmoins. Son minois s’illuminait de magnifiques yeux dorés allongés en amande, terriblement expressifs. Un sourire permanent, un brin triste, lui conférait un air un peu désolé, toujours attendrissant. De taille moyenne, elle présentait une poitrine forte et conquérante, de belles jambes longues aux cuisses musclées.


Nous nous sommes prises d’affection l’une pour l’autre dès notre première rencontre. Je la sentais si fragile et si désespérée que je voulus l’aider. Elle me confia ultérieurement qu’elle avait éprouvé de pareils sentiments à mon égard. Lorsqu’après mon service et un harassant labeur je récupérais ma marmaille, elle m’offrait fréquemment un thé particulièrement bienvenu. Souvent je me changeais rapidement chez moi enfilant une gandoura constantinoise qui elle, ne puait pas l’hôpital, avant de la rejoindre. Dans l’ambiance feutrée de son salon qui se transformait en chambre la nuit, nous restions à demi étendues sur des matelas posés à même le sol, baignant dans des odeurs de myrrhe, grignotant du bout des lèvres quelques dattes confites que j’avais apportées. Nous nous alanguissions alors racontant chacune son Afrique. C’en était généralement les bons souvenirs, mais parfois la guerre et ses horreurs s’invitaient dans mes propos, la sombre misère de son île dans les siens. Cette escale journalière dans le passé devint incontournable.


Un soir, en arrivant, je la trouvai en pleurs. À peine installées devant notre thé, elle me raconta que son mari lui avait déclaré qu’il ne voudrait plus jamais rentrer au pays. Je lui rappelais ses fréquents enthousiasmes, qu’elle était plutôt satisfaite de son sort et ne perdait pas une occasion d’expliquer comment et pourquoi elle se sentait si bien ici. Mes arguties ne provoquèrent qu’un redoublement de larmes et elle me répondit :



Plus elle parlait, plus elle sanglotait. Au bout d’un moment, elle vint se blottir contre moi. Elle hoquetait en répétant « Qui donc se préoccupera de nos dépouilles ? » Elle noua alors ses bras autour de mon cou en renforçant ses gémissements. Elle était brûlante, fleurait bon la vanille et je sentais sa lourde poitrine tressauter contre la mienne.


Je pris sa tête entre mes mains et elle me supplia de ses yeux de biche aux abois. Je couvris ses joues et son front de baisers que je souhaitais apaisants. Elle se rasséréna progressivement, mais ses hoquets se poursuivirent. Elle me serra à son tour, convulsivement, si fort que son torse s’incrusta littéralement dans le mien. Un vague sourire s’esquissa sur ses lèvres qu’elle me tendit et j’appliquai ma bouche sur la mienne. Ce geste fut si spontané, si naturel que je ne me rendis pas compte d’abord que je l’embrassais, que j’embrassais une femme surtout.


Il n’y eut aucune frénésie, aucun autre débordement et, dans une cécité absolue au reste de l’univers, nous mêlâmes nos saveurs. Elle emprisonna mes jambes qu’elle serra spasmodiquement entre les siennes et il me sembla qu’elle jouit silencieusement. Combien de temps s’éternisa cette communion ? L’éternité défie les horloges et peut durer une fraction de seconde, un lustre ou un millénaire en ces instants où le temps s’abolit.


Soudain les gosses entrèrent en hurlant, nous tressaillîmes et nous écartâmes affichant sur nos figures et la satisfaction de cette étreinte et la frustration de son interruption. Ce gentil et céleste baiser m’avait mise en feu et si les circonstances l’avaient permis, je me serais sans doute laissé aller à des incartades plus déraisonnables. J’en sortis un peu sonnée, ayant quelques difficultés à reprendre pied. Je me remémorais cette embrassade unique partagée avec une fille, ma chère Aïcha, alors que nues toutes deux nous nous réfugions l’une contre l’autre. Ce fut dès lors pleine de terreur que je toisais Fara contenant difficilement mon envie de me jeter sur elle, de la déshabiller pour contempler le velours de sa peau de pêche et me perdre dans ses bras.


Comme celui vécu avec Aïcha, nous n’évoquâmes plus jamais cet épisode, mais il scella entre nous une complicité profonde et sensuelle. Nos poignées de main s’accompagnèrent inévitablement d’une caresse, nos bisous dérapaient vers nos lèvres et nos yeux échangeaient des convoitises d’autant plus puissantes qu’elles demeuraient secrètes.




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Elzbieta, elle, habitait seule au rez-de-chaussée un studio qui s’ouvrait sur un minuscule jardinet par une baie vitrée. C’était une grande et belle femme, un rien pulpeuse et tout en aguichantes rondeurs. Elle était blonde, d’un blond naturel qui encadrait son visage de longues mèches soyeuses, ondulant doucement jusqu’à sur sa gorge. Une fossette très slave entaillait l’extrémité de son mignon petit nez à peine retroussé et elle aimait surligner la pâleur de sa frimousse d’un vif éclat vermillon qu’elle inscrivait sur ses lèvres avec un rien de provocante polissonnerie. Ajoutez l’azur de ses iris et devinez l’effet sur mon Berbère de mari. Une légère lordose creusait ses reins et semblait toujours la jeter en avant. Elle avait une voix de fausset perchée étonnamment haut chez une personne de sa taille. Elle était originaire d’un modeste village au pied des Tatras dans la région de Zakopane.


À Chochołów (5), nous racontait-elle, toutes les maisons étaient intégralement en bois, faites de gros rondins massifs parfaitement ajustés. Une autre particularité tenait à leurs portes très basses qu’on ne pouvait franchir qu’en se penchant et en face desquelles trônaient des gravures du Christ. Ainsi, à chaque fois qu’on changeait de pièce, on s’inclinait nécessairement devant elles. Entre les tyrannies communiste et catholique, elle ne marquait aucune préférence, aussi lorsqu’elle avait rencontré Luc à Zakopane, elle l’avait épousé pour fuir son pays. Lui, volage, l’avait abandonnée presque aussitôt, alors qu’ils venaient de s’établir à Montpellier.


Elle officiait à présent à mi-temps comme serveuse dans un restaurant, riait à tout propos, parlait de ses malheurs en s’en moquant et à chaque fois que je la quittais, je me sentais presque en apesanteur tant elle dissipait les tracas quotidiens. Elle dînait souvent chez nous, nous emportant dans des hilarités hautement communicatives. Hyperactive, elle ne tenait pas en place et il était illusoire de concevoir fée du logis plus efficace tant elle nettoyait, lustrait et traquait chaque grain de poussière. Ainsi à l’issue de mon second congé de maternité, nous lui proposâmes de travailler deux demi-journées par semaine à l’entretien et au soin de notre petit nid. Cette relation fut moins intime que celle qui me liait à Fara. Nous partagions une joyeuse complicité de jeunes filles un peu fofolles, toujours prêtes à rire et s’amuser de tout tandis qu’avec Fara je goûtais au plaisir d’une union de femmes mûres et responsables.


Quand l’occasion s’en présentait, rarement hélas, Elzbieta et moi passions un après-midi en ville à écumer les grands magasins ou à nous promener. C’était l’époque de l’éclosion de la minijupe qu’elle adopta immédiatement et dont elle se fit l’ardent et provocateur porte-drapeau. Il fallait la voir, descendant la rue Foch sur ses hauts talons, roulant des fesses dans ces tissus minima, détournant et magnétisant les regards masculins. Malgré son insistance, je ne sus la suivre dans ces extravagances. Un jour, elle m’entraîna dans un magasin de mode, me fit essayer plusieurs de ces oripeaux avant de jeter son dévolu sur le plus court d’entre eux. Lorsque je voulus le retirer, elle s’y opposa :



Quelques instants plus tard, il aurait fallu nous voir descendant la rue Foch, roulant des fesses dans ces tissus minima, détournant et magnétisant les regards masculins. Je n’en menais pourtant pas large et n’aurais guère été plus troublée si je m’étais exhibée toute nue.


Nous terminions inévitablement ces expéditions dans un café ou sur sa terrasse où longuement, elle me contait ses frasques coquines qui étaient nombreuses. Ce jour-là, elle y réduisit encore sa jupe, la recroquevillant autour de sa taille pour en constituer une bande infime d’étoffe, exposant allègrement ses cuisses aux passants et davantage aux fureteurs indiscrets.



Je la fixai éberluée. Sans vergogne, elle poursuivit :



Était-ce une plaisanterie, un avertissement ou une demande d’autorisation ? Interloquée, je ne répondis rien. J’avais souvent remarqué l’attirance que la pulpeuse et éblouissante blonde exerçait sur Kadour, mais jamais l’idée qu’il puisse dépasser le stade de la muette convoitise ne m’avait effleurée.




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C’était l’époque où nous étions tous deux accablés de travail, moi par la charge des enfants, mon métier et la préparation de mon concours désormais proche, lui, par le démarrage de son entreprise. Nous ne nous voyions que fort peu et fréquemment nous nous absorbions alors à expédier les affaires courantes. Les interminables et harassants câlins étaient reportés et nous nous contentions de rapports hâtifs.


Mon médecin allemand, Helmut, qui réalisait l’imminence de la fin de ses apprentissages était passé des allusions graveleuses du début à une drague dépourvue de toute délicatesse. Sous prétexte de m’expliquer les symptômes des maladies vénériennes de la femme, il avait voulu que je me déshabille et face à mon refus avait dès lors tenté de m’embrasser, ce qui s’était soldé par une gifle magistrale. Par chance, il ne pouvait influer sur les résultats du concours organisé dans un autre centre hospitalier avec lequel il n’avait aucune accointance. C’était un bel homme qui ne me laissait pas de marbre, mais il m’était impensable de m’offrir à lui d’autant plus que ses succès de séduisant célibataire étaient légendaires.


Ce soir-là, j’étais tellement épuisée, que venant tout juste de prendre mon service de nuit à l’hôpital, je fis un léger malaise. Le médecin de garde me proposa de rentrer et de me reposer tandis qu’on se passerait de mon aide.


Je m’en retournai donc chez moi et arrivant au domicile, je vis le studio d’Elzbieta très éclairé. Je décidai d’un petit détour afin de la saluer. Je traversai hâtivement le jardinet et m’apprêtai à pousser le battant de la porte-fenêtre entrouvert quand je l’aperçus se penchant sur Kadour installé dans un fauteuil en affichant des intentions non équivoques. L’instant d’après ils étaient en effet rivés bec à bec. J’entendis encore les fameuses trompettes, pourtant que de discordances cette fois dans leur tintamarre. Je voulus d’abord m’interposer, empêcher l’irrémédiable puis me contins. Un baiser n’engage à rien, me dis-je, n’en avais-je pas partagé les douceurs avec Fara.


Hélas, le baiser ne fut que prélude ! Il enflamma mon homme qui se redressa et sans abandonner les lèvres offertes, égara ses mains sous la minijupe de son hôtesse. Celle-ci, d’évidence, n’opposa point d’obstacles aux fureteuses. On aurait pu croire deux aveugles, s’appropriant par le toucher chacun les formes de son partenaire. Kadour en artisan tailleur évaluait les mensurations de son modèle, mais en professionnel soigneux vérifiait et contrôlait chacune de ses mesures. Il estima bientôt que les vêtements constituaient une gêne à leur précision. S’affaissa donc la jupe et s’effaça le chemisier. Il devait être fort oublieux, car il reprit l’exercice de fond en comble. L’obstacle du bustier fut à son tour balayé et deux jumeaux haut accrochés, fermes et rebondis jaillirent qu’il tenta de dilater davantage grâce à l’incandescence de son haleine. Incontestablement, je ne pouvais rivaliser avec de tels appas et mon apprenti tailleur divagua longtemps en leurs vastes vallonnements pendant qu’il s’effeuillait simultanément, comme par magie. Puis il picora, dérapant insensiblement tout au long de ses lombes et tandis qu’il se baissait pour accompagner ce périple ses ongles accrochèrent, sans doute par inadvertance, une culotte qui s’écoula dans le même mouvement. Se dévoila la blondeur clairsemée d’une toison d’or frisottant au-dessus et autour d’une bouche vermeille qu’elle ne dissimulait que très piètrement.


Elzbieta s’étendit sur le canapé-lit, les jambes ballantes et Kadour, tout en occupant ses doigts à la torture de tétins qu’elle dressait impudiquement, perdit sa tignasse noire entre ses cuisses d’albâtre. Les tressaillements de la pulpeuse blonde me firent comprendre qu’il avait atteint aux lieux enchantés de sa sensibilité et qu’elle venait de lui servir une lampée de ses humeurs. Il se coucha à côté d’elle et interminablement, cela du moins ne parut tel, ils se caressèrent enroulant et déroulant les éclairs opalescents ou mordorés de leurs membres. Pas un pouce de leurs chairs qui ne fut dédaigné ou épargné et elle tourmenta énergiquement le maître étalon.


Ce fut la première fois que j’observai un couple faisant l’amour à seulement quelques mètres de moi et le spectacle me fascina. C’était un ballet un peu ralenti, superbement réglé et plein d’indolence. C’eût été enivrant si l’homme-étoile n’avait été le mien et cette même scène me déchirait. Jamais je n’avais trouvé Kadour si beau, si mâle et il m’évoquait un faune en proie à ses avidités. Tous leurs agissements dénonçaient des pruderies d’amants, au prélude d’une liaison, qui s’étourdissaient encore de leur découverte réciproque et de leurs enlacements. Ils se reculaient régulièrement pour se dévisager et échangeaient alors des sourires si éclatants qu’ils me crucifiaient. Kadour se fit ensuite plus brutal, plus virulent et cette véhémence inaccoutumée qui l’amenait à la traiter différemment me fut une consolation, bien maigre toutefois.


Jusqu’à cet instant, j’avais été spectatrice assommée, mais je ne sus au-delà empêcher ma main de s’insinuer sous ma ceinture. Quelle horreur, je me masturbais en regardant mon mari sauter cette garce. Étais-je devenue voyeuse, candauliste pour parfaire le tableau ? Quand il bascula sur elle et qu’elle conduisit sa pique en son vagin, je sortis enfin de ma léthargie. Allais-je laisser perpétrer cette trahison ? Des inclinaisons contradictoires m’écartelaient, me soumettant à des tiraillements opposés. La résultante en fut un immobilisme médusé. Heureusement que ma profession excluait le port d’arme, car je me sentis capable de les flinguer tous deux.


Ils se désunirent et la catin vint enfourcher son ventre en s’empalant sur son chibre, juste là, face à moi, exposant ses lourdes mamelles splendidement enflées battant furieusement selon le tempo d’une partition endiablée qu’imposait mon époux et qui résonnait, pour moi, à l’égal de celle d’un tocsin. Je renonçai à épier la charge finale et, en larmes, toute chancelante, me retirai silencieusement.


Je m’apprêtais à regagner la chambre conjugale, dont ne subsistait de conjugale que le nom, où il me retrouverait bouquinant mon cours d’anatomie tandis que lui, l’infâme, en aurait assuré les travaux pratiques. Cette idée m’évoqua Helmut. Que n’y avais-je pensé, je connaissais son adresse et tenais ma revanche.


À vingt-trois heures, les yeux un peu rouges, je carillonnai à la porte du beau toubib. Pourvu qu’il soit là, et seul, me dis-je sachant que très probablement je ne tenterais pas la récidive de cet acte désespéré ultérieurement, mais en souhaitant tout aussi fort que sa porte reste close. Au troisième coup de sonnette, elle s’ouvrit. L’œilleton avait dû lui révéler l’identité de sa visiteuse et ses vestiges de larmes, car il ne marqua aucune surprise et m’accueillit avec un rictus carnassier qui combinait la satisfaction de me tenir enfin et le dépit de n’être que lot de consolation.



Cette phrase suffit à me le rendre détestable pour trois raisons : le « mon », possessif qui affirmait ma sujétion, l’« aide-soignante », qui me rappelait à la hiérarchie professionnelle et le « réconfort » qui l’intronisait dans un rôle que je n’escomptais pas le voir tenir et dont il me semblait incapable.


Il me fit entrer et me plaqua contre le mur du corridor essayant de m’embrasser. Une fraction de seconde, j’hésitai à lui accorder mes lèvres : on m’avait affirmé que les putains n’embrassent pas sur la bouche, puis le laissai faire en répondant mollement. Remontant ma jupette, il vint immédiatement fouiller les humidités de ma culotte et se gaussa :



L’imbécile, il ne pouvait deviner que ces traces de cyprine, d’autres les avaient provoquées. Me conduisant au salon, il me proposa :



Il servit deux grands verres d’armagnac, se renversa dans un fauteuil et ordonna :



Il prétendait donc commander. Pendant que debout, j’enlevai un à un mes vêtements, toujours affalé dans son fauteuil, il déboutonna son pantalon et en fit émerger sa verge.



Il enserra durement ma nuque et me plia à nouveau en avant.



Je compris qu’il m’offrait la faveur d’une immense considération et ce, non seulement en m’accordant sa bite, mais son attention et le piédestal de son titre ! Une aide-soignante devait nécessairement trouver bonheur tant qu’honneur à téter une queue doctorale.

Améliorant son cas il poursuivit :



Ce fut l’unique fois où je fus délibérément qualifiée de Maghrébine par un Allemand qui se prétendait Français, la seule en tout cas, où j’en fus choquée. Décidément, les coucheries s’accommodaient aussi difficilement d’une erreur concernant la race que la caste ! J’aurais peut-être apprécié une certaine brutalité, de la violence même, néanmoins là il ne dispensait que fruste rudesse. Absolument épris de sa queue, les sensations de sa partenaire ne l’intéressaient guère qu’en tant que miroir des prouesses de celle-ci.


En me pénétrant, il me fessa à nouveau puis me besogna interminablement. C’est à dessein que j’utilise le verbe « besogner », car son intrusion dans mon vagin aussi sec que les sables du Sahel fut malaisée et nous n’atteignîmes ni l’un ni l’autre au nirvana. Il me retourna et, sur le tapis, me chevaucha s’asseyant sur mes épaules, tirant ma tête vers sa hampe qu’il réintroduisit entre mes lèvres. Il pesait de tout son poids sur mon torse et ne tarda pas à éjaculer sur mon visage et mon cou, me barbouillant de sa morgue. Il s’appliqua ensuite à me faire un cunnilinctus professoral, y déploya d’évidence un art consommé tout en en récoltant que des effets limités. Sans que ce fut désagréable, je ne grimpai pas aux rideaux et finis par simuler la jouissance afin d’écourter l’exercice. Dès lors, rassuré quant à ses capacités, il recouvra sa superbe qu’il proclama tant sur sa figure qu’au niveau de son bas-ventre et s’affalant sur moi voulut se faire missionnaire de ses bons offices. Il m’embrocha avec plus de succès, mais ce fut curieusement l’image de Kadour caracolant sur sa Polonaise qui déclencha mon orgasme. Il renoua avec tous ses dédains, condescendit à quelques caresses tandis que j’oscillais entre rêve et cauchemar.


Quand il eut retrouvé énergie et fierté, il voulut me sodomiser, cherchant sans doute un territoire vierge où il puisse être pionnier et apposer une marque originelle. Je m’y opposai impétueusement et j’imagine que ses succès modérés précédents l’en dissuadèrent plus que mes suppliques. Il repartit donc en mission et je re-convoquai l’imagerie qui me torturait. Aussitôt après avoir joui, il annonça la nécessité d’une douche et me planta seule dans son salon. Cela me parut bizarre, car d’ordinaire j’aimais m’imprégner des remugles de mes ardeurs et les conserver sur moi où je les percevais comme une suite et un dernier écho. Là, je serais enchantée de les jeter aux narines de Kadour.


Pendant que docteur Helmut vaquait à son hygiène, je me rhabillai pensivement, décidant de lui abandonner le trophée de ma culotte dont je décorai sa corbeille à papier. Si l’adultère c’était cela, je ne comprenais rien au succès qu’il rencontrait auprès de certaines de mes collègues.


Vers trois heures du matin, il me fit gentiment entendre qu’il travaillait tôt le lendemain, que j’avais soldé ma dette et me mit non moins gentiment à la porte. J’en fus tout à la fois furieuse et soulagée. Qu’aurais-je fait s’il m’avait proposé de rester ? J’étais guérie des fantasmes de l’inconstance, mais non des souffrances que m’infligeait celle de mon conjoint. Je rentrai promptement au bercail où je découvris Kadour dormant du sommeil des justes sur notre couche.



J’annonçais clairement la couleur, car je ne souhaitais pas qu’il s’embrouille dans de piteux mensonges.



Il sursauta et répéta dubitatif :



Je cherchais des mots qui lui fassent mal, hélas, ils m’atteignaient par ricochet et je finis en pleurs. Kadour m’avait écoutée, d’abord affligé, ne s’attendant nullement ni à cette conclusion de sa soirée ni à cette charge. Il n’avait pas bronché se bornant à afficher un air atterré.


Lorsque je lui décrivis le mépris de Helmut concernant la misérable aide-soignante qui s’était jetée à ses pieds, un éclair mauvais alluma son regard. Il semblait ainsi mieux supporter que je couche avec un autre que le dédain de celui-ci à mon égard. Il posa affectueusement son bras sur mes épaules afin de me consoler, mais me consoler de quoi ? De l’avoir trompé ? À ce moment c’était bien de cela que je souffrais. Je le sommai de s’expliquer :



Il évita deux écueils sur lesquels je m’attendais à ce qu’il s’enferre. Il n’osa ni prétendre que ce n’était « que du sexe » ni se risquer à l’accuser « d’avoir commencé » à la manière des gamins. Non, il avoua l’attraction qu’exerçait Elzbieta sur lui depuis que nous la connaissions, confessant une véritable amitié pour elle, une fascination pour sa blondeur et son corps athlétique. Il conclut de façon stupéfiante :



Il était gonflé mon cador. Encore un peu, il allait plaider m’avoir délaissée en vue d’organiser un replâtrage.



C’était bien lui, ça. Il pensait davantage à justifier sa comparse que lui-même, et moi, je buvais ces paroles dont j’avais si terriblement besoin que je consentais à y croire quoiqu’elles fussent cousues de fil blanc.



Nous nous étions progressivement rapprochés au bord du lit, les yeux perdus dans les yeux n’y distinguant que les larmes de nos remords suffocants. Inévitablement, nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre et, timidement d’abord, puis de plus en plus fermement resserrâmes l’étau. Ce fut comme si nous voulions nous confondre en une seule et unique chair. La tête sur son épaule, je sanglotais nerveusement. Peu à peu nos muscles se détendirent et l’étreinte qui avait extériorisé notre fureur s’épuisa dans un alanguissement serein.


Kadour, penché sur moi, chercha ma bouche. La sienne, je me l’imaginais, distillait une saveur exotique. Tout en m’embrassant, il arracha un à un les boutons de ma robe. Mon soutien-gorge céda sans opposer plus de résistance, tandis que ma culotte se morfondait déjà au milieu de vieux papiers de mon médecin germanique. Je fus ravie par cette brusquerie et impatiente de frotter ma peau nue contre la sienne. Je ressentis combien je tenais à lui, à chaque parcelle de son anatomie, à ses mains et son sexe bien sûr, mais aussi à la brûlure de ses lèvres et la fermeté de ses pectoraux, à la musculature de ses jambes et fesses. Helmut acheva de sombrer dans l’irréel, Elzbieta un peu moins.


Quand il pétrit mes seins puis titilla minette, je présumai qu’il comparaît leurs charmes à ceux de leur variante slave. Je n’en fus cependant pas trop complexée, la guérison avançait à grands coups de langue. Il alluma bientôt un arc-en-ciel entre mes cuisses qui se propagea à mon être entier et j’en devins tout amnésique. Il me couvrit ensuite d’une hargne sauvage qui me démantibula. Je me souviens seulement ne m’être embarrassée d’aucune sourdine, escomptant que mes cris atteignent la porte-fenêtre ouverte du rez-de-chaussée. Je m’anéantis, disloquée entre plaisir et tourment.


Lorsque les brumes de ma torpeur se dissipèrent sous une pluie drue de caresses et de petits baisers piquants, j’étais couchée en travers de lui et lui tournais la tête qui reposait à quelques centimètres de sa hampe en berne et barbouillée d’un assortiment de sécrétions laiteuses. Je la lavai de ses errances, absolvant ainsi le propriétaire de ses fautes. Ma chatte connut sans tarder à son tour ablution et renaissance. Nous nous acharnâmes à cette pénitence, envoûtés par ses effets collatéraux. Nos culpabilités et pardons partagés firent merveille et cette pauvre bite un moment dévoyée par des chimères nordiques reprit si ferme consistance que je pus rapidement lui offrir autre asile. M’asseyant sur les hanches de mon mari qui s’était fait mon amant, non, de mon amant qui était mon époux, enfin bref, je ne savais plus, je l’accueillis dans le refuge et les chaleurs de Cythère.


C’était moi qui le chevauchais, me soulevais et à chaque fois retombais lourdement sur son ventre tandis que mon sexe suintant émettait des chuintements stimulants. Je secouais mon poitrail avec l’énergie du désespoir sachant que je n’arriverais à surpasser la danse des seins de la Polonaise. Il s’hypnotisait de leur farouche balancement et finit par avouer au milieu de ses ahanements :



Cela le fit s’arc-bouter si fort qu’il me sembla percuter le fond de ma matrice. Je vis tous ses muscles se contracter et crispant mon vagin sur sa pique, je sentis le flux bouillant aspergeant mes entrailles. Encore un instant et je sombrai, m’abattant sur son poitrail, fauchée, plongeant dans une mer de béatitude et comprenant qu’il était pardonné.


C’était bon finalement, le repentir, et je finis ainsi par découvrir les vrais bienfaits de l’adultère en passant des étreintes de la petite mort à celles de Morphée.

Dire qu’on m’avait accordé cette nuit de congé afin que je me repose !




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Étonnamment notre couple sortit effectivement raffermi de ces orages. Peut-être ne nous aimions-nous pas assez pour nous en vouloir, peut-être aussi et plus vraisemblablement nous aimions nous trop pour ne pas nous pardonner, non pas simplement du bout des lèvres, mais du fond du cœur. Ce fut probablement l’unique égarement de Kadour et la seule fois, enfin presque, où je le trompai.


Mes relations avec Elzbieta furent quelque temps houleuses puis s’apaisèrent. Comment absoudre complètement Kadour et conserver intacte ma vindicte à son sujet d’autant plus qu’elle m’avait honnêtement déclaré ses intentions ? De toute façon, « faire la gueule » durablement, je ne savais pas.




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Suivirent plusieurs années de vraie prospérité et d’abondance, qui nous comblèrent au-delà de nos besoins et de nos espérances. Tout nous réussissait, à commencer par l’entreprise de Kadour qui compta dix salariés, mon propre boulot où je fus assez rapidement promue cadre infirmier. Je choisis dès lors d’exercer à mi-temps et de surveiller la scolarité des enfants qui, au demeurant, n’en avaient nul besoin et accumulaient des résultats brillants. Ils me ramenaient par contre sans vergogne leurs copains en vue soit de la correction d’une rédaction, soit de la résolution d’un problème de math. J’aurais pu ouvrir une étude privée à condition toutefois qu’elle reste gratuite. Nous construisîmes une maison à Vendargues, mais celle-ci achevée, nous ne parvînmes pas à nous résoudre à abandonner notre banlieue. Il y avait d’abord nos amis, tous les accros de la cage d’escalier du 18, et aussi ces lieux eux-mêmes qui nous avaient accueillis, où nous avions fait notre trou et étions bien.


Pourtant des signes avant-coureurs et des lézardes apparaissaient. Elzbieta nous quitta la première suivant un Normand à Caen, le chômage se développa entraînant un désœuvrement et un alcoolisme importants. Certes notre minuscule îlot, notre immeuble surtout et mes gamins demeurèrent presque épargnés, mais les deux grandes barres construites dans notre proximité immédiate firent bientôt peser leur menace. La joyeuse convivialité qui avait été jusqu’à la promiscuité finit par disparaître tandis qu’une méfiance généralisée s’installait.


D’Arabes que nous avions été, nous nous transformâmes en riches, entendez que nous n’avions rien à faire ici, et, en un sens c’était vrai. Une violence sourde se développait que les déboires de ma fille illustrèrent parfaitement quelques années plus tard.


J’avais alors quarante-neuf ans, et à l’instar de Kadour bon pied bon œil et même des charmes pas trop flétris, la jambe bien tournée et le buste altier. Mon fils, médecin généraliste, travaillait pour une ONG, quant à Claire, âgée de vingt-trois ans, assistante sociale, elle exerçait son emploi dans un centre d’accueil de réfugiés. Elle logeait souvent chez nous et, en ce week-end de juillet, elle nous demanda si elle pourrait convier et nous présenter son aimée à notre fête-anniversaire, le dimanche suivant. Nous ne soupçonnions rien et fûmes très réjouis par cette annonce.



Elle respira profondément et lâcha :



Il y aurait mensonge à prétendre que nous évitâmes un bref flottement, néanmoins prétendre que la foudre s’abattit sur nous serait fort exagéré ! Kadour presque immédiatement rétorqua avec bienveillance :



Pouvait-il mieux résumer son adhésion. Quant à moi, je me souvins de ce jour où j’avais annoncé à ma mère que je m’étais donnée à lui. J’ajoutais donc :



La nouvelle Aïcha fit une entrée saisissante dans la famille et nous conquit tous deux, sitôt notre seuil franchi. Kadour déclara :



C’était excès de modestie, la jeune femme était splendide et rayonnait de jeunesse, de beauté et d’amour pour Claire. Mes préjugés me conduisaient à concevoir les Marocaines toutes identiquement grassouillettes, aux seins et fesses rebondis écrasant d’un corps dodu des cuisses massives. Cependant les préjugés sont faits afin qu’on s’en déjuge et Aïcha s’appliquait à démontrer l’incongruité du mien. Elle développait une stature fine et gracieuse, de belles rondeurs certes, mais dépourvues de tout excès, juste divinement attirantes. Son visage était un sourire rehaussé par des pommettes saillantes mordorées, des yeux profonds et luisants comme des braises, une bouche un peu large qui semblait appeler aux baisers. De magnifiques et longues boucles châtain foncé cascadaient autour de son cou gracile. Sa voix enfin était engageante et mélodieuse, si suave que toutes ses paroles se muaient en soyeuses caresses qui achevaient de la rendre irrésistible.


L’amour qu’elle portait à Claire éclatait dans chacun des gestes qu’elle lui prodiguait et des regards dont elle la couvait. Ils contenaient quelque chose de maternel et de protecteur, mais aussi de passionné. Elle serait à l’égard de ma fille, mère et épouse jalouse.

Une amabilité et une serviabilité parfaite complétaient le tableau. Très vite, je me surpris à envier Claire.


Son bambin, Quentin, parfaitement bien élevé, d’une drôlerie désopilante et d’une sagesse exemplaire subjugua Kadour, encore plus que sa mère et celui-ci retomba en enfance, se pliant aux caprices du chérubin. Elle m’offrit, en cet anniversaire, un coffret contenant trente aquarelles peintes de sa main représentant des paysages, des villes, des fantasias, des scènes de la vie rurale du Maghreb.

Rien ne pouvait me faire plus plaisir, je la remerciai en l’embrassant et constatai que hors des atteintes du temps, elle fleurait… l’immuable Aïcha.



Ce fut dit avec tant de naturel et de gentillesse que cela me fit fondre. Le repas fut succession de plaisanteries et de rires, car elle sut convoquer le soleil intempérant du Maghreb à notre table. Aïcha expliqua qu’elle adorait son pays s’il n’y était le statut de la femme et qu’elle avait préféré divorcer plutôt que d’y suivre un époux, déjà autoritaire ici, qui voulait y retourner. Au dessert, les deux filles nous expliquèrent qu’Aïcha possédait un appartement dans le centre-ville qu’elle souhaitait rénover intégralement avant d’y installer sa « fiancée ». Claire nous demanda si pendant les travaux qui risquaient d’être longs, elles pourraient occuper toutes deux avec Quentin son ancienne chambre. Kadour immédiatement opina et proposa ses services pour les travaux qui pouvaient relever de ses compétences, autant dire tous. Tout en opinant aussi, j’éprouvais une indéfinissable réticence.


Vers la fin de l’après-midi, j’étais aux toilettes qui hélas se situent chez nous dans la salle de bain quand Aïcha y entra avec l’emportement propre à son âge. Lorsqu’elle m’y aperçut, la culotte roulée sur les cuisses et la jupe retroussée autour de la taille, elle en fut bien plus surprise et surtout plus gênée que moi. Elle rougit violemment et bafouilla :



Dans le même temps, elle demeura figée me fixant presque hallucinée, comme victime d’une étonnante apparition. Enfin elle se retira, à reculons. Pendant que Kadour et Claire jouaient avec Quentin, je la rejoignis sur le balcon où elle était toujours confuse et pensive.



Elle poursuivit :



Je l’enlaçai afin de mettre plus de chaleur dans mes garanties :



Elle renforça ses paroles d’un câlin sur ma joue puis l’accompagna d’un bisou rapide et apeuré comme si elle craignait de se brûler. Plantant le feu de ses pupilles dans les miennes elle ajouta :



C’était bien ce qui m’effrayait, voilà cinq heures seulement que nous nous connaissions et je me sentais moi aussi submergée par une affection qui n’avait rien de maternelle. Une vibrante seconde, nous nous berçâmes de cette bouffée de tendresse pleine de chaleur en nous serrant dans nos bras. Si incident il y eut, en ce jour, ce fut pour moi, à cet instant. Ce ne furent point les trompettes d’Aïcha, mais quelque chose qui s’y apparentait en plus affable et délicat, sur fond de mélancolie.




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Une semaine après, elles s’installèrent chez nous, huit jours encore et j’étais folle amoureuse de mon homonyme. Dans les temps qui suivirent, je ne sus la dévisager sans rougir, j’en vins donc à fuir son regard, puis à la fuir elle, au moins dans les moments qui nous affrontaient seules, en tête-à-tête. Elle était trop fine mouche pour ne pas s’en apercevoir. La charmante garce m’envoûta littéralement. Elle envahit mon esprit et j’en rêvais la nuit.


Un soir, je perçus leurs soupirs étouffés et cela me rendit folle de désir. J’imaginais leurs yeux révulsés et énamourés clamant leurs convoitises passionnées pendant que leurs bouches se cherchaient. Je songeais à leurs corps enlacés et à la ferveur, d’autant plus frénétique que muette, de leurs caresses. Très vite, j’usurpais le rôle de Claire, flattant du bout d’une langue enflammée les velours d’Aïcha, aspirant ses nectars tandis qu’elle me rendait la pareille.


Désormais mes nuits se passèrent à épier leurs geignements entre les ronflements de Kadour. Tantôt même, j’en vins à me cajoler convulsivement à côté de mon époux endormi. J’estimais que de cette manière, je le trompais bien plus que je ne l’avais fait avec Helmut. Notre cohabitation devint source de tracas, et lorsque les travaux approchèrent de leur fin, je ne sus si je le déplorais ou m’en réjouissais.


Peu de temps avant l’issue de ceux-ci, un après-midi où nous occupions seules l’appartement, je l’entendis s’enfermer dans la salle de bain probablement en vue de prendre sa douche. Brusquement des cris effroyables, expressions de la plus intense terreur y retentirent. Je me précipitai et tentai d’y pénétrer. Évidemment elle en avait bouclé la porte. Les hurlements de panique redoublaient. Un coup d’épaule fit sauter le frêle verrou. Oh quelle scène ! Ma bru, complètement nue, trépignant sur la cuvette des toilettes, et pointant de son doigt tendu l’horrible monstre. Dans cette réédition de « la belle et la bête » l’abominable animal des salles de bain se trouvait n’être qu’un gracieux loir qui visiblement sidéré par le spectacle ne bougeait pas et fixait l’hystérique de ses petits yeux luisants, cerclés de noir.


Je croyais de telles phobies réservées aux scenarii de mauvais films. La situation était trop grave et je m’abstins d’en rire. M’armant de ma pantoufle, je traquais l’animal en veillant à ne lui faire aucun mal. Il disparut dans une anfractuosité de la plinthe que Kadour colmaterait dès ce soir. Après cet homérique combat, Aïcha consentit à descendre de son perchoir et vint s’affaler dans mes bras en larmes. J’avais bien besoin de cela !

En suffoquant, elle déclara tout en me couvrant frénétiquement le visage de bisous :



J’avais bien besoin de cela !

Je jetai un peignoir sur ses épaules et l’entraînai chancelante au séjour où je l’installai sur le canapé sans qu’elle ne me lâche la main.



Elle afficha une petite moue boudeuse :



J’avais entendu. Elle guida ma main vers son sein, sous le peignoir.

J’avais bien besoin de cela !


Qu’elle était belle ainsi percluse de désir, son cœur battant la chamade. Elle entoura mon cou de son bras et me tira vers elle, m’offrant ses lèvres. Ma panique atteignit son comble, toutefois je la repoussai fermement.



Le peignoir animé d’une volonté indépendante et perverse, semble-t-il, glissa de sur ses épaules me révélant une gorge juvénile et splendide. Plutôt que des demi-globes, elle exposait deux cônes légèrement incurvés vers le haut, décorés de vastes aréoles très foncées et surmontées de tétons en pleine érection. Ses seins palpitaient délicatement et me conviaient à les embrasser. Elle s’était à nouveau rapprochée de moi et entreprenait de déboutonner le bas de ma robe tout en caressant mon genou.

Ah, jeunesse délurée ! J’avais bien besoin de cela !


Je crus en devenir folle et ce fut frissonnante, avec des yeux mourants qui démentaient mes paroles, que d’une voix émue et chevrotante, je repris mon plaidoyer. La tête baissée, la mine renfrognée, elle semblait ne pas m’écouter et conduisait ses doigts dans les chaleurs moites de mon entrecuisse, réveillant des tourbillons de délices qui me faisaient suffoquer. Je terminais en retirant sa main de sur mes cuisses et en la portant à ma bouche y déposais la ferveur d’un baiser incandescent. Elle me regarda alors avec infiniment de tristesse et murmura :



Elle quitta la pièce. Épuisée par ce combat, je me précipitai vers le placard aux alcools et me servis une énorme rasade de rhum, j’avais bien besoin de cela !

J’étais très affligée de l’avoir ainsi repoussée, néanmoins, notre confession mutuelle me calma. J’en tirais deux satisfactions d’amour-propre : celle d’inspirer de tendres sentiments à une si belle jeune femme et celle d’avoir résisté à mes démons même si cette victoire était amère.




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À huit jours de la fin des travaux, les deux amantes commirent l’imprudence extrême de traverser la cité en se tenant par la main. Elles croisèrent l’un de ces charmants jeunes gens qui avait dragué Claire à l’époque du lycée. Il ameuta immédiatement ces congénères, hurlant à la gouine comme on alerte au feu. La bande ignoble leur fit une haie de déshonneur, les accablant d’insanités, et en ce domaine ils disposaient d’une prolixité de vocabulaire inaccoutumée. Ils les escortèrent ainsi jusqu’à notre porte où elles parvinrent enfin en courant, affreusement traumatisées.


Le lendemain, un samedi, quatre de ces lascars guettèrent leur sortie. Elles s’étaient calfeutrées chez nous, bien décidées à ne pas exciter la vindicte du quartier. Partie avec Kadour en raison d’un rendez-vous en ville, nous nous aperçûmes avoir oublié un document essentiel et revînmes sur nos pas. Notre porte était fracturée et les filles criaient. Kadour fonça à la cave dont il revint doublement armé d’une barre à mine et d’un pied-de-biche. Sans hésiter, il se précipita dans l’appartement, menaçant ces coquelets qui, le voyant si déterminé, s’enfuirent lâchement. Ils avaient entravé les poignets des jeunes femmes avec de la bande adhésive et voulaient les bâillonner de la même manière. Ils prétendaient les initier aux vrais plaisirs de l’amour, dispensés par de vraies queues pour atteindre à une vraie jouissance.


J’étais aussi atterrée par cette intrusion que fière de mon homme. Celui-ci avait toujours bénéficié d’un authentique prestige dans la cité, lié d’une part à une ébauche de réussite sociale qui ne nous avait cependant pas poussés à déserter les lieux, d’autre part, au fait de n’avoir jamais baissé les yeux face à eux, tout en évitant les provocations.


Les filles, le soir même, se réfugièrent dans un hôtel du centre-ville. Une page qui s’était ouverte dans l’allégresse avait manqué tourner à la tragédie et s’achevait pitoyablement.


Cet incident nous fit prendre conscience des transformations de notre environnement. Petit à petit, sans seulement que nous nous en apercevions, nous avions intégré des règles de prudence : ne pas porter de bijoux, de vêtements trop voyants ou de somme en liquide de quelque importance, éviter de passer près de certains points névralgiques… À partir de cette époque, le naufrage s’accéléra.


Les générations précédentes s’étaient senties responsables, responsables de leur malheur et de leur misère, responsables d’avoir fui l’Algérie, le Tonkin ou la Guinée. Lors de cette fuite, dans leur maigre bagage elles avaient emporté la malédiction de l’exil. La France les avait accueillis, dans des clapiers certes, mais ils y avaient trouvé refuge. Leur progéniture ne partageait ni cette culpabilité ni cette reconnaissance à assumer, et la jeunesse actuelle vivait l’absence de perspectives comme une formidable injustice. Elle n’était pas chez elle ici et ne le serait nulle part. L’ascenseur social qu’avait pu constituer l’école de la république s’était déjà largement enrayé quand il ne se déclarait pas franchement en panne. Tous ces rejetons se drapaient avec complaisance dans une victimisation qui les confortait dans leur oisiveté et leur interdisait trop souvent la recherche laborieuse d’une solution. Le désœuvrement se fit gangrène et la cité dès lors se délita, versa dans la suspicion et la susceptibilité généralisée.


Même les gamins ne respectaient plus leur cadre de vie qu’ils s’employaient à dégrader, ils ne respectaient pas leurs semblables, objet des plus fantasmagoriques jalousies et ne se respectaient pas eux-mêmes. Conscients, d’une certaine manière de leur incurie, partout, tout le temps, ils hurlaient à l’irrespect. Les valeurs s’inversaient, l’insolence, la grossièreté et la brutalité établissaient leur domination. Évidemment s’y adjoignit l’argent facile, enfin, en apparence, celui de la drogue qui allumait les guerres de clans, créait d’illusoires territoires, alimentait mille trafics minables.


Un fossé s’était creusé entre des zones de la ville qui entretenaient les unes envers les autres une haine réciproque. La seule passerelle reliant ces univers était le chemin de la came qui nous amenait de braves bourgeois, lesquels vitupéreraient demain contre ces repaires de bandits et ces zones de non-droit.


Pour les raisons antérieurement évoquées, nous jouissions d’un statut très particulier. Nous bénéficions de la mansuétude due aux ancêtres un peu fossiles. Pas plus que Kadour, je n’avais fait profil bas face aux grotesques malfrats qui s’agitaient autour de nous et pourtant nous nous étions terriblement aveuglés. Longtemps ils m’appelèrent l’aïeule. Il y eut d’abord un fond de considération dans ce sobriquet, toutefois, progressivement il s’empreignit de mépris. Bien sûr, on me reprocha de ne pas porter le voile. J’eus beau expliquer que je n’étais pas plus Algérienne que musulmane, rien n’y fit. Je suppose qu’ils voulaient surtout marquer leur cheptel féminin. Bientôt nous vécûmes en exil dans un monde d’exilés.


Les dernières années furent insupportables. Les enfants renoncèrent à nous visiter, nos petits-enfants ayant déclaré « On aime beaucoup papy et mamy, mais on ne veut plus aller chez eux parce que ça craint. » Ce fut dès lors nous qui nous rendîmes chez eux. Le tiers-monde s’était établi à notre porte et la joyeuse cage d’escalier d’autrefois convertie en terrain de disputes et de vociférations. Il nous fallut cependant encore quinze ans d’atermoiements avant que nous prenions notre retraite et notre décision. Plus tôt, une nouvelle fuite aurait été inconcevable. Cent fois nous l’envisageâmes, mais pour aller où ? Nous savions néanmoins que nous ne pouvions être plus mal qu’ici !




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Il y a cinq mois nous avons porté dans une terre où on ne la retournera pas, Fara, victime d’un horrible crabe. Son époux vient de se décider à rejoindre Madagascar ; nous sommes donc les ultimes rescapés et nous nous déterminons à notre tour à l’expatriation. Nous vendrons ce que nous avons et rentrerons à Constantine. De quels fallacieux espoirs nous bercerons-nous en revenant ainsi ? Nous sommes, je le crois, sans illusion.


Rien ne s’annonce facile, les tracasseries administratives commencent dès la demande des visas. Heureusement que Kadour est né en France et que sa famille ne comporte aucun harki. Nous rejoindrons le cimetière des éléphants qui n’est pas une terre où l’on est chez soi et que l’on s’approprie, mais celle qui s’arrogera nos dépouilles lors du dernier exil. Nul ne nous y retournera et nous connaîtrons peut-être cette impression étrange d’occuper enfin un lieu dont l’on ne nous chassera pas.


Nos désirs sont tout simples : retrouver les effluves du pays, l’accablant soleil brûlant sur nos peaux flétries, les lumières du couchant filtrant au travers le large éventail des palmiers, bref la palette complète des sensations d’antan. Nous achèterons une petite propriété, nul besoin qu’elle soit importante, pourvu qu’elle comporte une terrasse et qu’on y puisse correctement accueillir Bertrand, Claire et leurs familles.




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Il est onze heures à Marseille quand nous embarquons sur le ferry. Demain, vers neuf heures, nous apercevrons la ville blanche cascadant sur l’escalier du ciel. De temps à autre, je scruterai le levant afin de voir l’astre grandir. Le flux méditerranéen m’a enlevée, que son reflux me rejette donc à présent sur cette côte, en ce pays fui naguère dans la terreur. J’étais partie par la mer, je veux que notre retour se fasse par la mer, récusant les vaines précipitations du transport aérien.


À soixante-quatre ans, je n’ai plus la vie devant moi, raison de plus pour en savourer chaque instant et je souhaite, en cette traversée, déguster jusqu’au plus profond de mon cœur et de mes entrailles mes joies, mes douleurs et mes nostalgies. La nuit sera longue ; je ne gagnerai ma cabine qu’après avoir déroulé mes songes. Accoudée au bastingage, je convoquerai monsieur Ferrad ému de mes larmes et ma gentille Fara épanchant les siennes, je nous reverrai Elzbieta et moi dévalant les boulevards de Montpellier, les minijupes déployées comme des étendards, j’entendrai Claire nous annonçant Aïcha, je repenserai à tous ces gamins auxquels j’ai tenté d’inculquer de vagues notions de français ; c’était il y a si longtemps… C’était hier.


Nous passerons quelques jours à Alger puis rejoindrons Constantine où nous monterons sur une terrasse. Je sens déjà les bras de Kadour m’étreindre et sais que je serai à lui plus encore qu’il y a quarante-cinq ans. Je rechercherai Aïcha. Son souvenir halluciné fut le phare de ma vie et je redoute de ne pas même en retrouver la tombe.


Je ne regrette rien, ne nourris aucun remords, me sens pleine de douce mélancolie et reprendrai volontiers le mot d’un pied-noir célèbre : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. »



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(1) Aïcha est le nom du guépard de l’émir Ben Kalish Ezab dans « Coke en stock » de Hergé. Retour


(2) L’origine du mot « pied-noir » est incertaine. Plusieurs sources peuvent être évoquées :



  • — Le surnom de « pied-noir » était attribué au matelot chauffeur sur un bateau à charbon, car ceux-ci avaient l’habitude de marcher pieds nus dans la soute à charbon. Ces chauffeurs étant souvent Algériens, « pied-noir » a ensuite désigné, par extension, un Algérien. Cet emploi est attesté en 1917. Son emploi actuel n’est attesté qu’en 1955.

– Après une journée dans les marais, la couleur des pieds des premiers colons qui ont asséché les marais de la Mitidja pour en faire une terre cultivable.


– La coloration des pieds des viticulteurs lors du foulage du raisin, sachant que de nombreux Français d’Algérie vivaient de la production de vin.


– Une bande de jeunes Français du Maroc, amateurs de cinéma américain, se seraient eux-mêmes baptisés « pieds-noirs » en référence aux tribus amérindiennes de la Confédération des Pieds-Noirs. L’expression aurait ensuite franchi la frontière algéro-marocaine vers 1955.


– Les premiers Européens arrivés en nombre au début de la colonisation étaient des militaires ; ceux-ci portaient des chaussures de marche noires dont beaucoup déteignaient sur les pieds.

(D’après Wikipédia)


Ici Aïcha invente une autre origine au mot. Retour


(3) La Comédie, l’Esplanade et le Peyrou sont des places ou des jardins de Montpellier. Retour


(4) Le famadihana, ou retournement des morts, est une coutume funéraire que l’on rencontre chez certaines tribus de Madagascar. Selon la philosophie malgache, les mânes des défunts ne rejoignent définitivement le monde des ancêtres qu’après la corruption complète du corps, au bout d’une longue période pouvant durer des années, et après l’accomplissement de cérémonies appropriées. Le rituel consiste à déterrer les os des ancêtres, à les envelopper cérémonieusement dans des tissus frais et à les promener en dansant autour de la tombe avant de les enterrer à nouveau. À Madagascar cependant, cette ré-inhumation (littéralement retournement) finit par devenir périodique, en général tous les sept ans, dans une grande festivité réunissant tous les membres du groupe. À cette occasion, les linceuls de soie recouvrant les restes mortuaires décomposés de plusieurs corps sont renouvelés. La cérémonie peut avoir lieu à la suite de plusieurs évènements : période de temps (sept ans) arrivée à terme, un des membres de la famille a rêvé qu’un ancêtre demandait une cérémonie, enterrement d’un nouveau défunt. Retour

(Source : Wikipédia)


(5) Chochołów est un village polonais situé sur la rivière Dunajec, à 17 km au nord/ouest de Zakopane. Celui-ci est un bel exemple de la construction des villages de Podhale (région) du 18ème siècle. Ces maisons traditionnelles en rondins de bois ont inspiré le style de Zakopane. Retour