n° 18082 | Fiche technique | 38228 caractères | 38228Temps de lecture estimé : 23 mn | 18/09/17 |
Résumé: La belle histoire de Laurie et moi, avec des rires, des larmes... et un doux plaid en laine. | ||||
Critères: fh jeunes amour init nostalgie -amourdura -prememois | ||||
Auteur : Olivk Envoi mini-message |
Laurie et moi, ça a commencé très fort, avant même notre naissance. Nos parents habitaient à l’opposé les uns des autres de notre petite bourgade de province, et sans un incroyable coup du sort, nos vies auraient été totalement différentes. Le même soir, au même instant, nos papas respectifs ont conduit à tombeau ouvert nos mamans, toutes deux un mois avant terme mais déjà fort contractionneuses, haletantes et en nage, à la maternité. Tout à leurs émotions bien compréhensibles, ils ont manqué d’attention au mauvais moment et se sont rentrés dedans sur le rond-point devant la clinique. C’est donc en brancard que Laurie, moi et nos deux mamans avons parcouru les derniers mètres du parcours des combattants.
On avait été conçus la même nuit (personne ne le savait, bien sûr, mais le fait nous était acquis), nos mamans avaient donc toutes les deux 31 jours d’avance sur le calendrier et, finalement, on était nés à même minute : 21 h 34 précises. On a ensuite passé un petit mois dans nos couveuses, côte à côte dans la chambre des prématurés. Quand l’heure est venue pour nous de rentrer dans nos nouvelles maisons, on était déjà les meilleurs amis du monde.
Nos papas n’avaient pas tout de suite pu nous suivre après la collision. La police était venue et il avait fallu répondre à des questions, souffler dans des ballons et remplir des formulaires. Quand ils en ont eu fini de leur côté, du nôtre l’action était déjà terminée. Du coup chacun a passé un moment avec sa petite famille à lui et un moment plus tard, ils sont allé se vider quelques verres bien tassés au bar d’à côté. Le papa de Laurie avait – et a toujours – une petite entreprise de construction qui marchait bien et le mien cherchait du boulot à ce moment-là. Ils se sont assez vite associés.
Nos mamans étaient devenues amies aussi, et Laurie et moi on se voyait plusieurs fois par semaine. Au début, on passait beaucoup de temps dans les bras des mamans, ou sur la couverture en peau de mouton, ou dans la pelouse du jardin, sans qu’il y ait trop d’interactions entre nous deux. Mais quand on a commencé à pouvoir se déplacer de façon autonome et à exprimer nos opinions, c’était fini : on ne pouvait plus nous séparer.
Il n’y avait qu’une seule école dans notre commune, on a donc partagé le même banc d’école dès le premier jour. Et alors que beaucoup d’enfants n’aimaient pas aller à l’école, nous on adorait ça. Du moment qu’on était ensemble, on aurait pu nous faire nettoyer à la main toutes les rues de la ville par un temps de cochon, on aurait été heureux de le faire.
On a eu ce qu’on appelle une enfance dorée. On partageait tout, on faisait tout ensemble, Laurie la littéraire faisait mes devoirs de français et d’histoire pendant que moi, Tom le scientifique, faisais ses devoirs de maths, et on ajoutait juste ce qu’il fallait de petites fautes pour brouiller les pistes. On s’amusait à apprendre plein de choses : on passait des heures et des heures couchés dans les hautes herbes, sa tête posée sur mon ventre, à se lire des passages de livres savants sur la pêche à la truite, la peinture sur porcelaine, les pingouins de l’Arctique ou le tir à l’arc, puis on essayait de mettre en pratique (sauf pour les pingouins). Tout nous intéressait et avec nos talents conjugués, on y arrivait toujours plus ou moins.
Nos parents étaient absolument ravis : on a été très faciles à éduquer, dans le sens où on ne leur avait jamais demandé beaucoup de temps puisque ensemble, on pouvait résoudre tous les problèmes. Parfois Laurie me demandait :
Et moi, qui ne savais pas vraiment, je lui inventais une réponse :
Laurie était contente, la réponse tenait debout. Alors je lui demandais à mon tour :
Elle me donnait une tape parce qu’elle s’appelle pas Lola et elle m’expliquait, très sûre d’elle, de quoi il retournait et je hochais la tête avec entendement. Quelques années plus tard, on a commencé à chercher les réponses plus sérieusement mais on n’a jamais arrêté avec ce jeu.
On jouait aussi avec d’autres camarades de classe, bien sûr, mais de passer le plus clair de notre temps ensemble avait fait qu’on n’avait pas de vrais amis comme on s’en fait habituellement pendant l’enfance. Nos parents ne s’en inquiétaient pas plus que ça, on était heureux et ça allait bien à l’école – on était passés maîtres dans l’art de tricher l’un sur l’autre sans que personne n’y voie rien.
Notre bourgade était suffisamment sûre et ils nous laissaient nous balader comme on voulait. Un jour, le printemps de nos 11 ans, on a décidé d’aller nager dans un grand étang à une petite demi-heure en vélo de la ville. On y allait parfois avec l’école, il y avait des pontons en bois tout autour d’où on pouvait entrer et sortir de l’eau, mais c’était la première fois qu’on y allait seuls. Comme l’endroit était désert, on s’est baignés tout nus. On s’était vus nus plein de fois, depuis la couveuse, et il n’y avait aucune gêne entre nous. Tout à coup, j’ai entendu Laurie hurler comme une damnée et sortir de l’eau en toute précipitation :
Elle pleurait et trépignait sur le ponton quand je l’ai rejointe. Elle avait une sorte de grosse limace noire collée à la cheville.
J’ai attrapé ma serviette et en m’efforçant de ne pas vomir, j’ai réussi à la débarrasser de la bestiole. À la place il restait juste un gros point rouge suintant de sang. Laurie était blême comme un linge et c’est elle qui a vomi la première. Ensuite je lui ai bricolé un bandage avec quelques sparadraps qui traînaient au fond de mon sac et un mouchoir en papier.
C’était, je crois, la première fois qu’on s’est vraiment fait engueuler par nos parents. On aurait pu se blesser sérieusement, même perdre l’usage de la main ! Petits idiots inconscients ! On a baissé la tête, juré qu’on recommencerait pas ce genre de choses mais on savait à ce moment-là qu’aucune épreuve jamais ne nous séparerait. Quand on a eu fini d’être punis, c’est à dire le week-end suivant, on a fabriqué une tente dans le jardin et on y a passé la nuit dans les bras l’un de l’autre, à se raconter des histoires qui font peur avec, dedans, des clowns, des dames blanches et des pluies de sangsues. On adorait ça !
* * *
Puis est arrivée l’adolescence, avec ses changements et ses découvertes. Je commençais à regarder les filles plus comme avant, et Laurie commençait à rougir quand un garçon la regardait en souriant. Mais elle était toujours ma Lola et j’étais toujours son Tom, on se racontait tous les sentiments de notre âge sans aucune gêne alors que même sous la torture on ne les aurait avoués à personne d’autre.
Pendant que nos relations avec les autres filles et garçons prenaient un tour nouveau, la nôtre est restée intemporelle. Tant elle que moi avons eu quelques petits flirts mais rien qui n’a duré. J’ai vite compris que les filles appréciaient que très moyennement quand je leur présentais Laurie, et de son côté ça ne se passait pas mieux, et cacher ou mentir sur notre relation ne nous serait même pas venu à l’esprit.
On en a longuement parlé, un beau soir de l’automne de nos 15 ans. On était retournés à l’étang, l’air était frais et on s’est emmitouflés dans un doux plaid en laine. On en a finalement conclu que pour l’instant, si les autres ne voulaient pas de notre amitié mutuelle, eh bien on ne voudrait pas d’eux non plus. Et Laurie a eu une idée de génie :
Elle a appuyé et articulé ce dernier mot comme si les rendre jaloux était une fin en soi et a éclaté de son rire si adorable et communicatif. J’ai planté mon regard droit dans le sien et lui ai demandé, le plus sérieusement du monde, comment elle s’imaginait notre mariage.
Ses grands yeux verts pétillaient quand elle a prononcé cette phrase.
Elle a pouffé de rire comme une folle, les joues toutes roses et elle a gloussé :
On a eu une peine du diable avec le ruban – en fait un de mes lacets de baskets –, mais comme toujours, en additionnant nos efforts et en tenant les bouts du lacet entre les dents tout en essayant de ne pas rire, on y est arrivés. On a prononcé la phrase rituelle d’air air solennel, on s’est dit oui en même temps, les yeux dans les yeux, puis elle s’est penchée vers moi et a déposé le plus doux des baisers sur ma joue.
Notre nuit de noces a été une des nuits les plus parfaitement heureuses que j’aie passées avec elle. Bien au chaud sous notre plaid, elle était blottie dos contre moi, mes bras serrés autour de son ventre, sa joue toute chaude contre la mienne. On a très peu parlé cette nuit-là, on regardait les étoiles, on écoutait les mille bruits de la nature et les battements de nos cœurs. Peu à peu nos paupières se sont alourdies, j’entendais sa respiration qui devenait plus profonde, plus régulière. Juste avant qu’on s’endorme l’un contre l’autre, je l’ai entendue murmurer :
On ne s’était jamais dit qu’on s’aimait, c’était une évidence qui allait de soi. Cela n’avait rien à voir avec l’amour des garçons et des filles de notre âge, avec les flirts, avec ces sensations qui nous faisaient rougir en surface et ressentir des choses à des endroits précis de nos corps. Non, c’était un amour qui allait bien au-delà de tout ça, enraciné en nous depuis avant notre naissance, un amour qu’on aurait pu dire pur et innocent s’il était encore de notre époque de croire que l’autre, plus charnel, ne pouvait l’être. Les autres se roulaient des galoches et se pelotaient sous leurs chemises, mais nous on avait bien plus que ça : on avait toutes les étoiles de l’univers dans nos yeux et dans nos cœurs, on était liés par une force d’une intensité infinie.
Les choses auraient pu basculer un dimanche matin où, quelque temps avant notre mariage, Laurie était venue me voir avec un air presque paniqué. Elle m’a raconté qu’elle avait trouvé des taches de sang dans ses draps. Depuis l’épisode de la sangsue, elle avait développé une vraie aversion de la vue du sang. D’abord elle avait eu très peur mais on avait déjà eu quelques cours d’éducation sexuelle en classe et elle avait vite compris de quoi il retournait. Elle a farfouillé dans sa besace et en a sorti une pochette de plastique transparente avec quelques bidules blancs et d’aspect ouateux dedans.
Elle m’implorait, mais bon Dieu, est-ce que moi je savais quoi en faire !?
Elle me regardait d’un air complètement abattu et m’a coupé dans mon élan :
Elle faisait une tête misérable et moi je me sentais tellement désolé pour elle que je ne savais plus quoi lui dire. Pour la première fois de ma vie, je me suis senti honteux devant elle et j’ai l’espace d’un instant détourné mon regard du sien. Elle m’a alors pris la tête des deux mains et m’a regardé droit dans les yeux, et je voyais qu’elle était au bord des larmes.
Elle avait raison, bien sûr, alors je l’ai aidée. On s’est dit que si on y allait tout tout doucement et lentement, ça irait. Elle devait simplement se détendre, penser à autre chose et ne pas trop regarder. On avait été en vacances en Italie peu de temps avant, les deux familles ensemble. Des vacances formidables dans la pinède, avec jeux de plage, baignades dans la vaste mer, soirées au coin du feu à griller des brochettes et planter nos dents dans des tomates juteuses et goûteuses. Des vacances pleines de rires et de joies de toutes sortes avec tant de souvenirs à évoquer encore et encore. On en était à se remémorer la visite à la tour de Pise, «le seul truc droit dans une ville qui penche» comme plaisantait mon papa, avec son escalier bizarroïde qui change tout le temps de pente, les photos rigolotes qu’on y avait faites et que tout le monde y fait, quand je lui ai dit :
Elle était visiblement soulagée. Elle a vite repris des couleurs et m’a fait un sourire adorable.
* * *
Je lui en ai donné l’occasion, si l’on peut dire, quelques années plus tard. Quand est venu l’âge du lycée, plusieurs choses ont changé. Elle suivait la filière littéraire et moi la scientifique, nos horaires n’étaient plus les mêmes, et pour nous faire quelques sous on faisait des petits boulots après les cours. Quand on le pouvait on prenait le même bus – le lycée était dans la ville voisine – et bien sûr, on continuait à passer notre temps libre et nos week-ends ensemble et à s’aider dans nos devoirs quand on le pouvait, mais de temps libre on n’en avait plus autant qu’avant. Alors on s’est dit qu’on allait compenser : on a puisé dans nos économies et on s’est offert une semaine de vacances à Pâques, les premières juste tous les deux. On a pris le train pour l’Espagne, avec une lettre d’autorisation de nos parents en poche, et on a entrepris une randonnée d’une semaine dans les Pyrénées.
On a découvert la nature la plus sauvage et magnifique qu’on pouvait imaginer. On avait des provisions pour plusieurs jours, on dormait à la belle étoile dans notre bon vieux plaid en laine, on a pêché l’une ou l’autre truite qu’on a fait griller sur un feu de bois, le matin on se lavait dans la rivière glacée… le bonheur absolu, loin de tout ! Et puis, le quatrième jour vers la fin de l’après-midi, alors qu’on traversait un éboulis très raide sur un sentier à peine assez large pour poser un pied, j’ai glissé et dévalé la pente. Quelque chose en moi s’est cassé dans une douleur fulgurante, juste après ma tête a tapé contre un rocher et j’ai perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, Laurie était penchée sur moi et me regardait, en larmes. Je sentais de l’eau glacée sur mon visage, elle épongeait mon sang avec sa serviette devenue toute rouge et je me suis dit qu’elle était bien brave, elle qui détestait la vue du sang. Ma jambe me faisait atrocement mal et quand j’ai voulu regarder, elle a posé sa main sur mes yeux et m’a dit d’une voix chevrotante :
Je ne savais pas trop. J’avais mal, j’avais peur. Elle a repris :
J’ai acquiescé de la tête, elle a posé un long baiser sur mon front puis a détalé en me laissant avec de l’eau, à manger et la lampe de poche. Elle m’avait calé tant bien que mal pour que j’aie une position supportable et m’avait bien couvert avec le plaid. J’ai pleuré comme un gosse, de douleur et de peur, mais pas uniquement. J’ai pleuré de bonheur en pensant à Laurie, à la chance infinie que j’avais de l’avoir, à combien je l’aimais, et de fierté devant le courage sans limites dont elle faisait preuve. Je ressentais sa peur à elle, je la voyais courir des heures à travers la forêt à en cracher ses poumons, terrifiée à l’idée d’arriver trop tard et meurtrie par l’angoisse de m’avoir laissé seul.
La nuit était tombée depuis un moment quand j’ai vu des lumières au loin. J’ai cru d’abord que je rêvais : les lumières dansaient littéralement dans le ciel. En fait il y en avait trois : un rayon blanc qui se promenait dans toutes les directions et deux lampions rouge et vert qui clignotaient, c’était très joli. Puis la lumière blanche s’est fixée sur moi et j’ai été aveuglé. Il y a eu beaucoup de vent et quelque chose de sombre est tombé vers moi. On m’a lentement emballé dans une sorte de sac rigide puis soulevé, et tout s’est mis à bouger. Puis j’ai vu qu’il y avait des gens autour de moi. Ils étaient habillés en rouge et s’affairaient avec des tubes et des bandages. J’ai voulu demander où était Laurie mais une des personnes m’a dit quelque chose que je n’ai pas entendu et a posé sa main sur mon front. J’ai senti un contact bienveillant, maternel, et je me suis endormi.
Quand je me suis réveillé, elle était là. Ses grands yeux verts me fixaient anxieusement et quand elle m’a vu revenir à moi, son regard s’est embué et très précautionneusement, elle s’est baissée et a passé ses bras autour de mon cou et pressé son visage contre le mien. Elle sanglotait et ses larmes coulaient sur mes joues.
Elle m’a donné un coup sur l’épaule qui m’a lancé une vive douleur dans le côté.
Je la trouvais injuste de faire mine de me jeter la faute, mais elle venait de traverser le pire moment de sa vie. J’ai juré, les yeux dans les yeux. Elle a esquissé un sourire puis m’a couvert le visage de ses doux baisers et s’est essuyé les yeux du revers de la main.
J’ai dû rester dix jours alité. J’avais une double fracture ouverte du péroné et tibia qui a nécessité une opération, plusieurs côtes cassées, des contusions à peu près partout, et j’avais fait une belle commotion cérébrale. Ils n’avaient pas laissé Laurie embarquer dans l’hélico, mais elle leur avait bien décrit l’endroit, ils connaissaient la région et un gars du village l’avait ensuite conduit à l’hôpital. Elle avait dû passer le temps à se ronger les sangs pendant le trajet sur les petites routes cabossées et quand elle était enfin arrivée, j’étais déjà dans le bloc opératoire. Ensuite elle ne m’a plus quitté. Elle a passé ces dix jours à mes côtés, ne sortant que pour prendre l’air et se dégourdir les jambes. On lui avait installé un lit d’appoint dans la même chambre mais elle ne l’avait pas utilisé. On ne voulait pas la laisser dormir avec moi mais elle avait montré une férocité qui nous avait étonné tous les deux et n’avait pas cédé.
Plus tard seulement j’ai compris l’impact que cette terrible expérience avait eu sur nous. Pour la première fois, une véritable épreuve s’était dressée sur notre chemin, et on l’avait surmontée, ensemble. C’est une chose, quand on est enfant, d’être tout l’un pour l’autre. Quand on réalise à l’aube de l’âge adulte que ce lien sacré, loin de lentement s’estomper sous l’effet des aléas de la vie, ne fait que se renforcer grâce à eux, on comprend que ce n’est pas uniquement de l’amitié, aussi forte soit-elle. Pour le moment il s’agissait de réapprendre à marcher, mais la prochaine épreuve, la plus grande de toutes, celle qui allait tout changer, nous attendait déjà.
* * *
C’était l’été de nos dix-huit ans. On avait nos bacs avec mention en poche et on était assis sur un banc au bord du canal à siroter un jus de fruit à l’ombre des châtaigniers. Laurie s’était inscrite en fac de droit et moi de mathématiques. On serait dans la même ville mais dans deux établissements différents. On avait trouvé un petit appartement d’étudiant et il allait falloir payer une partie du loyer, nos parents ayant mis un point d’honneur à ne pas nous pouponner. On aurait donc encore moins de temps à passer ensemble et on était là, sur ce banc, à discuter de comment on allait profiter au maximum de tous les moments qui nous seraient impartis.
Mais il y avait autre chose qui nous tracassait. On était devenus de beaux jeunes gens, Laurie et moi, et on savait déjà que les études seraient dures et qu’un moyen universellement reconnu pour supporter cela, c’est faire la fête, rencontrer des garçons et des filles et s’amuser. Tous les deux on était encore vierges, mais pas naïfs : on savait bien que d’une façon ou d’une autre, on ne le serait plus à la fin de nos études. Sur notre banc public, Laurie s’est soudainement interrompue dans nos projets de voyage et elle m’a regardé d’un air particulièrement sérieux.
Elle s’était à nouveau interrompue. Je voyais son trouble et surtout, elle n’arrivait pas à me regarder dans les yeux. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas mais elle a fui mon regard à nouveau, avant de prendre son courage à deux mains et de se lancer :
J’avais beau m’y attendre inconsciemment, et même sans me l’avouer avoir déjà pensé la même chose, j’en ai eu le souffle coupé. Ce qui n’était jusqu’à présent qu’une vague intuition fugitive avait tout à coup pris corps devant nous, et il n’était plus possible de revenir en arrière. Mais les faits étaient là, évidents pour elle comme pour moi : il ne pouvait en être autrement. Cela n’avait plus rien à voir avec les couteaux, les tampons, les sangsues ou les hémorragies, bien qu’une fois encore cela concernait notre sang vital, sans lequel il n’y a ni désir ni plaisir.
On avait décidé de reparler tranquillement de ça le soir venu, dans ma chambre à la maison. Je m’étais laissé penser que l’idée disparaîtrait pendant la journée, que c’était juste un coup de folie passager. Mais le soir l’évidence n’avait pas bougé d’un cheveu. On s’est assis sur mon lit, contre le mur et on s’est emmitouflés dans notre fidèle plaid en laine. On n’avait jamais été aussi nerveux de notre vie et on osait à peine se regarder en face, mais les cicatrices sur nos paumes nous rappelaient notre serment, et il n’y a pas d’autres serments qui vaillent que ceux à la vie à la mort.
Notre plus grande crainte pour le moment n’était pas de faire l’acte physique en soi : on allait bien trouver un moyen. Ce qui nous angoissait vraiment, c’était de ne pas savoir ce que ça pourrait changer à notre relation. Jamais on n’avait évoqué une quelconque autre fin pour notre amour que la mort elle-même, quel que soit le moment où elle nous séparerait. Mais ça… c’était le saut dans l’inconnu le plus total et ça nous terrifiait. Une fois de plus c’est la lucidité de Laurie qui est venue à notre secours :
Elle m’avait dit ça d’un trait, sans marquer de pause, sans quitter mes yeux. Je lui ai souri et j’ai acquiescé, elle avait naturellement raison. Bien sûr toute anxiété n’avait pas disparu mais on se sentait capables d’affronter l’inconnu. Quoi qu’il arrive, on serait capables de faire face, ensemble.
On avait convenu qu’on ne voulait pas juste « faire l’acte ». On ne voulait pas d’un truc mécanique pour ensuite se dire « OK, c’est bon, ça c’est fait. » On voulait que ça soit à la hauteur de notre amour : absolu. C’était le seul moyen, on le savait, de ne pas risquer de regrets. Il fallait que tout concorde avec cette envie d’absolu : le moment, le lieu, l’ambiance, et notre état d’esprit suivrait. On a donc passé le reste de la nuit sous notre plaid, à échafauder notre plan. Le lieu s’est imposé de lui-même : le grand étang, et plus précisément notre ponton de bois habituel. Pour l’ambiance, il nous faudrait des couvertures, plus tout le reste.
* * *
C’était la plus belle soirée d’été qu’on puisse imaginer. L’air était doux, il y avait une très légère brise qui créait de fines vaguelettes à la surface de l’étang. Le soleil était déjà derrière l’horizon en feu et les oiseaux du soir commençaient à sortir. J’avais installé les couvertures à même le ponton, le plaid replié était posé à côté, la bouteille de vin gardait le frais au fond de l’étang au bout d’une ficelle et je jetais des cailloux dans l’eau en l’attendant. J’étais nerveux mais je me forçais à ne pas trahir ma confiance en elle : ça se passerait bien.
Laurie avait insisté pour qu’on se rende séparément à l’étang. J’avais accepté sans bien comprendre mais quand je l’ai vue déboucher du sentier et se diriger vers le ponton, j’ai compris et j’ai cru que ma respiration s’était arrêtée pour de bon. Hormis à la remise des baccalauréats où elle avait mis un petit tailleur qui ne lui seyait qu’à moitié, Laurie s’était toujours habillée sans chichis. Elle avait bon goût mais ses tenues restaient simples et pratiques. Et voilà que j’avais face à moi une toute autre Laurie : elle portait une robe corsetée mi-longue absolument sublime, d’un vert feuillage de fin d’été rehaussé de délicates broderies d’or, et elle lui allait à ravir. Elle avait dénoué sa longue chevelure noire qui lui tombait sur ses épaules nues et rendait le vert de sa robe presque lumineux. Seuls ses mocassins détonnaient mais elle s’en est rapidement débarrassée pour monter pieds nus sur le ponton. Elle rayonnait et ne semblait pas le moins du monde nerveuse.
J’ai un peu bafouillé :
Puis, très lentement, elle s’est mise à tourner sur elle-même pour que je puisse la voir sous toutes les coutures. J’ai regardé Laurie comme je ne l’avais encore jamais regardée auparavant, comme j’aurais été incapable de la regarder hier encore, et je suis tombé sous le charme sans rien n’y pouvoir faire. Sa silhouette élancée et les formes que la robe mettait tant en valeur m’intimidaient. Elle s’en est rendu compte et a rougi et rigolé comme une gamine. Elle est venue s’asseoir sur les couvertures et m’a regardé aussi, avec un air tout à fait satisfait. J’étais pas plus qu’elle porté sur un style vestimentaire affirmé mais j’avais fait l’effort d’enfiler une chemise noire de bonne tenue sur mon short beige.
L’espace d’un instant, en disant ça, elle m’a jeté le regard le plus enjôleur que j’aie jamais vu sur une fille, juste avant de s’empourprer pour de bon et pouffer de rire en se cachant le visage.
Je lui ai à mon tour fait un regard de minet – ou tenté de le faire – et je me suis senti rougir à mon tour. Son sourire avait dû être tout à fait spontané car elle est passée par plusieurs grimaces en essayant de le reproduire, sans grand succès. Elle a pouffé à nouveau, mais la situation commençait à m’émoustiller. J’ai donc décidé de l’aider et j’ai pris ses mains dans les miennes ainsi qu’une profonde inspiration intérieure.
J’ai marqué une brève pause puis j’ai enchaîné :
Elle a dit « Je t’aime, mon Thomas » au même instant, et sans qu’elle ne s’en rende compte, elle a retrouvé ce délicieux sourire enjôleur. Et j’ai fondu. Je l’ai doucement attirée contre moi, nos lèvres se sont effleurées, d’abord imperceptiblement, puis se sont rapprochées pour finalement se souder dans un baiser de plus en plus intense et brûlant. C’était la sensation la plus incroyable qui soit, je sentais des frémissements de bonheur parcourir son corps alors qu’elle se serrait de plus en plus contre moi et que nos lèvres et nos langues étaient prises dans une sarabande endiablée. Plus on s’embrassait et plus on sentait l’appréhension nous quitter. Elle m’a ôté ma chemise alors que je m’escrimais encore sur les lacets de son corset, et ses lèvres et sa langue se sont emparées de mon cou, puis de mon torse. Je me suis laissé tomber en arrière et elle s’est agenouillée sur moi et m’a aidé à défaire ses lacets.
Son corset s’est détendu, et lentement, très lentement, elle l’a laissé glisser sur sa poitrine, révélant à mes yeux ébahis ses deux adorables seins. Je les avais déjà vus mille fois, je les avais vus naître et grandir, mais je ne les avais jamais regardés comme je les regardais à ce moment-là. Je la voyais un peu gênée mais elle m’a laissé faire à mon aise. Elle a continué à laisser descendre sa robe, dévoilant sa fine taille, puis ses hanches. En se contorsionnant un peu elle l’a fait passer sur ses genoux pour finalement l’enlever tout à fait. Elle était entièrement nue et laissait mon regard la parcourir de haut en bas et de long en large, s’attarder sur ses petits mamelons pointus, sur son nombril, sur la douce toison d’ébène entre ses cuisses. Elle m’a alors déboutonné puis enlevé mon short, puis mon slip, et est venue se coucher tout contre moi en tirant le plaid sur nous. Elle était d’une douceur infinie, elle sentait si bon, on ne pouvait plus s’arrêter de s’embrasser, de se caresser et sentir nos corps tout frémissants enlacés l’un contre l’autre. Nos respirations s’accéléraient, devenaient plus bruyantes, plus profondes. On y était, Laurie et moi, prêts à sauter ensemble dans la plus fabuleuse des aventures.
* * *
On s’en était plutôt bien sortis. Cela n’était pas allé du premier coup, mais la patience, la compréhension et notre infinie confiance mutuelles nous avaient permis non seulement d’y arriver, mais d’y prendre un plaisir absolument délicieux. Bien sûr, ça avait été maladroit et certainement pas aussi photogénique que les fois suivantes. Mais sous notre plaid en laine, ça n’avait pas eu la moindre importance : seuls nous deux comptions.
À notre réveil alors que l’étang était encore couvert de brume, toujours dans les bras l’un de l’autre, on s’est longuement et tendrement embrassés pour se souhaiter la bienvenue dans cette nouvelle journée et dans cette nouvelle partie de nos vies. On a ensuite avalé le petit déjeuner que j’avais préparé la veille et éclaté de rire en découvrant toutes les choses qu’on avait emportées pour parfaire l’ambiance et qui, finalement, ne nous avaient même pas servi : les bougies flottantes de toutes les couleurs, les verres à vin – la bouteille était toujours au fond de l’étang – plus d’autres babioles bien inutiles.
Laurie et moi, c’est resté comme ça toute la vie durant : on s’aimait de manière simple mais intense, vraie et sans artifices, juste elle et moi. Ensemble, on est restés plus forts que tout ; ensemble, on a vaincu tous les obstacles que la vie a dressés sur nos chemins. On s’est mariés une seconde fois, cette fois devant le maire et avec toutes nos familles, mais il n’a pas été question que cela se passe ailleurs que sur notre petit ponton de bois. Ensemble, on a élevé nos deux adorables enfants dans l’amour le plus tendre. Il y a eu des ratés et il y a eu des moments durs, mais grâce à notre amour, ma Lola et moi on ne s’est jamais, jamais, jamais laissé tomber.
* * *
Quand on a dû jeter le vieux plaid parce que notre chiot l’avait massacré, on a eu une larme en pensant à tous les moments heureux dont il avait été le témoin privilégié.
Repose en paix, douce laine, et merci pour tout !