Le grand salon était maintenant vide. Le feu de bois dans son âtre craquait quelques brindilles ; de ses dernières braises, il faisait briller encore verres et bouteilles sur les tables. Les invités avaient repris, dans des conversations feutrées, manteaux et chapeaux et s’écoulait par les couloirs aux tapis lourds le flot des gagnants et des perdants aux jeux de l’amour et du hasard. Le croupier avait fermé boutique et emporté la banque. Un grand chien nonchalant était monté se coucher au pied du lit de sa maîtresse. La Lune, comme la coupe, était presque pleine. Seules deux ombres restaient adossées à la bibliothèque en bois de merisier.
Il s’avança et demanda :
- — Vous êtes une femme, n’est-ce pas ?
- — À votre avis ?
- — Une femme, je crois.
- — Vous croyez ?
- — Ou alors un homme, peut-être…
- — Oui, peut-être…
- — Mais enfin, vous me plaisez.
- — Oui ? Sans savoir si je suis… homme ou femme ?
- — Bon, vous, vous êtes un homme, ça se voit. Oui moi, c’est quasiment… Enfin, je veux dire, c’est évident.
- — Ma voix ne vous dit rien ?
- — Je ne pense pas l’avoir déjà entendue.
- — Non, je voulais savoir si elle vous donnait une indication.
- — Ah, oui, mais cela dépend.
- — Dépend de quoi ?
- — Dépend de certains mots. Par exemple, quand vous dites « peut-être », je suis presque convaincu que vous êtes une femme.
- — Oui ?
- — Mais il suffit que vous disiez « vous croyez » et je me dis que seul un homme peut prononcer ainsi « vous croyez ».
- — Vous croyez ?
- — Oui, sur le « vous croyez », je serais assez affirmatif.
- — Mais les cheveux…
- — C’est une coupe unisexe, n’est-ce pas ?
- — Oui, mais la texture…
- — Je n’ose pas encore toucher…
- — Osez donc.
- — Oui, la texture, effectivement. Assez clairement féminine, non ?
- — Ah, c’est à vous de voir.
- — Si vous me permettez, laissez-moi caresser le cou. Pour moi, c’est déterminant, le cou.
- — Je vous en prie.
- — Oui, la chair respire l’homme, mais il y a un petit quelque chose qui me dit que…
- — Ôtez la chemise, vous y verrez plus clair.
- — Vraiment, vous m’autorisez ?
- — Bien sûr, puisqu’on va finir dans les bras l’un de l’autre, selon toute vraisemblance…
- — Bien, cette chemise, c’est assez drôle, ma femme portait la même. Mais en fait, elle portait la mienne… Toute la journée, quand elle restait à la maison, elle était nue, juste avec cette chemise qui lui descendait aux genoux. Excitante, et pourtant pudique. Excitante, sans le vouloir. Des amis, des visiteurs venaient qui ne ressentaient pas son impudeur, parce qu’ils ne pouvaient supposer une seconde qu’elle ne portait que cela. Tandis que moi, qui savais…
- — Bon, alors ce dos dissipe-t-il vos soupçons, vos interrogations ? Comment se passe votre investigation ? Dites-moi, car de dos, je ne vois même plus la concentration qui anime votre visage.
- — C’est un dos que j’aime, comme le reste. C’est toujours la même confession que je vous fais. Je resterais des heures à contempler ces épaules et ces reins.
- — Pensez à moi, mon cher. Des heures debout, à écouter des compliments, certes… mais c’est tout de même un peu long.
- — Oui, je sais, je suis toujours un peu à la traîne. Mais vous savez, je suis parti de votre cou. Magnifique, entre parenthèses. Et je descends le long de la colonne comme un touriste qui visite le Grand Canyon. Il en tombe d’émotion. Parce qu’il n’est plus touriste qui visite, mais amoureux qui plonge un regard tremblant sur…
- — Oui, je ne vous retiens pas, descendez aussi le pantalon. Les fesses, là, vous allez me dire. Vous allez enfin savoir.
- — C’est une telle continuation de ce qui précède que je ne suis pas plus avancé. En tout cas, mon sexe à moi s’agite tellement que j’ai du mal à le contenir dans ses linges du jour.
- — Délivrez-le enfin ! On ne ferait pas subir cela à un animal de compagnie.
- — Merci. C’est un grand soulagement. Aussitôt, vous le sentez, il pointe le magnifique panorama que vous m’offrez.
- — J’en suis fort aise. Je sens cette pression tout amicale. Cependant, souffrez que de ma bouche je souhaite la bienvenue à ce nouveau venu.
- — Oui, votre bouche que j’ai vite remarquée me sera d’un grand confort, et peut-être y trouverai-je un indice dans sa façon de gamahucher.
- — Vous me direz.
- — Votre mise en bouche rapide et fluente (puisqu’il est question de langue) a tout de l’impatience juvénile, mais nous n’en sommes pas plus fixés qu’avec Juvénal.
- — Oui, le poète des gitanes et des gitons.
- — Votre bouche est soyeuse comme un coffret. Tellement féminine… Votre mâchoire, en revanche, est rude, rudement masculine. Comme un étui, un fourreau…
- — Mais… mais… mais vous me laissez en gorge un flot qui me fait que vous ne me ferez plus rien avant un moment…
- — La fellation, j’y résiste très longtemps, voyez-vous. Qu’elle vienne d’une affamée ou d’un gourmand. Je peux tenir des heures la hampe droite et fière. Mais je n’ai pas pu résister à l’interrogation. C’est cette incertitude sur votre sexe qui a démultiplié mon émotion.
- — Enfin, je crois vous avoir montré que j’ai le sens de l’accueil. Alors, pourquoi venir avec cette brusquerie et inonder mon palais ?
- — Vous m’en voyez contrit et je vous prie d’accepter mes…
- — Oui, c’est un peu facile, jeune homme.
- — Je vous explique, sans vouloir excuser ma soudaine faillite, que c’est aussi un peu votre faute. Allons, dites-moi, dites-moi maintenant à qui ai-je affaire.
- — Affaire !? Le mot est bien mal choisi. Nous étions donc en affaires ?
- — Me voici face à vous dans un piteux état : la verge, dégonflée de mon désir, et la tête basse. Et toutes les deux laissent échapper un filet de regret. Ainsi déconfit, je demande comme un élève qui n’a pas trouvé la solution à un problème qui l’a obsédé pendant des heures, je vous demande de me dire enfin pour que je puisse dormir un jour et rêver la nuit, de quel sexe vous réclamez-vous ?
- — D’un sexe plus soucieux du plaisir de l’autre. Et puis que vous importe, maintenant que vous avez joué vos derniers jetons, de savoir si j’étais votre homme ? Oui, sur le tapis vert, le croupier a tout ramassé. C’est donc que le zéro est sorti.
- — Je vous en prie : l’incertitude tourne à l’angoisse. Non, ne vous rhabillez pas !
- — Revenez demain, les bourses pleines d’énergie et l’esprit libre. Ni mon parler, ni ma chevelure, ni mon dos, ni mon cul et pas même ma bouche ne vous ont dévoilé mon identité, alors demain je serai face à vous et mon sexe vous sautera aux yeux. Allez, un peu de tenue et de tonus. On pourrait venir et vous trouver en fâcheuse posture.
- — Bien, il me faut obtempérer. Je vous ai pourtant dit tout mon amour. Ma maladresse en est une preuve supplémentaire.
- — Il y a un jour de l’année pour les malades du cœur, il doit y en avoir un pour les amoureux maladroits. Et vous êtes tellement maladroit dans votre insistance à deviner si je porte phallus ou trompes de Fallope…
- — C’est tout de même la moindre des choses de savoir !
- — Non, Monsieur. Ce n’est pas la moindre des choses. En fait, vous vous intéressez plus à mon sexe qu’à mon être. Au premier regard, il s’est passé quelque chose entre nous, je le reconnais. Très bien. Alors ensuite, que viennent faire dans nos ébats ces petites différences anatomiques ? Au moment où votre main, se frayant un passage sur mon corps tout à vous, serait tombée sur l’entrejambe, elle n’aurait eu qu’à épouser la fente ou la forme.