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Temps de lecture estimé : 10 mn
16/10/17
Résumé:  Je décide de rechercher mon amour de jeunesse et, pour m'y aider, je confie mon avenir à un détective, Max Reminof.
Critères:  fh jalousie dispute cérébral nonéro confession mélo nostalgie policier -amourpass -amourdram -regrets
Auteur : Tito40      Envoi mini-message
Un amour perdu

C’était un bureau dépouillé, humble, que les défauts visibles et l’usure rendaient vivant. Il n’y avait en son centre qu’une feuille de verre épais posée sur deux tréteaux chromés, un fauteuil en cuir noir usé, deux chaises face au bureau, et quelques piles de dossiers poussiéreux. Max Reminof m’avait été recommandé par un ami qui l’avait fait travailler pour une histoire d’héritage ; mais ce que j’allais lui demander, moi, n’avait rien à voir avec l’argent.


J’ai trop longtemps vécu dans le passé, à ressasser, à remâcher : j’aurais dû, j’aurais pu, j’aurais mieux fait de, et si j’avais, et que serait-il arrivé si… On en oublie le présent à trop penser à l’avenir, on en oublie qui on est alors qu’on cherche juste à se reconfirmer d’où on vient.


C’est un ami psy qui m’a recommandé d’oublier le passé et de penser à mon avenir. J’ai essayé. Mais le futur c’est pour plus tard, et rien ne se produit comme on l’avait imaginé. Alors j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes et de vivre, vivre maintenant, vivre bien, rire, profiter, aimer.


Avant d’appeler Max Reminof j’ai ressorti mon vieil album photo qui me servait de livre de chevet jusqu’à ce que je me décide à passer à autre chose. Des photos jaunies, mais qui me rappelaient les moments heureux de ma vie, comme si le bonheur c’était hier, comme si le bonheur c’était du passé. Revoir ces photos de nos vacances en Vendée provoquait chez moi toujours la même pointe de nostalgie. En regardant les photos, je ressentais un immense bonheur, le même que celui que j’avais ressenti à l’époque alors que je n’avais que 15 ans, et immédiatement après je me sentais envahi par le désespoir.



* * *



J’avais 16 ans. Ce furent mes dernières vacances avec mes parents. Plutôt grande gueule, plutôt beau gosse, sportif, pas trop con, bon élève mais sans plus, j’étais un sacré frimeur. Je passais mon temps à draguer et je « chopais » tout ce que je pouvais. Les filles étaient un peu plus farouches qu’aujourd’hui, mais avec un peu de baratin on arrivait quand même à les toucher, à les embrasser, et parfois même à les amener dans sa tente.


Cette année-là, j’avais jeté mon dévolu sur une montagnarde. Enfin, son père était breton, sa mère italienne, mais ils vivaient dans les Alpes. Muriel n’était pas à proprement parler une bombe, mais elle avait de la conversation. Elle était agréable, souriante, gentille, pas prétentieuse du tout alors qu’elle aurait eu de quoi, et c’est au tout premier regard que je me suis senti attiré par elle. Une attraction animale, irréfléchie, un peu instinctive. Pour la première fois de ma jeune existence, j’avais eu le sentiment que peut-être je pourrais me lier à quelqu’un de façon durable. On avait passé plusieurs soirées ensemble à discuter, à chanter à rire, à danser, à faire du sport, et vraiment le courant passait super bien. Je me sentais tellement bien avec elle. Sauf qu’elle avait décidé qu’on pouvait s’embrasser mais qu’il était bien trop tôt pour aller plus loin. Elle m’avait refusé des caresses un peu intimes et, bien entendu, il était inenvisageable que je puisse m’insinuer entre ses cuisses.


On est con à cet âge, très con. Las d’attendre qu’elle change d’avis et conduit par mes hormones en fusion, j’ai profité des largesses d’une fille du coin pour me vider les couilles et faire baisser la pression. Sauf que Muriel l’a su, et qu’après il m’a été impossible de renouer le contact.


À l’époque il n’y avait pas de téléphones portables, de sites pour se retrouver ou de choses de cette nature. Je savais juste près de quelle ville elle habitait, et son prénom.


Je ne l’ai jamais oubliée. J’aurais voulu qu’elle sache, qu’elle accepte mes excuses et ma contrition, qu’elle me donne une chance, même une petite. Mais c’était trop tard, pour toujours.


J’aurais mieux fait de me branler. J’aurais dû aller voir ses parents. J’aurais pu m’allonger sur la route devant sa voiture. J’aurais mieux fait de l’attendre. Et si j’avais réussi à lui cacher cette partie de cul… Et que serait-il arrivé si j’avais été capable de me retenir… Pendant vingt ans je me suis posé les mêmes questions, sans trouver une seule réponse. Et je suis resté malheureux.



* * *



Aux débuts de Facebook, je suis parti à sa recherche. Ça m’obsédait. Et j’y suis retourné régulièrement, sans succès. Je ressortais mon album des photos de vacances pour me repaître encore et encore de son sourire juvénile, de ses grands yeux bleus, de ses courbes de déesse, me replonger dans la nostalgie d’une adolescence ratée et pleurer sur mon malheur.


Une photo, c’est cruel. Ça vous rappelle un bon moment, mais vous savez en regardant cette photo que ce bon moment, finalement, vous n’en avez pas assez profité. En regardant Muriel me revenaient à l’esprit mes rêves de l’époque. Mon rêve de sentir sa peau, de la voir nue, de lui faire l’amour. Mon rêve qu’elle me dise qu’elle m’aime, que nous passions notre vie ensemble.


On ferait mieux de vivre que de faire des photos, ou alors ne photographier que des moments sans importance.


J’ai eu bien entendu des aventures, des compagnes, des coups d’un soir, et même une épouse. Mais je n’ai plus aimé comme j’aurais pu l’aimer, elle, si je n’avais pas foiré comme un idiot. Avec toutes mes conquêtes j’ai été nul. Je cherchais les yeux de Muriel, les cheveux de Muriel, le rire de Muriel, la voix de Muriel, la folie de Muriel. Et je ne trouvais rien de comparable, rien de concluant. Je suis persuadé d’être passé à côté de ma vie en ne cherchant pas à vraiment vivre autre chose, à accepter une autre femme qu’elle dans mon cœur. J’ai fait des photos, encore, mais aucune ne me procure la moindre émotion, sauf peut-être et encore un sentiment de regarder un gâchis.


J’ai pris le taureau par les cornes. Puisqu’Internet ne m’était d’aucun secours, j’ai décidé de confier à un vieux limier le soin de retrouver pour moi la trace de l’amour de ma vie. Max Reminof était sans conteste l’homme de la situation. Ancien gendarme dans une section de recherche, il était à son compte depuis dix ans. Des disparus, il en avait déjà retrouvés à la pelle. Retrouver Muriel devait être une formalité.


Les seules questions que je me posais étaient simples. Dans quel délai trouverait-il sa trace ? À quoi ressemblerait-elle ? Se souviendrait-elle de moi ? Avais-je une chance, même infime, de reprendre depuis le début une relation avortée sur les plages de Vendée ?


Max Reminof n’est pas un romantique. À aucun moment je ne l’ai senti touché par ma recherche. Pour lui, c’était une affaire de gros sous. Ses prestations, il ne les donne pas. Je lui ai fait des copies des photos de mon album, donné les noms et prénoms dont je me souvenais dans l’entourage de Muriel, et il m’a promis de me rappeler dès qu’il aurait du nouveau. J’avais tellement attendu que la perspective de devoir attendre encore m’exaspérait par avance, de sorte que j’ai dû le relancer à peu près 300 fois sur son portable sans qu’il ne décroche une seule fois. Jusqu’au jour où…



* * *



Mariée à un dentiste, embourgeoisée jusqu’à la moelle, elle était installée dans une petite ville des bords de Loire, et semblait heureuse. Max m’a posé une à une des photos qu’il avait prises la semaine précédente, le dimanche, alors qu’elle se promenait sur les berges avec ses deux enfants et leur border noir et blanc un peu foufou. Souriante, elle attirait comme toujours la lumière crue et brillante. Muriel était toujours aussi belle, plus belle même avec ses cheveux devenus blancs.


Max y était retourné le jeudi matin pour essayer de l’aborder quand elle serait seule, et elle avait accepté de discuter avec lui alors qu’il faisait mine de s’intéresser au chien. La conversation avait dévié sur la météo, les jeux olympiques, le dernier bouquin de Luc Ferry, la religion, le passé, les souvenirs d’enfance. Elle venait de déposer ses enfants au lycée et avait du temps à tuer. Elle avait accepté d’aller s’installer à une terrasse de bar avec Max pour poursuivre leur conversation qui s’est étirée jusqu’à l’heure du déjeuner. Il avait essayé – sans y parvenir – de la faire parler davantage de son passé ; elle revenait aux sujets du moment, à l’actualité.


Max en profitait pour voler des images, figer son visage, capter ses regards, tout ça pour moi, m’avait-il dit, tout ça pour que je profite d’elle, un peu.


Quand elle lui a dit qu’elle devait partir pour rejoindre son mari dans un petit restaurant du centre-ville, il a senti comme une pointe de regret. Il lui a alors proposé de se revoir le lundi suivant au même endroit, à la même heure.



* * *



Nous étions dans ce grand bureau froid quand Max m’a montré ces photos et raconté leurs échanges. C’était vendredi dernier, et dès le lundi suivant – c’est-à-dire aujourd’hui – il allait la revoir. Elle avait accepté de revoir un homme qu’elle ne connaissait pas, juste parce qu’il lui avait parlé de son chien, juste parce que sans doute elle se sentait seule la journée pendant que son mari réparait des dents. Je devais me tenir à distance, puis tenter de m’approcher tout doucement, jusqu’à me trouver assez proche d’eux pour qu’elle me reconnaisse. Je ferais alors le mec étonné, puis ravi, puis subjugué, et Max s’effacerait. Un scénario un peu puéril, peut-être, mais je ne tenais pas à ce qu’elle sache que j’avais déployé tous ces efforts pour la retrouver.



* * *



Il est 7 heures 45. Je me tiens à distance dans ma voiture. J’observe l’entrée du lycée depuis près d’une heure. Des jeunes arrivent, seuls ou en groupes, et s’engouffrent dans la cour. Des voitures s’arrêtent pour déposer des garçons et des filles qui se dirigent vers l’entrée sans se retourner. Soudain je vois Muriel et ses deux jeunes. Le soleil n’est pas tout à fait levé mais déjà toute la lumière est sur elle. Resplendissante, je la vois au ralenti. Gracieuse, la laisse tendue par son border qui voudrait marcher plus vite, elle parle avec ses enfants, semble leur faire ses recommandations pour la journée. Max est là lui aussi, qui vient à sa rencontre. Les enfants s’échappent et sont aspirés par la cour ouverte du lycée. Elle s’arrête et regarde Max, l’air ravi de le voir. Elle se dirige vers lui et lui tend sa main qu’il saisit. Ils restent ainsi à se regarder, main dans la main, comme s’ils hésitaient.


Ils sont maintenant côte à côte et se dirigent vers le centre. Je quitte ma voiture et leur emboîte le pas. Max a pris la laisse. Ils se parlent, marchent lentement, se regardent de temps à autre. Je suis bêtement jusqu’à ce qu’ils entrent dans un petit bar. Je patiente. Mon téléphone vibre. C’est Max. Il m’a envoyé un message : « Sommes au bar des Arches. Il y a de la place. »


J’entre. Le patron me salue. Je fais de même en prenant soin de parler assez fort. Peut-être reconnaîtra-t-elle ma voix. Elle tourne son regard vers moi quelques instants, et aussitôt ses yeux se replongent dans ceux de Max que je vois de dos. Ils se parlent à voix basse, ils ont l’air d’être intimes.


Je m’installe à la table à côté. Elle ne m’a pas reconnu. Je sens des frissons parcourir mon corps. J’ai tellement rêvé de la revoir, tellement rêvé de me trouver à côté d’elle… Je suis ému, je suis fébrile, et je ne sais même pas quoi faire.


Ma cuiller tourne dans ma tasse. Je les entends à peine. Me lever maintenant et faire comme si je venais de la reconnaître serait ridicule. Je la regarde, je l’observe, je l’admire. Elle est encore plus belle que je ne l’imaginais, plus belle que sur les photos, mais elle a l’air triste. Quelque chose dans son attitude me fait penser qu’elle n’est pas heureuse, et que peut-être le destin est bien fait. Elle va se tourner vers moi, me regarder dans les yeux, me reconnaître, sentir revenir en elle cet amour qu’elle avait pour moi à l’époque, et nous allons commencer une nouvelle vie, commencer notre vie, commencer ma vie.


Ils sont penchés au-dessus de la table pour se parler à voix basse. Je me demande ce qu’ils peuvent se raconter, mais elle a tout à fait l’air d’apprécier la conversation. Le chien est assis de l’autre côté. Le serveur vient de lui apporter de l’eau. Max lui caresse la tête et repose sa main sur la table. Muriel fait de même, papouille le chien et pose sa main sur la table elle aussi, tout près de celle de Max. Les bouts de leurs doigts se frôlent, se touchent. Elle caresse brièvement la main de Max en lui parlant. Je vois son pied coller celui de Max sous la table. Je suis abasourdi. On dirait un couple qui flirte, et je suis là comme un con à espérer qu’elle me regarde.


J’envoie plusieurs SMS à Max mais il semble ne pas entendre son téléphone, ou il ne veut pas l’entendre. Elle approche son visage plus près ; il fait un signe positif de la tête. Il se lève, se dirige vers le comptoir en fouillant dans sa poche, paie les cafés. Je la regarde. Je ne comprends pas. Elle est rouge pivoine. Son air triste a disparu. Elle semble fébrile, enthousiaste. Je jette 2 € sur la table et sors du bar. Je ne peux plus respirer.


Ils sortent à leur tour et poursuivent leur chemin vers le centre. Je reste sur le trottoir d’en face. Ils marchent vite. J’envoie des SMS, mais Max ne réagit pas. Ils s’arrêtent tout à coup devant un immeuble. Elle le saisit par la main et l’attire dans le hall. Elle se colle au mur et le tire vers elle. Elle se grandit en se levant sur la pointe des pieds, le saisit par le cou et l’embrasse fougueusement. Ils s’embrassent comme des amoureux. Elle a passé ses mains sous le blouson de Max et le caresse sans doute. Le chien les regarde, moi aussi. Le chien est calme, moi pas. J’ai le cœur à 200. Il me la vole. Il la vole à son mari.


Quelques instants plus tard je les vois rire d’un air complice. Ils ressortent du hall pour s’engouffrer dans une petite rue. Ils s’arrêtent sous l’enseigne d’un hôtel. Muriel reste dehors avec son chien. Max est entré.


Je reçois enfin un SMS. Je suis au bord de la crise de nerfs.


« Désolé ça ne se passe pas comme prévu. »

« J’ai vu. Foutez le camp. »

« Trop tard. Vous aviez raison : c’est une bombe. »

« Vous allez faire quoi ? »

« Je prends une chambre. »

« Non, je vous en supplie, foutez le camp ! »

« Trop tard, je vous ai dit. Je vous rembourserai. »

« Ce n’est pas une question d’argent. »

« Désolé, gars… »


Il ne répond plus au suivant. Je la vois entrer. Je pleure.


Ça fait deux heures que je suis assis, prostré dans ma voiture. Je ne sais plus qui je suis. Je voudrais être mort.