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n° 18201Fiche technique17076 caractères17076
Temps de lecture estimé : 9 mn
21/12/17
corrigé 06/06/21
Résumé:  C'est la belle nuit de Noël... enfin pas pour tout le monde.
Critères:  jeunes mélo portrait humour
Auteur : Radagast      Envoi mini-message
Il était une fois




Serge Amaury de Chadrac engueulait sa chargée de communication, son chef des services techniques, son conseiller personnel et son secrétaire général.



Les trois hommes et la femme sortirent du bureau la tête rentrée dans les épaules.



Le lendemain, sur la place de l’hôtel de ville les ouvriers communaux entamaient les travaux.

Quand il fut de notoriété publique que la mairie faisait installer une crèche grandeur nature, plusieurs groupes s’affrontèrent.

D’abord les défenseurs de la laïcité, qui ne voulaient pas de signes religieux sur la voie publique, ensuite les opposants farouches au maire, qui profitaient de cette construction pour le mettre en difficulté.

Puis vinrent les soutiens de l’homme politique, qui, en réponse aux slogans des autres, entonnèrent sur un ton féroce des chants de Noël, un séminariste faisait office de chef d’orchestre.


D’autres vinrent se mêler à ce combat : des athées, des contribuables rouspétant contre des dépenses inutiles, certains qui disaient « On l’a toujours fait pourquoi pas continuer ? », des fidèles d’autres religions, musulmane et judaïque, venus voir par curiosité et pour se gausser des cathos ou les soutenir, des fois qu’il leur arrive la même mésaventure.


Au milieu de toute cette agitation, une dizaine de CRS se disaient qu’ils allaient rejouer « la manif pour tous » et passer les fêtes loin de leurs familles.


Dans le bureau du maire, Amandine Aleur essayait de convaincre son patron.



Dans le courant de la journée, les journaux, les télés et les radios reçurent ce communiqué :


« De tout temps, pendant les fêtes de fin d’année, depuis mon plus jeune âge, j’ai été bercé par trois symboles, le sapin, le père Noël et surtout la crèche. Nous ne transigerons pas, la crèche reste et restera notre point de repère en ces temps troublés. »



La construction de l’édifice fut terminée dans le calme, les personnages en bois, carton et tissus furent installés.

Un âne et un bœuf bien remuants y furent amenés pour mettre un peu de vie et faire vrai.


Il était prévu, le 24 au soir, au terme de la messe de minuit, d’y déposer une figurine représentant l’Enfant Jésus, en présence du maire et des membres des différents cultes, en signe de paix et de fraternité.

Il est toujours bon pour des raisons électorales, d’associer les autres religions à ce genre de manifestation.


ooOOoo



Ils venaient de Bulgarie, ils fuyaient la misère et les persécutions, ils espéraient trouver en France, pays des Droits de l’Homme, la solidarité et la paix.

Ils pensaient y trouver un toit, peut-être même un travail. Ils fuyaient aussi leurs parents. Difficile de s’aimer lorsque les familles respectives se haïssent et mènent une vendetta depuis plusieurs générations.

Ils ne possédaient pas de papiers, usant de subterfuges pour passer les frontières, dépensant leurs maigres économies en nourriture hors de prix, et quand ils n’eurent plus une pièce, furent réduits à fouiller les poubelles.

Ils risquèrent leurs vies en se glissant dans la remorque d’un camion ou en sautant dans un train de marchandises, pour atteindre le pays de la liberté.


Il s’appelait Milan, il avait dix-huit ans, elle se nommait Lilia, venait de fêter ses seize ans et était enceinte jusqu’aux yeux.

Ils passèrent la frontière italienne par une nuit de fin novembre, en pleine tempête, en plein épisode méditerranéen. Dans leur malheur, ils eurent une chance, les intempéries les rendirent invisibles. Ils arrivèrent enfin sur la Terre promise, où ils se rendirent compte qu’ils se trouvaient toujours du mauvais côté de la matraque.


Milan faisait des petits boulots, gagnant de quoi survivre, ils remontaient vers le nord, vers la grande ville, là où ils pourraient se fondre dans la foule. Ils en avaient discuté bon nombre de fois, elle ne voulait pas aller dans un hôpital. Certes elle y accoucherait dans de bonnes conditions, mais les médecins appelleraient la police, et cauchemar ultime, ils seraient séparés et renvoyés chez eux.



Il la laissa seule dans un recoin sombre. Elle resta ainsi recroquevillée et grelottante plusieurs minutes qui lui semblèrent des heures. Il réapparut comme par magie, la faisant sursauter.



Ils traversèrent la place illuminée de guirlandes, dispensant une sensation de joie qu’ils étaient loin de partager ; les premiers flocons commençaient à tomber quand ils pénétrèrent dans une construction en bois.



ooOOoo



La messe de minuit terminée, toute l’assemblée se dirigea vers le centre de la place, une petite fille tenait un poupon représentant l’Enfant Jésus qu’elle devait déposer entre l’âne et le bœuf. Une caméra placée dans la crèche devait retransmettre l’événement sur un écran géant placé près de là, sur le mur de l’hôtel de ville.

Des CRS assuraient la sécurité. Au cas où.

L’imam et le rabbin, prudents, n’y assistaient pas en personne, mais avaient envoyé leurs bras droits qui attendaient, accompagnés d’une petite foule de curieux des deux religions qui évitaient quand même de se mélanger.


Le maire-président de région s’amena avec l’évêque. Toutes sortes de personnages s’agglutinaient près de barrières : fidèles nostalgiques des Noëls d’antan, opposants au maire, traditionalistes, athées, tout ce beau monde formant un mélange explosif. Les noms d’oiseaux fusaient de tous côtés… il semblait loin, l’esprit de Noël. Le curé de la paroisse alla rejoindre les deux autres religieux, laissant l’évêque dans la lumière.



ooOOoo




Le préposé à la caméra venait de repérer du mouvement à l’intérieur du cabanon.



Serge Amaury de Chadrac appela le CRS le plus proche.



Le gradé appela cinq de ses hommes et entra dans le bâtiment.


Lampes torches à pleine puissance, tasers et matraques prêts à l’emploi, le lieutenant et ses collègues avançaient prudemment.


Le faisceau de lumière épingla Milan, les yeux exorbités tel un chat coincé dans l’angle d’un mur par une meute de rottweilers. Seule la main de Lilia l’empêchait de prendre la fuite, il se plaça même devant sa compagne, pour la protéger, en un geste d’amour et de désespoir. Il tremblait, mais n’abandonnerait pas sa bien-aimée.

Les CRS baissèrent leurs torches vers la jeune femme.


Les « merde, putain, nom de dieu !» fusèrent.



Dans la crèche, les flics se trouvaient en plein doute.



Malheureusement pour lui les pompiers se trouvaient tous fort occupés par un carambolage monstre sur l’autoroute. Ils ne pourraient venir avant au moins une demi-heure.



La jeune femme souffrait le martyre, son visage se tordait de douleur.



À ce moment, un petit homme chauve passa la tête dans l’entrée :



Sur un geste de son supérieur, l’un des CRS se rua dehors.

Lorsqu’il revint, les bras chargés de trousses de première urgence, de vêtements de rechange, Serge Amaury de Chadrac reprit ses invectives.



Justement, dans la crèche :



Le toubib le regarda sortir et demanda :



Dehors, on entendit un grand brouhaha, puis un bruit sourd suivi d’un cri étranglé.



Le lieutenant regarda le toubib :



Le médecin s’affairait autour de Lilia, la rassurant, des linges propres déposés sous elle et sur son ventre. Une couverture de survie entourait ses épaules.



À ses côtés Milan respirait de la même manière qu’elle, se laissant broyer la main pour la rassurer.


Dehors, près des trois religieux, un petit attroupement de différentes religions s’était formé, personne ne voulait rester auprès de Serge Amaury de Chadrac, même si on évitait de se mélanger. Une vieille femme lança un regard dur aux trois hommes :



Le rabbin eut un petit sourire.



Les deux autres lui emboîtèrent le pas. Le maire se remettait de ses émotions quand il les vit entrer dans la crèche. Il commençait à y avoir foule là-dedans.



Il eut un grand sourire…



Allongée sur la paille Lilia poussait, le visage en sueur.



La jeune femme grimaçait, gémissait, criait, alors que le bébé sortait de son ventre.

Le docteur le prit dans ses bras et lui flanqua une claque sur les fesses. Cette petite chose se mit à crier et tout le monde se mit à sourire.

Le cordon fut coupé d’un coup de ciseaux puis noué, quelques coups de gaze le nettoyèrent.


La vieille femme retira son hijab et le donna au médecin, avec un regard de défi vers l’imam, qui n’osa rien dire.

Une autre donna son tiechel, ignorant ouvertement le rabbin, la troisième tendit un faux carré Hermès, le docteur entoura le marmot de ces tissus et le posa sur le ventre de Lilia.

Elle regardait son enfant comme s’il était le Messie.

Milan admirait sa compagne et son bébé, tout l’amour du monde dans le regard.

Le médecin et le flic souriaient, fiers et heureux du devoir accompli.



Les trois religieux se consultèrent d’un regard, et, ensemble, d’une seule voix, énoncèrent :



Le médecin se tourna vers l’assemblée, et annonça :



Les parents ne réfléchirent pas une seconde.



L’âne et le bœuf, le museau au-dessus du bébé et de sa mère poussèrent un soupir de satisfaction, les réchauffant tous deux.


Il est né le divin enfant,

Jouez hautbois résonnez nuisettes


entonna la chorale de la paroisse accompagnée des spectateurs, alors que les flocons se mettaient à tomber dru.


ooOOoo



¹zaamels : Tapette, en marocain. (Un merci spécial à Mathilde pour la traduction)