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10/01/18
corrigé 06/06/21
Résumé:  Dans Strasbourg recouvrée par la France en 1918, un meurtre mobilise la police. Le commissaire Lescroq ira de surprise en surprise au fil de ses rencontres au cours de l'enquête.
Critères:  fh ff prost caférestau exhib odeurs fellation 69 mélo portrait policier -policier -bourge
Auteur : Asymptote            Envoi mini-message
Belladone, aux vénéneuses séductions !

En 1919, l’Alsace sortait de quarante-huit ans d’annexion allemande. Plusieurs générations d’Alsaciens avaient été exclusivement éduquées dans la langue de Goethe. Ainsi, exceptés les vieux, une frange de privilégiés, les cercles du pouvoir et quelques revenants d’exil, on parlait alors l’allemand à Strasbourg, mais davantage encore l’alsacien qui avait conféré à cette originelle langue maternelle un parfum de résistance durant l’annexion.

De nombreux dialogues rapportés ci-dessous sont traduits soit de l’alsacien soit de l’allemand, soit enfin d’un mélange des deux. Nous avons laissé quelques expressions fleuries et incontournables en alsacien, immédiatement traduites entre crochets pour ne pas forcer le lecteur à de fastidieux allers-retour en fin de texte.




Scène 1 - Le 13 juillet 1919 à 22 h - Au bal de la préfecture à Strasbourg



Le champagne coule à flots ce soir sous les lustres de l’hôtel François-Joseph de Klinglin (1) tout récemment reconquis et qui n’héberge le nouveau préfet que depuis deux mois seulement. Ce bal du 13 juillet 1919 doit inaugurer dans les fastes une florissante ère française et déborde des salons jusque sur la terrasse. Se presse là une multitude hétéroclite d’élus ceints de leur écharpe, d’officiers supérieurs empanachés, de prélats que leur austérité bouffit d’orgueil et de hauts fonctionnaires affichant leur mépris de toutes ces vanités sans bénéfice pour l’État. Ce sont surtout les épouses ou les grandes filles déguisées en épouvantails chamarrés qui assurent le spectacle, et si les rivalités sont âpres entre les messieurs, elles n’en restent pas moins dérisoires par rapport aux concurrences effrénées qui affrontent ces dames.


Comme toujours en ces occasions, la foule républicaine a sacré spontanément une reine de la fête, une jeune fille éblouissante de par sa beauté quoiqu’insignifiante ou presque dans la hiérarchie sociale occulte qui régit cette noble assemblée. Cette condition permettra de porter sa tête sur le billot sans trop d’embarras dès le lendemain ou au moindre faux-pas, et quelques commères, l’œil luisant d’une sainte haine, s’y appliquent déjà.


L’impératrice de cette soirée est donc la brune – blonde ferait teuton – et splendide Marie-France qui allie sous la bannière de son prénom la foi catholique et la nation. Mademoiselle Marie-France figure ainsi un étendard symbolique qu’on brandit en cette réception. Cette fille est celle de monsieur Haas, premier secrétaire du troisième bureau de la préfecture, dont les grands-parents avaient fui l’Alsace prussienne avant même le traité de Francfort (2) pour s’exiler à Nancy tandis que ses parents venaient d’y refluer en devançant le traité de Versailles (2) et l’instauration du préfet dans ses fonctions.

L’indéfectible fidélité de sa lignée à la France, sa prémonition de l’Histoire, lui font autant d’atouts que monsieur le premier secrétaire n’hésite jamais à rappeler et qui lui valent l’oreille du préfet.


Mademoiselle Marie-France, dont la famille en quête d’un parti vante les vingt-trois ans, s’efforce d’en paraître vingt alors qu’en fait elle vient de souffler ses vingt-six bougies. Elle se déclare néanmoins trentenaire, présumant sans doute que cet âge intermédiaire lui octroiera aussi bien les hommages des dignes ancêtres que ceux des fringantes nouvelles générations.


Brillant calcul qui ploie à ses genoux, en cette circonstance, un vaste parterre d’agents de l’autorité, de bourgeois, et surtout de militaires. Il n’est pas jusqu’au jeune abbé Malebranche qui ne vienne lui débiter compliment et faire révérence. La fraîcheur de son minois, la délicatesse de son teint, sa distinction naturelle, son élégance raffinée qui souligne d’opportunes rondeurs la distinguent de nombre de ces aïeules dont les ornements ne font qu’accentuer l’incurable carence de toute beauté. Un port altier tempéré par un brin de modeste réserve et d’une pudeur de bon aloi ajoutent au charme, même si, par instants, son regard s’anime d’une flamme étrange.


Le lieutenant Bernstein, lui aussi ancien Alsacien et fils de réfugiés à l’intérieur, semble spécialement en grâce et recueille l’essentiel de ses attentions. La coterie de ses rivaux se console en répétant qu’il n’épousera pas la fille d’un simple fonctionnaire et que, comme monsieur le traîneur de sabre cherche tout à la fois une dot et un pucelage, il lâchera rapidement la donzelle pour convoler avec fortune mieux établie. Peu avant minuit, mademoiselle Marie-France, qui tourbillonne au bras de son séducteur, se tord la cheville et, après avoir pris congé de lui sur la terrasse, annonce que, souffrant atrocement, elle se retire.




Scène 2 - Le 14 juillet 1919 vers 8 h - Cabinet du préfet



À sept heures du matin, ce lundi 14 juillet, la maréchaussée frappe à la porte du domicile de monsieur le premier secrétaire du troisième bureau. On vient de retrouver sa fille morte, selon toute vraisemblance assassinée, dans le bac de l’écluse situé à côté des glacières.


Une heure plus tard, un conseil de guerre restreint se déroule dans le cabinet du préfet. Y participent le préfet lui-même qui devra cependant bientôt s’absenter car il préside les commémorations et autres défilés de cette journée historique, le président du tribunal de grande instance, le chef de la police, le commissaire Dumouriez chargé officiellement de l’enquête, le commissaire Lescroq, monsieur Haas éploré, lui qui, extralucide quant aux heurs et malheurs de la France, n’a su prévoir ceux de Marie-France.


Parmi ces protagonistes, Dumouriez et Lescroq se détestent cordialement, ou plus exactement Dumouriez déteste son confrère qui ne se donne pas la peine de lui rendre la politesse et se contente de le tenir pour un fat qui associe incompétence avec arrogance et prétention. Les griefs de Dumouriez sont, eux, multiples et variés : il ne supporte ni l’allure hirsute et dépenaillée, ni l’alcoolisme de son collègue, indigne de son grade ; il lui reproche de porter le bandeau qui masque son œil perdu pendant la guerre à la manière d’une décoration ainsi que son franc-parler, mais surtout ses nombreux silences qu’il sent peser sur lui comme autant de muettes réprobations. Enfin, son rôle un peu occulte, assigné à la filature d’éventuels espions, qui le rattache directement au préfet, l’inquiète.


Les débats prennent promptement un ton offensif. Il s’agit d’un lâche attentat contre la République. En s’attaquant à la descendance de l’un de ses plus zélés serviteurs, on vise assurément l’État. Les agitateurs pro-germaniques et anarchistes doivent être particulièrement surveillés. Il convient de frapper vite et fort. À cette fin, tous les moyens seront déployés. Un rapport de police précisera journellement au préfet l’avancement de l’enquête.


En sortant de la préfecture, le commissaire Lescroq a le net pressentiment que les emmerdements vont s’accumuler. Il était présent hier soir et surveillait la foule hétéroclite. Il a vu la belle enfant s’enfuir, si pressée qu’oubliant par instants de claudiquer. Le lieutenant Bernstein et l’abbé Malebranche n’avaient pas tardé à disparaître à leur tour. Il espère maintenant très fort qu’aucun de ces deux n’ait partie liée, ni avec les teutons, ni avec les anarchistes.




Scène 3 - Le 14 juillet vers 10 h - Chez les Haas - Allée de La Robertsau, puis au commissariat de la rue de la Nuée Bleue



Lescroq accompagne monsieur Haas à son domicile tout en le questionnant à mots couverts. Marie-France conjuguait tous les talents, se comportait en parangon de vertu, une vraie perle, une jeune fille aimante et aimée, etc.



En ce genre d’affaire, Lescroq n’écoute qu’à peine le contenu des réponses – ils mentent toujours avec une foule de bonnes et de mauvaises raisons. Par contre, ni l’indignation trop affectée, ni le glissement qui a transformé sa suspicion de quelque innocente fréquentation en présomption d’amant ne le dupent.



La belle entente familiale, tant vantée devant le préfet, a, lui semble-t-il, un brin de plomb dans l’aile et pousse la colombe à voler des siennes propres en s’écartant du nid parental.

Au domicile, il interroge longuement la mère très réservée qui, entre ses sanglots, débite des lieux communs convenus. Il subodore bientôt qu’elle en sait plus qu’elle ne confie et la sent même désireuse d’en dire davantage tout en se retenant, en raison peut-être de la présence du mari. Il s’enquiert de quelques photos récentes, et pendant qu’on les lui cherche, sollicite l’autorisation de visiter seul son appartement. On lui en remet les clefs, non sans réticence. Dans le logement, la quantité et la qualité de ses vêtements le surprennent. Certains l’étonnent, car plutôt que ceux d’une honnête demoiselle, ils évoquent et puent la cocotte à plein nez. Visiblement, Marie-France devait compléter ses modestes émoluments de traductrice par des revenus autrement conséquents.


Quand il revient chez les parents, madame Haas lui remet un superbe portrait, travail splendide d’un véritable artiste photographe qui met magnifiquement en valeur la finesse des traits du modèle. Il remarque que la mère masque mieux désormais ses émotions et ne manque pas de charme maintenant qu’elle a séché ses larmes. Elle se présente ainsi en femme affable mais de caractère, affichant une singulière fraîcheur, et Lescroq se demande comment le vieux Haas a pu circonvenir cette pimpante beauté.

Avec un sourire presque enjôleur, elle le consulte :



Lorsqu’il prend congé, son embarras n’a fait que croître.


Le commissariat est à peu près désert, tout le personnel se mobilisant afin de retrouver le conducteur du taxi ou du fiacre qui a chargé Marie-France à la sortie de la préfecture. Inutile qu’il se joigne à cette meute pleine de finesse et de délicatesse dans ses interrogatoires. Il compte se rendre sur le terrain dès la tombée de la nuit en vue d’y mener ses propres investigations. À cette heure, les limiers de Dumouriez doivent s’y déployer, en vain sûrement car là-bas les acteurs diurnes et nocturnes sont totalement différents. Il descend à la morgue où le légiste lui déclare qu’il ne dispose pas de conclusions définitives sauf en ce qui concerne la cause du décès qui ne saurait être la noyade mais provient d’un coup assené sur la nuque.


Elle est exposée nue sur la table d’examen ; un sacré brin de jeune femme capable d’éveiller bien des concupiscences. Lescroq repère sur une paillasse les vêtements qu’on lui a retirés et constate que ce ne sont pas ceux qu’elle portait au bal. Fi de la sage robe blanche, remplacée par une jupe étroite, fendue très haut et un chemisier noir presque transparent. Il fouille un peu le monceau de tissus, y déniche ses bas, porte-jarretelles, soutien-gorge, mais ni chaussures, ni culotte. Il consulte le médecin à ce sujet.



Il y a là de quoi nourrir les perplexités du commissaire.




Scène 4 - Le 14 juillet vers 22 h - À la Petite France, le quartier des tanneurs



L’orage bref et violent a fait basculer un lourd crépuscule dans les affres de la nuit. À l’instar de la veille, les pavés surchauffés par un jour ardent se dérobent sous un matelas de vapeur qui s’accroche à leurs aspérités. Un instant, les moiteurs épaisses de l’atmosphère semblent clouer ces brumes au sol avant qu’elles ne s’effilochent en lambeaux fantomatiques. Sous cette ouate, la pierre se dissimule, glissante et gluante, puante des immondices accumulées dont l’ondée réactive les remugles. L’eau des canaux fume aussi, libérant des brouillards qui dansent au rythme des courants qu’ils occultent.


Éloignés d’à peine une centaine de mètres, les bouillonnements de l’Ill et les remous des turbines des glacières paraissent amortis par la chape cotonneuse et grondent en monocordes mugissements assourdis. De rares réverbères distillent une lumière blafarde et tremblotante qui allonge des ombres insolites et vacillantes sur les façades lépreuses, y rebondit, teintant d’inquiétantes luisances bleu cobalt leur environnement sauf quand un éclat de lune rousse, filtrant entre de pesantes nuées, déchire ces nébulosités glauques de sa giclée orangée. L’odeur tenace et amère du cacao en provenance de la chocolaterie se combine aux émanations ammoniacales résultant de la macération des peaux pour composer un fumet dense et nauséabond qui stagne, faute du moindre souffle d’air.


À partir de la rue du Bain-aux-Plantes, des venelles et des impasses obscures s’évanouissent entre les hautes maisons dont le squelette noir du colombage se dresse comme une menace ou un avertissement. Ces territoires d’outre-tombe paraissent, au premier abord, déserts, peu propices au foisonnement d’une vie sociale. Et puis on y distingue de rares fantômes furtifs, si fugitifs que leur réalité reste douteuse. Ils hantent les porches et se cachent sous l’assombrissement des encorbellements. Tout un peuple finalement, à proximité de la prison, s’affaire et trafique, s’occupe à de suspectes besognes.


Des filles hâves et certainement phtisiques sortent d’on ne sait où, entreprenant de racoler un compère d’indigence. Plutôt vieilles et moches, leur peau blême les convertit en fanaux, en nymphes évanescentes ou en Messaline prédatrices qui adoucissent ces sombres auspices d’un halo fantasmagorique. Elles adjugent leurs charmes flétris en échange d’un godet de tord-boyaux qu’elles avaleront immédiatement après la passe. Elles ne chassent point le bourgeois qui ne se commet guère en ces parages mais l’ouvrier tanneur, le portefaix, le prolo, le vannier, leurs frères d’infortune auxquels elles s’apprêtent à offrir dix minutes d’éternité. Quelquefois une porte grinçante s’entrouvre, révélant l’entrée de l’une des nombreuses tavernes bordant la rue qui régurgite ou absorbe alors une silhouette leste, et lâche dans un éclair fauve des relents d’âcre tabagie, l’écho de conciliabules gutturaux, de rires ivrognes.


La sueur englue la nuque et la tignasse hirsute de Lescroq qui, en dépit d’une chaleur à nouveau étouffante, frissonne. Ses collègues hésiteraient fort à venir se perdre ici la nuit tombée, un 14 juillet surtout, après que les esprits excités par deux jours consécutifs de repos et échauffés par la canicule ont tenté de noyer l’incendie qui les consume, force piquette alsacienne baptisée Zwicker (3) et bocks de bière escortés du vitriol d’un kirsch frelaté. Il faut être familier des lieux pour oser s’y aventurer, même grimé en batelier. Il se demande parfois pourquoi le nombre de crimes y demeure aussi réduit. À tout prendre, il apprécie ces ambiances crépusculaires, sinistres et morbides qui ne s’accordent que trop à son caractère.


Il avise trois filles qui, au bord de l’eau, attendent le client. Il s’approche d’elles, feignant d’être intéressé. Aussitôt elles s’écartent afin d’exhiber, chacune, les attributs qui la valorise le mieux. Il les examine à tour de rôle, puis, affichant son insatisfaction, tire de sa poche la photo de Marie-France en indiquant que voilà celle qu’il aurait aimé rencontrer. L’une des filles dément la connaître en secouant la tête et s’adresse à ses compagnes en leur expliquant :



Un peu plus loin, dans l’auréole bleutée d’un réverbère, une gamine, maigrichonne presque, qui ne doit pas excéder les vingt-deux ans, tapine aussi. Elle ne porte, en raison de la chaleur probablement, qu’une sorte de simple chemise de nuit qui a dû être d’un blanc satiné dans un lointain passé et vire au gris sale constellé d’innombrables taches. Dès qu’elle comprend qu’il vient vers elle, elle projette son ventre en avant, relève la tunique sur sa jambe et ébauche un sourire mêlé à l’esquisse d’un baiser qui arrondit sa bouche en cul de poule. Sans même seulement lui laisser le temps de l’invite, Lescroq lui tend le cliché :



La jeune fille n’y jette qu’un coup d’œil, et il la voit très nettement tressaillir. Dans un français dépourvu d’accent et simulant l’indifférence, elle rétorque sèchement :



Le sursaut et ce laconisme le persuadent qu’elle en sait davantage, notamment au sujet de son décès. Agitant la photo sous ses yeux, il insiste en la dévisageant.



Leurs regards se croisent, et si lui l’observe attentivement, elle le détaille avec une embarrassante virulence. Ses magnifiques et énormes yeux verts rayonnent au fond d’orbites caves, évoquant en lui un ancien et vague souvenir qu’il ne parvient pas à se remémorer plus précisément. Elle le met si mal à l’aise qu’il frissonne à nouveau. Éludant sa question, il poursuit :



En baissant les yeux et en tournant la tête, elle répond :



Elle lui désigne une maison à deux cents mètres de là. Il lui glisse quelques pièces, non par habitude de rétribuer les indications qu’on lui fournit, mais parce qu’elle a remué une poignante nostalgie au fond de lui-même. Il veut n’y voir que commisération, sentiment auquel, de coutume, il n’incline guère pourtant.




Scène 5 - Le 14 juillet vers 23 h - Dans la taverne Au Rhin



Il découvre rapidement une façade décatie dont le torchis s’effrite par plaques entre des poutres pourrissantes. Des lettres mal calligraphiées annoncent « Au Rhin » et ne masquent qu’à peine une suscription plus ancienne qui avait dû proclamer « Am Rhein ». Le retour de l’Alsace dans le giron français n’a donc pas suscité la verve des propriétaires.


En guise d’unique fenêtre, une meurtrière crache des bouffées fuligineuses et cuivrées qui sont porteuses d’un brouhaha confus. Lescroq pousse la massive porte en bois puis dévale une volée de marches pour se retrouver dans une étuve surchauffée, embrumée par une dense fumée et exhalant les fortes odeurs du pétrole avec lequel on a aspergé le sol de terre battue. Repérant dans un angle une table qui n’accueille qu’un dormeur ivre affalé, il se fraye un passage vers celle-ci, non sans difficulté tant les chaises occupées par d’impressionnantes corpulences obstruent l’espace.

Essuyant son front dégoulinant d’un revers de manche, il jette un premier coup d’œil sur la cour des miracles dont il vient de forcer le seuil.


Derrière le comptoir trône la patronne ; enfin, une masse gélatineuse esquissant forme humaine surmontée d’une tête congestionnée coiffée d’un toupet blond. Elle tient beaucoup de Bibendum et semble avoir enfilé plusieurs bouées sous sa robe.

L’époque où les qualités de belle et de grasse se rehaussaient mutuellement est hélas révolue, et même alors les charmes de Madame Rose auraient été jugés trop plantureux pour lui valoir le titre de Vénus. De la rose, elle étale les pétales défraîchis, dépouilles d’une fleur fanée, gonflée à la limite du pourrissement qui s’étiole. On en repère d’abord l’enflure des pis tremblotants comme du pouding qu’elle repose sur le zinc où ils pataugent dans les ronds de bière. Quand la Rose se redresse, son poitrail accuse un temps de retard, demeure collé au comptoir et s’étire mollement avant de se décider, plein de regrets, à suivre le mouvement de sa propriétaire.


Elle présente toutes les grâces du pachyderme, jusqu’à l’accent barrissant ; dans la savane, elle aurait sans doute ébloui bien des hippopotames. Une toute petite tête domine ce corps particulièrement dodu – du moins le jeu des proportions la fait-elle paraître ainsi – évoquant infailliblement une noisette couronnant une citrouille. En conquérant indocile, le poil envahit son visage. Deux tresses l’encadrent de leur blondeur et feraient typiquement Gretchen si elles contenaient les cheveux qu’elles nattent. Malheureusement, des mèches rétives s’en échappent un peu partout et se dressent perpendiculairement, leur conférant l’aspect de goupillons.


Elle orne sa lèvre d’une fière et dense moustache de crin blond qu’elle trempe périodiquement dans la mousse de sa chope et nettoie ensuite à grands coups de langue escortés de claquements énergiques et sonores. Des poils rêches, longs d’un demi-centimètre, disséminés par plaques irrégulières, complètent cette composition pileuse en hérissant un menton qui se démultiplie en bourrelets et circonvolutions dont la mobilité rend l’inventaire exact impossible et se coince entre des bajoues pendantes, superbement bovines, grêlées de tavelures si marquées qu’elles peuvent passer pour des stigmates de petite vérole.


De grands yeux, enfin, clament un perpétuel étonnement, mais leur beau bleu céleste reflète des horizons très éloignés du cadre de sa misérable gargote. Ce sont des sondes qui vous transpercent, pétillantes d’intelligence et de malice. À les détailler, on comprend que la Rose aussi avait dû fleurir d’un véritable éclat même si, dorénavant, lorsqu’elle fait encore tourner des têtes, c’est que ces dernières s’appliquent à regarder ailleurs !


Qu’elle parle l’allemand ou l’alsacien, deux expressions ponctuent invariablement ses phrases : « yoooo aver » et « hoplà » [« oui mais » ou « eh bien », et « allez, bon » ou « voilà »]. Elle les module avec une surprenante diversité de nuances qui enrichit considérablement son vocabulaire polyglotte. Le « yoooo » compte un nombre très fluctuant de « o » tandis que les « aver » et « hoplà » tantôt crépitent vifs et secs, tantôt s’éternisent en glapissements traînants, suraigus ou rauques. Seuls les initiés savent interpréter les multiples inflexions de ces locutions et en saisir l’infinie prolixité sémantique.

À peine le commissaire installé, sans quitter son refuge, elle grince :



Il commande un demi de Knipperlé (5), ce qui lui vaut le commentaire :



Elle s’extirpe de derrière le bar et vient vers sa table en se dandinant d’une jambe sur l’autre dans un mouvement de métronome avec une souplesse toutefois que rien ne laissait présager. Elle claque plus qu’elle ne pose un pichet en grès de Betschdorf (6) devant lui ainsi qu’un verre douteux qu’elle emplit aux trois quarts et une rognure de papier indiquant le prix de la consommation, tout en appuyant la manœuvre d’un « hoplà ! » d’encouragement.

Lescroq brûle de lui coller la photo de Marie-France sous le nez mais comprend qu’à cette heure, au milieu de cette foule et de cette confusion, il n’obtiendra rien. Il se hâte de boire une première gorgée de vin et, surpris par sa qualité, en félicite la tenancière qui le gratifie, en retour, d’un immense sourire.



Cette confidence lui fait entendre qu’il vient de gagner ses bonnes grâces.

Il s’absorbe ensuite dans la contemplation de l’antre et de sa faune.


Chaleur et odeurs dominent. Chaleur de la journée que l’orage n’a pas tempérée dans cet intérieur confiné et que la réunion d’une trentaine de personnes rend suffocante. Odeurs confondues de transpiration, de vinasse, de bière, de tabac et de pétrole qui composent un cocktail presque explosif. Même la palette de Daumier aurait peiné à rendre compte de la multiplicité de ces trognes rubicondes décorées de pustules, de verrues et de goitres. Au-dessus de quadruples mentons impérieux grimacent des bouches édentées et fétides surmontées à leur tour par des yeux tantôt vifs qu’animent les conversations, tantôt apathiques et globuleux, noyés d’alcool. Ces faces dégoulinent de sueur qui s’épanche en grosses gouttes luisantes en reflétant la flamme des chandelles illuminant les tables. Quelques femelles très légèrement vêtues ont accompagné leurs mâles et exposent des bustes largement dépoitraillés qu’elles éventent d’un mouchoir crasseux. Elles se faufilent parfois entre les convives, frottant leurs chairs molles contre le dos de ceux-ci et lâchent des trilles stridents lorsque des doigts anonymes leur pincent les fesses.


Bien que ne comprenant pas grand-chose aux ardentes discussions avinées qui mélangent à l’envi alsacien et allemand avec de rares mots de français, il lui semble qu’aucune ne se rapporte à l’évènement de la nuit précédente.

La porte s’ouvre et il voit entrer l’une des trois filles qu’il avait abordées le long de l’Ill. Un batelier la suit. Elle traverse la salle, décroche une clef au comptoir et s’enfonce dans l’escalier étroit et raide qui grimpe derrière une tenture, toujours suivie par son client. À défaut d’être maquerelle, la Rose loue donc des galetas dans les étages de sa maison, et Marie-France devait certainement convier là son, ou ses amants.




Scène 6 - Le 15 juillet vers 10 h - Au commissariat, rue de la Nuée Bleue



Les débats du lendemain, au commissariat, sont houleux. Le commissaire principal qui fait office de préfet de police tonne que cela vaut bien la peine d’affecter deux collègues à cette enquête et d’obtenir aussi peu de résultats. Quand le légiste révèle des relations sexuelles vraisemblablement consenties, tous se félicitent de l’absence de monsieur Haas, qui aurait violemment protesté et défendu l’honneur de sa colombe.


Dumouriez, plein de morgue, fait constater que la jeune fille, revenue à son domicile pour se changer, ne pouvait donc avoir été enlevée dès sa sortie de la préfecture. On l’avait dépouillée de son sac à main et d’un bracelet en or, probablement arraché, ainsi qu’en témoignait la tuméfaction de son poignet. Il décrit le bijou force détails. Enfin, ses hommes recherchent activement le fiacre dans lequel elle serait montée, dont le cocher s’illustre régulièrement par des propos anarchisants et se dissimule momentanément, ce qui consolide les préventions à son égard. Il présume une agression de sa part visant à dévaliser la demoiselle avant qu’on ne la jette dans l’Ill à partir des Ponts Couverts où la voiture stationnait ; des témoins peuvent en attester, encore au petit matin.


Le commissaire principal se réjouit de cette piste et recommande de retrouver rapidement le fiacre et son conducteur. Lescroq se tait tout en remarquant que cette trame n’explique ni l’escapade, ni le rapport sexuel qui l’a suivie, que jeter un corps du haut des Ponts Couverts un soir de 13 juillet manque d’une élémentaire discrétion et que demeurer ensuite longtemps sur les lieux du forfait relève de l’aberration.




Scène 7 - Le 15 juillet vers 15 h - Les berges de l’Ill à la Petite France



Vers le milieu de l’après-midi, il revient traîner ses guêtres à la Petite France. L’allure du quartier ne conserve de la nuit que les odeurs pestilentielles liées au tannage qui se corsent en outre de celles du marché aux poissons installé juste en amont, quai de la Bruche. Elles se renforcent aussi du fait de la reprise des labeurs, de la remontée des températures, de la totale immobilité de l’air ambiant et de la dissipation des bienfaits de la pluie qui avait un moment un peu lavé l’atmosphère en en rabattant les miasmes.


Dans le lacis des ruelles, une foule dense s’active, faite de voituriers qui chargent et déchargent des peaux, de tanneurs fumant nonchalamment la pipe devant leur atelier, de vanniers tressant des osiers roux sous les renfoncements des porches et de bateliers allongés au bord de l’eau qui surveillent ces empressements d’un œil goguenard. Les berges de l’Ill s’agrémentent des taches multicolores des blouses des lavandières. Celles-ci les animent d’un joyeux brouhaha ponctué de rires frais et sonores, rythmé par les puissants coups des battoirs dont leurs bras nus menacent le ciel et qu’elles rabattent en soulevant des gerbes d’éclaboussures argentées.

Lescroq, mesurant similitudes et contrastes, se dit que peu de choses seulement écartent le paradis de l’enfer.


Il parcourt lentement les rives situées au-dessus de l’écluse, en les inspectant minutieusement. Il approche du pont tournant quand un gamin sournois l’aborde en allemand, proposant de lui vendre un bijou en or, vraisemblablement le fruit de ses activités de pickpocket ou d’un autre chapardage. Il l’éconduit d’abord. Toutefois, le vaurien insiste ; et quand il annonce qu’il s’agit un bracelet, il mobilise toutes les attentions du commissaire qui tient dès lors à l’examiner. L’objet qu’il lui présente correspond exactement à celui subtilisé au bras de Marie-France.


Il brandit alors sa carte de police et fait craindre au gavroche une séance au poste. Une discussion longue et âpre s’engage. Le galopin explique qu’il l’a trouvé, la veille à l’aube, pendu à un crochet au bord du quai de halage, presque recouvert par la végétation, et qu’il n’entend pas se délester si aisément de ce don du ciel. Lorsqu’il comprend qu’on va l’accuser d’avoir jeté à l’eau la jeune fille estourbie pour lui voler cet ornement, il se montre enfin plus coopératif.


Lescroq confisque le bijou, note et vérifie soigneusement l’identité du chenapan puis lui intime l’ordre de le conduire sur les lieux de sa trouvaille. Il constate qu’à cet endroit le quai se révèle périlleusement glissant et que des mousses arrachées attestent du dérapage récent d’une lourde charge qui pourrait fort bien être un corps. Il y découvre même un fragment de tissu susceptible d’appartenir au vêtement de la défunte. Cela ne lui laisse aucun doute : Marie-France a été précipitée dans l’Ill à partir de là alors qu’elle rejoignait son fiacre stationné aux Ponts Couverts. Elle a probablement tenté de s’agripper à la ferraille, mais seul son bracelet s’y est accroché avant de céder. Il remercie son informateur, et tout en lui ordonnant de rester à sa disposition, le dédommage de quelques pièces.




Scène 8 - Le 15 juillet vers 16 h 30 - Retour Au Rhin. Confidences de Rose, ou Marie-France dans ses œuvres (1)



La porte de la taverne Au Rhin est grande ouverte afin d’évacuer les fumets de la veille, et quand il y pénètre, seuls trois invalides de guerre y jouent aux cartes devant leur bock. Madame Rose l’accueille avec un large sourire. Il s’installe cette fois directement au bar auquel il sait la patronne enracinée par ses volumes et lui commande un demi de son excellent Knipperlé.


Il l’entreprend en causant des ravages de la guerre, et ils entament un tête-à-tête en mauvais français. Très vite, soupçonnant qu’il ne cause point l’alsacien, elle lui demande s’il ne veut pas converser en allemand. Lescroq opine et lui relate son unique fait d’armes pendant la guerre au cours de laquelle un copain l’avait accidentellement éborgné avec sa baïonnette.

Après l’avoir mise ainsi en confiance, il sort la photo de Marie-France.



La Rose s’esclaffe et éclate d’un rire fait de grondements ventriculaires et caverneux. Son corps entier en est secoué et ses chairs flasques tressautent au rythme de ses hoquets.



Cet accès d’hilarité lui fait oublier ses préventions et l’engage à confidences.



Lescroq comprend que les suspicions qu’il nourrit depuis le début de cette affaire se trouvent largement fondées et que le changement d’identité de la jeune fille, Marie-France en préfecture et Belladone sur le trottoir, illustre magnifiquement sa duplicité.


« Traitant les amants qui lui avaient déplu de couilles molles en public, elle ne manquait pas d’ennemis. Un samedi soir – je le sais parce que mon auberge débordait – il y a moins de deux mois, elle s’est fait sauter ici, dans la salle devant tout le monde. Elle était arrivée fringuée en bourgeoise délurée qui jouait les salopes. S’klei Peter [Le Petit Pierre], qui avait un coup dans le nez, a osé se moquer d’elle :


  • — Encore une mal baisée qui, parce qu’elle pète dans la soie, s’imagine pouvoir tout acheter !

Elle l’a pris de haut, et parlant moitié français, moitié allemand, elle lui a sorti :


  • — Non, très cher, je n’ai nulle intention de payer une loque de ton espèce, mais je vais te faire débourser plus que tu n’as en bourse. À combien tu estimes ça ?

Et hoplà, elle a retroussé sa robe jusqu’à la ceinture exposant des putains de gambettes. Des guibolles fines, longues et musclées, serrées dans des bottines de cuir rouge et emballées dans un filet à grosses mailles en soie noire, la peau blanche de ses cuisses au-dessus des jarretelles tendues, et au sommet une culotte avec tellement de dentelles qu’il n’y avait que des trous. J’te raconte pas comment ils la fixaient tous, muets, avec les yeux qui leur sortaient de la caboche, collés là-dessus pareils à des mouches sur du miel, le Klei Peter tout spécialement, qui n’a pas inventé l’abstinence, sous le pif duquel elle agitait ces frusques de luxe. « Allez ! Combien ? » Et l’autre restant sans moufter, elle a fourré les volants de sa robe dans sa ceinture pour ne pas rabattre le rideau sur le spectacle, et hoplà, plus vite que j’peux te dire, elle a déboutonné et rabattu tout le haut puis ouvert son soutien-gorge. Me liever Man [Mon bon Monsieur], t’aurais vu ces miches… Du fier, du hautain même, qui avait du maintien et ne se laissait pas aller, si fermes que je me suis demandé pourquoi elle se trimballait un soutif. »


Là, la Rose, marque une courte pause et jette un coup d’œil désolé à ses propres attributs.


« Tollkirscha a repris :


  • — Tiens, tu as avalé ta langue ? Dommage, je lui réservais un autre usage. Monsieur renonce à ses grands airs ; on dirait une carpe extraite de son trou de vase. Avoue que tu aimerais y mettre la patte.

Elle s’est baissée en faisant tomber sa culotte à mi-cuisses pour s’aérer la chatte. Peigné et nettoyé, le minou, comme si ça sortait de chez le friseur. Gott verdammt mich [Dieu me damne], j’en ai vues dans la vie, mais là j’étais limite gênée. Les autres aussi qui osaient à peine respirer. Hoplà, tu aurais entendu le silence dans ma wienstuva [bar à vin], si fort qu’il faisait mal aux oreilles. Ils se tenaient tous en cercle, enfin plutôt en demi-cercle, dans le dos du Peter.


  • — Tu peux tâter la marchandise, mais avec respect. Allez, ne sois pas timide.

Elle a attrapé sa pogne velue et noueuse qu’elle a posée sur sa moule avant de le contraindre à lui fourrer un doigt dans la vulve. L’autre, hagard, se laissait faire, pire qu’un pantin.


  • — Alors, dis-moi, le tout, tu mets combien ?

Le Klei Peter, rouge comme un homard, baveux comme une huître, a lâché un chiffre considérable par rapport à ce qu’il doit gagner. Elle a rétorqué :


  • — Mon ami, à ce tarif, sois heureux si je t’autorise à sucer… mes orteils. Ils sont fort beaux, au demeurant.

Il augmenta la somme.


  • — Non, tu rigoles ? Bon, je suis bonne fille : mets le double et tu emportes le morceau. J’accepte en outre de te faire crédit si tu payes le solde sous huit jours à Madame Rose. Par contre, à ce prix, je ne grimpe pas ailleurs que là, sur la table.

Mes clients, jusqu’alors muets, effrayés à l’idée qu’il puisse renoncer et interrompre la séance, commençaient à s’impatienter. Des rires grivois et des provocations lubriques fusaient ; certains proposaient même de cotiser. Moi, je redoutais surtout que cela ne dégénère en émeute. Il a enfin sorti des billets crasseux de sa poche au milieu de soupirs de soulagement. S’Tollkirscha a ajouté :


  • — Ceux qui voudront mater en seront aussi de leur écot. Rose, fait passer la sébile.

Hoplà… écot, sébile, si tu crois que je sais ce que c’est ! J’ai pas compris, j’ai rien fait. Elle s’est assise sur une table, jambes écartées et les nippes remontées sur le nombril.


  • — Eh bien, Monsieur le fanfaron, crains-tu qu’ils voient que tu n’es pas à la hauteur ? Amène la monnaie et ta grosse coupure.

« Vas-y Peter, défonce-la cette grognasse ! » beuglait la salle. Le Klei Peter a abaissé son pantalon et a libéré un sacré morceau de son caleçon, net a knaki wurstala [pas une saucissette de knack] ; une vraie lorraine, juteuse et gonflée à souhait !


  • — Espèce de garce, tu en redemanderas avant peu !
  • — Puisses-tu dire vrai…

Dès qu’il a commencé à la piner, comment tu dis déjà… « la pauvre colombe innocente » s’est transformée en furie. Crois-moi, Monsieur, elle voulait de la bite, et le tanneur aurait pu et dû marchander. Elle a arraché ce qui lui restait de corsage pour se dorloter les nibards ; pas pour du semblant : elle les pétrissait comme bonne pâte sur la planche et les a asticotés énergiquement. Et hoplà, d’un bras elle a chopé un gamin par les tifs, un jeune vannier, et l’a amené vers eux pour le forcer à picorer ses fraises, yoooo aver… elle n’a pas eu trop de mal à l’obliger.


Le Peter l’a saisie par les hanches et tirée vers lui pour la ramoner à furieux coups de gaule. À chacun d’eux, encouragée par l’assistance, elle se soulevait puis retombait dans sa mouille fur drie splatscha [pour splasher dedans]. Elle devait s’être pissé dessus pour tout inonder avec cette abondance. Il fallait voir ses yeux. Elle les roulait à la manière d’une démente, tellement que ça te foutait la trouille. Parfois, tu n’en voyais plus que le blanc. Gott verdammt mich, elle m’a chamboulée, comme ça, irréelle et arrogante, le visage ravagé par le plaisir et la luxure, par le plaisir de la luxure. Elle lui criait dessus, le traitant de tous les noms : « Vas-y, archloch [trou du cul]. Ça te plaît, vieux bouc, de baiser une bourge ? Allez, mets un peu d’ardeur à violer ta pute ! » et d’autres tout aussi élégants. Très vite pourtant, elle n’a plus su que gueuler des mots incohérents, sans doute en français.


La salope a joui à répétition, plusieurs fois, avant de le repousser et de se mettre à quatre pattes au milieu des chopes en tortillant du cul pour se faire tirer comme une guenon. Lui, à présent, en voulait pour son fric et se déchaînait. Comment il nous regardait tous ! Un vrai seigneur baladant son mépris sur de petites gens, sur son public envieux et surexcité qui braillait en chœur.


Penché sur elle, il l’embrochait comme un taureau enragé et, revanchard, lui claquait brutalement les fesses en jetant des « han » essoufflés. La friponne, les frusques roulées autour de la taille, se secouait en balançant ses nichons et en gueulant « Oh oui, je vais jouir… Remplis-moi, défonce-moi encore ! ». Après un bon moment, elle a repris sa première position, le cul dans sa flaque. Le Peter aussi s’est remis vaillamment à l’ouvrage en lui relevant les jambes sur ses épaules.


La ronde s’est resserrée autour d’eux, et des paluches en surgissaient maintenant de partout, triturant son buste qu’elle bombait effrontément, et ses seins qu’elle laissait tâter comme poires à l’étalage. On aurait pu croire que chacun voulait l’avoir pincée ou palpée rien qu’une seconde pour s’en faire un souvenir. Et hoplà, ça applaudissait à tout rompre et gueulait à l’unisson des « ha-han » sauvages au rythme des va-et-vient du Peter.


Quand le soudard a enfin lâché son jus, tout le monde s’est trouvé soulagé et s’est reculé avec un « ouf » de soulagement. Tout à coup, là, ils se sont sentis idiots, presque honteux de s’être énervés ainsi, et j’en ai vus plusieurs qui, en cachette, remballaient piteusement leur bistouquette. Moi aussi j’étais toute chose, et je crois bien avoir mouillé ma culotte. Même le Peter n’en menait pas large, et on pouvait penser qu’il venait de se prendre un énorme coup de massue sur la tronche. Il n’y a qu’elle qui se refringuait tranquillement, à croire qu’il ne s’était rien passé. »


Le plus amusant tient à ce que, tout au long de ce récit déjà très coloré, déployant un bestiaire digne de l’arche de Noé, la Rose s’est appliquée à mimer la scène avec une conviction exemplaire. Malgré cette prestation remarquable, Lescroq éprouve de grosses réticences à l’imaginer en lieu et place de Marie-France.



Lescroq interprète cette fragilité du souvenir comme un aveu ; bien sûr elle était venue, mais il est opportun de l’oublier. Présenté de cette manière, il lui serait toujours loisible, au besoin, de plaider une méprise entre les deux soirées.




Scène 9 - Le 15 juillet vers 19 h - Confidences de Géraldine, ou Marie-France dans ses œuvres (2)



En sortant de la taverne de Rose, Lescroq croise la maigrichonne de la veille qui, à nouveau, le dévisage tel un revenant. Il propose de lui payer un kirsch dans une autre gargote, à deux pas de là, où ils s’installent sur la terrasse.



Il lui sert le boniment utilisé avec Rose.



Presque provocatrice, elle enchaîne :



Au portrait qu’elle en peint, il reconnaît, trait pour trait, l’abbé Malebranche.



Voilà qui signifie que, dans l’immédiat, elle se taira. Plutôt que d’insister, il change d’angle d’attaque.



Elle s’esclaffe.



Sans qu’il ne l’y pousse, elle se lance dans un interminable récit.


« S’Tollkirscha ! Je crois bien l’avoir d’abord jalousée. Elle, qui ne manquait de rien, venait se faire tringler ici ! Je me disais que si la vie m’avait épargné ses mauvais tours, j’aurais pu être, à son égal, une dame et non point une gueuse obligée de vendre son cul aux crapules de la ville. En même temps, j’admirais son élégance, sa beauté, son maintien… enfin tout, quoi… Un soir de février alors qu’il faisait très froid, je me réchauffais chez la Rose, dont le bouge n’accueillait exceptionnellement personne. Elle fit son entrée, royale, vêtue d’une chaude et lourde pelisse en fourrure pour se planter là, debout au comptoir, attendant quelqu’un qui ne vint pas. Au bout d’un moment, elle commanda un brûlot et me demanda si elle pouvait me tenir compagnie.


Je déteste les bourges ; ils m’évoquent infailliblement mon père, et généralement j’ai la langue venimeuse lorsqu’il s’agit de les rabrouer. Toutefois là, sa requête me désarçonna et me paralysa. Je me contentai d’acquiescer d’un hochement terrorisé de la tête. D’où sortait le privilège qui me valait brutalement d’exister, et qu’avait-elle besoin de s’établir face à moi, dans mon obscure encoignure, quand l’ensemble des tables restait inoccupé ?


Ses yeux flamboyaient de colère, sans doute en raison du lapin qu’on venait de lui infliger. Nous avons compris, elle qu’elle m’impressionnait, moi qu’elle cherchait un exutoire à son irritation. Elle m’a regardée puis a déclaré dans un français dépourvu de tout accent :


  • — Tu me plais, toi. Tu sais que tu as des mirettes magnifiques ?

Tandis que la Rose lui apportait son café, elle a ajouté :


  • — Tu en prendras aussi un ; par ce froid, ça ragaillardit. Un autre, Rose.

Quittant la place d’en face, elle vint se pelotonner tout contre moi sur la banquette. Le brûlot, en Alsace, se sert en versant simplement une bonne dose de schnaps sur le café bouillant avant d’allumer les vapeurs qui s’en dégagent. Dans l’ombre de notre recoin, ce feu follet courant à la surface du noir breuvage m’hallucina. J’inhalai ces arômes combinés à ceux qu’exhalait la belle, et ils m’embrasèrent d’un feu intérieur aussi vif que si j’avais absorbé directement l’ensorcelante flamme. Tollkirscha se fit subitement prolixe :


  • — Tu t’interroges sur ce que je fous ici quand je pourrais douillettement chauffer la couette chez moi ? Rien de plus primaire. À dix-sept ans je suis tombée raide amoureuse d’un gentil garçon. Bientôt, nous avons échafaudé des projets de mariage, oubliant son état d’ouvrier charpentier et de fils d’ouvrier. Mon père voulait me faire épouser un vieux barbon pas même riche quoiqu’affectant des airs de grand seigneur. Sans m’en informer, il a annoncé des fiançailles à mon ami en lui affirmant que je me moquais de lui et le faisais marcher. Ce nigaud, au lieu d’insister, a choisi de s’enfuir à Paris ; quant à l’ancêtre, il m’a peu après préféré une vieille moche mais à l’opulence très convaincante – je ne parle pas de ses formes – tout en espérant toujours que je lui accorde mon pucelage. Je savais à quoi m’en tenir dorénavant sur les subtilités de l’amour dans notre société. Deux mois plus tard, j’ai séduit un petit sous-préfet qui me cirait les pompes. Depuis, je prends mon plaisir à amener ces bourgeois dans des lieux si immondes qu’ils n’en soupçonnent pas l’existence. Je les tiens par les couilles. Rien ici qui ne leur répugne ; pourtant, en dépit de leurs dégoûts, ils viennent et ma personne leur importe peu. Ils débarquent en vue de soulager leurs misérables et obscènes appétits, avides de souiller tout ce qui pourrait être délicat et respectable, avec le dessein de se persuader de leur pouvoir et de cracher leur fiel ; ils me montent comme ils vont à la selle.

Raconter cela participait de sa vengeance et elle se libéra avec une hargne cynique. Mise en confiance et trop heureuse d’échanger avec quelqu’un qui parlait ma langue, je commençai à lui relater mes propres déboires qui, d’évidence, ne l’intéressaient nullement. Elle glissa une main dans mon manteau et vint me caresser les cuisses. Je poursuivis néanmoins mon récit. Je me sentais si sereine, paisible et détendue, et ces doigts gantés qui flattaient mes intimités estompaient le froid, les incertitudes de ma condition et mon indigence. Je me laissai aller à mon tour contre son épaule. Elle explora mon mont de Vénus à travers le tissu de mes haillons en appuyant si fort qu’elle m’incendia de désir et me fit rêver à des incursions autrement inconvenantes. Pour la première fois, j’eus envie d’une fille, et de celle-ci tout particulièrement.


Son jeu se prolongea un grand moment, m’attisant d’affolements prodigieux avant qu’elle ne se lève et me tire derrière elle. Au tableau, elle décrocha la clef, celle de la chambre et non celle de la soupente, puis me fit monter, abasourdie et tremblante en me poussant dans le dos.


Au bout d’une heure nous redescendîmes, et la Rose qui ne fait fi d’aucun profit, nous rappela que l’occupation de sa mansarde supposait redevance. L’autre salope exigea que ce soit moi qui paye. Je refusai ; elle me gifla violemment mais acquitta la somme. Je me suis souvent dit depuis qu’il ne pouvait y avoir moyen plus radical de clore définitivement une liaison à peine ébauchée. Jamais ultérieurement je n’ai capté le moindre de ses regards, et je nourris des pulsions meurtrières à chaque fois que je la vois, bien qu’étant obligée de m’avouer qu’elle m’attire toujours.


Deux jeunes, peut-être des étudiants, s’étaient entre-temps attablés et assurément divertis de nos cris qui avaient dû transpercer le plafond. Ils considéraient la scène d’un œil amusé et égrillard. L’un d’eux l’a approchée et a murmuré à son oreille. Après une brève négociation, il lui a emboîté le pas tandis qu’elle remontait dans la chambre et que je m’effondrais sur le banc occupé précédemment. »



Elle a jeté ça avec dédain avant de poursuivre :


« Évidemment qu’on a couché, si on peut dire. Tu veux des détails ? Dès que j’eus allumé la lampe, nous nous enlaçâmes câlinement et nous étreignîmes sans fin. Je me grisais de ses suaves odeurs et me réchauffais de sa chaleur en me frottant contre sa pelisse. Dans cette grande pièce qui n’occultait sa fenêtre que d’un dérisoire papier huilé, il gelait à pierre fendre, et rien n’y engageait à se foutre à poil. Elle n’hésita pourtant pas à me l’imposer, et j’obtempérai sans contester. Pendant que je retirais mes loques, ne conservant que mes bas, elle se contenta de se placer en face de moi et d’écarter les pans de son manteau. Eh bien, en plein hiver, elle était nue en dessous. Enfin pas complètement nue car elle ruisselait des dentelles de sa lingerie. T’aurais vu ça, pire qu’une princesse : de la soie, des velours, des organdis, des broderies et des fanfreluches à tous les étages, d’un somptueux bleu nuit, à l’exception de ses bas noirs. Son corset se présentait comme un vrai chef-d’œuvre, une invitation aux plaisirs sensuels avec des balconnets très bas qui dégageaient la poitrine et laissaient poindre jusqu’à ses mamelons.


Elle m’ouvrit ses bras et je me précipitai. Une seconde, je pus comparer la blancheur d’une peau de dame à celle, hâlée, d’une souillon. Une seconde seulement car elle referma sa chape de fourrure sur nos corps enlacés. Quelle exquise douceur éprouvai-je à me blottir ainsi contre elle, broyée par la puissance de son étreinte, suffoquée par ses parfums capiteux ! L’une de mes mains rampa vers son postérieur ; de l’autre je tirai sur le bonnet du soutien-gorge afin d’en libérer totalement le tétin, une framboise énorme, gonflée et vermeille. Et encore, ça me fit un bien fou de constater que j’étais capable d’inspirer quelque convoitise, même à cette tribade.


Pendant que je tourmentais son téton, elle glissa son index toujours ganté dans ma chatte et me titilla habilement. Fut-ce le contact velouté remplaçant les cals habituels, la représentation que je me fis de la caresse à laquelle elle me soumettait ou la délicatesse d’un savoir-faire proprement féminin ? Je perdis ce qui me restait de raison. Le premier investigateur fut rejoint par un complice et, à deux, ils s’escrimèrent à me faire fondre, ce qui au vu des températures régnantes relevait de l’exploit. Elle infligea à mon clitoris des sursauts déments d’allégresse et me doigta si ardemment que bientôt ce fut la totalité de ses phalanges que je logeai dans ma vulve bouillante et distendue.


Moi cependant, je musardais dans les creux de son ensellure et partageais les ferveurs de ma bouche entre ses deux seins. Lorsque je voulus saisir ses lèvres, ses belles lèvres rouges et pulpeuses comme des cerises très mûres, elle se détourna et s’arracha à mon accolade. Elle s’assit sur le lit afin de retirer sa culotte puis s’y allongea et ouvrit posément manteau et cuisses avant d’ordonner « Tète-moi ! » Elle me livra ainsi sa bouche d’en bas après m’avoir refusé celle d’en haut. Elle commandait ; je consentais.


Voilà des amours qui se déroulaient entre salope et catin sans s’affranchir le moindre peu des pesantes hiérarchies sociales. Je ne me laisse pas facilement effaroucher, néanmoins l’idée d’une rébellion ne m’effleura aucunement. Celle-ci n’aurait manifesté que ma répulsion à l’obéissance car, au reste, je rêvais de cette accolade. Toute nue, transie et chancelante, je plongeai vers la brèche offerte que je cajolai du bout des doigts tandis que de la langue je saccageais ses intérieurs. C’était ma première aventure avec une femme, et j’ambitionnais de me dépasser pour la porter au pinacle. Une main dorlotant le satin de son ventre, l’autre égayant le bourgeon de ses sensibilités, ma langue enveloppant ses douces intimités, je sus la vriller et la belle qui s’arquait et retombait sur le lit alternativement se convulsa en hurlant d’épouvantables insanités. Lexique de pute n’est point châtié ; cependant, son vocabulaire à elle excédait le registre des pires obscénités.


De l’humide, nous passâmes rapidement aux grandes eaux et je dégustai le foutre de ma gousse craché par une fontaine impénitente. Elle couina comme truie qu’on égorge, et moi je n’y entendis que le chant des anges. Jamais je ne m’étais imaginée pourvoyeuse de tant d’euphorie, responsable d’un tel délire charnel, et j’en exultais. Elle se tordit et s’emporta en une ultime cambrure puis s’effondra, anéantie.


Toujours tremblante, elle me tira sur le lit afin de masser mon corps avec le sien. Je sentis mon poitrail caressé tantôt par l’affabilité de ses mamelles, tantôt par les raideurs rêches de son corset, tantôt par les crins de ses fourrures ou le velours de sa ganterie. Elle s’écrasa sur moi, m’enrobant de ses chaleurs, m’accablant de la légèreté de ses effleurements. Enfin, chevauchant ma figure, elle la coiffa de sa somptueuse croupe et lentement s’affaissa sur moi, sur mon ventre, entre mes jambes pour y glisser son visage et gober mon bijou d’amour. Laquelle déploya le plus de fougue à ce tête-bêche endiablé qui tant occupa nos bouches que nous ne sûmes exprimer notre plaisir qu’en borborygmes étouffés ? Je l’ignore, mais encore elle me noya de ses ardentes humeurs sans toutefois m’en extorquer les réciproques. Pourtant, je visitai des paradis mystérieux, me hasardai à des fièvres insolites, découvris des béatitudes inconnues.


Doucement, je câlinai son postérieur et son entrecuisse ; elle s’évada en soupirs à fendre l’âme accompagnés de tressaillements qui la galvanisèrent. Je vins menacer sa rondelle, et quand je la perforai, en riposte, elle se déchaîna à nouveau sur mon sexe. Elle releva son manteau très haut sur ses reins et écarta ses fesses à l’aide de ses mains, facilitant le ramonage de mes doigts.


Imaginez maintenant la scène : une masse de fourrures tressautantes, se secouant sur un lit douteux dont ne dépassaient d’un côté que ma tête encadrée par des cuisses sanglées dans un écrin de soie sombre, surmontées d’un cul neigeux, écartelées par des gants noirs ; de l’autre, mes gambettes nues – mes bas s’étant depuis longtemps enroulés sur mes mollets – et ma chatte grelottante et velue qu’elle becquetait, affamée. Cet amas informe clamait le bonheur d’une folle félicité. Elle rissola, je grillai et gelai tout en même temps. Nous nous abandonnâmes presque simultanément à un fantastique orgasme.

Quand je rouvris les yeux après l’ouragan, elle achevait de se réajuster. J’enfilai hâtivement mes loques, et sans échanger le moindre mot nous descendîmes dans la taverne où la comédie se termina ainsi que je vous l’ai déjà décrit. »



Au fil du récit, ses yeux ont tantôt brillé d’une haine difficilement contenue, tantôt reflété les plus doux sentiments.



Vive comme l’éclair, elle plonge une main sous la table et la porte à la braguette de Lescroq.





Scène 10 - Le 15 juillet vers 20 h - Géraldine dans ses œuvres



Lescroq vient, coup sur coup, de vivre deux équipées de la vie de la chaste Marie-France, convergentes sur le fond bien que relatées dans des langues fort différentes, et il déplore de ne l’avoir rencontrée que sur le plateau d’une morgue. Les petits verres de kirsch vides se sont multipliés devant eux, ponctuant la longue histoire. Les vapeurs d’alcool n’expliquent cependant pas à elles seules le vertige qui le fait tanguer. Gégé maintenant le fascine. Au cours de sa narration, un emportement exalté l’a progressivement métamorphosée, et l’originelle et falote créature a révélé une conteuse très éloquente, épanchant les sentiments les plus vifs, quelque chose de farouche et de fatal. Ses yeux crachent des flammes et l’évocation de ces dépravations semble, elle aussi, l’étourdir.

Afin de rompre avec l’ambiance que son discours a créée, il veut, un instant, détourner la conversation :



Lescroq voudrait bien ne pas s’égarer, et si Géraldine parle plaisamment, il doute néanmoins de sa verve poétique. Sans lui laisser le temps d’une réponse, elle poursuit :



La phrase l’amuse et la garce suscite là brusquement un regain d’intérêt pour ses libelles auxquels, finalement, il se décide à goûter.



Ta gorge dénudée sous l’or du réverbère,

La cuisse saignante de tes résilles rouges,

Tu traînes des mâles, la candeur vers ton bouge

Narguant de dieux absents la risible colère.


Pour une once d’argent tu livres tes trésors,

Déploies au firmament des feux pour ces manants,

Attises des ardeurs qui brûlent tes amants

Avant de les noyer dans la petite mort.


Toi, l’évanescente, l’attrayante sylphide

Inoculant venins de ta langue bifide

Confonds ciel et enfer en semblable éloquence.


Quand, crachant ses nacres au fond des catacombes

Dans tes bras vigoureux il se bat et succombe,

Lâchant une plainte, dernier trou du silence.



Lescroq la regarde, ébahi. Depuis le début, la jeune fille l’intrigue et le bouleverse. Tant pis si cela n’a rien à voir avec son enquête et s’il s’égare quelque peu ; il souhaite à présent en découvrir davantage.



Elle suffoque, prise d’une telle colère qu’il la sent tout près de le planter là.



Elle le regarde, moqueuse et assez fière du coup qui lui permet d’impliquer son interlocuteur. En effet, celui-ci enrage ; cette garce le balade et il commence à s’impatienter.



Affreusement méprisante, elle lui rétorque :



Il décide de la titiller à son tour :



Il a beau s’attendre à tout, là, il perd contenance et ne peut réprimer un tremblement. Heureusement qu’il est assis car le monde alentour chancelle tandis qu’il s’accroche à son verre débordant de kirsch, seul repère stable dans cette débandade. Il l’épuise, cul-sec.



Elle le toise, pleine d’ironie.



André Lescroq pâlit, transpire à grosses gouttes et fixe la donzelle d’un regard dément.



Sans s’attarder au compliment, il balbutie :



Évidemment tout correspond : ses yeux, ses fameux yeux lui fournissent un gage irrécusable. Ce sont eux qu’il a immédiatement et inconsciemment identifiés dès leur première rencontre. Ce sont ceux d’Adèle, l’amour ancien, affaibli, estompé mais toujours vivace.



Le choc, en effet, écrase le bonhomme dont les mains tremblent. Sa voix chevrote :



La fière sybarite à l’arrogante morgue

S’est tantôt divertie aux plaisirs de Narcisse

Jusqu’à, des flots de l’Ill, visiter les abysses,

Et voilà qu’elle orne les dalles de la morgue.


Lui, l’ignoble borgne, funeste et malveillant,

À l’œil méfiant duquel seul le crime scintille,

Fait arme létale du pavé dérapant,

Et ne voit que catin sous les traits de sa fille.


Lescroq happe son bras mais, plus insaisissable qu’une anguille, elle se dégage et s’enfuit en psalmodiant à tue-tête les deux vers de la chute.


Le commissaire a l’impression que ses facultés mentales s’enrayent et que son cerveau s’engourdit alors que pourtant des torrents d’images l’assaillent. Il commande un dernier kirsch tandis que dans l’ombre qui se développe il perçoit distinctement l’œil brillant d’Adèle qui le fixe, obstinément. L’a-t-il adorée, cette petite ! Oui, il ne concevait point, à l’époque, la vie sans elle. Il y eut cette soirée de janvier où sur une place de Belfort il la reconnut, accrochée au cou d’un zouave, multipliant des bisous enfiévrés puis s’éloignant avec lui, bras dessus, bras dessous pour s’engouffrer dans un hôtel minable dont il ne la vit pas ressortir. Le traumatisme fut à la hauteur des illusions échafaudées à son sujet. Dès le lendemain, il agréa une proposition de poste à Alger, et trois jours plus tard, ayant liquidé ses affaires à Belfort, il partit sans avoir revu la traîtresse.

Il passa seize ans là-bas, le cœur torturé par son souvenir.


Un soir, à la terrasse bondée d’un café, un zouave sollicita la permission de s’installer à sa table. Malgré les préventions toutes particulières qu’il nourrissait contre ce corps de l’armée, il acquiesça d’un geste vague de la main. L’homme, sympathique en dépit de son uniforme, se montra d’humeur volubile. Peu à peu la discussion s’enfiévra et bientôt s’égara en confidences. Apprenant qu’il venait de Belfort, l’homme lui déclara :



Il demanda dès lors son retour en métropole où il tenta de la retrouver. Toutefois, la notification de son décès mit rapidement un terme à ses recherches.


Maintenant, toutes ces scènes se mélangent dans sa tête, entremêlent ses désarrois présents et passés. Et toujours l’œil offusqué d’Adèle flamboie, accablant de reproches. Va-t-il comme autrefois céder à d’outrancières indignations et laisser une seconde méprise gouverner son existence ? Certes non. Il paye les consommations et se précipite à la poursuite de Gégé d’autant plus vainement qu’un nouvel orage éclate, vidant les ruelles.




Scène 11 - Le 16 juillet vers 9 h - Au commissariat, rue de la Nuée Bleue



On vient d’arrêter le cocher qui, bien sûr, nie tout en bloc. Il ne connaît pas de Marie-France Haas, n’a approché ni la préfecture, ni les ponts couverts le 13. Des témoins sont formels – notamment dans sa corporation – et assurent l’avoir vu derrière l’hôtel de Klinglin embarquer la jeune fille. Pis, dans son fiacre, on a déniché un fichu appartenant à la victime, et par-dessus tout il se dit athée, avoue ses antipathies pour la bourgeoisie et vitupère dès qu’on lui en fournit l’occasion contre exploiteurs et curés. On tient là un coupable idéal, taillé sur mesure, et Dumouriez triomphant propose à son homologue de participer à son interrogatoire.

Persuadé de l’innocence du cocher et encore assommé par les révélations de la veille, Lescroq se borne à annoncer d’autres éléments qu’il produira lors de la synthèse qui doit les rassembler cet après-midi à 15 heures.




Scène 12 - Le 16 juillet 15 h - Au commissariat, rue de la Nuée Bleue



Monsieur Haas assiste au début de la réunion. Ses fonctions lui valent ce privilège, mais il se retirera dès la fin de l’exposé des faits et du résumé de l’enquête. Le cocher vient d’avouer connaître Marie-France, l’avoir chargée devant la préfecture, conduite chez elle, allée de La Robertsau où elle s’est changée avant de repartir dans son fiacre. Il l’a déposée rue du Bain-aux-Plantes et elle lui a recommandé de venir la chercher deux heures plus tard aux ponts couverts tout en précisant qu’elle pourrait être fort en retard. Il l’a attendue une bonne partie de la nuit sans qu’elle ne le rejoigne, ce dont il enrage car elle n’a réglé aucune course. Il admet la trouver très aguichante, surtout quand elle joue les putes. Cette déclaration soulève des récriminations indignées de monsieur Haas. Il lui a même fait des avances, mais pas le 13 : il était trop bourré. Au reste, il nie toujours l’avoir tuée.


Dumouriez affirme qu’il ne tardera guère à obtenir des aveux complets ainsi que des précisions à propos de quelques zones d’ombre, comme la disparition du bracelet qu’il présume avoir été revendu par Mayer, le cocher.

Lescroq comprend qu’il lui faut maintenant intervenir.



Il fourrage dans la poche de sa veste, et en en retirant le bracelet fait tomber son mouchoir. Monsieur Haas, assis à côté de lui, le ramasse et ne peut retenir un cri :



Malgré la tension de la situation, les assistants ne peuvent réfréner un sourire : ils imaginent l’affriolante madame Haas paradant dans ces frous-frous et s’étonnent de la vigilance avec laquelle monsieur le premier secrétaire du troisième bureau surveille les dessous de son épouse. Le commissaire principal admoneste rudement son subordonné :



Il sort une lettre de son sous-main et lit :


Monsieur le commissaire principal,


Dans l’affaire de meurtre concernant une jeune prostituée – nouvelle réaction outrée de monsieur Haas – à la Petite France le 13 courant, je vous informe de la présence du commissaire Lescroq sur les lieux, à l’heure du crime. C’est lui aussi qui détient actuellement la culotte soustraite a la victime.


Respectueusement,


2G



Un court moment Lescroq demeure hagard et interloqué. Lui seul, heureusement, peut identifier cette signature. Il se souvient avoir pendu hier sa veste au dossier de sa chaise ; la chipie y aura subrepticement glissé le linge accusateur. Elle le provoque sans vergogne et veut probablement tester jusqu’où il conduira la réplique.



Lescroq quitte donc la salle, accompagné d’un sourire condescendant de Dumouriez et abandonnant derrière lui ses trophées ainsi que le pauvre Mayer auquel il ne voit plus trop quelle aide apporter dans l’immédiat.




Scène 13 - Entre le 17 et le 20 juillet - En divers lieux de Strasbourg



On (ce « on » qui ne désigne personne dans l’administration mais suppose un assentiment collectif partagé) met Lescroq sur la touche. Pis, on ne lui confie aucune nouvelle mission, et cette trêve imposée qui le soumet à l’inaction achève de l’exaspérer. Il persiste donc dans ses investigations, en souterrain, principalement en vue de retrouver Gégé, secondairement d’établir la vérité quant au drame de Marie-France.


La première a totalement disparu. Sans doute la pauvrette craint-elle des représailles après sa mauvaise blague de la lettre et de la culotte. Il parvient à interroger l’abbé Malebranche qui nie obstinément fréquenter les bouges de la Petite France. La Rose, dont il pille la réserve de Knipperlé, lui avoue que le soir du 13 elle a poursuivi la pauvre fille pour s’excuser de sa gifle car elle redoutait de perdre une pratique aussi lucrative. L’avocat de Mayer, un triste sire commis d’office, lui fait entendre que face à une coalition d’intérêts supérieurs, il ne saura entreprendre grand-chose. Toutefois, si on lui débusque des témoins, il les appellera bien sûr à la barre. Des collègues lui apprennent que, bien que persévérant dans ses dénégations, le cocher est officiellement accusé et qu’on détient à son encontre des preuves accablantes, qu’il aurait de surcroît déjà agressé une femme dans le passé.


Lescroq tente une dernière fois de plaider sa cause, mais quand il rapporte les activités de Marie-France et les présomptions qui entourent un officier ou un abbé, on lui rappelle sévèrement les fortes charges qui pourraient peser sur lui et que cette affaire ne le concerne qu’en tant qu’éventuel suspect. Il ne sied pas d’importuner les castes militaires ou ecclésiastiques avec des conjectures, et qu’enfin la reine du bal du 13 juillet ne saurait être une traînée.

Il se souvient alors que la mère de Marie-France lui semblait en savoir plus qu’elle n’avait déclaré.




Scène 14 - Le 21 juillet à 9 h - Au domicile des Haas, allée de La Robertsau



Il choisit de se rendre chez les Haas, ce lundi matin, jour de conférence des personnels de la préfecture. Lorsqu’il sonne chez eux un peu avant neuf heures, Madame est seule et l’accueille, tout sourire, affublée d’un déshabillé sur lequel elle n’a hâtivement jeté qu’un peignoir bigarré.



Elle le conduit au salon et, tout en lui servant un café, l’installe dans un fauteuil juste à côté du sien puis l’invite à l’appeler par son petit nom, Aurore, qui s’allie fort bien à cette heure matinale. Placé ainsi, il a une vue imprenable sur son décolleté, d’autant plus avenant que peignoir et chemise bâillent à l’envi. Des bouffées d’effluences capiteuses l’assaillent, alliant les acidités toutes fraîches du savon, les parfums musqués prisonniers dans les replis des cotonnades avec des arômes de cannelle émanant de ce corps nu qu’il devine sous les voiles, alangui encore des chaleurs de la nuit. Elle lui révèle qu’elle n’est pas la mère de Marie-France, issue d’un précédent mariage de son époux, et qu’après une entente parfaite dans le passé, de pénibles acrimonies ternissaient leur relation depuis deux ans.

Elle clôt ces confessions en disant :



Précautionneusement, Lescroq lui confie quelques bribes de la vie dissolue de Marie-France. Madame Haas ne partageait pas la naïveté de son mari. Elle avoue sans détours – en rougissant toutefois, ce qui lui va à ravir – qu’elle se doutait depuis quelque temps des turpitudes de sa belle-fille, et l’avoir même enviée pour ce qu’elle imaginait être de bonnes fortunes. Elle s’agite un peu au cours de ce propos et son peignoir s’entrouvre davantage, réactivant toute la gamme de ses odeurs, exposant un mollet superbement dessiné.



Une amère mélancolie combinant de confuses langueurs à des regrets inexprimables opprime soudainement la radieuse Aurore. La sensation est si intense qu’un vertige l’étreint et fait palpiter son sein. Cela provient-il des imaginations qu’a réveillées Lescroq en lui résumant les frasques de sa belle-fille ? Cette défaillance ne serait-elle pas plutôt due aux étouffantes chaleurs de ces nuits orageuses, lourdes et harassantes qui ne lui procurent qu’un repos agité, transpercé de suffocations, d’abondantes suées et de cauchemars indus ou encore, à l’inverse, à la douceur rafraîchissante du souffle d’air qui vient la caresser, déjà moite, sous sa trop légère toilette ?


Elle prend soudain conscience de l’indécence de cette tenue comme de l’audace de son geste ; mais loin de la calmer, ce constat l’étrangle de l’envie extravagante de se dévoiler totalement et de parader toute nue devant son hôte, bien que ce désir saugrenu et proscrit l’indigne.

Lui aussi s’embrouille, et affronté à la sensualité enivrante que déploie son interlocutrice, présage qu’il ne saura feindre longtemps l’indifférence. Et pourquoi d’ailleurs résisterait-il à cette belle femme mûre qui semble toute prête à s’offrir ?


Quand elle retire sa main, la sienne la poursuit, et après avoir plané, encore hésitante, une seconde au-dessus de ses jambes, elle s’abat presque par inadvertance sur son genou qu’elle caresse nonchalamment. Cette main posée sur sa cuisse, à la limite de l’étoffe, achève d’affoler madame Haas. Jamais elle n’a ressenti ce tumulte qui sourd de partout, de son cœur qui s’emballe, de sa poitrine qui s’effare, de ces yeux qui divaguent, de son sexe – de son sexe surtout – qu’elle sent fondre en libérant une infamante bave et qui pulse de crispantes ondes d’exaspération à travers tout son abdomen. Elle ignore ce qu’elle fait. Il lui semble vouloir écarter la patte importune, mais dans une affreuse maladresse c’est le tissu qu’elle remonte sur sa jambe nue, de plus en plus nue. Son regard mourant de biche aux abois croise alors celui de son tout nouvel adulateur plein de fervent enthousiasme et embué de concupiscence.


Voilà une éternité qu’on ne l’a pas admirée avec cette convoitise qui la pose plus en femelle alléchante qu’en épouse convenable et en digne dame. Dès lors elle chavire, c’est trop bouleversant. Elle comprend qu’elle est sur le point de s’abandonner et ne parviendra pas à se regimber. Pour comble, lorsque sa main à elle, la traîtresse, se porte à son sein dans l’intention d’en réprimer les désarrois qui lui font battre la chamade, elle accroche, bien involontairement, le col de sa nuisette de manière à l’ouvrir et découvrir un téton turgide, fier et dressé. Un grand spasme, celui qui clame les exigences de ses chairs, la secoue et l’anéantit. Son vague malaise et sa tenue ont été les préalables fortuits de ce qui, chaque seconde davantage, l’entraîne sur une pente inexorable. Encore écarlate de honte ou d’envie, elle veut le supplier de l’épargner, lui crier de la laisser, l’implorer de s’en aller, et à l’encontre elle s’entend bafouiller :



Mais où donc a-t-elle cherché cela ? Des mots puérils, presque d’enfant, si puissamment instigateurs et dépourvus de toute ambiguïté. Il n’est plus temps de reculer. Alors, ayant creusé l’abîme, elle s’y précipite résolument. Elle se redresse, et tirant le commissaire par le bras, l’entraîne dans la chambre conjugale. Un fin rayon de lumière filtre entre les persiennes entrebâillées. Elle s’y coule comme nymphe émergeant d’obscures profondeurs pour venir s’ébattre dans un halo solaire, et par un aimable tour de magie dissipe promptement peignoir et nuisette.


Lescroq ne parvient qu’à entrevoir sa silhouette opaline aux généreuses formes pleines, aux galbes envoûtants, au buste étourdissant que barre une épaisse et longue tresse ébène qu’elle a rabattue en avant pour s’en faire un ultime vêtement en guise de rempart. Déjà à ses pieds la coquine se cache, s’activant à faire tomber ses pantalon et caleçon puis à le soumettre à d’autres sortilèges.


Aurore, en ce moment, souhaite ne paraître ni délurée, ni empruntée. Craignant de s’exhiber avec trop d’outrecuidance, elle adopte cette position de repli qui la dissimule, accroupie aux pieds de l’homme, mais se trouve ainsi très vite confrontée à un autre défi. Elle qui n’a jamais prodigué de faveurs buccales, dans cette situation se voit contrainte d’emboucher la frétillante aubaine qu’elle vient de libérer. Lui, cependant, enlève prestement sa chemisette, ravi de se soumettre à cette gâterie inespérée. Chez la novice, la volonté de bien faire l’emporte sur l’inexpérience et elle mesure bientôt les effets de sa complaisance, en dépit de fougues maladroites trahissant cette gaucherie qui ravit les hommes en leur assurant la candeur de leur partenaire et en les rassurant quant au désir qu’ils inspirent. L’empêchant de parvenir à une trop hâtive conclusion, Lescroq la redresse, écrase ses seins durs contre son torse et admire son visage défait, cramoisi par de récentes témérités, ses lèvres haletantes et gonflées d’émois qu’il s’applique dès lors à dévorer avec avidité.


Il la retourne pour se coller dans son dos, sa verge calée désormais dans la raie fessière et ses mains s’égarant sur le velours d’une peau au grain onctueux incomparable. Il en enveloppe un ventre nacré, un brin replet, des seins lourds aux tétons agacés, durs et conquérants, puis les conduit vers l’affable calice de son entrecuisse où il les noie dans la douce toison d’un vison brûlant qui épanche d’âcres fragrances. Des torrents d’impressions, d’odeurs, de sentiments déferlent, submergeant la belle Aurore qui se laisse transporter par ce flot d’émotions que domine, comme pour en accentuer la vivacité, une honte équivoque.


Il la culbute dans les volutes de lin du lit défait et s’affale sur elle tandis que la friponne, loin de s’abandonner, se débat et se libère. S’engage alors entre eux une empoignade voluptueuse, âpre et muette. Elle se bat, vraie féline, toutes griffes et dents dehors et lui fait chèrement payer des abstinences et frustrations dont il n’est en rien responsable. La tigresse déploie toute sa vigueur, et survoltée ne se borne pas à se protéger mais attaque, le repousse et l’attire conjointement. Les corps roulent, se heurtent et se nouent, les membres s’enlacent et se délacent, les essoufflements se mêlent. S’organise ainsi le plus sensuel des ballets, un grand tohu-bohu de chairs, de bras et de jambes.


Il aime cette combativité dans laquelle il devine que la coquine accorde ses convoitises interdites au remords d’y céder. Ce pugilat charnel s’éternise et les voilà en sueur, tous deux, la peau engluée par leur effort comme leur fièvre. Les muscles maintenant oints par l’onguent de leur sudation s’embrassent mais glissent, échappent aux mains qui voudraient les immobiliser. Par moments il happe un sein fugitif, elle palpe un pénis incandescent, du bout des doigts ou des lèvres. Ils exhalent ainsi de nouveaux relents qui s’amalgament aux remugles échappant aux draps ouverts, témoins indiscrets des songes et troubles nocturnes de l’adorable perverse. Le combat se fait pugnace mais sans violence, même si à l’occasion elle ne dédaigne pas l’écornifler, lui, d’un léger coup de griffe. Les lutteurs s’affrontent en force, dans des gestes amortis, de manière à profiter chacun des plénitudes charnelles de son adversaire.


La garce se défend si ardemment qu’il en vient à douter de sa volonté de se livrer. C’est à son tour de se rasséréner en lisant dans ses pupilles dilatées une folle ivresse doublée d’une exquise détresse, dans le rictus de sa bouche un indomptable appétit carnassier. Leurs souffles se font halètements sonores. Les effleurements humides de la peau de son partenaire massant les douceurs de son ventre, le creux de ses lombes ou la suavité de son entrecuisse galvanisent Aurore. Il lui semble que son organisme se distend et s’étire, qu’elle subit l’équivalent d’une métamorphose qui extrait un papillon de l’exiguïté de sa chrysalide pour lui permettre de gonfler ses ailes. Et avec toujours plus d’énergie, les corps, inondés par leur transpiration, s’étreignent, dérapent et patinent, se lient et se dénouent. Confiante dorénavant dans ses pouvoirs de fascination, exsudant un odorant bouquet de senteurs aphrodisiaques, lovant sa moite nudité autour de sa proie, la polissonne se mue en ondoyante couleuvre.


Lui enfin, le premier, baisse les armes, toutes sauf une : sa flamberge dégainée sur laquelle la ménade frénétique vient ajuster son étroit fourreau. Elle agite ensuite l’arrogance de son poitrail au rythme de ses soubresauts, se démène, se resserre et se convulse sur cette rapière qui l’écartèle, se cabre dans le délire de ses jouissances. D’un geste rageur, elle défait sa natte et déploie l’éventail de sa dense chevelure dont elle s’enrobe comme d’un obscur rideau dérobant ses charmes, ne laissant pointer qu’un œil brillant et un téton accort. Elle se penche sur lui, l’invitant dès lors dans l’intimité de cet abri flottant dont l’extrémité des mèches chatouille délicieusement son torse.


Il la désarçonne et la bascule. Qu’elle est sublime ainsi, vaincue, étalée sur le lit, abandonnée dans l’éclat radieux de sa reddition ! Il reprend le dessus pour l’éperonner dans une furieuse et triomphante charge tandis qu’elle ponctue désormais son souffle de forge par des glapissements retentissants. Dans un final magistral, la fière amazone se tord sous son cavalier, se cambre, puis retombe et expire en se révulsant, fauchée par un dernier éblouissement. Quelques brèves secondes il la poursuit encore de sa hargne avant de lâcher son trait et de succomber à son tour à l’étreinte de la petite mort, de s’asphyxier dans cette explosion d’effluves qui assemble tous les fumets de l’amour.



Elle le raccompagne bientôt jusque sur le seuil où elle le congratule d’un chaste baiser – enfin presque – car en même temps elle lui pince les roustons et susurre :



Tout à la fois, Lescroq ne peut s’empêcher de penser qu’il aurait qualifié cela plutôt de vagin que de haras, et que, si sa rencontre avec madame Haas se solde par un échec sur le plan de l’enquête, il n’a que très exceptionnellement connu des échecs aussi plaisants.




Scène 15 - Le 22 juillet à 22 h - Dans la taverne Au Rhin



Aujourd’hui, l’information tombe, colportée par la presse : le cocher Mayer reconnu coupable sera jugé dans les délais les plus brefs et le procureur requerra une peine exemplaire, capitale vraisemblablement. On sort de quatre ans de justice expéditive qui fut celle des tribunaux militaires, certes, mais dont on n’a pas perdu les mauvaises habitudes.


Refusant de participer à cette infamie, Lescroq a donné sa démission dès ce matin. Ayant, en vivant très frugalement, accumulé un confortable capital au fil du temps, il compte ouvrir une échoppe, quincaillerie ou armurerie au centre-ville. Ce soir, très gris et la tête farcie d’idées noires, toujours poursuivi par l’œil affligé d’Adèle, il bat inlassablement les pavés disjoints du quartier des tanneurs à la recherche de celle qu’en son esprit il appelle sans hésiter sa fille.


Tous connaissent à présent son ex-fonction, et les gueuses qu’il interroge se font un plaisir de le mener en bateau. Il y a deux jours, alors que chez la Rose il était bien imbibé, celle-ci lui a laissé entendre à travers mille circonlocutions gênées qu’un policier qui fréquente régulièrement son établissement, ça fait fuir le consommateur. Ivre d’amertume, il accepte les avances d’une prostituée, et voilà qu’elle le conduit Au Rhin. Il monte en se camouflant derrière elle et en tournant la tête. Leur pitoyable commerce promptement et lugubrement expédié, la fille s’envole pendant qu’il s’attarde un peu.


Quand il redescend, une voix émanant de la taverne le frappe : il s’agit de celle de Gégé, de sa Gégé qui, avertie de la conclusion de l’affaire, a refait surface. Il reste dissimulé par le rideau tandis que, tonitruante, elle explique à la salle entière comment elle a baladé le borgne. Gros éclats de rire en répartie, redoublant lorsque, quittant sa cache, le commissaire apparaît aux spectateurs dans le dos de la narratrice qui ignore toujours sa présence. Enfin intriguée par l’hilarité persistante qu’elle a déclenchée, elle se retourne et le découvre.

Déconcertée, elle la pâlotte se fait pivoine et s’étrangle avec son demi. Il saisit son bras sans qu’elle ne se débatte et, s’adressant à tous, déclare :



Totalement déstabilisée, elle le fixe, incrédule. Durant quelques secondes règne un silence de plomb avant qu’il n’ajoute :



Là, un timide et hésitant sourire s’esquisse sur les lèvres de Gégé, et lui comprend que sans être gagné, c’est en bonne voie, que l’œil d’Adèle peut renoncer à sa traque pour se confondre dorénavant, radieux, avec celui de leur fille.



Le ton est presque affable ; il sent qu’elle s’amadoue. Sans doute nourrit-elle aussi un brin de remords au sujet de sa mauvaise plaisanterie.



Et après un court silence :



Bougonne, elle rétorque :



Ils se jettent enfin dans les bras l’un de l’autre. Dès lors, le délire s’empare des convives. Certains applaudissent, d’autres poussent des hourras ; la Rose, submergée d’émotion, pleure dans sa bière avant de s’appliquer à régaler la clientèle en prévenant qu’elle offre la tournée suivante. Père et fille s’installent à une table en retrait et entament d’interminables confidences. Gégé promet aussi de révéler dès le lendemain aux autorités que l’unique cause du décès de Marie-France a été le pavé glissant.

Les tournées s’enchaînent jusqu’à ce que la porte s’ouvre sur un Klei Peter surexcité qui, à contretemps de l’ambiance dont il ne prend pas la mesure, rugit :



Il fallait bien qu’une note amère ternisse autant de félicité.




Scène 16 - Le 13 juillet 1920 - 16 h - Une librairie-papeterie de la rue des Juifs (près du centre-ville)



Une femme entre deux âges, très élégante, pénètre dans la boutique. Sur le comptoir et les rayonnages s’empilent cahiers, blocs de papier à lettre, carnets à souches, registres de tout ordre dans un parfait désordre. Des livres tout neufs, fleurant l’encre fraîche, tapissent les étagères. Elle se dirige droit vers la resserre quand le commerçant en surgit, un peu hirsute, assez dépenaillé et affublé d’un cache-œil. Il la reçoit cérémonieusement et l’embrasse sur les deux joues. La dame en rougit d’agrément.



Une splendide jeune femme, un rien pulpeuse, fringante et joviale, affichant avec une pointe d’insolence une sereine assurance émerge à son tour de la réserve et vient saluer la cliente.



Puis, s’adressant cette fois à sa fille :



Les Parques distraites enchevêtrent leurs fils

Pour de nos destinées abolir le profil.

Tandis qu’une putain sera sacrée noble,

Une reine mourra dans la fange ignoble.


Je dédie une pensée à mes sœurs d’infortune,

Ainsi Belladone, aux ensorcelants charmes,

Dont les poisons félons m’ont coûté moult larmes

Avant qu’un sort cruel ne lui ôte fortune.


Je me souviens des nuits éclaboussées de brumes

Lorsque sous les frimas j’aguerrissais ma plume,

Parant de mots badins mon histoire morose

Avant de m’abriter à l’auberge de Rose.


Sur la rive de flots aux remous délétères

J’ai perçu le borgne en quête de crime,

Et de tristes erreurs si naïve victime

Qu’un noir égarement le fait s’ignorer père.


D’un accord de lyre je chasse nos détresses.

Au jardin des muses, hier, je raillais l’enfer ;

Aujourd’hui elles chantent, fredonnent dans mes vers

De l’immortel Éros la gloire et les liesses !


La dame la félicite tandis que l’homme, se tournant vers la poétesse, lui rappelle :



La jeune femme enfile une veste légère et s’apprête à partir. Avant de sortir, elle griffonne quelques mots sur une ardoise qu’elle appose contre la vitre et quitte l’échoppe en la verrouillant. Le libraire pousse alors la dame vers la resserre en déclarant :



Dans le même temps, il palpe lubriquement ses fesses, ce à quoi elle répond en gloussant déjà de plaisir.


À peine plus tard, un vieux monsieur stationne un instant devant la vitrine puis s’éloigne en maugréant :




-ooOoo-




(1) L’hôtel de Klinglin est l’ancien hôtel du préteur royal François-Joseph de Klinglin. Actuellement, il est hôtel de préfecture d’Alsace et du Bas-Rhin. Après la chute du Second Empire et l’annexion de l’Alsace-Lorraine, le 20 septembre 1870, l’hôtel de Klinglin fut incendié lors du siège de Strasbourg par les Prussiens. Il fut démonté et reconstruit pierre par pierre et retrouvera extérieurement son aspect du XVIIIème siècle.


(2) Les traités de Francfort (28 janvier 1871) et de Versailles (28 juin 1919) cèdent puis rétrocèdent respectivement l’Alsace à l’Allemagne, puis à la France.


(3) Zwicker en Alsace signifie « assemblage ». Il s’agissait à l’origine d’un vin blanc issu d’un assemblage de différents cépages mais provenant d’une même parcelle. Le préfixe « Edel » (noble) qui lui fut ajouté signifiait que cet assemblage se faisait uniquement à partir de cépages nobles. Aujourd’hui, « Edelzwicker » désigne tout assemblage de cépages blancs issus de l’appellation Alsace. Ceux-ci peuvent être vinifiés ensemble ou séparément.


(4) Le quartier de « La Petite France » tire son nom de l’hospice des vérolés, construit à la fin du XVème siècle pour accueillir les soldats revenant de la campagne d’Italie atteints de syphilis, appelée également « le mal français ». La Petite France comportait aussi de nombreuses tanneries et était de ce fait le « quartier des tanneurs » de Strasbourg.


(5) Le Knipperlé est un cépage alsacien. Il fut largement multiplié à la fin du XVIIIème siècle et a été très en vogue en Alsace à la fin du XIXème siècle. Il couvrait alors près du quart du vignoble. Précoce et à fort rendement, il fut pourtant progressivement abandonné et est aujourd’hui en voie de disparition.


(6) Betschdorf est une commune française située dans la région historique et culturelle d’Alsace au nord du Bas-Rhin. Elle est réputée pour son artisanat de poterie en grès au sel.


(7) Hartmannswillerkopf : le nom de Hartmannswillerkopf provient du nom du village de Hartmannswiller et de la butte (la « tête », kopf) qui le surmonte. Les Poilus, en 14-18, ont rebaptisé (par déformation phonologique des Français ne parlant ni l’alsacien, ni l’allemand) le Hartmannswillerkopf en Vieil-Armand. Il fut également surnommé « la mangeuse d’hommes » ou « la montagne de la mort ». (Voir éventuellement le texte 17570, La mangeuse d’homme, du même auteur).