La scène se passe dans un bistrot peut-être quelque part dans le Sud de la France au début des seventies. Un vieil homme accoudé au bar, un verre de pastis devant lui, s’adresse à un jeune homme qui boit une bière.
- — Luc, je suis ton père, qu’il me déclare, comme ça.
Sans attendre, il rajoute :
- — Il faut que je te parle. Mon père ! Mon père, il était fermier. Un p’tit fermier qui se crevait la paillasse pour essayer de nous nourrir et qui s’est fait flinguer par les nazis parce que soi-disant il fricotait avec le maquis. Un maquisard, il n’en avait jamais vu…
- — Arrête, Luc ! Tu ennuies monsieur !
Le barman se tourna vers l’autre consommateur :
- — Il faut pas lui en vouloir, il…
- — Non, non, il ne m’ennuie pas du tout. Continuez, Monsieur, s’il vous plaît.
- — Il était complètement fada, le mec ! Déjà sa gueule : t’avais l’impression qu’il portait un masque de carnaval ! ’tention, pas un de ceux qui font rire ; pour ça, non. Tu l’rencontres le soir au coin d’une rue, tu fais dans ton falzar et tu prends tes jambes à ton cou. Et sa voix, j’te raconte pas, petit. Le mec qui fume un paquet de gris par jour, il a la voix plus veloutée. T’avais l’impression qu’il venait d’finir l’ascension du Ventoux en portant un sac de 50 kilos de patates sur le dos.
- — Et de quoi voulait-il vous parler ?
- — M’interromps pas, petit, tu brouilles ma pensée. Voilà ! Qu’est-ce que je disais ?
- — Cette personne disait qu’il était votre père.
- — Ouais. Peuchère, le mec ! Il était mon père, mais surtout, il portait un uniforme de la milice. Tu sais, petit, les salauds qui s’étaient trompés de côté. Et il vient me dire qu’il est mon père, qu’il sait que je magouille dans la Résistance avec mes potes Jan et Leïla (notre princesse) et que je fais la connerie de ma vie. Il me dit qu’il faut que je le rejoigne, que je persuade Leïla, qu’ils ont la force de leur côté. La force, pour sûr qu’ils l’avaient de leur côté. Mais la force du mal, la force du côté obscur. Nous, on se battait pour retrouver la Lumière. Par la Bonne Mère, ce suppôt de Satan, je lui aurais volontiers cassé la figure. J’ai commencé à lever le poing. Mais je sais pas ce qui s’est passé. Paralysé, le gars Luc. Peut-être que ce qu’il avait dit comme quoi j’étais son fils… Enfin, j’ai pas pu.
Le vieil homme se tut, perdu dans ses pensées.
- — Et alors ?
- — C’est que j’commence à avoir la gorge sèche.
- — Vous voulez boire quelque chose ?
- — Ce s’rait pas d’refus, mon petit.
- — Garçon ? Qu’est ce que vous voulez ?
- — Un pastaga, Marius ! Et pas ta bouteille pour les Parisiens ! Un Ricard, un vrai. Et ne le noie pas.
L’homme vida son verre d’un trait et reprit :
- — Où j’en étais ? Ah oui ! Mon père, déjà je m’appelais Gédail, pas Vador. En plus, avec un prénom… Dragomir. Les miliciens l’appelaient Dag ! Dag Vador ! Un estranger, quoi ! Un de ces buveurs de sang ! Un Transylvanien, un truc comme ça ! Tu vois ma mère fricoter avec ce métèque ?
- — Alors, vous, vous étiez dans la Résistance ?
- — Ben, plus ou moins ! D’ailleurs si je n’avais pas été occupé à faire passer un aviateur anglais en Espagne, j’aurais pu sauver mes parents ou subir le même sort qu’eux. C’était un drôle de corps, mon pilote. Quand je l’ai réceptionné, je me suis dit que si les Rosbifs avaient déjà mobilisé les vieux, on était mal barrés. En fait, il devait avoir la quarantaine, mais pour moi c’était un ancêtre avec ses cheveux clairsemés. Il m’a bien fait rire avec son nom : Roby K. Hobbit. K pour Ken, je lui ai demandé. Son père était un drôle de coco. Roby étant l’aîné, il l’avait baptisé Roby-one. Sa sœur s’appelait Helen-two, et son cadet, George-three. Vraiment un bon gars. Pour un compatriote de sa gracieuse queen, il parlait bien français. Je me rappelle la phrase qu’il m’a dite avant qu’on se sépare : « À tes intuitions te fier, il faut. » Il avait raison. J’aurais dû l’écouter : Leïla et Jan seraient là aujourd’hui.
- — Donc vous avez réussi à le faire passer en Espagne.
- — Té, évidemment !
- — Vous savez ce qu’il est devenu ?
- — J’ai appris après la guerre qu’il avait trouvé la mort dans un raid sur Essen. On a jamais retrouvé son corps. J’ai passé… enfin, c’est le passé.
Montrant son verre et celui de son voisin :
- — Marius, tu remets une tournée.
- — Après la mort de vos parents, qu’avez-vous fait ?
- — Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? Les Schleus avaient tout brûlé… Je suis retourné dans la montagne où j’avais laissé mon pilote. On devait attendre la nuit pour traverser la frontière. Il m’a proposé de l’accompagner. Mais y’avait le maquis, Jan, et surtout Leïla… Enfin, pour le maquis, c’était surtout Leïla et moi. Jan, c’était plutôt le côté marché noir qui l’intéressait. Mais il en pinçait tellement pour Leïla. Té, moi aussi. Enfin jusqu’à ce fada de Vador… Faut dire que c’était un sacré morceau, la minotte. Tous les marlous craquaient pour elle. Et cette crapule, dans sa tenue de gestapiste qui m’annonce qu’elle est ma sœur…
- — Votre sœur ?
- — Yes sir, ma sœur ! Et moi qui guinchais avec elle la veille encore, en lui pelotant les fesses. J’l’ai pas cru ! C’est pour ça que j’ai voulu lui casser la gueule. Mais impossible de lui foutre mon poing sur sa face de carême. Le poing suspendu en vol. Et de m’expliquer qu’il avait rencontré ma mère… enfin, pas ma mère mais la sœur de mon père… parce que mon père n’était pas mon père mais mon oncle. Et que ma mère n’était pas ma mère mais sa belle-sœur, la femme de mon oncle, donc ma tante. Enfin, vous voyez ce que je veux dire…
- — Un peu compliqué, mais jusque là je vous suis. Et Leïla, dans l’histoire ?
- — Nous étions jumeaux selon lui. Il galéjait. Leïla, elle était belle comme un cœur…
L’ancien ne put retenir une larme à cette évocation.
- — … alors que moi… on connaissait pas encore les zizigotes à ce moment-là ! Ma mère, la vraie, ma génitrice comme on dit aujourd’hui, selon lui, elle était morte en couches. Ma sœur avait été adoptée par une riche famille. Moi, c’est mon oncle qui m’avait récupéré. D’après ce salaud, pas par amour. Non ! Ma tante pouvait pas avoir de minots, et un garçon, ça serait bien pour aider à la ferme.
- — Il avait raison ?
- — Pourquoi ? Mes parents m’aimaient, ça j’en suis sûr ! Pour le reste, on n’a jamais vraiment su. Mais à partir de ce moment, je ne l’ai plus regardée pareil. Avoir envie de coucher avec Leïla qui pouvait être ma sœur ! J’étais pas un pédophile !
- — Elle avait quel âge ?
- — Comme moi ! Puisqu’on était jumeaux. Mais elle est morte et j’suis encore là !
- — Elle est morte ?
- — Arrête de me couper la parole, j’perds le fil. Oui, à cause de cette enflure de Vador et aussi un peu des nazis ! Tu parles que j’ai refusé de l’aider. J’ai tout raconté à Leïla et à Jan. Tu parles si il bichait, celui-là. Il était jaloux de moi. Et là, pouf ! Grâce à l’autre bordille, il avait la voie libre. C’était des conneries, j’étais le fils de bouseux qu’habitaient une ferme pourrie à Tataouine, et elle, ses parents appartenaient à la grande bourgeoisie de la ville et créchait dans un château (une princesse, je vous ai dit). Y’aurait pas eu la guerre, on ne se serait probablement jamais rencontrés. Y’avait quand même un truc, elle a réussi à le faire avouer à ses parents avant que les nazis les aient aussi occis : elle avait vraiment été adoptée.
- — Et ?
- — Ben, on s’est dit que peut-être… On s’était déjà rendu compte qu’on avait pas besoin de parler pour se comprendre, de sentir des trucs à distance… comme les jumeaux. Les derniers mois, on avait même l’impression de communiquer sans parler. Ça nous a fait réfléchir. Pas trop car on voulait surtout se battre, et depuis la mort de nos parents, on avait la rage.
- — Et ça a mal fini pour vous ?
- — Pour eux, pas pour moi, malheureusement. Jan, il était plutôt pour qu’on se fasse la malle. Maintenant que je ne lui faisais plus de l’ombre, ils nous auraient bien vus prendre le large pour un pays ensoleillé loin de la guerre. En plus, il avait quelques problèmes avec des créanciers qu’il avait estampés, notamment une espèce de poussah libanais propriétaire de plusieurs clandés sur la côte. Lui aussi avait un nom impossible : Jamel, non… Jamal Lahuch… Lahi… Lehu… Lahutt… Enfin, Jamal quelque chose… ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. Fallait qu’il change d’air. Il s’est résolu à nous suivre, mais plus pour les beaux yeux de Leïla que pour la cause. Fait soif, vous trouvez pas ?
- — Marius, un autre. Que s’est-il passé ?
- — On voulait bouffer du Boche. Alors on en a bouffé. Au début, on s’est contentés de suivre les ordres. J‘ai continué à faire passer des gens en Espagne. Mais ça ne suffisait pas à notre princesse. Elle rêvait d’actes héroïques, de délivrer le pays à elle toute seule. J’étais aussi fada qu’elle. Jan essayait de nous raisonner mais il suffisait d’un regard d’une caresse pour qu’il rende les armes. On faisait les cacous, et un jour on a dépassé les bornes des limites. On a voulu attaquer la Kommandantur de Marseille. Avec le camion de Jan, on a défoncé le portail d’entrée. On comptait sur la surprise pour déposer nos bombinettes et la panique des premières explosions pour s’enfuir. Mais on s’est fait cueillir comme des jobastres, on a même pas eu le temps d’ouvrir les portières. On s’est retrouvés face à Vador à qui les nazis nous avaient remis. Il leur avait demandé qu’on lui soit livrés en prétendant qu’il pourrait nous retourner.
- — Ça n’a pas marché ?
- — Ça pouvait pas. Il a à nouveau essayé de nous convaincre que nous étions ses enfants, qu’on devait le rejoindre. On a eu droit à nouveau à son couplet sur la force. Ce salaud, il nous prenait pour qui ? La persuasion ne marchant pas, il est passé aux menaces. Soit on travaillait pour lui, soit il butait Jan. Et là ce couillon, alors qu’on aurait pu ruser, il a voulu jouer les héros, nous a incités à ne pas céder à ce chantage. Ça n’a pas traîné : une balle de Lüger dans la tête et ils ont évacué son corps. Ça a marqué la fin des négociations. Trop lâche pour nous tuer lui-même, il nous a confiés à la Gestapo. Mais nous n’étions que du menu fretin. On s’est retrouvés dans un train pour Ravensbrück.
L’homme se mit à pleurer. Le garçon se rapprocha du client et à voix basse lui dit :
- — C’est toujours comme ça quand il en arrive à ce point de son histoire.
- — Je vais lui foutre la paix.
- — Non, ne vous inquiétez pas, il va la finir avec ou sans vous. C’est comme ça chaque vendredi. Je vais lui remettre un pastis.
L’homme sortit un grand mouchoir pas très net, essuya ses larmes et se moucha bruyamment. Il descendit le pastis et reprit son récit comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.
- — Je m’rappelle comme si c’était hier. Ils nous ont mis dans un wagon à bestiaux. Sauf que Leïla était trop belle. Ça a inspiré les gardiens. Schweinhunde ! Ils l’ont prise avec eux. Je ne préfère pas imaginer ce qu’ils lui ont fait. Juste quand ils ont eu fini de s’en servir, ils ont balancé son corps sur le ballast. Vous dire pourquoi j’saurais pas, mais à ce moment précis j’ai regardé par un interstice et je l’ai vue rouler sur les cailloux. Ça m’a rendu fou. J’ai voulu ouvrir la porte du fourgon. J’crois que les autres ont compris ma folie, ils m’ont aidé. On est parvenus à ouvrir suffisamment pour que je puisse me faufiler et j’ai sauté. Heureusement, le train n’allait pas vite, j’ai dû avoir quelques égratignures. J’ai retrouvé Leïla quelques kilomètres plus haut. Elle était morte, et son corps…
L’homme ressortit son mouchoir.
- — Je l’ai prise sur mon dos et je l’ai emmenée. J’ai marché, marché. Des paysans m’ont aidé. Nous l’avons cachée dans un caveau au cimetière de leur village. J’ai dû attendre la fin de la guerre pour la faire enterrer décemment. J’ai rejoint un groupe de maquisards dans le Vercors. J’ai tenu grâce à leur chef, notre chef, un homme qui s’était déjà battu pendant la première guerre mondiale. Il y avait gagné une sagesse qu’il diffusait en nous donnant des cours de yoga. Entre nous, on l’appelait « le promeneur céleste », tellement on avait l’impression qu’il planait au-dessus de toute cette merde. Il m’avait donné un nouvel espoir mais les Boches l’ont eu aussi. Alors j’ai passé le reste de la guerre à chercher Vador pour lui faire la peau. Mais que tchi ! Quand je l’ai enfin retrouvé, les camarades s’en étaient déjà occupés. La guerre s’est finie et je suis toujours là avec mes fantômes alors que j’suis mort un vendredi de 1943 sur cette voie qui remontait vers l’Allemagne.
Soudainement, l’homme repoussa son verre, se leva.
- — Mais il est tard, Monsieur, il faut que je rentre chez moi.
L’homme parti, le barman s’adressa au client :
- — Désolé de vous avoir imposé ça, Monsieur, mais c’est chaque fois pareil. Il a besoin de raconter.
- — Quelque chose m’étonne !
- — Quoi donc, Monsieur ?
- — Comme il raconte ! Il semblait parler d’un jeune homme, mais vu son âge, ça ne correspond pas.
- — Vous lui donnez quel âge ?
- — Pas loin de 70 !
- — Ôtez-en 20, Monsieur. Ce drame a gâché sa vie et l’a vieilli prématurément. À son retour, Gédail faisait pitié. Ses cheveux avaient blanchi. On aurait dit un vieillard alors qu’il n’avait pas 30 ans. On l’a fêté en héros, décoré, mais quelque chose était mort en lui. À 25 ans, il se retrouvait seul. Sa famille, une vieille famille installée au pays depuis des générations, avait été anéantie. Il était le seul survivant. Il est le dernier des Gédail, et le nom va mourir avec lui.
Le barman prit leurs verres sur le comptoir et les posa dans le bac derrière lui. S’adressant au consommateur qui se préparait à partir, il ajouta :
- — On pourrait écrire un livre sur sa vie, presque tourner un film…
- — Trop tragique et trop sordide, soupira George Lucas en rangeant son dictaphone dans sa poche. Il n’y a pas de happy end. Hollywood n’aimerait pas.