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n° 18293Fiche technique62766 caractères62766
Temps de lecture estimé : 47 mn
18/03/18
Résumé:  Trois vieux truands sont sur un coup... mais ils ont besoin de la nouvelle génération, qui possède des codes très différents.
Critères:  fh hagé bizarre voir hmast fellation nopéné portrait pastiche délire humour policier -théâtre -policier
Auteur : Brodsky      Envoi mini-message

Concours : Concours "Polar noir"
Le bal des baltringues

LE BAL DES BALTRINGUES



Bernard : Bernard Blier

Jean-Paul : Jean-Paul Belmondo

Lino : Lino Ventura

e-nana : Inanna

Brodsky

Buk le Vilain

Charline

Hidden Side

Jakin

L. D.

Mériade


Avec l’aimable participation d’Alfred Hitchcock et quelques autres surprises.



__________________




Scène 1



Bernard : Et alors ?


[Court silence médusé de la part des deux auditeurs, puis…]


Lino : Et alors c’est du suicide, ton truc.


Bernard : Mais…


Jean-Paul : Lino a raison. On dirait que depuis que t’es sorti prison, t’as plus qu’une seule idée : y retourner.


Lino : C’est pas pour te fâcher Bernard, mais enfin… il serait temps que tu apprennes que pendant tes quinze ans de cabane à la Santé, il y a quelques petites choses qui ont changé.


Jean-Paul : Ouais, et on a beau être prétendument en démocratie, figure-toi que personne ne nous a demandé notre avis.


Lino : Ça, faut reconnaître qu’on frôle l’abus de pouvoir dans bien des cas. Et pourtant, mon Bernard, tu le croiras si tu veux, il n’y a pas eu de révolte.


Jean-Paul : C’est fini le monde des hommes, des vrais… Aujourd’hui, y a plus que des tafioles en couverture des magazines.


Bernard : Dites donc, les mecs, vous avez envie de me faire devenir dépressif ou quoi ?


Lino : Écoute, le prends pas mal, mais ton plan, il est foireux de A à Z. À supposer qu’on neutralise les vigiles de l’entrée assez rapidement pour entrer dans la banque avant que le personnel alerté par le bruit ne verrouille les portes, à supposer qu’on neutralise les caméras en moins de quinze secondes – ce qui est impossible –, de toute façon quelqu’un aura appuyé sur le bouton qui permet d’alerter les flics. Et en moins de trois minutes, la banque sera cernée.


Bernard : Et c’est ça qui vous arrête ? Ah, ben oui alors, je m’aperçois que les choses ont changé en quinze ans. À l’époque, ça ne vous aurait pas arrêtés, ce genre d’obstacle ; vous auriez pris ça comme un défi, fait marcher votre intellect, trouvé un plan, et on aurait monté un coup magistral. On était des princes à cette époque, en première page des journaux du soir ; les journalistes nous donnaient des surnoms, et quand ça nous convenait pas, il suffisait de leur téléphoner pour qu’ils les modifient selon nos volontés. Il y a quinze ans, ça ne vous aurait pas fait peur de monter un coup pareil…


Jean-Paul : Il y a quinze ans, il y avait encore du fric dans les banques… Là, mon Nanard, ce que Lino essaie de t’expliquer gentiment, c’est que tu va monter tout ça pour rien. Allez, mille biftons maximum, et encore… Le personnel n’a plus accès aux coffres. Tout le fric est versé dans les distributeurs de billets, et si tu tentes de les percer il y a un système automatique à l’intérieur qui crame le pognon.


Bernard, les yeux exorbités : Ils crament le pognon… Non mais, t’es sérieux ?


Jean-Paul : Tu connais les riches ; tu sais comment ils sont jalminces dès qu’un pauvre bougre touche un loto. Un riche, c’est comme un pervers narcissique : il préfère cramer la liasse de billets qu’il a pour ne pas te rendre les cinq euros qu’il t’a volés.


Bernard : NON ? Mais ça n’a aucune logique, tout ça…


Lino : Oh si, ça en a une… La preuve, plus personne ne braque les banques aujourd’hui.


Bernard : Ben on fait quoi alors, si on peut plus braquer honnêtement ?


Jean-Paul : On fait comme tout le monde : on se trouve un stage de reconversion.


Bernard : Et tu t’es reconverti dans quoi ?


Jean-Paul : Y des tas de stages disponibles : dealer, fourgue, homme de main pour une mairie…


Bernard : Pour une mairie ?


Jean-Paul : Ouais, c’est un contrat aidé, donc en partie payé par l’État, et ça consiste à péter la gueule aux colleurs d’affiches des partis ennemis. Mais c’est payé des clopinettes…


Bernard : Mais… c’est du déclassement social !


Lino : Ah ça, je suis bien d’accord… De mon côté, pas question que je m’abaisse à ça. Braqueur je suis, braqueur je reste.


Bernard : Ben alors, tu braques quoi ?


Lino : Des supermarchés, des bureaux de tabac… Je ne dis pas que je ne suis pas touché par la crise, mais au moins je continue de faire vivre mon corps de métier et je reste seul maître à bord. Cela dit, il faut bien reconnaître que c’est de plus en plus difficile pour les petits patrons.


Jean-Paul : Y a plus d’ennemi public numéro 1 aujourd’hui… Ou alors, il faut verser dans le terrorisme. Mais ça, ça ne rapporte rien… C’est pour les idéologues.


Bernard : Tu veux dire Action directe, les Brigades rouges, tout ça ?


Jean-Paul : Non, non… Les anars et les cocos ne font plus la une. L’idéologie nouvelle aujourd’hui, c’est Dieu. La bande à Tartufe a remplacé la bande à Baader. Leur cri de ralliement, c’est Allah Akbar, alors que nous c’était plutôt…


Lino : À la buvette !


Bernard : Non mais, j’hallucine ! Vous êtes en train de me dire que nous, les Français, les inventeurs de Fantômas, de Rocambole, d’Arsène Lupin et des Pieds nickelés, on ne serait plus capables de monter un casse à la Spaggiari ?


Lino : Eh oui, mon Nanard… « Sans haine, sans arme, sans violence… » C’est fini tout ça.


Bernard : Alors il n’y a plus qu’à se pendre ou faire la manche, si j’ai bien compris.


Jean-Paul : Faire la manche, faut pas y compter non plus : c’est le domaine réservé des sans-papiers. Quant au suicide, c’est pas ça qui te rendra riche…


Bernard : Je vois… Mais alors dis-moi, Monsieur qui critique tout, on fait quoi ?


Lino : Ben… Y a bien un truc, mais attention, hein, c’est juste une hypothèse de travail.


Bernard : Ben, vas-y toujours…


Lino : Faudrait qu’on se lance dans le hacking.


Bernard : Non, les mecs, désolé : la drogue, c’est un truc de tapettes !


Lino : T’emporte pas, Nanard, et écoute bien. Je te parle pas de came, je te parle de piratage informatique.


Bernard : Tu veux voler des ordinateurs ?


Lino : Non, je te parle d’entrer dans les systèmes informatiques afin de voler leurs données, tout ce qui s’y trouve, quoi…


Bernard : Les photos de famille et les images de cul… Mais qu’est-ce que tu veux faire avec ça ?


Jean-Paul : Bon, je te résume, en gros… Aujourd’hui, si tu veux braquer quelqu’un, plus besoin de s’introduire chez lui et de forcer son coffre. Tu entres dans son ordinateur et…


Bernard, les yeux écarquillés : Dans son ordinateur ?


Jean-Paul : Bon, je laisse tomber, Lino ; il est vraiment trop con !


Bernard : Non mais, tu cherches des noises, toi ! Tu parle d’entrer dans un ordinateur et tu me traites de baltringue par-dessus le marché alors que c’est toi qui devrais prendre pension à Sainte-Anne.


Lino, exaspéré : Écoute, Bernard, je comprends que tu sois dérouté. Tu ressembles à un type qui a fait un long voyage autour d’Uranus et qui reviendrait sur Terre en ne comprenant plus rien au monde dans lequel il débarque. Alors juste pour me faire plaisir… ferme ta gueule, et écoute. Je suis comme toi, et Jean-Paul a beau ricaner, il est aussi pas mal largué dans le domaine, mais aujourd’hui la technique permet de piquer du pognon – et là je te parle de sommes énormissimes, attention – sans bouger le cul de chez soi. Sauf que pour ça, il faut être affranchi en informatique. Alors je te dis, oui, il y a un moyen de faire un coup mythique. Mais on ne pourra pas se la jouer à trois comme au bon vieux temps. Il nous faut du renfort.


Bernard : Tu veux contacter Le Vieux ?


Lino : Non, J.G. s’est retiré des affaires au Panama. Et puis de toute façon, aujourd’hui il serait aussi largué que nous. Non, j’ai pris contact avec une e-nana.


Bernard : Une quoi ?


Jean-Paul : En informatique, on utilise un langage spécial. On ne dit plus « une lettre » ni « un courrier », on dit un « e-mail, on ne dit plus un livre, mais un e-book, on ne dit plus une nana, mais une e-nana. Ben quoi ? Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça ?


Bernard : Une inana… Mais vous vous rendez compte de ce que vous dites ?


Lino : Ben quoi ?


Bernard : De mon temps, quand les hommes parlaient boulot, les gonzesses sortaient de la pièce. Et là, vous m’expliquez benoîtement qu’il faudrait faire confiance à une donzelle, virtuelle qui plus est.


Jean-Paul : Elle n’a rien de virtuelle, crois-moi. Je la connais ; j’ai pris un verre avec elle l’autre jour, et comme disent les jeunes, « elle assure sa race ». En plus, elle est pas mal…


Lino : Pas mal, pas mal… Elle ne vaut pas Lulu la Nantaise.


Bernard, rêveur : Ah… Lulu la Nantaise… Elle bosse toujours à La Violette Noire ?


Lino : Non, elle s’est retirée il y a trois ans. Ça été racheté par une certaine Mériade, qui a changé le nom de la boîte. Comment ça s’appelle déjà…


Jean-Paul : La Divine Omphale. C’est sympa si tu aimes le latex, mais le zig qui sert de portier est une sorte de Russkof patibulaire qui se fait appeler Jakin. Un oxymore à lui tout seul, le mec…


Lino : Bon, la e-nana sera là d’ici un quart d’heure ; ça nous laisse le temps de boire une bière. On l’écoute poliment, on ne fait pas de remarques sexistes, on la laisse partir, et puis après on en discute. Tout le monde est d’accord ?


Jean-Paul : Et comment que c’est d’accord !


Bernard : Ouais…



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Scène 2



[La e-nana se pointe avec vingt minutes de retard, un casque intégral de moto à visière miroir… et une combinaison d’enfer, qu’elle entrouvre devant eux. Les trois vieux malfrats sont soufflés.]


e-nana : Oh, les gars ! C’est bon, vous pouvez me regarder dans les yeux maintenant. Je suis là pour parler affaires, pas pour me faire reluquer !


Jean-Paul : Dommage qu’on n’ait pas le temps pour un tour en brouette japonaise…


e-nana : Pour vous, les vieux mecs, une nana est soit une pute, soit une sainte, c’est ça ? Déso, mais je suis ni l’une, ni l’autre. J’ai simplement un cerveau et ch’sais m’en servir. Bon, sinon, quand est-ce qu’on cause business ? Vous m’avez pas fait venir juste pour admirer le paysage.


Jean-Paul et Lino expliquent rapidement la situation à e-nana devant un Bernard un peu sceptique.


e-nana : OK, je veux bien bosser avec vous, les papys. Mais je vais pas non plus me taper tout le boulot… Vous avez déjà pensé à une cible ? Et à une couverture, pour que je puisse l’aborder incognito ?


Jean-Paul : Mais… tout va pas se faire à distance ? Tu t’incrustes dans l’ordi du mec, tu récupères les codes d’accès à ses comptes et on siphonne son blé sans prendre de risques, non ?


e-nana : Mais bien sûr ! Et la marmotte, elle plie le chocolat dans le papier d’alu !


Bernard : C’est quoi, cette connerie de marmotte ?


Jean-Paul : Cherche pas. Comme on t’a dit, le monde a bien changé. La preuve, maintenant les filles l’ouvrent et font même de l’humour.


Lino : Ben, pour la cible, on n’a pas encore trop réfléchi… Sur ce coup-là, Mathilde, c’est toi la spécialiste.


e-nana : Putain ! On avait dit « pas de noms » !


Jean-Paul : C’est bon, la môme, y’a pas d’embrouilles. Bernard est une tombe, tout comme nous autres. On n’est pas des baltringues ! Chez nous, les hommes, les vrais, personne ne moufte. Jamais !


e-nana : Y’a pas intérêt ! Le premier qui balance mon blaze aux condés, je lui coupe les couilles et je les lui sers en hors-d’œuvre.


Lino : T’inquiète. Si ça devait se produire, je serais le premier à te passer mon canif. Bon, revenons à nos moutons. Sauf ton respect, faudrait que tu nous rencardes sur qui on devrait cibler sur ce coup-là.


e-nana : Ah mais ça, mes choupettes, ça dépend de vos moyens et des risques que vous êtes prêts à prendre.


Bernard : Comment elle nous a appelés, l’aqueuse de mes deux ?!


Lino : T’agace donc pas, Nanard. Cette fille, c’est vraiment une hackeuse de talent !


Jean-Paul : Excuse notre ami Bernard, e-nana. Il vient de tirer 15 ans de cabane, il a eu peu perdu de vue ses manières avec les dames.


Bernard, grognon : Ouais… Enfin, ch’sais pas ce qu’on leur apprend, à la jeune génération, mais certainement pas le respect des anciens !


Lino : Bon, pour en revenir à nos affaires, question moyens, on est pas trop en fonds, en ce moment. Et on voudrait rester discrets ; donc il n’y aura que nous…


e-nana : Si je récapitule, j’ai devant moi trois retraités gominés qui vivotent de leurs arnaques foireuses. Et vous comptez me payer comment, les p’tits vieux ?


Bernard, se marrant : En nature ?


e-nana, furibarde : OK, j’ai assez perdu de temps comme ça. Ciao, les comiques, et surtout oubliez-moi !


Jean-Paul : T’emballe pas, e-nana. Bernard va fermer sa grande gueule et nous laisser causer. On n’est peut-être plus au sommet de notre gloire, mais on a encore de la ressource. Et puis un bon paquet de connaissances dans le milieu, aussi…


Bernard : Tiens, en causant de ça… Y’a Jean-Marie, le p’tit portier du Georges V, qui m’a rencardé. Ils vont bientôt recevoir un émir. Paraît qu’il a réservé tout un étage de l’hôtel pour lui et ses sept épouses. Y sont là pour la semaine.


Lino : Qu’est-ce que tu veux qu’on foute de cette info ? Le bédouin aura trois fois plus de porte-flingues que de meufs avec lui !


e-nana : Vous avez toujours pas entravé, les mecs. Piquer du blé en force, c’est « has been » complet !


Jean-Paul : Bon, OK. Alors, en admettant qu’on veuille plumer l’émir sans qu’il capte rien, comment tu ferais, toi, la drôlesse ?


e-nana : Faut déjà choper toutes les infos qu’on peut sur le roi du pétrole : savoir s’il aime s’encanailler, s’il couche à droite à gauche, et surtout qui est le type qui gère son fric pour lui.


Bernard : Quel rapport ?


e-nana : Ces mecs-là s’abaissent pas à se balader avec de l’oseille. Ils ont un esclave qui s’occupe des transferts de pognon à leur place, un incorruptible hyper-balèze en qui ils ont une confiance en béton armé. Le genre de mec que tu peux torturer à mort, même pas il crache le numéro de sécu de son clebs !


Lino : Et toi, avec ta belle gueule et tes p’tits nichons, tu le ferais ramper à tes pieds ?


e-nana : Même pas en rêve… Dans son calbut’, c’est pas des couilles et un zob qu’il a, le mec, mais une putain de copie de son diplôme d’Harvard. Non, le point faible, c’est le patron, pas le financier.


Jean-Paul : D’acc ! Je commence à piger. Tu fais du gringue au vizir de mes deux, et une fois qu’il te bouffe dans la pogne…


e-nana : Je lui envoie un mail avec une photo de moi à poil.


Bernard : Tu te fous de nous ou quoi ? T’imagines que ça suffira à lui donner envie de nous filer son blé ?


e-nana : Je compte même pas lui demander un centime. Juste qu’il soit assez chauffé pour cliquer sur ma tof… Car en faisant ça, y va se manger un bon vieux virus préparé par mes soins rien que pour lui. Et là, le commandeur des croyants, il est dans une merde qu’il imagine même pas !


Jean-Paul : Ni une, ni deux, tu prends le contrôle de son ordi… Ah, ça, c’est beau, les mecs ! Je vous l’avais dit : c’est une sacrée frangine, la e-nana !


e-nana : Probable que ce soit plutôt son bigo 24 carats. Mais on s’en balec, c’est idem. Une fois que mon p’tit maliciel aura tapé l’incruste, on a accès à toutes ses infos. Y compris à la messagerie cryptée depuis laquelle il balance ses ordres de virements au gominé du groin qui gère son flouze.


Lino : Ça va pas faire louche si l’autre voit arriver un transfert faramineux vers un compte inconnu ?


e-nana : Le gars est l’esclave de notre Grand Vizir. Et il a toute confiance dans la technique. Pas une seconde y va imaginer braver son boss pour demander si l’autre est bien sûr.


Lino : Et une fois l’oseille transférée ?


e-nana : Vous pouvez compter sur moi pour l’effacer. Plus personne sera cap’ de retrouver nos thunes.


Jean-Paul : Bon Dieu ! « Sans haine, sans arme, sans violence… » !!!



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Scène 3



[e-nana monte l’escalier qui mène à son appartement. Elle a l’air heureuse et tranquille. Elle s’arrête devant sa porte, sort la clef de son sac à main et entre chez elle. On entend le bruit d’une douche dans la salle de bain. Une voix en sort et l’interpelle.]



Hidden Side : C’est toi, Minou ?


e-nana : Tu attendais quelqu’un d’autre ?


[Il sort de la salle de bain, enveloppé dans une serviette.]


Hidden Side : Alors, ça a marché ?


e-nana : Évidemment !


Hidden Side, impressionné : Tu as réussi à embobiner les vieux ?


e-nana : Facile. Ils sont déjà totalement largués, alors tu imagines bien qu’en plus, quand ils m’ont vue débarquer avec mon petit cul bien moulé dans mon jean, ça a été du gâteau.


Hidden Side : Et pour l’émir ?


e-nana : On a déjà tout. Y’a plus qu’à opérer le virement dès qu’on sera prêts.


Hidden Side : Et tu es certaine qu’ils ne pourront pas remonter jusqu’à nous ?


e-nana : Certaine. Je vais faire ça à partir de l’ordinateur des trois baltringues. Le fric ira directement sur un compte ouvert par leurs soins dont j’aurai forcément les clefs. Ensuite, je n’aurai plus qu’à effectuer la même opération de leur compte vers le nôtre. Les sbires de l’émir remonteront jusqu’aux ancêtres, et c’est eux qui écoperont des emmerdements. Le temps que tout le monde comprenne ce qui s’est passé, on sera loin d’ici.


Hidden Side : Hum… Les vieux vont te balancer quand ils comprendront qu’ils se sont fait enfler.


e-nana : Et alors ? On sera au Panama avec une nouvelle identité et aucune trace pour nous retrouver. Mais ça, c’est ton taf à toi. Tu les auras quand, les papiers ?


Hidden Side : Je dois retrouver mon contact ce soir, à La Divine Omphale.


e-nana : Il est sûr, ton type ?


Hidden Side : T’en fais pas pour ça. Je le connais depuis des années.


e-nana : Ouais, mais faudrait pas qu’il parle.


Hidden Side : Écoute, Minou, on n’est pas des tueurs non plus.


e-nana : Mais faudrait pas qu’on se fasse tuer. Ton bonhomme, c’est une trace. Faudrait pas qu’on remonte jusqu’à lui.


Hidden Side : Comment veux-tu que ce soit possible ?


e-nana : Ça, c’est pas mon problème, chaton. On a dit « aucune trace ».


Hidden Side : Et moi je suis un pro de l’escroquerie. Si je te dis que mon bonhomme est sûr à cent pour cent, c’est qu’il est sûr à cent pour cent.


e-nana : Personne ne l’est jamais à ce point.


Hidden Side : Mais ce type est mon pote, merde !


e-nana : Un traître, c’est toujours un ami. Alors mieux vaut que ce soit toi qui trahisses le premier.


Hidden Side : On va faire un marché. Si je constate qu’il y a le moindre risque, je te promets de l’effacer définitivement. Tu es d’accord ?


e-nana, perplexe : Ouais… je suis d’accord.



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Scène 4



[La nuit, devant La Divine Omphale. Des gens en tenue SM entrent et sortent sous le regard de Jakin, le videur à l’air peu amène. Hidden Side marche vers lui, les mains dans les poches de son imperméable. Alors qu’il se trouve à quelques mètres, il aperçoit Bernard qui vient d’arriver avant lui en costume de ville, avec un sac de sport à la main et qui se met à parler à Jakin.]



Hidden Side : Et merde…


[Bernard et Jakin engagent une conversation que Hidden Side, trop loin, ne peut entendre.]


Bernard : Salut !


[Jakin le regarde de haut, l’air de penser « C’est quoi, ce péquenot ? »]


Bernard : Je suis bien à La Divine Omphale ?


Jakin, montrant l’enseigne lumineuse des yeux : Vous savez lire ?


Bernard : On m’a dit beaucoup de bien de cet établissement.


Jakin : Ouais, et alors ?


Bernard : Je venais souvent ici avant. Du temps de Lulu la Nantaise…


Jakin : Jamais entendu parler.


Bernard : C’était l’ancienne taulière.


Jakin : Ça a changé de propriétaire [regardant le costume de Bernard avec hauteur] et de style, aussi.


Bernard : Oh, mais rassurez vous : j’ai tout ce qu’il faut dans mon sac.


Jakin : Ouais, mais on entre pas comme ça.


Bernard : Du temps de Lulu, on se changeait à l’intérieur.


Jakin : Ben c’est fini. On avait besoin d’espace ; on a viré le vestiaire et on a agrandi l’aire de jeu.


Bernard : On m’a dit que la nouvelle taulière assurait ?


Jakin : La patronne est maquée, et je crois que son cheptel est complet.


Bernard : Vous me conseilleriez qui, une fois à l’intérieur ?


Jakin : À vous de voir. Mais pas question d’entrer dans cette tenue.


Bernard : Ben alors, je me change où ?


Jakin : Ben, ici.


[Retour sur Hidden Side qui regarde avec effroi Bernard se déshabiller en pleine rue et enfiler un costume de latex qui le moule et le fait ressembler à un bonhomme en caoutchouc.]


Hidden Side : C’est pas vrai… Mais c’est pas vrai… Putain, mais qu’est-ce qu’on fait maintenant ?


[Bernard entre dans l’établissement en marchant comme un canard avec son sac de sport dans lequel il a mis ses vêtements de ville.]



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Scène 5



[Gros plan sur Mériade. Un zoom arrière nous la fait découvrir en chemise, jupe mi-longue et bas résille noirs, confortablement installée dans un fauteuil de cuir, les pieds posés sur son bureau, en compagnie de Brodsky, chemises à carreaux, jean et bottes de cow-boy. Tous deux fument un barreau de chaise. Brodsky surveille le bar de la partie night-club de l’établissement à travers une vitre sans tain. Au milieu des habitués du lieu débarque Bernard, démarche de canard, totalement ridicule au milieu de la faune…]


Brodsky : Qu’est-ce que c’est que ce guignolo ?


Mériade : Qui ça ?


Brodsky : Je sais pas, viens voir un peu…


Mériade : C’est quoi, ce machin ? Attends un peu… [elle prend un talkie-walkie et appelle] Mygale à Loup-Garou, Mygale à Loup-Garou…


Voix de Jakin : Ici Loup-Garou, je vous reçois, Mygale. À vous.


Mériade : Qu’est-ce que c’est que ce canard en caoutchouc que tu as laissé entrer ?


Voix de Jakin : C’est le pire de pire de ce qu’on fait en abruti. Je me suis dit que ça amuserait tout le monde.


Mériade : Il est aussi con qu’il en a l’air ?


Voix de Jakin : Tu n’as qu’à engager la conversation avec lui : effet garanti !


Mériade, tout sourire : On va aller voir ça… Terminé, Loup-Garou. Tu viens, Brodsky ?


Brodsky : Bien sûr. On va aller payer un verre au branquignol, histoire de voir si l’intérieur est à la hauteur de l’extérieur.


Mériade : Tu as raison ; ce n’est pas bien de juger les gens seulement d’après leur apparence.


Brodsky : Comme tu dis. Ce qui compte dans chaque être humain, c’est sa beauté intérieure.


[Ils sortent de leur bureau et s’avancent vers Bernard qui essaie d’attraper le regard des filles mais que tout le monde ignore, sauf ceux qui rient dans son dos.]


Mériade, tout sourire et tendant sa main vers Bernard : Bonjour, cher Monsieur ; c’est la première fois que je vous vois parmi nous. Je me présente : Mériade, patronne de La Divine Olympe ; et voici monsieur Brodsky.


Bernard, se fendant d’un baisemain ridicule : Enchanté, très chère Madame.


Mériade : Venez, attablons-nous ; nous vous offrons un verre. Que prendrez-vous ?


Bernard : Eh bien, un whisky fera l’affaire.


Mériade, faisant signe au bar : Whisky japonais… la bouteille. [Puis à Bernard] Venez, je vous en prie.


[Ils s’installent tous les trois tandis qu’on apporte la boisson.]


Mériade : Alors dites-moi, vous êtes nouveau ici ?


Bernard : De passage simplement. Je suis ici pour affaires…


Mériade : Quel genre d’affaires ?


Bernard, l’air mystérieux : Du genre de celles dont on ne parle pas.


Brodsky : Ah, ce genre d’affaire… Les plus intéressantes ; les plus risquées, également. Nous connaissons.


Mériade : J’ai tout de suite compris en vous voyant que vous n’étiez pas quelqu’un de commun.


Bernard, inquiet : Que voulez vous dire ?


Mériade : La plupart des hommes qui entrent ici viennent juste se faire dérouiller par mes filles. Vous, on voit tout de suite que vous êtes de l’autre côté du manche.


[Elle lui ressert un verre.]


Bernard : Dans le milieu qui est le mien, il faut pas être un dégonflé. Faut pas avoir la larme facile ni le scrupule en bandoulière. Et puis surtout, pas de sensiblerie. Faut pas s’amouracher d’une gonzesse. Trop dangereux… J’en connais des caïds qui sont tombés à cause d’une belle paire de fesses ou d’un balcon trop fleuri.


Mériade : Oui, vous avez raison ; on ne badine pas avec l’amour.


Bernard : Parfaitement, et je ne conçois pas l’amour sans badine non plus.


Brodsky : Ça fait mal, la badine…


Mériade, avec un regard moqueur vers Brodsky : N’est-ce pas, chéri ? Mais au fait, cher Monsieur, j’ai oublié votre nom…


Bernard : Euh… appelez-moi Bernard, tout simplement.



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Scène 6



[On retrouve les mêmes au même endroit une heure plus tard. Bernard est complètement torché. Il a la main posé sur le bras de Brodsky qui semble lui aussi éméché, mais ce n’est qu’une impression.]


Bernard : Si c’est pas malheureux, Brod’… Mets-toi à ma place. J’étais un prince de la pègre, le roi d’Aubervilliers, le duc de la Courneuve ; j’avais soixante loufiats à ma pogne et une centaine de gagneuses qui trimaient par amour de ma pomme. Et puis PAF ! Quinze ans de placard. Et quand tu sors de là, eh ben t’es plus rien. Tu débarques dans un monde sans humanité, sans argent liquide, sans code d’honneur. Oui, Monsieur, un code d’honneur, on avait. Braquer une vieille, par exemple ; je dis pas que ça nous arrivait pas des fois… mais seulement dans les quartiers riches. Mais tu veux que je te dise ? Il n’y a plus de déontologie chez les truands. Ça me déprime…


Brodsky : Bah, pleure pas, Nanard… Tiens, je vais te dire un truc, comme ça, d’homme à homme : si t’étais pas sur un coup aujourd’hui, je crois bien que Mériade et moi on te prendrait comme associé.


Bernard : C’est vrai ? Vous feriez ça ?


Brodsky : On voit tout de suite que t’es une pointure. Un mec comme toi, c’est rare. La preuve… tu es sur un coup.


Bernard : Un coup, ouais… mais c’est plus pareil.


Mériade : Comment ça ?


Bernard : C’est pas un coup de cador. Tu parles… Vider le compte d’un émir avec un ordinateur… Pfft… Un truc de gonzesse. La preuve, tiens… Figure-toi que c’est une gonzesse qui va piloter l’opération.


Brodsky : Alors là, vieux, je te comprends… Si c’est une gonzesse qui est aux commandes…


Bernard : On ne dit plus « gonzesse » d’ailleurs, aujourd’hui, figure-toi. Non… on dit une inana.


Brodsky : Pfft… quelle époque de merde, mon Nanard ! T’as raison…



[Fondu au noir.]



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Scène 7



[Un peu plus tôt à l’extérieur de l’établissement, Hidden Side a fini par se décider. Après avoir glissé un flingue dans son ceinturon et avoir fait blousé sa chemise en jean, il sort de voiture avec un rictus nerveux et s’avance discrètement vers La Divine Omphale, si discrètement qu’il arrive derrière le physionomiste filtrant l’entrée sans que l’autre ne l’ait vu arriver.]


Hidden Side, appuyant son index et son majeur dans le dos de Jakin : Alors, Jak’, tu surveilles plus tes arrières ?


Jakin, se retournant d’un bond : Putain, Hidden ! Tu sais que t’es lourd ! Si j’avais pas reconnu ta voix, tu s’rais déjà en train d’embrasser le trottoir avec un bras pété en guise d’écharpe !


Hidden Side : C’est bon, vieux frère, détends-toi. C’est qu’un établissement de nuit, pas de raison de paniquer.


Jakin : Tu sais, à mon âge, je galère déjà un max pour trouver des jobs à la cool comme çui-là. Si ma patronne apprend que je me fais surprendre par un mec aussi peu discret que toi…


Hidden Side : Ben quoi, t’as peur d’une nana maintenant ? Elle va pas te faire bouffer ton certif’ de naissance non plus !


Jakin : Elle est réglo, je dis pas… mais des fois, quand elle pique sa crise, même son mec arrive pas à la raisonner. Et j’peux t’dire qu’elle fait pas semblant quand elle cogne !


Hidden Side : Ça fait envie…


Jakin : En attendant, elle paye. Plutôt bien, même. Donc profil bas, mec. Au fait, tu veux entrer ?


Hidden Side : Pour me faire tabasser par la mère fouettarde ? Très peu pour moi… Non, et puis j’ai pas vraiment la tenue adéquate. Pas comme ton dernier client…


Jakin : T’as vu le rigolo déguisé en canard ? T’es là depuis un petit moment, dis-moi…


Hidden Side : Assez pour vous vous avoir vus causer. L’était motivé, le gars… se désaper en pleine rue pour passer son lycra !


Jakin : Du latex, mec. Pas pareil du tout, crois-moi.


Hidden Side : J’vois que t’es connaisseur ! Je savais pas que tu te mélangeais avec les dingues… Ton job, c’est pas juste de les contenir à l’intérieur ?


Jakin : T’as raison, moi je touche pas à cette came-là. Une fille qui t’fouette le cul avec un martinet ? Peuh ! Les frangines, c’est moi qui les fais gueuler ; pas de douleur, si tu vois c’que j’veux dire…


Hidden Side : Et sinon, ce type sapé comme un barje, c’était la première fois qu’il venait ?


Jakin : Pourquoi ? Tu t’intéresses aux hommes maintenant ?


Hidden Side : Pas près d’arriver, non… surtout les vieux chauves boudinés ! Tu sais très bien que j’fréquente que des nanas canons.


Jakin : Des e-nanas canons, même…


Hidden Side : Ben ouaiche, mon pote. En parlant de ça, justement, ma chérie et moi on se disait qu’on aimerait bien avancer la date de notre prochain voyage… T’as des news, pour moi ?


Jakin : C’est en bonne voie. Le gros Louis est en train de bosser sur tes papiers ; tu les auras bientôt.


Hidden Side : Bientôt, bientôt… ça me dit pas quand, ça !


Jakin : Vous m’avez l’air bien pressés d’aller prendre l’air de la campagne, tous les deux. Vous seriez pas sur un coup, par hasard ?


Hidden Side : Non mais, dis donc, depuis quand je te laisse dans le brouillard pendant que je monte une affaire ?


Jakin : Je sais, ça te ressemble pas. Tous les deux, on est comme des frères. Mais ta nana… ch’sais pas, ça m’a l’air le genre à retourner le cerveau des mecs bien !


Hidden Side : Heureusement que j’en suis pas un, alors !


Jakin : Fais gaffe à tes fesses, Hidden… Depuis qu’elle t’a mis le grappin dessus, j’ai la sale impression que tu passes ton temps à lui lécher le cul !


Hidden Side : Tu dis ça pasque t’es jaloux, Jak’.


Jakin : Je mentirais si j’te disais que je t’envie pas. Une jeunesse comme elle avec un aussi beau cul, et en plus qu’a l’air de savoir s’en servir… c’est clair, je te l’emprunterais bien pour une nuit ou deux. Mais fais gaffe : quand un mec commence à réfléchir avec ce qu’il a entre les jambes plus qu’avec ce qui se balade entre ses oreilles, c’est là que le danger menace !


Hidden Side : Pfff, quel philosophe tu fais, mon loup ! Mais t’inquiète, ma nana sait parfaitement qui est le patron.


Jakin, avec un sourire triste : Oh, j’en doute pas une seconde… Mais au passage, toi, n’oublie pas qui sont tes vrais amis.


Hidden Side : Pas de risque, mon pote. Mais grouille pour les papiers, on aimerait bien pouvoir décoller à l’improviste, si besoin…


[Les deux hommes se séparent sur une accolade virile. Jakin a remarqué qu’un tic nerveux faisait tressauter la joue de son pote de toujours. Il ne dit rien, mais n’en pense pas moins.]



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Scène 8



[La nuit, sur les quais. Jakin s’avance seul, les mains dans les poches, comme s’il se promenait. Une grosse voiture avance lentement vers lui. Appel de phares. Il continue de se diriger vers la voiture. Deux hommes en descendent : L. D. et Buk le Vilain qui viennent vers lui. Ils se serrent la main et retournent tous les trois vers la voiture. La vitre arrière se baisse automatiquement. À l’intérieur, Charline, manteau de fourrure et lunettes noires.]


Jakin : Bonsoir, Charline.


Charline : « Lulu » quand on est ensemble, s’il te plaît. Je déteste ce faux nom…


Jakin, souriant : Bonsoir, Lulu.


Charline : Alors ?


Jakin : Alors ça avance lentement. Mais j’ai réussi à gagner leur confiance…


Charline : Jusqu’à quel point ?


Jakin : Pas encore au point de pouvoir être seul dans le bureau. Je ne peux pas fouiller pour l’instant.


Charline : Et la nuit, quand ils sont absents ?


Jakin : Il y a une alarme, et je n’ai pas encore le code. Mais ça va venir… Il me faut plus de temps.


Charline : Du temps, j’en ai. La vengeance est un plat qui se mange froid !


Jakin : Ne t’en fais pas, Lulu, ces enfoirés auront leur compte. Tiens, au fait, j’ai eu la visite d’un de tes anciens admirateurs.


Charline : Qui ça ?


Jakin : Un gros type un peu simplet en combinaison latex. Le crâne en peau de fesses…


Charline : Bernard… Il est sorti de prison ?


Jakin : Il ne va pas tarder à y retourner, à moins de se faire descendre avant. Il s’est vanté auprès de nos deux enfoirés d’être sur un coup. Tu penses bien qu’ils se sont empressés de le faire parler.


Charline : Brutalement ?


Jakin : Non… whisky. Une histoire de vol d’émir plein aux as ; j’ai entendu Mériade et Brodsky en parler après son départ.


Charline : Si Bernard est sur un coup, il se peut que Jean-Paul soit dans les parages. Et Lino…


Jakin : Ton ex ?


Charline : Pas vraiment. Nous étions… sexfriends, comme on dit aujourd’hui. J’aurais bien aimé plus, mais tu sais ce que c’est : dans notre métier, c’est toujours délicat.


Jakin : Tu veux que je me rencarde là-dessus ?


Charline : Pour faire quoi ? C’est le passé. Non, concentre-toi sur ta mission actuelle : il me faut ces titres de propriété qui prouvent que l’établissement m’appartient toujours. Rien d’autre ?


Jakin : Non, rien. Ah si… Hidden Side.


Charline : Oui ?


Jakin : Il m’a demandé les faux papiers pour lui et sa frangine. Tarif habituel…


Charline : OK. L. D. te donnera ça pour après-demain ; Gros Louis a presque terminé, il manque juste les photos.


Jakin, sortant une enveloppe de sa poche : Les voilà. Faites ça aux petits oignons, c’est un copain.


L. D. : Pas de souci. Allez, bye…


Jakin : Bye.


[L. D. et Buk remontent dans la voiture qui repart en marche arrière. Jakin, toujours les mains dans ses poches, se retourne et repart.]



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Scène 9



[Dans la voiture de Charline, qui regarde les photos.]


Charline : e-nana… j’ai entendu parler de cette pétasse. Le genre arrogante et peu à cheval sur les principes. Ça sent mauvais, cette histoire… Les gars, vous pouvez vous rencarder là-dessus ?


Buk : Bah, oui on peut… Mais franchement, Lulu, qu’est-ce qu’on en a à foutre que le pote de Jakin soit maqué avec ce genre de fille ?


Charline : Si elle veut se tirer, c’est qu’elle est sur un coup. Or Bernard est sur un coup aussi… Bon, j’avoue que ça n’a sans doute rien à voir, mais…


L. D. : Mais si Bernard est là, c’est que Lino est pas loin, pas vrai ?


Charline : Ouais… Et en plus, si Mériade l’a fait parler, de toute manière les choses vont se compliquer pour eux. À mon avis, il se passe des choses pas très nettes autour de La Divine Omphale. Vous allez me surveiller ça discrètement, les gars.


L. D. : Et Jakin ?


Charline : On ne lui dit rien. Il doit rester sur sa mission… On surveille, c’est tout. On essaie de savoir ce que combinent Mériade et son larbin, et on file le pote de Jakin pour savoir ce que ces deux-là ont dans le crâne. En espérant que tout ça ne soit pas un méli-mélo à la con.


Buk : C’est vrai que tu as toujours de l’instinct pour ce genre de truc, Lulu.


L. D. : Oui. D’ailleurs, je me demande bien comment Mériade et Brodsky ont pu t’arnaquer à ce point…


Charline : Ça, c’est mon problème, L. D.. Tout ce que tu dois savoir, c’est qu’ils s’y sont pris comme des malpropres et qu’ils vont payer cher. Allez, on rentre. Dites donc, ça vous plairait une petite partie avant d’aller dormir ?


L. D. : À trois ?


Charline : Pour ce que j’envisage, ça sera bien suffisant…



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Scène 10



[Hidden Side et e-nana dans leur appartement.]


Hidden Side : Là, Minou, je te dis que ça commence à sentir mauvais pour nous. J’ai bien senti que Jakin se méfiait de moi.


e-nana : Ben tiens… Je te l’avais dit. On n’a pas d’amis dans le métier ; que des connaissances, c’est tout.


Hidden Side : Y’a pas que ça. Hier soir, je suis allé faire un tour là-bas en loucedé. Devine… J’ai vu les deux loufiats de Charline entrer dans l’hôtel en face de la boîte. Je me suis renseigné : ils ont demandé à la concierge une chambre pour deux nuits, avec une fenêtre qui permet de surveiller la rue.


e-nana : Charline n’a rien à voir sur ce coup-là.


Hidden Side : Non, mais s’ils surveillent les lieux, ils comprendront vite fait ce qui sera arrivé à Jakin. Et après, va savoir ce qu’ils feront de l’information… La vendre à Mériade ? Nous filer le train ? Bref, ça pue de plus en plus…


e-nana : Raison de plus pour se magner. Ce soir, tu prends les papiers, tu butes Jakin, et demain on braque la thune et on disparaît.


Hidden Side : Et les tueurs en planque, on en fait quoi ?


e-nana : Ça, je m’en occupe, ne t’en fais pas.



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Scène 11



[Dans la chambre d’hôtel, Buk surveille à la fenêtre tandis que L. D. est allongé sur le lit.]


Buk : Si c’est pas malheureux de planquer comme ça alors que des tas de petits culs arrêtent pas de passer à moins de cent mètres…


L. D. : T’es jamais content… On est pourtant peinards. Regarde, hier il ne s’est rien passé, et il ne se passera rien non plus aujourd’hui. Charline n’est pas parano, mais des fois j’ai l’impression qu’elle pèche par excès de prudence.


Buk : Tu sais, des fois je regrette le temps d’avant…


L. D. : Comment ça ?


Buk : Ben, regarde… Notre boss, c’est Charline ; en face, c’est Mériade. Et si on est là, c’est encore parce que Charline se méfie de la e-nana. Bref, on dirait que ce sont les bonnes femmes qui mènent le jeu dans la pègre aujourd’hui.


L. D. : En réalité, ça a toujours été le cas. La plupart des truands le deviennent pour payer des diams ou des visons à leur gonzesse. Sinon, l’homme est plutôt pacifique, au fond… Les seuls qui avaient compris ça, ce sont les pères du désert.


Buk :Ah ouais ?


L. D. : Ouais… Pourquoi crois-tu qu’ils se retiraient au milieu de nulle part ? Parce que LA FEMME, c’est la civilisation. Partout où elle se pointe, il lui faut du confort, de l’eau chaude, des croissants au beurre, des boutiques de fringues… Si tu vas dans le désert, elles ne te suivront pas.


Buk : Ou à la campagne, au milieu des vaches… J’ai vu ça dans « L’amour est dans le pré ». Les ploucs sont célibataires la plupart du temps.


L. D. : Voilà, chacun ses références, mais en gros tu as compris.


Buk : Mais tes curés comme mes ploucs, ils ne baisent pas souvent…


L. D. : La nourriture spirituelle permet de se passer de ce genre de besoin. Quand on réussit à élever son âme au-delà de toute contingence matérielle, on n’a plus besoin de tirer sa crampe.


Buk : Pourquoi t’es pas devenu curé à la place de truand ?


L. D. : C’est pareil… Si j’avais été curé, j’aurais voulu évangéliser les truands.


Buk : Ouais, mais là, quand tu fourres un frangin aux pruneaux, tu commets un meurtre. Ce n’est pas très catholique, quand même…


L. D. : Chacun sa manière de défendre sa cause. Quand César Borgia massacrait ses ennemis, il le faisait au nom de son père, qui était le pape.


Buk : Mais… c’est complètement con, ton machin ! Si on se mettait tous à vivre selon les préceptes de l’Église, il n’y aurait plus de truands comme nous.


L. D. : C’est plus complexe que ça. L’Église est un système totalitaire ; moi, je défends aussi la liberté de penser.


Buk : T’es une sorte de gauchiste, quoi…


L. D. : Attends, je vais te lire un truc…


L. D. fouille dans son sac, mais ne trouve pas ce qu’il cherche.


L. D. : Merde, je l’ai laissé chez moi.


Buk : Pas grave, tu m’expliqueras une autre fois.


L. D. : Non, attends… Je vais chercher le bouquin ; j’habite à côté, j’en ai pour un quart d’heure à tout casser. Je fais l’aller-retour.


Buk : Non, tu ne vas pas me laisser tout seul en planque, merde !


L. D. : Écoute, tu sais comme moi qu’il ne se passera rien ce soir. Et de toute façon, je serai de retour en moins de deux. J’y vais, sinon on va se faire chier toute la nuit.


[Il enfile son blouson et sort de la chambre.]


Buk : L. D., attends. Tu… Putain, fait chier !



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Scène 12



[Même lieu. Buk observe toujours par la fenêtre. L. D. est parti depuis cinq minutes On entend la porte de la chambre s’ouvrir ; e-nana entre dans la chambre, combinaison cuir et casque de moto ouvert. Elle a un flingue muni d’un silencieux à la main.]


Buk, se retournant : C’est toi ? [regard stupéfait] e-nana !


e-nana : Chut… Tu vas pas te mettre à crier mon nom partout, mon canard, sinon…


Buk : Qu’est-ce que tu veux ?


e-nana : Juste savoir ce que tu fabriques ici à reluquer l’entrée de cette boîte.


Buk : Ben… je reluque, comme tu dis.


e-nana : Allons, Buk, je sais à quel point tu es pervers et détraqué, mais quand même… Mater, c’est pas ton truc préféré. Si tu es là, c’est qu’on t’a demandé d’y être. C’est donc que Charline s’intéresse à quelque chose… et le problème, c’est que ça m’embête beaucoup qu’on reluque La Divine Omphale en ce moment.


Buk : Pourquoi, t’es sur un coup ?


e-nana : N’essaie pas de faire l’imbécile, Buk ; tu as l’air encore plus con que d’habitude dans ces moments-là. Allez, passe à table, et qu’on n’en parle plus.


Buk : Et une fois que je t’aurai dit ce que tu veux savoir, tu vas me descendre, c’est ça ?


e-nana : Malheureusement… Tu sais bien que je ne peux pas me permettre de laisser de traces derrière moi. Ça n’a rien de personnel, tu sais ; disons que ta patronne t’a envoyé ici au mauvais moment.


Buk : Et Jakin ?


e-nana : Lui aussi, hélas… Crois-moi, je le regrette aussi. Mais bon, tu es de la partie : tu ferais pareil à ma place, non ?


Buk : Ouais… mais je ne cracherai pas le morceau, ma poupée. Tu connais les règles aussi bien que moi : chez nous, on ne parle pas, même sous la torture.


e-nana : J’aime pas la torture. On n’est jamais certain que le type en face crache vraiment la vérité dans ces cas-là.


Buk : Tu vois… Bon, ben tu n’as plus qu’à me buter, maintenant. Allez, faisons ça vite fait… De toute façon tu ne sauras rien.


[e-nana descend la fermeture Éclair de sa combinaison, dévoilant un peu sa poitrine.]


e-nana : On va faire un marché, Buk. Si tu parles, je t’offre une mort plus agréable que celle prévue.


Buk : C’est à dire ?


e-nana : Assieds-toi sur le lit. Je te laisse te branler en guise de dernière cigarette. À deux conditions. La première, c’est que tu me racontes tout en même temps que tu t’astiques le manche ; la seconde, c’est que ça ne prenne pas des plombes avant que tu craches le tout. Je te donne un temps prédéterminé que je suis la seule à savoir. Passé ce temps, que tu aies fini ou pas, je tire. On est d’accord ?


Buk : J’avoue que j’en espérais pas tant…


e-nana : Allez, je t’écoute.


[Buk sort son engin et commence le travail tout en observant la pendule derrière e-nana.]


Buk : Tu le commences quand, ton décompte ?


e-nana : C’est commencé. Magne-toi, je n’ai pas envie d’y passer la nuit.


Buk : Dommage…


e-nana : Parle !


Buk : Un pote à Charline est sur le point de se faire enfler par Mériade et Brodsky. Elle nous a envoyés ici pour essayer d’en savoir plus…


e-nana : Et c’est tout ?


Buk : Attends, j’ai pas fini… Jakin travaille pour Charline, en réalité. Et quand elle a vu que tu étais la gonzesse de Hidden Side…


[Tout en parlant, il se baisse de plus en plus et essaie de sortir le flingue qu’il a planqué dans sa chaussette.]


Buk : Dis-moi, tu voudrais pas baisser un peu plus ta fermeture Éclair ?


[Elle l’abaisse de quelques crans.]


e-nana : La suite ?


[Il regarde la pendule, le manche dans une main et l’autre sur la crosse de son flingue.]


Buk : Alors elle nous a demandé de nous rencarder sur…


[Il sort son arme, mais il n’a pas le temps de s’en servir : e-nana l’a vu faire et tire. Buk meurt, une balle en plein front.]


e-nana : Salaud !


[Elle sort de la chambre, descend l’escalier, sort de l’hôtel, remet son casque et repart à moto. Une voiture vient de garer devant elle : c’est L. D., qui la reconnaît et la voit partir. Il monte les escaliers quatre à quatre.]


L. D. : Putain… Non, c’est pas vrai !


[Il entre dans la chambre et découvre son compagnon mort sur le lit. Regardant par la fenêtre, il aperçoit Hidden Side qui discute avec Jakin. Les deux hommes semblent vouloir se retirer dans un coin plus tranquille. L. D. vérifie qu’il a son arme sur lui et se lance à leurs trousses.]



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Scène 13



Hidden Side, inspectant son passeport : Jak’, je sais pas qui c’est qu’a fait ce fafiot, mais c’est une œuvre d’art ! Putain, le gars est un génie : il paraît plus vrai qu’un vrai !


Jakin : Mon fournisseur ne déconne pas, je te l’avais dit. C’est cher, mais c’est de toute beauté. En parlant de ça, t’as les trois mille boules ?


Hidden Side, faisant mine de tousser : Trois mille ? Bordel, tu m’arraches le cœur, là…


Jakin : Hidden, franchement… T’es mon pote ; tu crois quand même pas que je me sucre au passage ? À ce prix, je touche pas un rond. Tout est pour Gros Louis.


Hidden Side : Depuis le temps qu’on se connaît, pourquoi tu penses que je te croirais pas ? Tiens, d’ailleurs, frangin, tu sais depuis combien de temps on se connaît ?


Jakin : Bon dieu, ça remonte… je crois que quand je t’ai repéré, t’avais à peine quinze piges. Ça fait de ça plus de trente ans. Pfff ! On peut dire que j’ai été une sorte de mentor pour toi, à tout le temps essayer que tu prennes pas une balle dans le cul ou qu’on te taille pas un deuxième sourire…


Hidden Side : Tu plaisantes, j’espère ! De nous deux, ça a toujours été toi le plus tendre. Je te soupçonne d’être même un brin sentimental…


Jakin : Pourquoi tu dis ça ?


Hidden Side, jetant un œil autour de lui : Humm, je crois que tu n’aimerais pas trop que tes boss actuels l’apprennent. Mériade et Brodsky diraient quoi, s’ils savaient que tu as été un des fidèles de Lulu la Nantaise ?


Jakin : Ils diraient rien car il n’y a rien à en dire. Lulu, c’est fini : elle s’est fait souffler son bouge par plus malin qu’elle. Que veux-tu que je te dise ? Moi, je m’aligne toujours sur les plus malins… Y’a que ça à faire.


Hidden Side : Pourquoi j’ai cette sale impression que tu me balances de la merde, vieux chacal ? C’est vraiment un truc que tu n’as jamais su bien faire, ça… mentir. Il faut toujours que tes chasses fassent ce truc bizarre quand tu racontes des craques.


Jakin : Et après ? Qu’est-ce que t’en as à foutre de Lulu, Mériade ou Brodsky ?


Hidden Side, impassible : Je suis au courant, tu sais.


Jakin, pâlissant : De quoi ?


Hidden Side, l’air de plus en plus froid et détaché : Des trucs louches se préparent. Les complices de Lulu sont en planque dans ce bouge, en face de La Divine Omphale. Ils se doutent qu’on est sur un coup, ma nana et moi… À ton avis, Jak’, qui a bien pu les rencarder ?


Jakin, glissant furtivement une main vers la poche intérieure de sa veste : Mais… qu’est-ce que j’en sais, moi ? Pourquoi veux-tu que je te donne à cette bande d’abrutis ? J’ai pas la moindre idée de ce que vous concoctez, ta gazelle et toi !


[Essayant de profiter de l’effet de surprise, Jakin attrape son couteau à cran d’arrêt. Avec la rapidité d’un serpent à sonnette, il se fend d’une attaque en avant, essayant de planter son ami avant que celui-ci n’attaque le premier ; mais, trop tard : on entend un gargouillis écœurant et Jakin glisse au sol, les yeux grands ouverts, une fine lame d’acier émergeant de sa gorge.]


Hidden Side : Je t’aimais vraiment beaucoup, Jak’. Je t’oublierai pas, même si j’avais pas d’autre choix que te buter.


Jakin : Garglllhhh…


Hidden Side : Repose en paix, mon frère. Finalement, c’est bien toi le plus heureux : tu vas enfin connaître le repos du guerrier.


[Alors qu’il se penche pour récupérer son surin dans la gorge baignée de sang de Jakin, Hidden Side sent l’acier froid d’un calibre se presser contre sa nuque.]


L. D., essoufflé par sa course échevelée : Putain… Comment t’as pu… planter ton… meilleur pote ?


Hidden Side : Et toi, comment peux-tu être aussi…


[Sans prévenir, Hidden Side pivote sur lui-même, projetant sa jambe tendue vers la tête de L. D.. Malheureusement pour lui, le malfrat est encore plus rapide et lui assène un grand coup sur la tempe avec le canon de révolver. Assommé, Hidden Side est H.S.]



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Scène 14



[Gros plan sur le visage tuméfié de Hidden Side, dodelinant et à moitié groggy. Un filet de bave mêlé de sang dégouline sur son menton. Sourire amer et à moitié édenté de l’intéressé. Le zoom arrière le montre ligoté sur une chaise, sa chemise déchirée et tachée de larges auréoles pourpres. Dressé au-dessus de lui, le dominant de toute sa taille, un coup-de-poing américain vissé aux phalanges, L. D. le toise avec un mépris teinté de haine.]


Charline : Ça suffit, mon chou. Si tu le frappes encore, il va finir par y passer.


L. D. : Oh non, pas si vite ! Faut qu’elle souffre encore, cette enculée de tafiole !


Hidden Side, dans un borborygme à peine intelligible : Pou’quoi vous m’tabassez comme cha ? Ch’sais ’ien… Peux pas vous ’enca’der.


L. D. : Nom de Dieu, bordel de merde ! Ta connasse de nana bute mon meilleur ami, c’est pas une bonne raison, ça ? Tu vas nous dire pourquoi elle a fait ça, blaireau de mes deux !


Charline, susurrant à l’oreille du prisonnier : Et aussi par quoi tu as été assez motivé pour planter ton quasi-frère de sang.


[Sachant qu’il n’a pas grand-chose à attendre de la cruelle Lulu, Hidden Side relève le menton par saccades et lui balance un glaviot sanguinolent à la gueule. Le mollard dégouline sur sa joue ; Charline serre les dents. Une lueur meurtrière fait flamboyer son regard.]


Charline, glacée par la colère : Tu te souviens de mon fidèle lieutenant, Buk le Vilain ?


Hidden Side : Le pè’vè’ tout ’ieux et tout moche ?


Charline : Pervers, oui, et pas qu’un peu ! J’ai de très bons souvenirs de certains moments qu’on a passés tous les deux… Eh bien, je peux te dire que mon vieux Buk avait fait une sorte de fixation sur ta e-nana. Elle lui faisait bouillir les sangs, tu vois ?


Hidden Side : M’en fous… Chuis pas ’aloux !


Charline : Tu dirais pas ça si tu savais tous les trucs dégueus que Buk aurait aimé lui faire faire… Alors voici mon deal ; écoute bien, je répèterai pas : soit tu nous expliques gentiment sur quel coup vous étiez tous les deux…


Hidden Side : Chamais !


Charline, poursuivant sur un ton doucereux : … soit je m’arrange pour que ce soit L. D. qui mette en pratique sur ta p’tite femme toutes les horreurs que Buk avait dans sa vilaine tête… Et après ça, je la fais envoyer, avec des instructions très précises, dans un des bordels les plus glauques de Bangkok. Là, livrée aux pires malfrats de la pègre thaï, elle finira sa courte vie en agonisant d’injures ta mémoire !


Hidden Side : Chalope !


Charline : Oh oui ! Et tu peux même pas savoir à quel point !


[L’œil torve, Hidden Side défie du regard la maquerelle, laquelle semble habitée par une sorte de transe malsaine à l’idée de la vengeance qu’elle prépare.]


Charline : À toi de choisir, Hidden. Soit j’abrège miséricordieusement tes souffrances et je laisse vivre ta copine, soit vous crevez tous les deux dans d’ignobles tourments !


Hidden Side : ’u peux aller ’e fai’e fou’e !


Charline, s’adressant à L. D. : Qu’est-ce qu’il a dit ?


L. D. : Sauf vot’ respect, patronne, je crois bien qu’il vous a invitée à vous faire empapaouter…


Charline, défaisant la braguette de Hidden Side : Très bien, on va bien voir qui va baiser l’autre ! Passe-moi ta lame, L. D. ; je me sens d’humeur joueuse, ce soir…


Hidden Side : Hon, hon !!! Pas cha !


Charline, passant une langue gourmande sur ses lèvres peintes : Si tu parles sans plus faire d’histoires, je pourrais pousser ma mansuétude jusqu’à t’administrer une gâterie brevetée « Lulu la goulue »…


[Pleurant toutes les larmes de son corps, Hidden Side ânonne alors le plan mis au point par e-nana et lui-même. Fidèle à sa promesse, Charline embouche son vit avec gourmandise et s’active frénétiquement sur la tige de ce presque-mort. Avec délectation, elle le sent prêt à tout lâcher… et pas seulement les détails de leur plan.]


[Juste après avoir avalé son foutre jusqu’à la dernière goutte, elle fait un signe à L. D., qui appuie alors sur la détente. La boîte crânienne d’Hidden Side explose dans une gerbe sanguinolente de matière grise et d’os en charpie.]


Charline, s’essuyant la bouche : Pauvre homme… Au moins est-il mort heureux !



[Fondu au noir.]



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Scène 15



[Le lendemain, tôt dans la matinée, e-nana arrive chez les vieux. Elle sonne à l’entrée du pavillon ; Jean-Paul ouvre la porte en pyjama. Il a l’air surpris d’une arrivée si matinale.]


Jean-Paul : Ben…


e-nana, entrant précipitamment sans dire bonjour : Tes potes sont là, j’espère ; on n’a pas beaucoup de temps.


Jean-Paul : Qu’est-ce qui se passe ?


e-nana : L’émir prend son avion plus tôt que prévu. Dans deux heures il sera hors de portée de ma connexion.


Jean-Paul : Ben, je croyais qu’on pouvait avoir une connexion même à l’autre bout du monde, moi.


e-nana : Pas pour ce qu’on veut faire.


Rappliquent Lino en robe de chambre et Bernard en pyjama.


Lino : T’aurais pu téléphoner avant, quand même, on aurait été présentables.


e-nana : En ce qui me concerne, vous pourriez bien être tous les trois en calbut’ que ça ne changerait rien, du moment que je peux opérer comme je veux. Vous avez l’ordi ?


Lino : Oui, tout est prêt. Tu veux un jus ? Bernard va faire du café.


e-nana : Très serré, sans sucre, merci.


Bernard, encore ahuri : Ah… ouais… bon…


Jean-Paul : Y’a plus qu’à verser, Bernard ; je l’ai mis à couler avant de faire mes pompes.


[Il roule des mécaniques devant une e-nana indifférente.]


Jean-Paul : Dans ma partie, faut savoir rester en forme.


e-nana : Dans la mienne, il faut avoir un cerveau. Bon, vous avez les codes d’accès de vos comptes pour transférer le pognon ?


Lino : Tout est à côté de l’ordinateur.


e-nana : Putain, il en met un temps à s’allumer…


Lino : Ben, il est plus tout jeune non plus…


Jean-Paul : Il est comme nous, il a beaucoup servi.


e-nana : Il est bon à jeter, oui… Vous avez quoi comme connexion ? La fibre ?


Lino : Je sais pas… C’est des fils qui sont reliés au machin là-bas.


e-nana : Putain… Bon, ça marche, c’est toujours ça.


[Bernard se pointe avec les cafés. Le thème musical du générique de Goldorak retentit alors ; tous se regardent, interloqués, sauf Lino qui va chercher son portable. Pendant qu’il décroche, Jean-Paul et Bernard font des mimiques et se foutent de sa gueule.]



Lino : Oui. Oui ? Ah ben ça, alors, si je m’attendais… Comment tu vas ma p… Oui ? Oui, pourquoi ? Ah… Ah… Ben, tu peux pas mieux tomber… OK. Merci.


e-nana, devant Jean-Paul et Bernard hypnotisés par l’écran : Et voilà. Maintenant, il n’y a plus qu’à appuyer sur Enter et hop, le pognon rappliquera immédiatement sur votre compte. Attention : trois… deux…


Lino, un flingue à la main : On se calme. Personne n’appuie sur rien du tout.


Jean-Paul : Ben quoi, Lino, y’a un problème ?


Lino : Ouais… Tout le monde va s’asseoir gentiment autour de la table. Je crois que mademoiselle a oublié comme deux ou trois petits détails…


[Tout le monde s’assoit gravement ; Bernard et Jean-Paul on tout de même enfilé avant leur holster avec leur arme à l’intérieur.]


Jean-Paul : Ben alors, on écoute…


Bernard : Ouais, va falloir nous affranchir… Y’en a marre qu’on nous dise jamais rien.


Lino : Il semblerait qu’une fois l’argent sur notre compte, les informaticiens de l’émir pourraient facilement remonter jusqu’à nous, m’a-t-on dit…


e-nana : Oui, en effet.


Lino : Tu nous avais pourtant affirmé le contraire.


e-nana : Je voulais pas vous faire flipper, c’est tout. En réalité, au lieu d’effacer vos coordonnées, j’aurai tout transféré automatiquement sur le mien qui est crypté et totalement indéchiffrable.


Jean-Paul : Et tu aurais disparu en emportant tout le pognon ! C’est pas gentil, ça…


Bernard : C’est surtout pas loyal ! Bute-la, Lino. J’avais dit de pas faire confiance aux bonnes femmes.


e-nana : Et vous auriez eu votre part : je vous l’aurais envoyée.


Lino : Par la poste, c’est ça… Et le papier alu, il plie la marmotte à l’intérieur du chocolat ?


Jean-Paul : Ouais, notre part, ça aurait été les emmerdes avec les loufiats de l’enturbanné. Mademoiselle e-nana, vous avez un sens du partage qui frôle l’injustice…


Bernard : Bon, on lui règle son compte à la morue ?


e-nana : Attention, les ancêtres : si vous me flinguez, vous dites adieu au grisbi pour toujours.


Bernard : On dit surtout adieu aux emmerdes !


Jean-Paul : Là, Bernard, j’ai beau avoir plus le souci des convenances que toi avec le beau sexe, je dois bien reconnaître que ce que tu dis est plein de bon sens.


Lino : Mademoiselle, le tribunal a rendu son verdict à l’unanimité : la cour vous déclare coupable et vous condamne à la peine…


[Fracas ! La porte vole en éclats et Brodsky apparaît, un flingue dans chaque main, accompagné de Mériade, armée elle aussi. En une fraction de seconde, toutes les armes sont sorties et tout le monde braque tout le monde, sauf e-nana, toujours calme et assise sur sa chaise.]


Brodsky : Pas si vite, Messieurs… Vous avez oublié d’écouter la plaidoirie de la défense.


Lino, à e-nana : Je vois que vous aviez prévu la cavalerie.


Mériade : Non, la greluche ne nous avait pas invités. Mais je crois que nous arrivons au moment où une grave erreur allait être commise.


Lino : On vous écoute.


Mériade : Je suis contre la violence. On ferait peut-être mieux de ranger nos jouets à leur place et d’essayer de sortir de tout ça par le haut.


Jean-Paul : Je suis pas contre ; si on pouvait palper du blé sans tuer personne, ça serait l’idéal.


Lino : Je suis pas contre non plus.


[Les armes rentrent dans leur fourreau.]


Bernard, rangeant son arme à regret : Je suis… bon.


Mériade : Allons-y sans détours. Au départ, nous avions l’intention de vous surprendre tous les quatre et de vous forcer à envoyer l’argent sur le compte crypté que voilà.


Brodsky : Seulement, il semblerait qu’il y a embrouille… Mademoiselle veut se la jouer perso, et vous aviez sorti votre artillerie. Donc, notre coup foire. Mais nous sommes là quand même ; nous avons des armes, et un compte qui a faim…


Mériade : Votre compte, Messieurs, est inutilisable sans risques énormes. Donc, on l’oublie. Si nous laissons e-nana virer le flouze sur le sien, adieu veaux, vaches, cochons, poulets… Donc la seule solution, c’est d’opérer ce virement sur notre compte à nous.


Lino : Génial, en effet : vous empochez tout, et on se fait enfler !


Brodsky : C’est là que vous vous gourez, les mecs… En échange, on vous file ça.


[Il sort une liasse de papiers.]


Lino : C’est quoi ?


Mériade : Les titres de propriétés de La Divine Omphale…


Jean-Paul : Ça vaut pas les millions de l’émir…


Brodsky : Mais ça vous évite de foutre le camp à l’autre bout du globe. L’affaire marche du tonnerre : vous vous refaites une santé dans un milieu que vous connaissez, vous collez une plaque en souvenir de l’ancienne proprio, et toi, Bernard, tu redeviens le Tsar de La Courneuve.


Bernard : J’avoue que tu dis pas que des conneries, Brod’.


Mériade : Je vois qu’on est d’accord…


e-nana : Moi, je ne suis pas d’accord. Je gagne quoi dans tout ça ?


Lino, sentencieux : La vie sauve. Je suis d’accord, Mériade.


Mériade : Bien. L’opération peut se faire depuis n’importe quel ordinateur. Et comme je doute que cette garce ne se mette à table sans y être fortement motivée, nous allons l’emmener avec nous. Brodsky, donne-leur les titres en échange.


Lino : Non, Mériade ; e-nana reste vivante, et intacte. L’opération se fera d’ici.


e-nana : Je veux 30% de l’opération.


Mériade, lui assénant une gifle retentissante : Tu n’auras rien du tout, espèce de salope !


[Lino sort son flingue, Brodsky sort le sien en même temps et tout part en sucette. On voit e-nana tomber en arrière, Lino touché à l’épaule, Mériade en pleine poitrine. Bernard, qui n’a pas eu le temps de sortir son arme, prend une balle en plein front ; Brodsky prend deux balles dans l’estomac.]


Jean-Paul, touché à son tour : Aaaah… c’est trop con !


[Lino se relève difficilement ; il saigne beaucoup de l’épaule. Il cherche son portable qui se trouve sur le bureau. Soudain, e-nana apparaît devant lui, armée et indemne.]


e-nana : Pourquoi crois-tu que j’étais si calme, papy ? Combinaison de moto pare-balles, indestructible. Allez, fais tes prières !


[Gros plan sur le visage de Lino qui ferme les yeux et se parle à lui-même.]


Lino : Allez, qu’on en termine ; de toute façon, ça fait déjà longtemps que je suis mort. On était plus dans le coup, ni Bernard, ni Jean-Paul, ni aucun des anciens dinosaures. Ouais, c’est ça, j’étais le dernier dinosaure, et je voulais pas quitter la scène… Toujours à vouloir aller au bal… Le bal des baltringues, oui.


[Un coup de feu claque.]


Lino : Alors c’est ça, la mort ? Je vois pas pourquoi on en fait toute une histoire… On ne sent rien du tout, c’est comme avant… sauf que si j’ouvre les yeux, je ne sais pas ce que je vais voir… si c’était vrai tout ce qu’on raconte sur l’enfer et le paradis. De toute façon, maintenant, il est trop tard pour reculer. Allez, ouvre les yeux, Lino, courage…


[Lino ouvre les yeux et découvre L. D. qui constate la mort de e-nana, le crâne explosé. Derrière lui arrive Charline/Lulu qui vient prendre Lino dans ses bras et sort en le soutenant tendrement. L. D. s’apprête à sortir lorsqu’il voit les titres de propriété par terre. Il se baisse pour les ramasser et sourit, puis il rejoint Lino et Lulu.]



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Épilogue



[La nuit. Une rue, à la sortie d’un cinéma jouant « Le bal des baltringues ». Un homme en sort : c’est Alfred Hitchcock. Il hèle un taxi et monte à l’intérieur. Pendant toute la scène on le verra de face et le chauffeur lui répondra hors caméra.]



Alfred Hitchcock : 17 boulevard de La Villette, s’il vous plaît.


Le chauffeur : Bien Monsieur, c’est parti… [Un temps.] Alors, bon film ?


Alfred Hitchcock : Je me demande bien comment ce navet peut rencontrer autant de succès…


Le chauffeur : Ma sœur l’a vu. Elle m’a dit que c’était génial… mais c’est ma sœur.


Alfred Hitchcock : Ne dépensez pas votre argent là-dedans, mon ami.


Le chauffeur : À ce point ?


Alfred Hitchcock : Ça commence comme un film noir de la grande époque, avec trois monstres sacrés du cinéma. Une ruse des scénaristes pour appâter les spectateurs. Mais ensuite… ça dérape vers le Grand Guignol, avec des dialogues vulgaires et, bien sûr, les quelques scènes pornographiques incontournables dans ce genre de sous-série Z.


Le chauffeur : Ah, ce n’est plus ce que c’était, le cinéma…


Alfred Hitchcock : Oui. Tout ça à cause du cinéma américain qui est de plus en plus médiocre, il faut le souligner. Tout le monde aujourd’hui veut copier Tarentino, qui est déjà lui-même l’un des plus mauvais metteurs en scène qu’on ait jamais vu.


Le chauffeur : Ah ouais ?


Alfred Hitchcock : Oui, les scènes d’action sont totalement ratées, le suspens est insignifiant et, bien sûr, les dialogues sont d’une stupidité incommensurable. Des truands qui s’essaient à jouer du Shakespeare… tout à fait désolant !


Le chauffeur : Rien à sauver, donc…


Alfred Hitchcock : Rien. On ne s’attache pas aux personnages. Au point qu’on est soulagé lorsque le premier se fait descendre. Là, on se dit que le film sera bientôt terminé et que c’est une bonne nouvelle. Franchement, je classe ce film parmi les plus mauvais que j’aie jamais vus, à égalité avec « La nuit des morts-vivants ». Et encore… ce dernier film est plus réaliste.


Le chauffeur : Ce n’est pas le même genre, quand même…


Alfred Hitchcock : C’est tout aussi ridicule… Non mais, vous imaginez qu’un type puisse avoir une érection devant une jolie femme qui lui pointerait un pistolet sur la tête ? Franchement, si une telle chose est possible, je veux bien être damné.


Le chauffeur : Damné, carrément !


Alfred Hitchcock : Carrément ! Que le feu du ciel me foudroie et qu’on m’emporte de suite en enfer.


Le chauffeur : Vous ne devriez pas dire des choses comme ça, Monsieur. On ne sait jamais ce que la vie nous réserve…


Alfred Hitchcock : J’ai toujours eu horreur du mélange des genres, même au cinéma. Un bordeaux, ce n’est pas du cognac, n’est-ce pas ? Eh bien un film noir, ce n’est pas une comédie, et dans une comédie, ce n’est pas du Grand Guignol. Étonnez-vous après ça que ce monde se délite… Non, cher Monsieur, le mélange des genres est au cinéma ce que le relativisme est à la religion : cela conduit tout droit en enfer !


Le chauffeur : Vous avez sûrement raison, Monsieur…


[Gros plan sur le chauffeur. On reconnaît alors Buk le Vilain, le visage tout blanc avec un peu de pourriture sur les joues et un trou rouge au milieu du front. Il a un revolver posé sur ses genoux.]




FIN