n° 18300 | Fiche technique | 11132 caractères | 11132 1943 Temps de lecture estimé : 8 mn |
21/03/18 corrigé 06/06/21 |
Résumé: Je suis ce que vous fûtes ; vous serez ce que je suis. | ||||
Critères: #drame #nonérotique #fantastique #merveilleux #nostalgie | ||||
Auteur : Radagast Envoi mini-message |
Je me souviens de mon premier jour sur cette terre.
Je me souviens de ma mère, qui me nourrissait, qui me protégeait, qui m’expliquait chaque chose.
Je me souviens de mes frères et mes sœurs tout autour de moi.
Ils étaient à l’époque si nombreux.
Je me souviens de l’odeur de la première caresse du vent, je me souviens des premiers chants d’oiseaux.
Je me souviens du premier rayon de soleil, qui m’éblouit, de cette douce chaleur qui éveillait ma vie.
Je me souviens de la première pluie, des gouttes ruisselantes sur ma peau. Je me souviens de la première tempête et de ses hurlements.
Je possède en moi la mémoire de mes ancêtres, la mémoire de mes aïeux. Je suis ce qu’ils furent.
La vie me semblait douce, sans soucis ; je grandissais en taille et, selon ma mère, en sagesse.
Je discutais en permanence avec mes frères, mes sœurs et mes amis.
Je conversais avec d’autres êtres qui ne me ressemblaient pas, mais nous nous comprenions.
D’aucuns diraient que nous vivions en harmonie avec les différents habitants des lieux, nous nous aidions les uns les autres. Nous formions un tout.
Une source naissait presque à mes côtés, l’eau s’écoulait joyeusement vers une petite retenue créée dans les rochers puis se perdait ensuite dans la pente ; des grenouilles s’y ébattaient dans de joyeux côa.
Nous résidions sur une petite éminence d’où nous pouvions voir les collines alentour. Je me demandais ce qu’il pouvait y avoir de l’autre côté du vent. Seules quelques odeurs parvenaient jusqu’à moi ; des odeurs étranges : d’autres êtres vivaient là-bas, là où le soleil naissait.
Je croisais ainsi le lièvre craintif, le sanglier teigneux et le cerf orgueilleux. J’y voyais aussi le rusé Goupil, toujours à l’affut d’une bonne affaire. De temps à autre nous recevions la visite d’une chouette, d’un pic ou même d’une bondrée. Parfois un aigle venait tourner au-dessus de nos têtes.
Il m’est arrivé de voir un loup. Ou plutôt une louve et ses petits. Le père se promenait aux alentours, puissant et mystérieux. L’ours lui aussi venait me rendre visite, le seul animal que le loup craignait.
Le lynx rôdait de même dans les parages.
Je ne me lassais jamais de ces visites. La petite vasque attirait aussi ces visiteurs ; ils venaient y boire le soir ou le matin. L’eau était pure et limpide ; une paix tacite les incitait à ne pas s’agresser lors de cet instant de paix.
~oOo~
Puis un jour elle arriva. Nul ne savait d’où elle venait. C’était le premier animal marchant sur deux pattes que nous voyions, mes amis et moi-même. Elle ramassait de-ci de-là des herbes et des simples, veillant surtout à ne pas écraser un jeune plant, un semis ou une fleur. Les animaux comme les garennes, les biches et les écureuils fuirent à son approche.
Elle s’assit sur la mousse et se mit à chanter tout en se tressant une couronne de fleurs.
Jamais nous n’avions entendu si belle mélodie ni si doux chant. Ni la pluie ni même le vent dans les frondaisons, ni le chant du rossignol, de la sittelle ou de la grive musicienne n’égalaient cette mélodie.
Bientôt les bêtes revinrent, d’abord prudentes, puis elles aussi sous le charme se blottirent à ses pieds. C’est ainsi que nous vîmes le garenne aux côtés du renard, la hulotte près de la souris. Elle caressait l’ourson sous le regard de sa mère, elle grattait la louve derrière l’oreille.
Parfois un papillon se posait sur son épaule, une mésange se servait de sa main comme d’un perchoir.
Plusieurs fois toutes les lunes elle venait cueillir plantes, champignons ou mousses. Parfois elle dansait tout en chantant, riant avec les animaux qui s’amusaient entre ses jambes.
Une seconde peau faite de lin tissé voletait sur son corps. Un long pelage couleur de feuilles d’automne lui ornait la tête et flottait sur ses épaules lorsqu’elle dansait. Elle se baignait souvent dans la petite vasque. Elle ôtait alors sa peau de lin ; une autre toison fauve ornait son ventre.
Nous attendions tous sa venue, car dès qu’elle se trouvait céans l’air devenait plus vif, les odeurs plus roboratives.
~oOo~
Puis un jour, un autre être de la même espèce vint se réfugier près de nous. Il possédait lui aussi des poils sur le sommet du crâne mais aussi autour de la bouche. Du sang coulait de nombreuses blessures, une longue tige de bois sortait de son épaule : « une flèche » précisa le vieux cerf, une horrible chose inventée par les humains, une espèce animale peu recommandable.
Le loup hérissa son poil et grogna, prêt à attaquer cet intrus quand elle arriva. La jeune humaine se précipita vers son semblable. Les animaux se rassérénèrent ; je m’intéressai aux activités de la jeune femelle au pelage fauve.
Elle découpa la seconde peau du mâle, extirpa la longue tige plantée dans le corps de l’humain qui cria, puis elle apposa des herbes écrasées sur les blessures tandis qu’elle chantait.
Longtemps elle resta à ses côtés, le rassurant, soignant sa fièvre, apaisant ses douleurs. Lorsqu’il put se lever, elle l’emmena vers un lieu inconnu. Le loup nous expliqua qu’elle l’emmenait dans sa tanière que les humains nomment « maison ».
Des lunes passèrent avant qu’ils ne reviennent sur notre éminence. Ils se tenaient par les pattes avant. Ils s’enlacèrent et échangèrent leur salive.
Ils s’allongèrent sur la mousse en enlevant leur surplus de peau. Le mâle caressait sa compagne, l’embrassait sur les tétons, fourrant son museau dans la douce fourrure rousse d’en bas. Il finit par s’allonger sur elle ; ils s’agitèrent, crièrent comme les loups en rut.
Essoufflés, ils « rirent » – toujours selon la fourmi qui semblait bien renseignée. Puis ils reprirent par deux fois leur activité.
Ils venaient souvent nous rendre visite ; ils se plaisaient en notre compagnie. Lui ne semblait plus souffrir de ses blessures. Lorsqu’ils venaient s’ébattre près de nous, nous étions heureux nous aussi.
~oOo~
Puis vint cette nuit d’horreur. Ils étaient là tous deux à s’embrasser, se faire des câlins et échanger des paroles douces lorsque nous entendîmes des bruits sourds, des grondements issus de nombre de gorges. Une lueur montait vers nous.
La panique gagna toute l’assemblée. Les ours, écureuils et oiseaux partirent aussitôt ; les grenouilles de la mare plongèrent à l’abri.
D’autres hommes arrivèrent près de nous, hurlants et vociférants, portant des armes pointues et coupantes, des torches enflammées.
La jeune femme tenta de se sauver, mais en vain. Ils la rattrapèrent et la jetèrent à terre. Ils lui arrachèrent ses vêtements en criant de joie. Son compagnon tenta de la défendre ; il fut frappé, attaché, insulté.
Tous ces tristes personnages profitèrent de la jeune femme. Ils n’eurent cure de ses cris et de ses pleurs. Lorsque la dizaine de monstres lui furent passés dessus, elle ne bougeait presque plus ; du sang coulait de ses nombreuses blessures.
J’ai appris à connaître cet infâme objet que les humains nomment « hache » ; jamais je ne l’oublierai.
Avec des haches ils abattirent ma mère, la débitèrent en morceaux, s’en servirent pour édifier un bûcher.
Ils attachèrent la jolie humaine sur ce tas de bois maintenant mort.
Ils mirent le feu à ma mère, ils mirent le feu à la jeune femme. Elle criait, hurlait, demandait grâce, pitié… En vain : nulle pitié chez ces démons.
Ses cris cessèrent peu à peu. Une épouvantable puanteur envahit notre paradis. Je recueillis un peu de l’âme de cette enfant dans mes racines et mes feuilles ; je recevais encore les conseils de ma mère qui resterait près de moi pour toujours.
Mais l’ignominie ne s’arrêta pas là : ces brutes jetèrent une corde dans mes branches basses et y pendirent le malheureux. Il resta là, des lunes et des lunes, à se balancer comme un sinistre fruit avant que le soleil, la pluie et le vent ne viennent à bout de cette maudite corde. Ses ossements, peu à peu recouverts de mousses et de feuilles, disparurent et rejoignirent les cendres de sa bien-aimée.
~oOo~
Moi, je devins l’Arbre du Seigneur, puis le Chêne du Roy ; le gibet où l’on pendait les marauds et les vilains qui osaient offenser l’ordre établi, qui osaient braconner sur les terres royales pour nourrir leur famille.
Combien de malheureux ai-je porté ainsi ? J’en ai oublié le compte.
Je vis aussi passer des bûcherons venus couper mes frères, mes fils et mes amis. Le loup et l’ours se firent rares et disparurent de la région, chassés par l’Homme.
Bien des lunes plus tard je ne servis plus de potence, mais bien des êtres furent massacrés près de moi. Ils ne se servaient plus de cordes, d’épées ou de lances, mais d’armes à feu qui projetaient des billes de métal. Je garde en mon corps nombre de ces projectiles, nichés à jamais sous mon écorce.
Balles parfois engluées du sang des malheureux qu’elles ont tués.
~oOo~
Les temps sont devenus moins troublés. Ma colline fait partie d’une forêt civilisée, entretenue. La chouette m’a cependant murmuré sous le sceau du secret que les loups reviennent ; j’en suis heureux.
Des gens et des enfants viennent se promener sous mes frondaisons. Un panneau a été posé près de moi : Chêne Président, le plus gros et vieux chêne de la région.
Des amoureux viennent s’embrasser près de moi ; certains gravent leurs prénoms dans un cœur. Peu me chaut, j’ai l’écorce épaisse. J’espère pour eux que leur amour durera autant que mon existence.
Cette nuit d’été, la pleine lune brille dans le ciel étoilé ; un jeune couple vient exprimer sa passion entre mes racines. Ils me rappellent mes jeunes années, il y a dix mille lunes. Elle est grande, son long pelage est couleur des feuilles d’automne ; elle lui ressemble. Ils sont si beaux…
Et la même histoire recommence. Les monstres arrivent ; ils sont quatre, mais aussi dangereux que s’ils étaient cent.
NON ! Cela ne sera PAS !
Je ne le permettrai PAS !
L’horreur ne se répètera PAS !
À moi, mes frères et mes sœurs ! À moi, les esprits de mes ancêtres. Aidez-moi, mes fils, mes amis les hêtres, le pin et les frênes. Donnez-moi votre force, votre rage, votre haine ! Cela ne se renouvellera PAS !
~oOo~
Rapport de gendarmerie :
Nous avons été appelés vers 23 heures le 25 juin au lieu-dit « Le Tertre de la Magicienne ». Nous y avons trouvé un jeune couple en état de choc et quatre hommes écrasés, morts, sous le Chêne Président, déraciné.
Ces hommes sont défavorablement connus de nos services pour de nombreux méfaits et agressions.
Le couple survivant tenait des propos incohérents, faisant état de grand vent, de bruits assourdissants, de cris et de hurlements dans une langue inconnue, parlant même de « colère de la forêt ».
Ils ont été pris en charge par les services de secours et transportés à l’hôpital.
Selon la météo, aucun phénomène météorologique pouvant provoquer cette chute n’a frappé le canton ; ni bourrasque, ni orage, ni tornade. De même, les services forestiers consultés n’ont décelé aucune anomalie, pourriture ou champignons sur cet arbre pouvant expliquer le drame.
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Je me souviens…