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Temps de lecture estimé : 36 mn
10/04/18
Résumé:  Une jeune femme s'éveille amnésique, se découvrant mêlée à une histoire de désir et de mort, dans une ville étrange où la nuit s'éternise. Cauchemar ou réalité ?
Critères:  f h fh ff ffh fbi inconnu nympho bizarre hotel danser douche amour exhib pied fmast jouet donjon bondage policier sf
Auteur : Calpurnia      Envoi mini-message

Concours : Concours "Polar noir"
Post mortem

La lueur rouge sombre du néon qui se faufile entre les rideaux m’éveille. J’ai un mal de crâne insupportable, à croire que quelqu’un est en train de taper sur ma tête à coups de marteau répétés. Ma main droite, mal assurée, cherche mon sac à main dans l’espoir de trouver une plaquette de comprimés d’Ibuprofène, mais en vain. J’ai dormi combien de temps ? D’ailleurs, que fais-je ici ?


Bon, hier, j’ai fait quoi ? Mon esprit se heurte à un mur : impossible de me souvenir de quoi que ce soit. En cherchant à tâtons, j’ai touché quelque chose de froid et dur. Sans allumer la lampe de chevet pour ne pas aggraver ma migraine, et profitant du fait que mes yeux sont habitués à la faible lueur du néon, je me lève péniblement pour constater que l’objet est un revolver, que celui-ci est chargé à l’exception d’une unique balle qui manque dans le barillet. Comment est arrivé cet engin dans mon grand lit solitaire ?


Par contre, ni téléphone ni médicaments. Aucune idée de l’heure qu’il est, ni du temps pendant lequel j’ai dormi. Pour en arriver là, j’ai dû arroser la soirée plus que de raison. À défaut de me soigner, je vais prendre une bonne douche et pousse la porte coulissante de la salle de bain. Au passage, malgré la pénombre, je remarque que l’hôtel est plutôt luxueux avec sa moquette en laine épaisse qui caresse délicieusement mes petits pieds. Mais je n’ai aucun souvenir d’en avoir franchi la porte d’entrée et cela commence à m’inquiéter sérieusement. Peut-être qu’un puissant jet d’eau chaude m’aidera à retrouver la mémoire.


Ma peau est couverte de sueur, mais pas uniquement : mes profondeurs intimes transpirent d’un flux humide. Il va falloir soigner cela aussi, avec le pommeau de douche. Toujours sans allumer, j’ouvre la porte de la cabine.

Tiens, à l’intérieur, il y a quelqu’un. Un mâle. Je le distingue à peine, mais il est plutôt costaud. Que fait-il dans ma chambre ? Après tout, c’est peut-être la sienne. Rencontre câline d’un soir ? Il dort ? Je pose ma main à plat sur sa poitrine. C’est tout froid. Rien ne bouge là-dedans. Son visage plongé dans la quasi-obscurité a quelque chose de bizarre. Tant pis, j’allume le plafonnier.


Ce qui m’effraie le plus, c’est justement ma capacité à garder mon calme. Parce que le gars n’est plus en état de se laver, ni maintenant, ni jamais : droit comme une planche à repasser, appuyé contre la paroi en plexiglas, il possède un troisième œil juste au milieu du front et un drôle de sourire éclaire sa face, comme s’il était content de se trouver ici, à poil comme on l’est généralement en un pareil endroit, avec moi qui le suis aussi, mais pas pour coïter.

Quoique. Parce que le macchabée bande, et bellement. Il a même la bandaison magnifique, avec un long membre assez fin, mais au gros gland, une tige violette recourbée vers le haut. Bref, si j’ignore l’heure qu’il est, lui indique minuit pile à l’aiguille turgide de son braquemart.


En ouvrant le jet d’eau que je désire brûlant, je me souviens qu’au creux de mon ventre se trouve un incendie à éteindre d’urgence. Je prends le pommeau et le dirige vers ma fente des joies. Curieusement, je me sens frustrée. L’orgasme s’approche sans venir. Je ressens le besoin d’être pénétrée. Soudain, l’odeur de l’homme m’envahit. C’est un choc. Je ne suis pas armée pour affronter de telles fragrances mâles. Leur force est colossale. J’en tremble. Cela peut paraître fou, mais j’introduis la verge dure, lubrifiée avec du savon, droit dans ma gaine vulvaire. Comme je suis plus petite que lui, il me faut me dresser sur la pointe des pieds pour y parvenir. Le membre glisse et prend sa place dans l’écrin de mes délices. Mon crâne cesse de me torturer et l’apaisement vient. Je me cambre pour que l’organe masculin progresse jusqu’aux tréfonds intimes, et à ce moment-là, ce n’est plus l’apaisement, mais le délire charnel qui commence.


Fantastique érection post-mortem ! Comment se fait-il qu’il ait son étendard levé alors qu’il ne peut plus me désirer, vu qu’il est cané depuis déjà quelques heures, vu la froidure du corps et la rigidité cadavérique ? Quelque chose en moi me souffle la réponse : cela se produit lorsque la mort s’accompagne d’une atteinte au système nerveux, car la balle a traversé la boîte crânienne. Il n’y a pas que les pendus…


D’ailleurs, est-il certain qu’il ne puisse plus me désirer ? On dirait que l’étrange petit sourire que dessinent les lèvres s’est accentué. Les hommes aiment tellement baiser qu’il doit en profiter, même depuis l’autre monde. Le troisième œil qu’il possède sur le front, c’est son sixième chakra tantrique, celui de l’intuition, l’Ajna ultra-violet, le lotus aux mille pétales, l’orifice par lequel il voit directement mon âme. Il me lit comme un livre dans mes détails les plus intimes. Je consens pleinement à ce regard d’outre-tombe, et l’encourage même, moi qui n’ai plus de mémoire et suis misérable au point d’avoir perdu jusqu’à mon nom. Le trou mortel saigne encore et le sang épais, presque aussi sombre que la nuit qui nous entoure, se dilue dans l’eau et s’écoule à nos pieds réunis.


Cela ne se fait pas de baiser avec un cadavre. Nécrophilie. C’est très mal. Surtout que je me rappelle qu’il manque une balle dans le revolver. Il est hélas fort possible que je sois l’auteure du trépas de mon bel amant de la douche. C’est horrible, mais je n’ai plus assez de neurones pour gamberger, parce qu’un orgasme fulgurant me saisit tout à coup, celui que j’attendais pour soigner ma migraine. C’est comme un éclair qui me traverse entièrement, pas un simple spasme, non, plutôt… l’extase ! Mon cœur va peut-être lâcher sous l’effet de la transe qui me secoue de convulsions frénétiques, pour que je ressemble à celui avec lequel je copule, et après tout, cela me permettra d’échapper aux ennuis qui se profilent méchamment.


Comme si une force invisible me soulevait hors de mon corps ; je me sens transportée ailleurs. D’étranges images apparaissent à travers un brouillard. Tiens, il y a un lit, mais c’est un modèle bizarre, avec des instruments. Et aussi, des gens en blouse blanche. Un hôpital ? Je m’allonge, quelqu’un pose un casque sur ma tête, et je m’endors.


C’est tout, juste le temps d’un rêve. Retour dans la chambre d’hôtel. Je sens mes jambes trembler sous l’effet de cette jouissance à couper le souffle. Brusquement, je me dégage de la pénétration et un geyser gicle de mon vagin pour se mêler au sang et à l’eau ruisselante. La tête de mon défunt partenaire bascule en arrière, et il ouvre les yeux sur le plafond. Je suis obligée de déployer une force considérable pour le maintenir debout et rétablir son équilibre sur ses pieds, autrement il pourrait m’écraser sous son poids, comme pour se venger de ce que je lui ai (peut-être) fait subir en abusant de moi, tel un zombie libidineux. Son regard n’exprime que l’effroi qu’il a ressenti au moment de mourir.


Si c’est bien moi qui suis responsable de son repos éternel, je peux comprendre qu’il me poursuive de sa haine jusque dans l’au-delà. Sauf que je ne me souviens pas. J’ai beau me creuser la cervelle autant que la sienne est creusée par la balle, rien de rien. L’eau chaude s’écoule toujours le long de nos corps enchevêtrés. Surtout, ne pas penser, pour ne laisser aucune prise au désespoir.


Le bruit aigu d’un aspirateur m’arrache à ces inquiétantes considérations. Une femme de chambre a dû toquer à la porte et, comme je n’ai pas entendu, elle est entrée. Quand elle constate que j’occupe la salle de bain, elle me dit qu’elle reviendra plus tard. Mais je lui réponds à travers la paroi de la cabine « Non, finissez. » Je ne veux pas éveiller les soupçons.

Alors qu’elle est sur le point de quitter la chambre, je m’enveloppe dans une grande serviette et retourne près du lit qu’elle vient de faire. Elle me sourit et son sourire ne me paraît pas du tout professionnel ; il est au contraire chargé à la fois de désir et d’innocence, et ce mélange est détonant pour mon cœur si fragile. L’expression du visage me surprend tellement que je laisse tomber le rectangle de tissu qui couvrait ma peau. Elle me voit complètement nue et je ne fais rien pour cacher mon anatomie. Mon comportement n’est pas involontaire : je sais que rapidement, elle découvrira le cadavre dans la cabine de douche, car il me sera impossible de m’en débarrasser discrètement, et à ce moment-là, pour qu’elle n’aille pas immédiatement prévenir sa direction, il faudra qu’elle soit mon alliée. Dans cette perspective, la seule solution est de la séduire, et j’ai de la chance parce qu’elle ne semble pas du tout insensible à mes charmes, pas plus que je suis aux siens.


Car elle est ravissante. Avec ses longs cheveux châtain et ses grands yeux noirs de biche, elle me semble toute jeune. Elle ne parvient pas à soutenir mon regard ; sans doute se sent-elle coupable de quelque chose d’inconvenant avec une cliente, peut-être craint-elle que j’aille me plaindre, d’avoir des ennuis avec sa direction, bien que ce soit moi l’impudique et pas elle, dans sa tenue impeccable d’employée d’hôtel de luxe.



Je hoche la tête pour lui signifier mon accord, et elle disparaît. Je reste un moment immobile, pensive, en tentant vainement de retrouver mes souvenirs qui se dérobent obstinément. Je me regarde nue dans la psyché qui se trouve au pied du lit : je dois avoir vingt-cinq ans environ et ne me souviens même pas de mes cheveux blonds.


Peut-être, en fouillant partout dans la chambre, pourrais-je mettre la main sur mes papiers d’identité ? Ou ceux de mon amant ? Il y a une valise avec des vêtements masculins. Un long manteau sombre sur un cintre, dans l’armoire. Dans les poches, rien. Sur la table de nuit, à côté de l’arme, quelques billets de banque froissés. Une culotte, un soutien-gorge et des bas traînent au sol, de la dentelle rouge. J’ai dû me déshabiller à la hâte, peut-être baiser avec lui, et je me demande l’effet que me procurait sa peau chaude et palpitante. Les sous-vêtements me vont. Il y a aussi des chaussures de la même couleur que les sous-vêtements, des talons aiguilles. Une robe de soie noire, longue, ras de cou avec le dos nu, très ajustée voire moulante, très habillée, probablement taillée sur mesure, du genre chic qui convient pour une soirée mondaine. Un collier avec un pendentif en diamant, une montre féminine. Mais l’habillage sera pour plus tard : pour le moment, je préfère rester sans voiles dans la moiteur de ma chambre.


Je me demande ce que je vais dire à cette fille. Pour la désirer, je dois être bisexuelle. C’est déjà une information. La perspective de devoir tout découvrir de moi-même me désespère. Une larme coule sur ma joue ; dans le miroir, je la vois s’écraser sur le téton de mon sein gauche et mourir dans une gerbe de minuscules gouttelettes, comme dans un triste feu d’artifice.


Je regarde par la fenêtre après avoir replié les rideaux. Le jour ne se lève toujours pas. En face, d’autres immeubles aux façades tout de verre et de métal. La chambre doit se trouver au dixième étage, au moins. Partout, des torrents de lumières colorées de néons et de projecteurs.


L’image du lit médicalisé me revient en mémoire. Elle m’est apparue au moment de l’orgasme. Peut-être un souvenir réel ? La jouissance sexuelle m’a procuré ce flash. Pourquoi ne pas recommencer pour en avoir d’autres et reconstituer le puzzle ? Malheureusement, mon ami le trépassé commence à sentir suffisamment mauvais pour m’ôter toute envie de forniquer de nouveau avec lui. Il va falloir me débrouiller seule.


Je m’allonge sur le lit, les cuisses largement écartées, et contemple l’image de mon corps dénudé dans le miroir. Je commence à tripoter mon clitoris, mais le contact trop direct des doigts me fait mal, alors je me contente de pincer le fourreau entre pouce et index tandis que je titille mes aréoles avec l’autre main. Il va me falloir réapprendre à me caresser, comme une adolescente ! Les sensations sont agréables, mais ne débouchent pas sur l’orgasme susceptible de déclencher les visions que je recherche. Je sens bien qu’il me faut une pénétration. Je recherche un objet de forme phallique. Peut-être les décorations en laiton de la tête de lit ? Elles ont une forme qui pourrait éventuellement convenir, mais ne se dévissent pas et je me vois mal déplacer le lit pour m’empaler debout sur ces ornements poussiéreux.


Mon regard errant tombe sur le revolver, toujours posé sur la table de nuit. Le canon est d’un modèle assez long. Le fourrer au fond de ma chatte ? J’essaie. Brrr, c’est tout froid. Mais la face avant de mon vagin est sensible au contact du métal.


Le geste ne suffit pas : pour m’exciter, il me faudrait un bon fantasme, mais comme j’ai perdu la mémoire, c’est compliqué. Le seul souvenir de baise dont je dispose est celui du sujet à une prochaine autopsie qui attend patiemment dans la salle de bain que quelqu’un le découvre. Cette idée est plutôt néfaste à mon envie. Le regard si doux de la fille qui passait l’aspirateur : mieux. Bientôt, je vais pouvoir me couler entre ses bras. Étreindre une lesbienne, passionnément : joli projet.


Il serait plus prudent de retirer les balles du barillet, parce que le coup risque de partir tout seul. Les condés concluront au suicide érotique d’une tueuse rongée par les remords d’avoir occis l’occupant du bac à douche, et pour cause : même arme, mêmes empreintes digitales. Ils se rinceront l’œil tout en épongeant au plafond, au papier buvard, ce qu’il restera de mon clito. Peut-être que je mettrai des heures à crever, en perdant tout mon sang. J’ai presque envie d’appuyer sur la détente, pour voir. Je la titille d’un doigt, sans la presser : le plaisir monte. Ça y est, la jouissance. Un long jet gicle devant moi, parabolique. Je ferme les yeux pour décoller. Juste un flash d’une fraction de seconde. Un brouillard lumineux, rouge clair, comme du sang éclaboussé. Un soupir profond. Tout retombe, et je n’y comprends rien. Il me vient de gros sanglots en me mordant la main : j’ai fait quoi pour mériter un sort pareil ? Puis je me rends compte que j’ai déjà un quart d’heure de retard à mon rendez-vous.



OoO



Ce qui me frappe dès que j’ai fait un pas sur le trottoir, c’est le froid qui contraste avec la chambre d’hôtel surchauffée. Heureusement, le manteau me protège efficacement. C’est bien un vêtement d’homme, avec les boutons à droite, qui devait appartenir à… enfin, l’habitant du bac à douche, pendant que j’ai mis au loquet de la porte 4242 le message « Ne pas déranger. » Non, laissez-le dormir en paix encore un peu ! Je relève la capuche pour traverser l’avenue, autant pour me protéger de la froidure que du témoignage d’éventuelles caméras de vidéosurveillance.


Le bar s’appelle Le Tropical, annonce l’immense néon écarlate de la façade agrémentée de la silhouette lumineuse d’un cocotier grandeur nature. Ma belle oiselle m’attend déjà, perchée sur un tabouret. Pour me faire pardonner mon retard, je lui offre un verre. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne perd pas son temps : elle pose d’emblée sa main sur la mienne, sans la moindre ambiguïté sur ses intentions. Elle n’est pas très bavarde et semble se méfier des gens qui nous entourent. Tout ce que je saurai d’elle, c’est qu’elle se prénomme Ysée. Elle me propose de la suivre chez elle, et dans ma situation quelque peu précaire, je me vois mal refuser son aide.


Nous marchons ensemble en nous tenant la main, déjà, et nous progressons une bonne heure dans les rues. Ce qui m’étonne, c’est que le jour ne se lève toujours pas. Pas même une lueur d’aurore.


Toute la ville est baignée d’une étrange lumière multicolore émanant de milliers d’écrans de toutes tailles dont les immeubles sont tapissés ; d’autres se trouvent au sommet de mâts articulés permettant aux images animées d’approcher au plus près des visages des passants. L’un va jusqu’à recouvrir entièrement la façade d’un gratte-ciel d’au moins cent étages ; il affiche en boucle l’image d’une jeune métisse nue au corps parfait, les cheveux longs colorés en mauve déployés sur ses épaules, avec des mèches orange, et dans sa fureur sensuelle elle danse et se tortille et frétille d’une manière on ne peut plus lascive pour un amant imaginaire, ouvrant de temps en temps sa fleur génitale dont l’orifice situé à la hauteur du cinquantième étage pourrait avaler un homme en entier, tel un spermatozoïde absorbé par un vagin publicitaire afin de féconder l’indispensable commerce. Car le but de cet incroyable dispositif est de vendre un shampooing.



Le désordre règne dans son appartement qui ressemble plus à la cellule individuelle d’une prison qu’au lieu de vie d’une personne libre : tout est réuni dans la même pièce : le lit qui ressemble à la couchette d’un bateau, la minuscule table pour prendre des repas solitaires, le coin kitchenette, la télé, les toilettes, la douche. Nous nous asseyons sur le bord de sa couche.



Elle m’enlève mes chaussures, puis extrait un flacon d’un placard. Doucement, ses mains étalent sur mes plantes, l’une après l’autre, une huile parfumée de rose, le genre de produit bon marché que je n’apprécie pas particulièrement, mais qu’elle applique avec une telle douceur que la sensation qu’elle me prodigue est un délice. Puis elle porte mes orteils à ses lèvres pour les bécoter un à un, avec lenteur. Elle croise mon regard pour vérifier que j’accepte ce geste de tendresse.



Je lui souris, parce qu’elle est capable de me clamer son indifférence avec un sourire si charmant qu’il affirme le contraire.



Elle éclate de rire. J’adore ce rire, sa joie simple. D’accord, je fais ce qu’elle me demande. Elle m’offre son hospitalité, sa douceur ; pourquoi lui refuserais-je de m’exhiber pour elle, puisque c’est ce qui lui fait plaisir ? Elle semble ne rien ignorer des vingt-six os, vingt muscles et seize articulations de chacun de mes pieds qu’elle manie avec douceur et dextérité pendant que je relève ma robe, ôte ma culotte et commence à glisser mes doigts autour de mon clitoris déjà excité par ce massage. J’espère égoïstement que je vais obtenir un orgasme qui me donnera une vision afin de me reconnecter à mon identité. Sa langue remplace bientôt ses mains et s’insinue dans chacun des replis de mes orteils qu’elle insère dans sa bouche.


Je gémis tandis que le plaisir monte. « Regarde-moi, ma belle, droit dans les yeux ; j’aime ton regard à la fois coquin et doux qui me donne envie d’être impudique. » Elle abandonne mes petons pour lécher l’intérieur de mes cuisses, et lorsque sa langue atteint ma vulve humide, je sursaute tant ce contact est générateur de volupté. Voilà, la jouissance arrive après une lente progression. J’agrippe le drap du lit, respire profondément et ferme les yeux. Je vois un homme, costume sombre et cravate d’une couleur vive. Mais son visage est caché dans l’ombre. C’est tout, et cela n’aura duré qu’une poignée de secondes.


J’ai faim. Elle me propose de partager son repas, constitué d’un simple yaourt aromatisé à la vanille de synthèse. Il lui a coûté une bonne part de son salaire d’employée intérimaire de l’hôtel, et elle m’en laisse la plus grande partie, tout en m’assurant que ce que je lui ai laissé lui suffit. Je n’en crois pas un mot.


Nous nous endormons ensemble, mais elle se lève seulement quatre heures après pour retourner travailler. Je me retrouve seule sur le lit, bien réveillée, pensive. Je n’ai aucune envie de me laisser entretenir par une compagne qui s’éreinte au travail pour survivre. Il me faut de l’argent ; celui que j’ai trouvé dans la chambre d’hôtel a déjà disparu dans les consommations du bar. Je pourrais chercher un mont-de-piété pour y laisser mon collier en gage, mais je ne tiendrais pas longtemps. Non, ce qu’il me faut, c’est un boulot. N’importe lequel.


Je me lève et m’habille. Le grand manteau gris foncé me protège du froid, et la capuche recouvre mon visage car je crains d’être reconnue. En marchant sur le trottoir, j’évite de croiser le regard des passants qui, de toute manière, ne recherchent aucunement le mien. Je croise des milliers de gens, et pourtant j’ai l’impression de traverser un vaste désert inondé de lumières artificielles. À ce moment, je me souviens que le soleil ne se lèvera jamais.



OoO



J’entre au hasard dans un établissement qui sert à manger afin de proposer mes services comme serveuse en salle. Ça s’appelle Le Déclic. Comme au Tropical, l’enseigne est aussi démesurée que l’ambiance est esthétiquement sordide, des colonnades en stuc simili-grecques aux formes phalliques jusqu’aux posters jaunis où des filles en tenue d’Ève sont plus vulgaires qu’affriolantes. Le patron, un gros homme aux cheveux grisonnants, me reçoit dans un bureau crasseux où j’ai à peine la place pour m’asseoir sur un tabouret, et me parle sans cesser de dévorer mes seins du regard.



À cette heure, il n’y a personne dans la salle de spectacle. Des chaises et des tables, pour consommer. Une estrade moquettée de noir, un grand rideau rouge un peu mité. L’homme allume les projecteurs et envoie la musique, du rock endiablé, les graves à fond qui résonnent dans la poitrine. Il est obligé de hurler pour se faire entendre.



Sans discuter, je m’exécute. Il boit ma nudité de ses yeux avides. Qu’il se les rince, si ça l’amuse. Tout ce que je veux, c’est adoucir la misère d’Ysée. Sauf que m’exhiber est le meilleur moyen d’être reconnue. Il paraît que pour cacher quelque chose, il faut l’exposer au grand jour. Ici, c’est plutôt la grande nuit des spectacles bas de gamme. Foutue pour foutue, autant jouer le jeu. Mon corps entre dans le rythme, naturellement. Le balancé de mes jambes, le jeté, le grand écart, comme en danse classique, pour impressionner mon patron-voyeur : tout cela est facile, finalement. Il en prend plein la vue. Mais il me fait signe qu’il en veut plus : me voir me toucher sur la scène. Pourquoi pas ?

Il coupe la musique et m’apporte un micro sur un pied. Il veut savoir si je sais chanter.



Je ne sais pas si j’invente les paroles au fur et à mesure ou si ces mots me viennent du fond ma mémoire enténébrée :


Non, la nuit n’est jamais obscure

Il n’existe pas de froidure

Quand tu viens, ne sois pas ingrat :

Me voici nue entre tes bras


Non, la nuit n’est jamais obscure

Entre macadam et biture

Lorsque tu viens me caresser

J’aime que tu sois empressé…


Soudain, un orgasme fulgurant me saisit, et en même temps un jet puissant fuse d’entre mes cuisses, devant moi. Il me semble que je décolle, debout sur la scène, une main collée contre ma chatte. Un homme me parle, élégant, le même costume que tout à l’heure, mais cette fois je l’entends. Il me dit des mots bizarres ; je n’y comprends rien. Il semble un personnage important, et pourtant il me quémande quelque chose, suppliant, presque en pleurs.

Les applaudissements du patron me rappellent sur terre.



Je tente de lire le contrat qu’il me tend, mais je n’y comprends rien, alors j’accepte tout aveuglément en étant consciente de me faire arnaquer. J’ai envie d’offrir un repas de reine à Ysée. Au passage, tout en paraphant, je constate que la braguette du taulier est ouverte et sa chemise est à moitié sortie du pantalon que macule une longue trainée blanchâtre qui n’était pas encore là avant ma petite audition. « Charmant » bonhomme, propre sur lui : ça va être un plaisir de travailler ensemble ! Je lui demande tout en me rhabillant :



Ce disant, le pervers sort son court mais épais braquemart d’obsédé qui bande encore malgré sa récente branlette et braque en direction de ma chatte cet œil violacé qui dégouline.



Je fouille dans la poche du manteau que je viens d’enfiler pour en sortir brusquement le révolver que je braque contre son crâne, à bout portant.




OoO



Déception : avec l’argent dont je dispose, j’espérais offrir à Ysée un festin avec viandes et fruits à foison, mais je découvre que les quelques billets que j’ai tenus en mains d’une manière éphémère ne permettent que l’achat d’une boule de pain blond, belle et odorante, mais c’est tout ! Il se trouve quand même là de quoi se régaler à deux ; tant pis pour les mets de luxe qui s’avèrent définitivement hors de portée dans cette ville où règnent la misère et la faim. Avec la monnaie qu’il me reste, je m’offre une rose rouge pour que le langage des fleurs puisse au moins dire ce que la nourriture ne pourra pas exprimer.


Aussitôt franchie la porte de l’appartement, ma belle hôtesse a les yeux écarquillés devant ce que je lui apporte ! Nous rompons le pain ensemble, en une cène saphique entrecoupée de baisers. Elle n’ose pas en manger plus de quelques bouchées, de peur d’en consommer jusqu’à l’indigestion. Après ce dîner de fête, nous faisons l’amour assises l’une sur les genoux de l’autre, face à face, chatte contre chatte, frotti-frotta de minous affamés, enlacées tendrement devant les miettes de notre banquet.


Puis elle s’habille, m’invite à en faire autant et me prend par la main pour m’emmener là où je ne suis jamais allée, marchant joyeusement à travers les rues toujours plongées dans la nuit mais baignées de lumières artificielles à profusion.



OoO



Nous entrons dans une sorte de temple étrange où le cœur est une tribune immense, un peu comme dans un théâtre. Les fidèles – ou faut-il dire spectateurs ? – se massent sur les gradins qui se remplissent de plusieurs centaines de personnes de tous âges et de toutes conditions sociales, au vu de leurs vêtements. Les murs sont couverts de tentures et soutenus par des colonnades sculptées de motifs moins religieux que libertins, représentant des hommes et des femmes en tenues plus que légères, affairés à de galantes activités.


Soudain, le silence. La salle s’éteint au profit d’un puissant projecteur rouge qui envoie un rond de lumière sur la tribune où une épaisse fumée masque toutes les décorations. La musique démarre, assourdissante. La chevauchée des Walkyries, de Richard Wagner. Dans ce brouillard, nous n’y voyons plus rien, sauf le disque lumineux vers lequel sont braqués tous les regards.


Surgie d’une ouverture au sol au milieu des vapeurs luminescentes, une femme apparaît, grande, brune. Ysée chuchote à mon oreille : « C’est la prêtresse Miranda, une prophétesse dont la réputation couvre toute la ville. » Embijoutée de plusieurs longs colliers et autres bracelets aux poignets et aux chevilles, elle est nue, entourée de deux assistantes qui ne sont pas plus habillées qu’elle, et ce que j’avais pris de loin pour une écharpe s’avère en réalité, une fois la fumée dissipée, un immense python jaune qui se tient sur ses épaules et s’enroule autour de son cou dans un mouvement lent. La foule l’acclame.


Suit tout un rite auquel je ne comprends rien, rempli de symboles, ressemblant à une sorte d’eucharistie, mais dans laquelle le grand serpent joue un rôle d’acteur tandis que la prêtresse boit un liquide rouge vif (du vin ? du sang ?) puis entre dans une transe incroyable ; son regard est halluciné, elle crie des mots incompréhensibles mais que tous connaissent par cœur et reprennent avec elle.


Enfin le sommet de l’incroyable liturgie : elle se fait crucifier par ses assistantes avec trois vrais clous qui lui perforent les membres. Je trouve cela horrible, mais Ysée me rassure : elle a l’habitude car elle recommence chaque semaine et ne reste jamais transpercée plus de quelques minutes. N’empêche, elle doit avoir mal. Enfin, peut-être pas, grâce à l’étrange boisson. Ce traitement dément ne semble pas la faire souffrir, ni même la déranger. Drôle de religion…


Les fidèles s’avancent en file indienne afin de baiser délicatement les pieds troués de la belle Miranda. Chacun peut lui murmurer ses misères et ses espoirs, mais d’abord il faut boire une gorgée du fameux breuvage dont le goût n’a rien d’agréable, mais qui, rapidement, fait tourner la tête. Au pied de la croix, elle m’apparaît plus séduisante que de loin. Une véritable déesse doublée d’une force de la nature. Quand c’est mon tour de lui bécoter les petons, elle pousse un hurlement et tous les regards se braquent dans ma direction. Pour la discrétion, c’est raté ! Elle crie :



Qui ça, moi ? Comment je vais faire ? Ben voyons ! Et si je n’ai pas envie d’être une libératrice ? Dès qu’elle a prononcé ces mots elle s’évanouit, et ses assistantes s’empressent de la descendre de sa croix.


Avec Ysée, nous rentrons ensemble. Elle semble dans une étrange ivresse, avec des yeux plus brillants que jamais. Peut-être à cause de la coupe qu’ils lui ont donnée à boire ? Nous nous allongeons sur son lit, enlacées. Elle s’amuse à fouiller dans la poche de mon manteau et trouve le révolver. Elle est curieuse et n’en avait jamais vu en vrai. Attention : il est chargé.

Épuisée, je m’endors d’un coup, comme on s’évanouit dans un sommeil sans rêves.


Je m’éveille et pousse un cri. Complètement nue, les paupières closes, à genoux près de moi, Ysée tient le révolver d’une main, pointé vers sa bouche ouverte, et de l’autre elle se caresse, les doigts glissés dans sa vulve. Au moment où elle appuie sur la détente, je la vois tressauter sous l’effet de la jouissance. Elle ouvre des yeux qui semblent lancer des éclairs de joie, prise de convulsions de plus en plus violentes. Le coup ne part pas. Quatre cartouches sont posées sur la couverture : il en reste donc une dans le barillet. Roulette russe. Qui lui a appris ce jeu idiot ? Comme elle est prête à appuyer à nouveau sur la détente, je lui arrache l’arme des mains. Effectivement, il restait une cartouche qui était dans le logement suivant dans l’ordre de tir.



Elle a des airs de petite fille surprise en train de commettre une bêtise. Puis elle éclate de rire.



Énervée, je pars en claquant la porte derrière moi.



OoO



J’arrive au Déclic en avance. Il n’y a encore que peu de consommateurs. Le boss est en train de dîner dans l’arrière-salle. Enfin, si on peut appeler cela dîner : son costume protégé par une immense serviette à carreaux qui enveloppe sa bedaine, il « déguste » sans couteau ni fourchette un énorme monceau de viande rouge et crue qui occupe toute son assiette et dont il arrache de grands morceaux avec ses molaires. Il ne mange pas : il bâfre, le nez plongé dans sa barbaque, de sorte qu’il ne me remarque pas tout de suite. De temps en temps, il se verse un verre de vin, pour faire descendre la nourriture qu’il engloutit avec précipitation, comme s’il craignait qu’on vienne la lui voler.


D’après ce que je peux apercevoir à distance, l’ogre est accompagné à table par une longue créature brune ultra-maquillée, à peine vêtue, du genre pin-up de calendrier. Elle est assise en face de lui et se sert de ses pieds enveloppés de bas noirs pour lui malaxer l’organe viril qui dépasse par la braguette ouverte sous son ventre proéminent. Charmant tableau, que j’ai le temps de contempler quelques minutes au son de ses claquements de mâchoires.


Il est concentré sur sa nourriture comme un loup qui aurait enfin réussi sa chasse après plusieurs jours de jeûne. Puis il tourne enfin sa tête vers moi après avoir roté et copieusement arrosé de semence le nylon recouvrant les pieds de la belle, dans un grognement de satisfaction accompagné de senteurs de fauve. Comme je ne connais pas le nom de mon employeur – je sais, j’aurais dû lire sur le contrat mais je n’ai pas pris le temps –, je vais l’appeler « l’hédoniste ». Ça lui va bien, comme nom.

Initialement, les deux gorilles voulaient me barrer la route, mais attiré par le son de ma voix, le patron lui-même m’invite à le rejoindre.



Assurément, ce gueuleton carnivore aurait même de quoi rassasier dix personnes. Je crève de faim, mais le repas de ce type a de quoi convaincre le gaucho argentin le plus endurci de devenir végétarien. Il me donne la nausée, avec tout ce sang qu’il bave et qui retombe dans l’assiette. Surtout quand je pense à la disette que subissent les gens modestes comme Ysée. L’un des gorilles lui apporte une autre serviette avec laquelle il essuie son visage imbibé de sueur mêlée de jus de viande.



Puis il prend doucement la main de la femme qui l’accompagne. Quand il veut, il est capable d’une certaine galanterie avec les dames.



Avant que j’aie le temps répondre, la belle péripatéticienne s’avance vers moi qui suis restée debout et commence à me peloter les seins sous l’échancrure de ma robe. Je la laisse faire, et puisque l’hédoniste semble bien disposé, je me risque à aller aux renseignements.



Pendant que nous parlons, Yasmina s’est mise à genoux, a soulevé un pan de ma robe, descendu ma culotte jusqu’à mes chevilles afin d’entamer un cunnilinctus. Les mouvements de sa langue sur mon clitoris sont rapides et précis. Bizarre. L’hédoniste a beau me débecter, le fait qu’il me bouffe du regard en train de me faire sucer est un puissant aphrodisiaque. Les vrillements linguaux de la belle me conduisent à l’orgasme en moins de trois minutes. Ça y est, je décolle. Je vois le sourire d’un homme entre deux âges, cravaté de rouge, en costume bleu foncé, accompagné d’une dame dont le visage me reste invisible.




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Juste avant que j’entre en scène, le pianiste m’adresse un sourire libidineux. Pourtant, il doit avoir l’habitude des impudiques. Il paraît que toutes n’ont pas droit à tant d’égards. Pour commencer mon numéro – qui est improvisé – je me contente d’une danse sensuelle avec effeuillage progressif, puis, une fois dans le plus simple appareil, je deviens carrément exhibitionniste, en m’aidant d’un puissant vibromasseur que je fourre dans mes entrailles. Désolée pour l’expression triviale : il n’y a pas d’autre mot.

En même temps, je reconnais le couple dont m’a parlé l’hédoniste. Ils sont installés tout près de la scène et sirotent chacun une flûte de champagne. Surprise : la dame, c’est Miranda, la prêtresse, que je reconnais à sa stature de cariatide et à ses stigmates aux poignets. Dès le début, elle m’adresse un joli sourire, pour m’encourager. Quant à l’homme au costume bleu et à la cravate rouge, exactement comme dans mes visions, je sens bien qu’il élabore des projets torrides dans lesquels je joue un certain rôle.


Envoûtée par tous ces regards, je sens que la jouissance me saisit et m’arrache littéralement du sol ; elle extrait ma conscience du monde réel pour m’entraîner vers un rêve incroyable. Après tout, pourquoi la vision serait-elle moins vraie que ce qu’on nomme la réalité ?



Je ne vois pas de quoi il me remercie, mais cette voix me semble étrangement familière, et son souvenir, une fois redescendue sur terre, me laisse perplexe. Alors que je suis perdue dans mes pensées, lovée dans le recoin que l’hédoniste m’a octroyé en guise de loge pour me rhabiller après mon numéro, Nessus et Miranda viennent me voir, en toute simplicité, afin de m’inviter à une soirée, juste entre nous trois. Ils ont l’air sincèrement amicaux, comme d’anciens amis soudain retrouvés par hasard. J’accepte leur proposition, moins pour me protéger que parce que la curiosité me dévore.



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Retour vers l’appartement ; une heure de marche le long des rues agitées d’une foule qui ne s’assoupit jamais, malgré la nuit sans fin. Je progresse à une allure modérée car je suis crevée ; j’ai besoin de dormir d’urgence. De câlins d’Ysée, aussi. Malgré tout ce que je viens de faire sur la scène du Déclic ! Je ne sais pas comment je m’appelle, mais je connais au moins un trait de ma personnalité : hypersexuelle. Nymphomane ? Peut-être. En tout cas, je ressens le besoin de caresses et de plaisir, cette fois dans l’intimité.


Je l’imagine en train de se caresser en attendant que je revienne. Bien qu’elle refuse de l’avouer, elle semble très amoureuse de moi, autant que de mon côté : le coup de foudre a été brutal. Vivant dans la pauvreté, elle n’a d’autres loisirs que la télé et les joies du sexe.


Bizarre : la porte est restée entrebâillée. Cela ne ressemble pas à mon amie. Dans la pénombre d’éclairage du couloir, elle est allongée sur son lit. Elle dort, toute nue, sur le côté, la tête tournée vers le mur. Je me déshabille rapidement puis me blottis contre elle. Je sursaute car son joli corps est tout froid. Je la retourne : elle a un troisième œil au milieu du front. Son expression est celle de l’effroi. Mais que veut celui qui sème des cadavres sur mon chemin ?


Mes larmes tombent sur son corps tout blanc. Le lit est imbibé d’une grande quantité de sang refroidi. Tant pis, j’ai trop envie d’elle. En la tenant par les épaules, je frotte sa cuisse contre ma chatte, frénétiquement. Ses yeux se sont ouverts, et son regard, qui est resté presque aussi lumineux que lorsqu’elle était en vie, m’effraye. Sa tête bascule d’avant en arrière, comme pour dire un « oui » à une question que je ne lui ai pas posée : « Ysée, veux-tu m’épouser par-delà la frontière des ténèbres qui nous sépare ? Ysée, toi que le serpent de la violence urbaine a mordue, veux-tu que je force la porte de l’enfer pour t’y ramener comme Eurydice, mais sans que tu regardes en arrière ? » Je ne sais pas comment faire, mais je sais confusément que je trouverai un moyen d’y parvenir. L’orgasme vient. Il est violent, encore plus que sur la scène. Il me semble que je vais sortir de mon enveloppe charnelle. L’extase. Ma vue se brouille. Je me mords la main pour ne pas hurler, mais hurle quand même. Un homme apparaît en face de moi. Rêve ou réalité ? Son apparence me trouble : il ressemble incroyablement à quelqu’un que j’ai déjà croisé. Mais cela ne peut pas être lui, parce qu’il est mort et a reposé un temps dans le bac à douche d’un hôtel. Il se recule et son visage est plongé dans l’ombre. Je ne le vois pas clairement. Il me tend une lettre que je lis aussitôt. Et là, je comprends tout. Le regard d’Ysée ne me fait plus peur.


Il se met nu, et nous faisons l’amour sur le lit étroit où gît celle que j’ai tant aimée et qui, en retour, se défendait obstinément de m’aimer. Pénétrée par l’inconnu, je caresse inlassablement la peau livide, mais douce et parfumée, de la femme de chambre aux bras si profonds que je m’y suis noyée.



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J’émerge de mon long sommeil – en fait, j’ignore s’il fut long ou pas, mais c’est impression que me laisse mon séjour dans l’onirium. L’onirium, c’est la machine à rêves avec scénario programmé et injection d’acteurs réels, également plongés dans le monde onirique, accompagnés de personnages cybernétiques afin de compléter l’intrigue. Cet équipement de pointe est utilisé pour découvrir la vérité dans le cadre d’enquêtes criminelles. Je découvre mes poignets menottés. Les autres protagonistes s’éveillent aussi de leurs lits bourrés d’électronique.


Puis le déroulement de l’action me revient en mémoire. La migraine du début : effet secondaire connu du dispositif. Nessus et Miranda, le couple aux regards enflammés par le désir. Après un dîner somptueux aux chandelles, romantique à souhait dans leur jardin d’hiver, nous étions tous trois dans la cave de leur palais. Disons plutôt leur donjon. Terriblement équipé : inutile de faire un grand dessin. C’est là que les choses ont failli déraper. Failli, heureusement pour moi. Car je fais partie des suspects.


Nessus voulait être crucifié par Miranda et moi. Ils avaient prévu tout le matériel. Sans limite de temps, sans mot de sécurité : passionné par cette folie, il était prêt à y risquer sa vie. J’ai refusé. Il a insisté, accompagné par la prêtresse. Mais j’ai tenu bon. C’est à ce moment-là que je suis sortie de notre rêve commun.


Ysée vient m’accueillir pour ce retour à la réalité, accompagnée de Yasmina, Miranda, et de l’hédoniste qui s’appelle Hubert dans la vraie vie ; il est mon mari. Il a accepté de se plier au jeu afin de m’innocenter, et dans le monde réel, il est un homme charmant et rempli de délicatesse. Nessus est un personnage simulé, car le vrai, le président, est mort sur une croix au cours d’une étrange et sanglante partie fine dans laquelle mon rôle reste à déterminer ; c’est là le boulot des enquêteurs. Accident, meurtre ou suicide assisté sur un mode érotique : les limiers du 36 sont perplexes. Dans le dernier cas, une lettre écrite de sa main pourrait m’innocenter. Celle-ci est restée dans l’onirium, fournie par quelqu’un que le scénario n’avait pas prévu, et miraculeusement je l’ai eue en mains. Cet inconnu m’a sauvé de la prison à vie, si j’avais eu le malheur de faire ce que Nessus me demandait.


Parce que dans la vraie vie, Miranda et moi l’avons effectivement crucifié, à sa demande et après qu’il a eu beaucoup insisté. Puis, toutes les deux, nous avons fait l’amour juste sous ses yeux, tendrement, caresses et suçotements, cunni et tout l’arc-en-ciel de blandices que seules deux femmes peuvent se prodiguer, pendant que lui restait suspendu à ses clous, de surcroît empalé sur un sédile qui appuyait sur sa prostate gonflée par plusieurs semaines d’abstinence. Il crevait à petit feu en bandant comme un cerf, tout en récitant à haute voix l’Évangile de la Passion qu’il connaissait par cœur.


Son cœur, justement, a lâché soudain. Il s’est figé dans une étrange posture. L’expression de son visage évoquait la béatitude des saints à l’acmé de leur martyre. Ça, par contre, ce n’était pas prévu : il aurait fallu le décrocher avant, au besoin contre son gré. Il est mort heureux, en plein dans son fantasme de toujours. À ce moment-là, juste avant de perdre connaissance, il a tressailli d’une convulsion ; c’était à l’instant précis, comme s’il l’attendait, où l’exquise randonnée du bout de la langue de Miranda sur ma petite colline des joies m’offrait la jouissance que je savourais, couchée sur le dos, les cuisses écartées, la tête basculée en arrière, en contact avec le pied de la croix, et mes yeux grands ouverts ont vu comme une lueur argentée s’envoler du corps de Nessus, tournoyer dans la pénombre de la cave à une vitesse phénoménale, puis s’approcher de moi, et je l’ai entendue très distinctement murmurer un « Merciii » avant de disparaître. Le même que dans l’onirium…


Quand, après avoir constaté le décès, les secouristes l’ont emballé dans sa housse mortuaire, il arborait toujours une incroyable érection qui défiait l’éternité de son désir d’outre-tombe.

Mais cela, contrairement à Miranda qui porte également des menottes, je ne l’ai pas avoué en dépit des multiples interrogatoires, et je ne l’avouerai jamais. Je ne veux pas aller en prison pour avoir planté des clous au travers de la chair d’un homme, fût-il consentant et même demandeur jusqu’à nous supplier, nu et à genoux, en bécotant nos bottes de cuir noir des costumes de tortionnaires qu’il a voulu nous voir porter, avant de se laisser suspendre par les poignets, puis flageller à deux fouets d’une manière si brutale que son corps livide s’en souvient encore.


Tout cela est dément : je n’assume pas, désolée pour la famille en deuil, et me réfugie dans la dénégation. Cette nuit-là, j’étais dans un état second. Le seul fait d’avoir été capable de me laisse entraîner pour agir ainsi me sidère. À présent, lors des confrontations avec ma complice dans le bureau du juge, c’est sa parole contre la mienne. Pour nous départager, l’onirium.


Reste le mystère de l’inconnu du bac à douche ressuscité pour m’informer, dans une lettre, de tout ce qui se tramait. Ce n’était pas prévu, mais le logiciel qui pilote ces rêves dirigés a parfois d’étonnantes défaillances, de celles qui font le charme de la vraie vie dans le vrai monde, mais qui, en l’occurrence, ont pour conséquence d’invalider le test. Ces erreurs sont connues pour être susceptibles de se déclencher lorsque des personnages éprouvent des émotions violentes débouchant sur des comportements irrationnels, ce que le calculateur ne sait pas gérer. Alors refont surface des souvenirs que la machine ne parvient plus à masquer.


Les enquêteurs ne vont pas renoncer si facilement. Il va falloir tout recommencer, nous plonger à nouveau dans la ville où le soleil ne se lève jamais.