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n° 18347Fiche technique46142 caractères46142
Temps de lecture estimé : 31 mn
27/04/18
Résumé:  Pour connaître les dessous d'un meurtre dans lequel il se trouve impliqué, un provincial tranquille est contraint par une vénéneuse femme d'affaires de jouer à un jeu mêlant révélations et érotisme qui ne le laissera pas indemne.
Critères:  f fh voir exhib fmast jeu policier
Auteur : Rémi Karsan      Envoi mini-message

Concours : Concours "Polar noir"
Le meurtre du docteur Ribowski

Une pluie battante martelait le pare-brise. Armel percevait pleinement le son insistant qui envahissait l’habitacle de la voiture, mais il ne savait dire s’il était à l’origine de son réveil, qui aurait tout aussi pu venir de la lueur blanchâtre qui tombait d’un haut réverbère et qui tentait de pénétrer les fentes de ses paupières. Ses sens lui renvoyaient une sensation inconnue. La tête lui faisait mal, de manière inhabituelle. Rien à voir avec une barre traversant le front, synonyme de migraine. La douleur enserrait l’arrière du crâne comme si les os avaient décidé de lui broyer le cerveau. L’angoisse qui l’étreignait venait d’ailleurs : aucun organe ni aucune partie de son corps ne lui renvoyait le moindre signal. Une absence de sensations qui s’accompagnait d’une incapacité toute aussi totale à initier le moindre mouvement, qu’il soit commandé à ses jambes, à ses bras ou à ses doigts.


Dans ce corps réduit à un paquet de chiffons, le cerveau fonctionnait normalement. Il avait enregistré qu’il reposait sur la banquette arrière de sa voiture, une Daimler de 1970, achetée dix années auparavant à une veuve anglaise de fraîche date qui se débarrassait avec enthousiasme et grandes pertes financières de tout ce qu’avait touché de près ou de loin son défunt mari. Le grain et l’odeur du cuir, perçus par quelques nerfs qui fonctionnaient encore, ne lui laissait aucun doute, mais c’était sa seule certitude. Rien ne lui indiquait où il se trouvait ni pourquoi, pas plus qu’il n’avait de repère pour évaluer depuis combien il reposait ainsi. Sa mémoire se heurtait à un mur d’inconscience qui s’était érigé au Bristol Lounge, un bar du centre-ville où il avait ses habitudes quand la solitude ou les séries télévisées lui semblaient trop pesantes.


Beaucoup plus tard, lui sembla-t-il, une nouvelle sensation naquit : la conscience de pouvoir agir sur ses membres, et en retour une onde de douleur qui le gagnait et s’emparait de ses extrémités. Les gouttes s’écrasaient toujours sur l’habitacle, mais avec moins d’intensité. L’insupportable lueur du lampadaire avait disparu et seul un halo vert clignotant éclairait l’habitacle, tombant d’une enseigne en néon éloignée dont il ne percevait que les caractères "FURY".


Armel en conclut que la nuit était bien avancée. Il bougea enfin un bras, obligeant sa main engourdie à racler le cuir. Immédiatement, elle rencontra une substance épaisse et gluante, incongrue sur le cuir toujours méticuleusement entretenu, puis un morceau de métal encore plus froid que l’air qui pénétrait la voiture.


Cette préoccupation s’effaça instantanément face au spectacle que son regard avait découvert, alors que ses yeux s’entrebâillaient et que sa nuque autorisait enfin une rotation normale à sa tête. La lueur verte exhibait avec une précision chirurgicale une main immobile dressée derrière l’appuie-tête du conducteur. Le pare-brise semblait presque opaque, obscurci comme si un peintre dégoûté de son œuvre avait projeté violemment sa palette contre le verre et que les couleurs s’y étaient écrasées. La vitre du côté passager avait disparu, d’où le froid qui régnait dans l’habitacle.


Armel s’obligea à un effort démesuré pour admettre que ce n’était pas un cauchemar. Un homme gisait sur le siège avant de sa Daimler. Son cerveau et son sang dégoulinaient partout. Le métal froid que ses doigts tentaient de ramener était le canon d’un révolver, de toute évidence celui qui avait donné la mort à l’homme affalé devant. La terreur s’empara de lui. Malgré la douleur qui irradiait maintenant chaque parcelle de son corps, malgré l’étau qui vrillait son cerveau, il se redressa, abasourdi. Un homme avait été tué dans sa voiture, avec une arme qu’il avait entre les mains, dans un lieu qui lui était inconnu. Les questions se bousculaient : qui était l’homme abattu ? Qui était le tireur ? Pourquoi dans sa voiture ? Pourquoi cette inconscience ? Comment était-il arrivé devant cet établissement inconnu dont le peu qu’il avait entrevu au loin laissait supposer qu’il n’était pas du meilleur standing ? Il devait prévenir la police. Son téléphone était dans son manteau. Mais où était le vêtement ? Manifestement pas sur la banquette, où gisait le révolver poisseux. À l’avant peut-être, dessous l’homme mort ? Il eut un haut-le-cœur en s’imaginant retourner le cadavre pour fouiller les poches. Brutalement, la migraine enfla, et à nouveau il dut s’allonger sur la banquette, replié en position fœtale, les mains enserrant ses tempes qui ne cessaient de vrombir.


Longtemps après, il eut la sensation d’une présence auprès de la voiture. Un bruit de chaussures tentant de s’extraire de la boue lui signala, et un souffle d’air froid lui confirma. Instinctivement, il s’immobilisa. Le visage d’une femme inspectant l’habitacle se découpa dans l’encadrement de la vitre brisée. Il n’en devinait que peu de choses sous les assauts verdâtres du néon qui n’en finissait pas de mourir : des traits réguliers, un nez droit et effilé, un regard à peine voilé par l’horreur qu’il découvrait. La quarantaine au plus, dans ce qu’elle pouvait créer de mieux. Une capuche de blouson dégoulinant de la pluie qui ne s’épuisait pas protégeait un chapeau de style tyrolien. Quelques mèches blondes apportaient un peu de couleur au teint blafard de l’inconnue.



Sans expression, le visage se tourna vers Armel. Une voix basse à l’accent légèrement teinté d’anglais lui répondit :



Puis après une pose :



Le visage se retira de l’encadrement et disparut. Simultanément, Armel distingua les sons de sirènes qui approchaient alors que des éclairs bleus supplantaient le crachotement vert de l’enseigne.


* * *



Plusieurs semaines plus tard, Armel ne conservait que quelques bribes des évènements qui avaient suivi. Une douleur fulgurante quand les pompiers voulurent l’extraire de la Daimler, après que les policiers se soient assurés qu’il ne pouvait pas faire usage de l’arme ou qu’il n’en ait pas conservé une autre auprès de lui. Un trajet interminable, ponctué par la sirène de l’ambulance, attaché sur un brancard et surveillé par un policier, puis une chambre aux murs clairs défraîchis, des examens, des soins, un policier qui jetait un regard régulier par l’entrebâillement de la porte, une sorte de sommeil conscient, conséquence probable des substances qu’une perfusion distillait dans son organisme.


Lors d’un premier interrogatoire dans sa chambre d’hôpital, Armel relata scrupuleusement le peu de faits dont il se souvenait. Les deux policiers en civil étaient visiblement convaincus qu’ils avaient devant eux l’auteur des coups de feu qui avaient tué l’homme à la main dressée. Le chef était un certain Lemarrois, la cinquantaine athlétique, dont la seule religion semblait être l’économie des mots. Ils revinrent le lendemain, alors que le brouillard embrumant son cerveau s’était un peu dissipé, et à nouveau, il livra ses maigres souvenirs, conscient qu’ils étaient bien faibles pour lever les doutes.


Les jours suivants comptent parmi les pires qu’il eut à connaître. Le corps lui faisait mal, malgré les remèdes qu’un personnel impassible lui administrait. Le policier affalé sur la petite chaise à l’entrée de la chambre changeait toutes les quatre heures et appliquait scrupuleusement la consigne de ne pas communiquer avec lui.


Au bout d’une semaine, alors que la douleur refluait et que l’envie de sortir de l’univers oppressant de l’hôpital se faisait plus vive, tout bascula. Après s’être isolé dans le couloir, le policier de garde, un moustachu au visage blanc et émacié, à l’uniforme trop grand, s’approcha du lit :



Effectivement, tôt dans l’après-midi, alors qu’il avait à peine terminé l’infâme brouet du déjeuner, les deux inspecteurs passèrent la porte, toujours vêtus de leur blouson de cuir et de leur pantalon de toile bleue. Inconfortablement assis sur deux chaises pliantes qu’une infirmière avait apportées, après s’être enquis succinctement de sa santé, ils en vinrent à l’objet de leur visite.



Les deux hommes se levèrent de concert. Les chaises raclèrent le carrelage blanc.




* * *



Armel habitait un petit appartement dans le quartier ancien du centre-ville, à quelques pas de la cathédrale. Ses fenêtres donnaient sur une petite place sombre que quatre tilleuls, un bac à sable et quelques bancs de bois ne parvenaient pas à égayer. Il n’avait jamais vu le soleil illuminer cette place plus de deux heures consécutives. La nuit n’y était pas plus réjouissante. Les vieux réverbères placés aux quatre coins diffusaient une lumière jaunâtre dont ne profitait qu’une maigre partie des trottoirs. Néanmoins, il retrouva avec soulagement sa chambre, au fond de l’enfilade de trois pièces. Le médecin lui avait prescrit un arrêt d’un mois. Une infirmière viendrait dès le lendemain pour l’aider.


Trois jours plus tard, Lemarrois lui rendit une visite qu’il qualifia de courtoisie, mais qu’Armel assimila à un contrôle. Pourtant, il lui apporta plus d’informations que jamais sur la nuit du meurtre. Il avait été drogué, puis roué de coups portés, selon les enquêteurs, avec le souci de ne pas être mortels. La drogue expliquait qu’il n’avait vraiment pris conscience de son état que lorsque les secours l’avaient extrait de sa voiture. Il n’y avait toujours aucun suspect à ce stade de l’enquête qui, aux dires de l’inspecteur, piétinait. Il se ferma comme une huître dès qu’Armel voulut évoquer les éléments qui prouvaient son innocence. L’argument que ses explications avaient été vérifiées était manifestement un écran de fumée. Il n’avait lui-même apporté aucun argument solide, sa mémoire restant désespérément vide entre le moment où il avait quitté le Bristol Lounge et celui où il avait repris conscience à l’arrière de sa Daimler. La théorie qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment ne lui apportait aucune satisfaction.


Le visage de la femme à la capuche le hantait : il n’avait pas parlé d’elle aux inspecteurs, tant l’image avait été fugace et imprécise. L’avait-il rêvée ? Avait-elle joué un rôle dans sa remise en liberté ? Il voulait savoir, mais il ne voyait pas comment la retrouver sans impliquer Lemarrois. La seule stratégie possible, ressassée en boucle durant les journées passées à se morfondre sur son lit, était d’enquêter au Bristol Lounge d’où tout était parti. Les chances d’y trouver un indice étaient faibles, mais peut-être y rencontrerait-il des clients qui étaient là ce funeste soir ?


Le moment arriva plus tôt que prévu. Un matin, deux semaines après son retour chez lui, Armel se sentit à nouveau l’homme qu’il était avant cette funeste nuit. Les douleurs étaient toujours là, surtout dans les côtes et le bas du dos, mais elles n’étaient plus un obstacle à ses déplacements. Il irait le soir même au Bristol Lounge à la meilleure heure, celle des envies de calme et de détente, parfois d’aventures.


L’établissement était installé au rez-de-chaussée d’un ancien hôtel particulier auquel on accédait par une porte à tourniquet gardée par un maître d’hôtel en habit. Il était situé en bordure de la ville dans un quartier calme, éloigné de l’appartement d’Armel. Pas question d’utiliser la Daimler, toujours sous scellés, pas plus que la Harley-Davidson bicylindre de 1960 qu’Armel bichonnait les dimanches matin. Le poids et la brutalité de l’engin n’étaient pas compatibles avec son état de convalescent.


Un taxi le déposa vers vingt-et-une heure face aux marches qui menaient au Bristol Lounge. Pour sa première sortie, Armel avait soigné son apparence. Sa gabardine anglaise recouvrait un costume sombre et une chemise blanche portée sans cravate, qu’il avait eu beaucoup de mal à enfiler du fait des pansements qui protégeaient ses blessures. Ce soir, le portier était Justin. Le vieil homme officiait depuis des années avec le même sourire, qu’il savait faire accueillant ou dissuasif selon l’image qu’il avait des clients. Armel était convaincu qu’il était parfaitement au courant de ce qui lui était arrivé. Sa position lui fournissait le meilleur réseau d’information de toute la ville. Mais en discret employé, il n’en laissa rien paraître, même s’il avait forcément remarqué sa démarche un peu claudicante.


Le succès du Bristol Lounge tenait en quatre mots : boiseries, confort, calme et cocktails, auxquels se superposait souvent la mélodie interprétée par un pianiste de passage. Un éclairage individualisait les tables basses entourées de fauteuils de cuir grenat, disposées le long d’un mur disparaissant sous les photographies anciennes que parfois un client esseulé explorait en dégustant un whisky. La pièce maîtresse de l’établissement était un immense bar de chêne sombre courant le long du mur opposé, dont le plateau de cuivre était souligné par un bandeau lumineux. Le succès de l’établissement tenait aussi de la dextérité de Bernard, le barman, qui rivalisait d’ancienneté avec le portier. Sa couronne de cheveux blancs, son mètre soixante et ses quatre-vingts kilos toujours enveloppés d’un pantalon noir et d’une chemise assortie aux manches retroussées, étaient aussi connus que sa bienveillance qui lui valait d’être perpétuellement sollicité.


Armel s’avança, foulant avec délice la moquette sombre. Sa table préférée, dans un angle d’où il avait vue sur la grande salle, était libre mais il se dirigea immédiatement vers le bar. Bernard se précipita :



À l’égal de sa virtuosité, la mémoire de Bernard était infaillible.



Le barman hocha sa tête argentée avec un sourire fataliste.



La table d’angle était toujours libre, et Armel prit place dans un fauteuil. Les propos du barman l’avaient perturbé. La description de la femme aux cheveux gris ne correspondait à aucune de ses connaissances. Il s’étonnait que Lemarrois n’ait pas approfondi cette piste. Si Bernard avait vu les inspecteurs, il lui en aurait parlé.


Les notes langoureuses distillées par un jeune pianiste aux cheveux longs, conjuguées au goût délicieusement terreux du whisky de malt avaient isolé Armel des conversations feutrées du Bristol Lounge. Il sursauta en découvrant qu’une femme était installée dans le fauteuil face au sien et avait posé sa coupe de champagne sur la table basse. Elle semblait absorbée par ses pensées et restait silencieuse.


Armel l’examina fugacement, intrigué par son élégance et sa prestance. Ses cheveux blonds tirant sur le roux étaient ramassés en un chignon lâche, dégageant un visage aux traits fins rehaussé par des pommettes hautes parsemées de légères taches de rousseur. Ses yeux, d’un bleu sombre, attiraient immanquablement les regards. Ses mouvements rares et maîtrisés contribuaient à l’aura qu’elle dégageait, mélange d’autorité naturelle et de confiance en elle. Sa tenue renforçait cette impression. Une veste de smoking noire assortie à une jupe droite recouvrait un chemisier gris perle dévoilant un large sillon à la naissance de ses seins, barré par un rang de perles nacrées. Ses jambes étaient gainées de soie foncée et ses pieds chaussés d’escarpins de cuir noir.

Soudain, ses lèvres ourlées de rouge sombre s’ouvrirent sans qu’elle détourne le regard fixé sur le pianiste :



La bouche délicate s’élargit en un sourire qui découvrit un bout de langue entre des dents parfaites.



Le sourire se fit plus large, et simultanément la femme se carra dans le fauteuil, ce qui eut pour effet d’ouvrir la veste de smoking et d’écarter les pans du chemisier. Armel laissa glisser un regard sur un sein un peu lourd que laissait deviner la pénombre. Volontaire ou non ? Difficile à dire.



Un nouveau sourire, cette fois à l’attention du plafond, étira les lèvres. Simultanément, la femme s’enfonça un peu plus dans le fauteuil et croisa les jambes. Le faible éclairage permit à Armel de constater qu’elles n’étaient pas totalement gainées de soie fumée. Les bas laissaient découvrir une bande de chair claire, et au-delà un triangle de léger tissu blanc. Toute femme connaît l’image qu’elle donne, et celle-ci ne dérogeait certainement pas à la règle. Elle souhaitait visiblement prolonger l’entretien. Cela tombait bien : c’était l’occasion qu’Armel appelait de ses vœux pour découvrir les dessous du meurtre du docteur Ribowski



La bouche d’Eva se fendit à nouveau, cette fois en un rire plus franc :



Un nouveau croisement de jambes offrit à Armel une vision sur les cuisses un peu fortes d’Eva et sur le léger rempart de satin de son intimité. Un frémissement de ses yeux confirma qu’elle avait intercepté l’intérêt de son vis-à-vis.



Simultanément, un homme s’approcha et posa une main protectrice sur l’épaule d’Eva. Il était grand, les épaules larges, brun, le visage rude et carré, vêtu d’un costume croisé gris à rayures porté sur une chemise blanche barrée par une cravate mauve un peu voyante. Le mouvement de la main avait découvert une luxueuse montre en or. Une chevalière surmontée d’une pierre mauve ornait son auriculaire.



L’homme s’éloigna après un bref salut.



Armel nota les chiffres sur une carte du Bristol Lounge et suivit Eva jusqu’à la porte maintenue ouverte par le portier. Un cabriolet Porsche bleu foncé luisait sous les gouttes de pluie. La femme s’y engouffra, relevant haut sa jupe pour se glisser dans les sièges placés au plus près du châssis surbaissé. La voiture s’éloigna dans le feulement rauque des six cylindres à plat.



* * *



Après sa visite au Bristol Lounge, Armel était perplexe. Il doutait des dires d’Eva et soupçonnait qu’elle affabulait, volontairement ou non, sur son rôle dans l’enquête. Néanmoins, il devait lui reconnaître d’avoir été sur les lieux avant les policiers.

Pendant plusieurs jours, il resta dans la certitude qu’elle se satisferait de son petit numéro et qu’il ne la reverrait jamais, jusqu’à ce qu’il reçoive un SMS laconique : « Soyez disponible ce soir. » Surpris par le ton péremptoire, mais convaincu qu’il ne pouvait s’agir que d’Eva, il renvoya un bref « Je le suis. » En fin de journée, un nouveau message lui parvint : « Venez chez moi à vingt heures. » Suivait une adresse dans les quartiers ouest de la ville, les plus huppés.


Le taxi déposa Armel avec quelques minutes de retard devant un portail de fer forgé, face à une villa à un étage construite en pierre meulière dans le plus pur style des années 1900. La bâtisse semblait bien entretenue, mais les abords et la pelouse auraient mérité quelques soins. Les volets de métal étaient fermés et aucune lueur ne filtrait. La porte d’entrée s’entrebâilla sur la silhouette d’Eva dès qu’il eut franchi les quelques marches qui menaient au perron. Elle l’invita d’un geste à la suivre jusqu’à un grand salon éclairé par des luminaires en pâte de verre posés sur des meubles Art Déco. L’ensemble respirait le luxe et le bon goût, et on pouvait y déceler l’expertise de son propriétaire. Aucune affaire personnelle n’agrémentait les lieux et Armel avait un peu le sentiment de se trouver dans un musée. Plusieurs faisceaux lumineux convergeaient vers une table basse et quatre fauteuils. Deux flûtes en cristal et un seau à champagne voisinaient avec un large assortiment de toasts disposés sur un plateau d’argent.



Eva planta son regard d’azur foncé dans celui de son visiteur.



Eva était toujours debout, appuyée par un coude contre une bibliothèque où s’alignaient de précieux ouvrages reliés de cuir. Elle paraissait encore plus belle et élégante qu’au Bristol Lounge. Ses cheveux blonds tirant sur le roux caressaient ses épaules que couvrait un chemisier souple d’un blanc légèrement cassé, rentré dans une jupe ton sur ton plutôt sage, qui arrivait au-dessus des genoux. Un foulard bariolé et une fine ceinture de cuir assortie complétaient l’ensemble. Des boucles d’oreille rehaussées d’un petit diamant, un bracelet rigide en or et une montre de grande marque apportaient l’ultime touche d’élégance.


Ils trinquèrent :



La jeune femme vint prendre place dans l’un des fauteuils et l’invita à faire de même. Elle semblait ainsi terriblement classique et bourgeoise, à l’opposé de son attitude au Bristol Lounge, mais il émanait d’elle une charge érotique d’une puissance qu’il ne parvenait pas à expliquer. Elle reprit la parole :



Le regard d’Eva s’était fait provocant, mais Armel hésitait encore sur ce qu’il y lisait.



Le regard de la jeune femme croisa celui d’Armel avec une nouvelle intensité, mélange de supplication et de provocation muette. Les codes de l’élégante bourgeoise se fissuraient face à un désir qui enflait et qu’elle ne pouvait plus cacher.



Armel hésitait encore, partagé entre le scénario qu’il imaginait et la crainte de faire fausse route. Il trempa ses lèvres dans la coupe, et le liquide glacé rafraîchit délicieusement son palais.



Au masque ambigu qui se dessina sur le visage d’Eva et à l’éclat que prirent ses yeux, Armel avait compris qu’il avait trouvé les règles. La situation commençait à l’exciter au plus haut point, mais il savait qu’il devait éviter tout faux pas s’il voulait aller au bout. La soirée s’annonçait aussi surprenante que difficile !


Eva lui jeta un nouveau regard et se leva. Elle but une gorgée de champagne, comme pour retarder le moment de s’exposer à la violence des spots.



Un clignement de paupières confirma qu’il était désormais le maître du jeu.



Soutenant son regard, Eva défit le nœud du foulard, qu’elle déposa doucement sur la table basse. Ses main descendirent vers la fine ceinture de cuir clair et ouvrirent la boucle. La lanière vint reposer à côté de la soie bariolée. La jupe libérée s’abaissa de quelques centimètres. Le chemisier bâillait un peu. Instantanément, la jeune femme élégante et fière était passée à une obéissance aveugle dont elle acceptait les règles.



Doucement, Eva porta la main à sa taille et abaissa la fermeture Éclair. La jupe glissa jusqu’aux genoux avant de s’affaler, découvrant la bande claire du ventre et une petite culotte blanche. Elle enjamba le tissu tombé à terre et le posa sur la table. Ses yeux brillaient, mais Armel ne savait dire s’il s’agissait de plaisir, de gêne ou de honte.



Armel ne disait rien, toute son attention portée sur les paroles de cette femme à moitié nue qui frémissait tout en parlant, revivant la scène.



Légèrement tremblants, les doigts aux ongles rouge sombre libérèrent les boutons les uns après les autres, découvrant un soutien-gorge de dentelle blanche, largement échancré, qui dévoilait la gorge de la jeune femme. Ses tétons marquaient le tissu léger. Les aréoles brunes se devinaient en dessous.



Les yeux s’humidifièrent encore plus. Ils brillaient désormais d’un éclat aussi fort que le trouble de la jeune femme. Lentement, elle porta ses deux mains à sa ceinture et baissa le voile de satin qui vint s’échouer auprès des escarpins clairs. Ses mains tentèrent de se croiser sur l’intimité dévoilée, mais Armel l’en dissuada :



Le faisceau des spots s’accrochait aux courbes du ventre et à la toison courte et parfaitement entretenue, soulignant les mêmes nuances blond-roux que celles de la chevelure. Les cuisses étaient agitées de légers mouvements.



Eva marqua un temps d’hésitation mais s’exécuta sans un mot. Le vêtement s’affaissa vers l’avant, découvrant partiellement les seins un peu tombants. Un téton dressé d’un rouge sombre apparaissait entre la dentelle et la soie grège.



Les escarpins se retrouvèrent à côté des pieds nus d’Eva. Débarrassée des attributs qui faisaient sa grâce, elle semblait très vulnérable.



Résignée mais hésitante, Eva posa successivement sur la table ses boucles d’oreille, son gros bracelet d’or et le pendentif qui accrocha la lumière en un bref éclat.



Les doigts d’Eva tremblaient et ne parvenaient pas à ouvrir la boucle. Armel attendit sans un mot.



Le chemisier et le soutien-gorge se retrouvèrent à terre. Eva était debout, nue et exposée au regard sous les faisceaux de lumière qui dévoilaient le moindre détail de sa peau. Son maquillage à l’origine parfait n’était plus qu’un souvenir. Armel était fasciné par la pulsion qui habitait la jeune femme.



Eva obtempéra, les bras le long du corps. Sa silhouette était vraiment superbe, ses fesses fermes et hautes mises en valeur par le pli à la jonction avec les cuisses. Armel était saisi par le contraste entre la femme élégante et autoritaire qui l’avait abordé au Bristol Lounge et celle soumise et sans fards face à lui, qui vivait son fantasme sans retenue. De nouveau face à lui, elle plongea son regard dans le sien et sa main droite glissa doucement vers la toison claire alors que l’autre s’emparait d’un sein. Il la retint :



Eva obtempéra en tremblant :



Les mains de la jeune femme avaient repris un léger ballet sur sa peau qui les ramenait toujours vers le sexe et les seins. Tout son corps vivait les caresses et se trouvait parfois parcouru d’ondes de plaisir. Enfin les mains se fixèrent et entreprirent des mouvements plus précis. Eva ondulait de plus en plus fort. Toujours debout, elle avait écarté les jambes, et alternativement sa main disparaissait dans son sexe et effectuait un mouvement de rotation plus haut. L’autre triturait le sein gauche, revenant régulièrement au téton qui avait pris une teinte plus foncée. Son souffle se faisait court et rauque. Son visage clair s’était marbré de rouge. Après un spasme plus violent qui projeta son corps en avant, elle s’appuya à la bibliothèque puis s’allongea sur le canapé, jambes tendues et légèrement ouvertes. Les mains avaient repris leurs mouvements, et le corps de la jeune femme ondulait avec force. Soudain, Eva poussa un cri et se tendit en arc, mains pressées contre elle. Son ventre se soulevait et se creusait avec force, les cuisses serrées, accompagné à chaque mouvement du même soupir. Son orgasme dura longtemps et s’éteignit progressivement.


Pendant de longues minutes, la jeune femme resta allongée sur le canapé, la tête sur le côté, les yeux fermés. Une sérénité intense émanait de son corps maintenant apaisé. Enfin elle ouvrit les yeux et un sourire détendit ses traits. Armel n’avait pas bougé du fauteuil, comprenant qu’Eva n’était à ce moment qu’avec elle-même. Il aurait pu s’aider du spectacle qu’elle offrait pour un plaisir solitaire, mais il avait préféré imprimer ces instants dans sa mémoire. Puis Eva replia doucement ses jambes sous elle avant de s’asseoir sur le bord du canapé, toute pudeur oubliée.



Un nouveau silence s’installa.



Eva se leva, ramassa les bijoux, les vêtements et les escarpins disséminés autour de la table basse et repassa la double porte. Au passage, elle avait modifié l’éclairage de la pièce, et la lueur crue des spots avait fait place à la chaleur des luminaires anciens.


Armel examinait les couvertures des ouvrages alignés dans la bibliothèque quand Eva revint. Elle avait revêtu une longue robe d’intérieur de soie bleu foncé qui rehaussait son teint clair dont elle avait gommé les rougeurs que l’exercice récent avait dessinées. Elle ne portait visiblement rien d’autre, mais toute charge érotique avait disparu, comme si les instants passés n’avaient jamais eu lieu.



Les deux heures qui suivirent laissèrent un souvenir étrange à Armel. Eva était une femme cultivée, fine dans ses analyses et parfois féroce sur la société. À son regret, jamais il ne parvint à découvrir le moindre détail sur sa vie personnelle. Chaque fois qu’il s’en approchait, elle se défilait avec une aisance remarquable. Elle avoua toutefois être mariée et apporter des services à une multinationale peu regardante sur les méthodes, sans préciser davantage. Plus le temps passait, plus la douceur qu’elle avait manifestée après son plaisir charnel s’évanouissait et son assurance naturelle réapparaissait. Pour un peu, il se serait demandé s’il n’avait pas rêvé la soirée. Parfois, la robe d’intérieur laissait apparaître une cuisse ou un sein, sans qu’Eva se précipite pour y remédier, mais il s’agissait plus d’une marque de confiance que d’une provocation.


Vers une heure, Eva accompagna Armel à la porte d’entrée, lui serrant le bras avec ce qu’il lui sembla un semblant d’affection. Elle déposa un baiser léger sur ses lèvres.



Armel venait de comprendre que le pire était à venir.



Armel se refusa à imaginer quels moyens avait employé la jeune femme pour convaincre l’inspecteur de lui confier ces informations.



Eva prit un temps avant de répondre :



Armel chancela.



Alors qu’il était sur le perron, anesthésié par les dernières révélations de la pseudo Eva, Armel sentit une main légère sur son épaule.



La voix était nouée et presque inaudible.



Armel ne se retourna pas, anéanti par la chape de dégoût qui s’était abattue pour longtemps sur ses épaules.