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n° 18360Fiche technique56957 caractères56957
Temps de lecture estimé : 31 mn
05/05/18
corrigé 06/06/21
Résumé:  2048, dans une société en pleine déliquescence, un détective et son épouse décédée tentent de résoudre une épineuse affaire. Plus encore que leur réputation, c'est leur existence qui est en jeu !
Critères:  ff attache mélo humour policier sf
Auteur : Hidden Side  (Hidden Boggart)      Envoi mini-message
L'affaire Templetown

Texte publié en marge du concours "Polar noir".









Comme chaque matin, la voix d’Andréa susurrait à mon oreille. Je ressentais presque la chaleur de son corps près du mien, l’odeur de sa peau, le léger gauchissement du matelas à ma droite, là où elle se lovait après nos nuits d’amour ou nos longues soirées de filatures, dans les rues glauques de New-Paris. En réalité, sa présence me semblait aussi concrète (et largement plus avenante) que le fumet nauséabond du cendrier qui encombrait ma table de nuit, côtoyant le cadavre d’une bouteille carrée, mauvaise imitation nord-coréenne d’un célèbre whisky.


Bien que ma « nuit » ait compté moins d’heures que de doigts sur une main, j’avais eu la chance de rêver d’Andréa et de nos moments de tendresse. Dans mes songes, ma femme était là, à mes côtés, et aux simples souvenirs de la vie quotidienne se mêlaient ceux de nos folles étreintes. Comme elle me manquait ! Que n’aurais-je donné pour pouvoir l’enlacer, éprouver la douceur de ses lèvres, la chaleur de son corps sous mes mains enfiévrées…



J’aurais bien voulu lui balancer mon oreiller pour la faire taire. Je ne pouvais pas. D’une part, elle avait raison : j’étais à la bourre. D’autre part… il n’y avait aucun endroit particulier où viser.


Quelqu’un tira soudain sur la couette, exposant ma peau frissonnante à la température sibérienne de notre appart sous-chauffé. J’étais nu dans le lit, et mon érection matinale se dressait dans l’air glacé de la « suite parentale » (un brin élogieux pour un cagibi de 8 mètres carrés, comportant un cercueil vertical en guise de douche et de lavabo, et une série d’étagères qu’un commercial sans vergogne avait baptisé « dressing »).



Le portrait d’une jeune femme rousse aux grands yeux verts s’imposa au centre de mon champ de vision. Les détails de son dossier commencèrent à défiler en lettres blanches sur le fond noir de mes paupières rageusement closes.


Andréa n’avait pas entièrement tort. D’une, c’était un beau brin de fille. Et de deux, je ne pouvais pas me permettre de faire attendre notre unique cliente. Ces derniers mois, nos affaires n’étaient pas des plus florissantes (grinçant euphémisme) ; cela faisait déjà presque un an que le bouche-à-oreille concernant le cabinet de détectives Phil & Andréa Jurgensen avait cessé d’être flatteur pour devenir passablement méprisant. En fait, depuis que j’avais commencé à boire et à négliger un peu trop certains détails dans des affaires sans difficultés. Pas très longtemps après qu’Andréa…


Sur mes iris douloureux, une séquence vidéo remplaça le contenu du dossier Templetown. Ma complice de toujours, nue comme au jour de sa naissance, m’envoyant un baiser en soufflant sur sa paume ouverte.


Une larmichette se forma au coin de mes yeux rougis. Aussitôt, la couette me fut arrachée des mains. Encore un coup de Pentao, le bras armé d’Andréa ! Ses chenillettes cliquetaient sur le plancher en plastique tandis qu’il reculait prudemment hors de portée de mon poing vengeur, un coin de l’édredon entre les pinces.



Quatorze mois avaient passé, et je n’arrivais toujours pas à me remettre de la disparition de mon épouse.



Je ne devais pas être beau à voir après ma cuite du week-end, pour qu’Andréa me fasse ce genre de déclaration. D’habitude, quand je m’apitoyais sur mon sort, ma femme était plutôt du genre à me flanquer un bon coup de pied au cul. Virtuellement parlant, bien sûr.


* * *



Dès 9 h 02, dans ma petite officine chichement agencée de la rue Michel Berger, Jayen Templetown, assise face à moi, me détaillait d’un air circonspect.


Je n’avais pas ma mine des meilleurs jours… Pas rasé, encore hagard malgré une douche aussi glacée que rapide, l’haleine puant l’alcool, je flottais dans mon complet-veston froissé et ma chemise blanche franchement douteuse. En fait, sans ma réserve d’hydroxykon (en sérieuse baisse), je me serais probablement tapé une gueule de bois carabinée. Ce qui m’aurait peut-être privé du spectacle de ces jolis yeux émeraude, en train de me jauger sans aménité.



Ma cliente se figea instantanément. Seuls ses yeux bougeaient, cherchant l’origine de l’intervention sépulcrale de ma défunte épouse. Une sainte frousse avait l’air de s’être abattue sur la riche héritière. Encore une cul-coincé ne supportant pas les cyber-incarnations…



Andréa ne répondit pas. Obéissant à l’une de nos nombreuses phrases-code, elle avait changé de canal pour communiquer avec moi en liaison intracrânienne.



  • — Je peux plus la blairer ! émit-elle à mon intention. Faut vraiment qu’on soit dans la merde pour accepter le fric de cette salope !
  • — Ma chérie, le fric de cette salope, comme tu dis, est la seule chose qui nous maintienne encore à flot.
  • — Ah oui ? Et à quoi ça sert, de raquer pour le temps processeur qui me permet de continuer d’exister ? Te voir te suicider à petit feu, avec tout le whisky frelaté que tu t’envoies… ?


Face à moi, les lèvres charnues et parfaitement dessinées de Jayen la hyène formaient des mots tranchants tels des rasoirs, mais heureusement inaudibles dans mon état présent.


Okay. Je devais arrêter de déconner, si je voulais pouvoir financer mon prochain foie synthétique et le pauvre simulacre de vie d’Andréa. Il était temps de bosser un peu.



* * *



Je n’avais pas attendu que le porte-flingue de cette hyène rousse se pointe ; à peine la Templetown hors de vue, j’étais reparti me pieuter quelques heures. Une fois d’équerre ou à peu prés, j’ai sauté dans ma bonne vieille Tesla modèle Z, qui filait à présent sur l’autoroute en thermo-béton, louvoyant entre les semi-remorques automatiques de moins en moins nombreux à l’approche des quartiers louches d’Auber-City.


C’était Andréa qui pilotait – ma douce avait toujours aimé conduire –, et les courbes de la voiture (futuristes il y a une bonne trentaine d’années) se prêtaient assez bien à quelques accélérations jouissives… Des bagnoles comme ça, on n’en faisait plus depuis longtemps !


Je zieutais avec mélancolie les friches industrielles témoignant de la désertification de la banlieue parisienne, convertie en no man’s land où plus aucune créature douée de raison n’osait s’aventurer sans une sérieuse escorte. Le centre de New-Paris était encore vivable, mais plus on s’éloignait des compagnies privées garantissant la sécurité des citoyens de première classe, plus la jungle urbaine retrouvait ses droits.


Auber, quant à elle, était une de ces nombreuses cités franches ou les barons de la drogue avaient récupéré les manettes de la gestion municipale ; ce n’était plus qu’un township peuplé de junkies dégénérés, prêts à vendre leur corps et celui de leurs gosses contre quelques grammes de cristal.



Le mini-bar n’était pas mieux achalandé que les placards de mon appart : toujours le même jus de pisse asiatique. Mais au moins il titrait ses 40 degrés de pur lubrifiant de cerveau.



Andréa soupira, rengainant temporairement sa rage synthétique pour me relater le résultat de ses dernières recherches.


Nous savions qu’Alfredo Templetown avait bâti la plus grande partie de sa fortune en réalisant des opérations immobilières louches, rachetant à vil prix des quartiers entiers où l’ancienne classe moyenne avait irrémédiablement sombré depuis la crise économique massive des années 30.


Son plan était ultra-simple : il lui suffisait de faire main basse sur les propriétés en carton de ces pauvres hères, anciens cadres de l’industrie, architectes, banquiers ou ingénieurs. Privés de boulot par le déferlement tout azimut de l’intelligence artificielle, incapables de se reconvertir, ils n’avaient d’autres choix que de céder leurs biens et déguerpir. Une fois les baraques acquises, ce bon vieux Templetown les rasait afin d’annexer toujours plus de territoire. Il ajoutait alors de nouvelles unités au maillage de résidences de haut standing ultra-sécuritaires qui constituaient son empire. En périphérie de ces zones concentrant calme, opulence et sécurité patrouillaient en permanence des drones militaires lourdement armés, autorisés à faire feu dès la seconde sommation. Et tant pis pour les sauvageons assez débiles pour tenter de franchir les corridors barbelés ceinturant ces palaces.


Templetown n’était pas le seul à profiter de ce juteux marché. Toute une mafia d’hommes d’affaires véreux et d’entrepreneurs sans scrupules avaient investi ce nouveau créneau, rendu des plus rentables par la massification de la pauvreté et de la déchéance sociale. Une belle brochette de partenaires trop gourmands ou de concurrents impitoyables, qui auraient tous pu planifier son assassinat.


Cette tendance à défourailler à tout-va ne touchait pas que le monde du bâtiment. La concentration des moyens de production automatisés entre les mains d’une frange d’ultra-riches favorisait les guerres sans merci. En particulier celles visant à régner sur la nouvelle économie de l’intelligence artificielle.



Andréa ne termina pas sa phrase. À moins que le bruit de l’explosion n’ait couvert sa voix, quelques millisecondes après l’embardée géante qui avait jeté la Tesla sur la voie la plus à droite de cette portion d’autoroute. La violence de cette esquive m’avait coupé le souffle, projetant du whisky partout dans la bagnole.


Alors que mes oreilles bourdonnaient telles les pales d’un hélico et que mes côtes me donnaient l’impression d’avoir été piétinées par un troupeau de brontosaures, Andréa entama son rapport, sa voix calme résonnant directement dans ma tête.



  • — Missile sol-sol tiré depuis le toit d’un des immeubles. Désolée pour la manœuvre un peu rude, c’était le seul moyen de ne pas finir pulvérisés.
  • — T’es sûre que je vais m’en sortir ? Mon cerveau est répandu aux quatre coins de mon crâne !
  • — Tu feras de l’humour plus tard, chéri. Là, on se fait canarder. Planque-toi !


En effet, les balles résonnaient sur la carrosserie de la bagnole comme une pluie de grêlons sur une vieille boîte de conserve. Je détachai ma ceinture et me glissai au sol juste avant que la vitre avant gauche n’explose, me couvrant d’éclats de verre. Une autre déflagration à l’avant, suivie d’un bruit de métal frottant rageusement sur la chaussée… ces salauds venaient de déchiqueter un des pneus !



Dans un hurlement de jante à nu, la Tesla se traîna sur les cent derniers mètres de la sortie d’autoroute. Je n’entendais plus les impacts de balles sur l’acier renforcé du toit… Cela voulait-il dire qu’ils renonçaient ? (qui que soient ces « ils » ?) Les secondes écoulées depuis le déluge de plomb s’étiraient en heures, comme si nous ne devions jamais retrouver le couvert des immeubles délabrés derrière cette foutue voie rapide.



En effet. Une moto de forte cylindrée venait de piler devant la calandre perforée. Et, tout en ôtant son casque, une sorte d’amazone des temps modernes avait mis pied à terre. Je ne pouvais m’empêcher de fixer le pistolet mitrailleur qui battait le flanc de sa combinaison, noire comme la nuit.


Je me jetai sur la boite à gants. Désespoir ! Mon flingue n’y était plus !


* * *



[Deux heures plus tôt, au domicile de Jayen Templetown.]

La sévère héritière de l’empire immobilier Templetown passait le plus clair de son temps à gérer des transactions louches et à engueuler des intermédiaires obséquieux. Officiellement, cela ne faisait que trois mois qu’elle avait repris les affaires de son père, mais en réalité elle baignait dedans depuis toujours.


Jayen avait été son bras droit depuis une dizaine d’années, son « ambassadrice de charme », comme il disait. Et de son charme, elle en avait usé et abusé à la demande de son paternel. Depuis la fin de son adolescence, Alfredo n’avait jamais hésité à se servir d’elle pour obtenir des faveurs politiques ou attendrir tel ou tel banquier. Elle avait souvent eu l’impression d’être sa pute plus que sa fille ; la seule différence avec un mac, c’est qu’il ne la baisait pas lui-même. Non que l’envie ne lui ait pas traversé la tête, elle en était sûre :



Mais à l’instant présent, Jayen ne pensait absolument pas au travail ni aux affaires. Toute sa concentration se focalisait sur les sensations que lui procurait la jolie brune installée entre ses cuisses.


Bien qu’elle ne l’eût jamais avoué à quiconque, cette visite chez ce minable détective et son assistante, aussi glaçante que virtuelle, l’avait éprouvée. Non que cet imbécile risque un jour d’apprendre la vérité sur le décès d’Alfredo le cynique. Toutefois, il arrive que les idiots aient leur jour de chance. Pour éviter que cela ne se produise, tout devait continuer à se dérouler selon ses plans. L’idée qu’il puisse en aller autrement lui donnait des sueurs froides ; et quand Jayen avait des angoisses, le meilleur traitement qu’elle connaisse était de s’envoyer en l’air. Ce à quoi elle s’employait de son mieux, à présent.


Après l’avoir déshabillée entièrement, sa partenaire avait lié ses poignets aux montants du lit avec des attaches en satin, puis elle lui avait bandé les yeux avant de clore ses lèvres d’un fougueux baiser, laissant la jolie rousse pantelante sous l’action experte de ses doigts délicats.


Des doigts qui avaient caressé sa poitrine avant de s’emparer de la pointe de ses seins pour les tordre, les faisant s’ériger jusqu’à ce que la douleur prenne le pas sur le plaisir. Elle n’avait pas eu le temps de crier : Haruko, qui connaissait par cœur les tendances légèrement masochistes de sa patronne, avait apaisé de ses lèvres suaves le feu qui brûlait dans ses tétons après ces torsions inconsidérées.


Ses mains avaient continué leur lente descente sur le corps sculptural de Jayen tandis que sa bouche embrassait et mordillait les pointes bandées qui se pressaient contre son visage. Alors qu’elle flattait les cuisses de sa compagne, aussi écartées qu’impatientes, Haruko finit de tracer de sa langue un chemin humide qui s’incurvait de la pointe boursouflée des nichons au creux fébrile de ce ventre tendu vers elle.


La fleur charnelle à la jointure de ses jambes, d’habitude discrète, était largement épanouie et particulièrement odorante. La brune prit grand soin de ne pas y poser tout de suite les doigts ou la bouche, préférant souffler doucement sur les replis intimes de cette large entaille rose, suintante de désir.


Bouillant d’impatience, Jayen tirait sur ses liens, haussait son mont de Vénus, lâchait des jurons et des paroles salaces, cherchant par tous les moyens à encourager sa partenaire à plonger tête la première sur son sexe ruisselant. Alors qu’elle pensait devenir folle, la bouche nerveuse et avide d’Haruko établit enfin le contact avec les plis et replis de sa fente en manque d’amour.


La langue de la jeune Asiatique s’agitait en elle sur un merveilleux tempo, faisant jaillir de son clito des sensations délirantes avec la maestria d’une violoncelliste s’escrimant sur son archet. Bientôt Jayen n’y tint plus, saluant par des cris rauques la survenue inéluctable d’un puissant orgasme. Avant qu’elle n’ait à nouveau touché terre, la bodyguard l’avait délivrée de ses liens.



D’un revers de main, l’Asiatique essuya ses lèvres maculées de la liqueur intime de sa patronne. Elle n’était pas peu fière de sa connaissance parfaite des ressorts du plaisir féminin en général, et de celui de Jayen en particulier. Haruko fut néanmoins surprise quand la rouquine l’attira à elle pour l’embrasser à pleine bouche, partageant avec elle le goût de sa liqueur. C’était très inhabituel de sa part !



Tout en parlant, la jeune femme jouait avec une discrète télécommande.



Au moment où elle prononçait ces mots, Jayen enfonça un bouton orangé sur la télécommande. Aussitôt, l’expression de Haruko se figea. La rousse passa une main devant ses yeux. Aucune réaction, pas même un battement de cils.



* * *



La mort avait un visage. Celui d’une jeune Japonaise en combinaison de cuir noir. Et elle s’avançait vers moi. Bientôt elle lèverait le bras tenant son pistolet mitrailleur, appuierait sur la détente et ferait tressauter mon corps sous les impacts de ses balles. Une fin sanglante et sans retour : impossible de scanner le cerveau d’un macchabé.


Mon esprit affolé commandait à mes jambes de se détendre et me propulser loin de ce cauchemar ambulant. Mais je ne fuirais pas. Je préférais voir la mort en face que de prendre une rafale dans le dos. S’il était temps de tirer ma révérence, alors ce serait avec panache. Et sobriété, pour une fois.



Aucune arme automatique pointée sur moi. Et plus incroyable encore, la jeune femme souriait. L’exécution était-elle remise à plus tard ?



Sans plus de cérémonies, la Japonaise ouvrit la portière défoncée de ma Tesla et m’incita à sortir de mon abri de fortune.



Alors que je m’imaginais sauter en selle derrière elle pour nous échapper de cet enfer dans un hurlement de pneus, Haruko délaissa son bolide pour s’avancer vers la gueule calcinée d’un immeuble. Qui se trouvait justement être la planque de ceux qui nous avaient tiré dessus !



Sans se démonter, la petite Japonaise se glissa vaillamment dans la gueule du loup et disparut de ma vue.



  • — Mon chéri, suis la dame. Mon instinct me dit qu’elle sait ce qu’elle fait.
  • — Elle va surtout nous faire tuer ! Se pointer là-dedans sans repérage ni le moindre début d’un plan, c’est de la folie !
  • — Ou peut-être une occasion en or de boucler plus vite que prévu notre enquête.
  • — Mais qu’est-ce que tu racontes ?!
  • — D’après les infos que j’ai dénichées la nuit dernière, le tueur qui a exécuté Alfredo Templetown est justement le chef du gang qui occupe cet immeuble.



Dans ma fureur, j’avais parlé à haute voix, oubliant qu’Andréa lisait dans mes pensées. Répondant à cette interrogation rageuse, une ribambelle de « TAC-TAC-TAC… » se fit entendre en provenance de la cage d’escalier. Haruko, ou bien les enfants de salaud qui avaient voulu transformer ma bagnole en cercueil ?

Quelques secondes plus tard, ma nouvelle amie au visage impassible réapparut dans le hall de l’immeuble.



Haruko tenait un sabre sanguinolent dans la main droite et son méchant petit pistolet mitrailleur dans la gauche. Elle avait ouvert un sillage de tripes et de sang dans l’escalier, jonché de corps décapités, ouverts en deux du sternum au bassin, démembrés par sa lame ou simplement truffés de balles. Je n’avais jamais vu un spectacle aussi gore, même sur ma pire scène de crime…

Cette gonzesse-là, valait mieux l’avoir avec soi !


Des pas bruyants se firent entendre juste au-dessus. Un véritable commando fonçait droit vers nous. Et dire que je n’avais même pas eu la présence d’esprit de ramasser un flingue…



Puis, aussi silencieuse qu’une ombre, la jeune femme ouvrit une porte coupe-feu. La touffeur d’un étage plongé dans l’obscurité nous avala aussitôt. Mes implants rétiniens ne détectaient pas la moindre trace de chaleur corporelle : personne à l’horizon.


Je commençais à peine à souffler, me disant que mon trépas était peut-être repoussé de quelques minutes, quand, d’un mouvement ample, ma fière guerrière dégoupilla une poignée de grenades à fragmentation. Durant quelques mortelles secondes elle les tint contre elle sans rien faire. Alors que j’essayais de comprendre pourquoi elle voulait nous faire sauter, ma kunoichi (2) préférée balança enfin sa récolte explosive dans la cage d’escalier.



Avant que je n’aie le temps de répliquer, la porte en contreplaqué, arrachée de ses gonds, me projeta contre le mur. Un silence assourdissant s’était abattu sur la scène. Il me fallut quelques instants pour comprendre qu’en réalité je n’entendais plus rien !


À peine m’étais-je relevé que Haruko se remettait en mouvement. Me prenant par la main, elle me tira à sa suite vers les étages supérieurs, grimpant quatre à quatre des marches recouvertes de confettis sanglants. Je n’osais imaginer le spectacle de cette troupe de mercenaires, réduits en charpie quelques mètres plus bas…


Quand nous franchîmes enfin le seuil du septième et dernier palier, j’étais complètement essoufflé, au bord de l’asphyxie, peut-être même de la crise cardiaque. Seul point positif, mon audition revenait lentement. C’était déjà ça !


Nous avions tout juste mis le pied sur ce qui ressemblait à un hall immense qu’une batterie de flashs énormes nous aveugla. Plusieurs rangées de projecteurs venaient de s’allumer, baignant d’une lumière crue l’espace vide et nu qui s’étendait sur tout l’étage.




  • — Commence par la mauvaise.
  • — El Cuchillo et ses sbires vous tiennent en joue.
  • — Merde ! Je savais que c’était du suicide… ! Et la bonne nouvelle ?
  • — Ces crétins ont mis en place des tourelles de calibre 50 automatiques reliées au net !
  • — Tu peux les désactiver ?
  • — Mieux que ça ! Donne-moi juste cinq minutes pour défoncer leur pare-feu.


Cinq minutes ? Mais nous n’avions pas cinq minutes ! Tout au plus quelques secondes ! Ma seule chance, gagner du temps.



Personne ne répondit. Sur mon torse se baladaient les visées laser de plusieurs flingues.



Je fis signe à Haruko d’obéir. Avec un soupir, la jeune Asiatique posa au sol son pistolet mitrailleur et son katana. D’un coup de pied rageur, elle les envoya balader au loin. Quant à moi, je levai mes mains en l’air, faisant voir qu’elles étaient vides.



Des pas lourds se firent entendre. Un géant hirsute venait vers nous, sa silhouette massive découpée en ombre chinoise par les flashs toujours aussi aveuglants. D’autres gadjos tout aussi destroy s’approchaient, formant un arc de cercle quelques pas derrière lui.



J’étais tétanisé. Ce monstre se vantait d’avoir tué Andréa ! Et il était juste là devant moi, à visage découvert ! Un goût métallique dans la bouche, je me préparai à lui sauter à la gorge pour l’étrangler, même si ce devait être l’ultime connerie de ma vie !



  • — Du calme, chéri. Il cherche simplement à te provoquer, et on dirait bien que ça marche.
  • — Ce salaud t’a poignardée ! Je veux qu’il crève !!!
  • — Idem pour moi. Mais si tu as encore un peu de bon sens, sers-toi de ta langue, pas de tes poings !


D’accord… Il était temps de mettre mon cerveau à contribution. Ce mec avait quelques lacunes concernant Haruko, preuve qu’il n’avait pas toutes les cartes en main. En attendant qu’Andréa nous sorte de là, je devais l’amener à dévoiler son jeu.



Un frisson d’excitation parcourut l’assemblée. Les types s’attendaient à ce que leur chef m’humilie avant de me tuer. Ils voulaient du spectacle ? Ils allaient être servis.



Aussi incroyable que ça puisse paraître, le gars au couteau me lança un regard où surnageait un éclair de pitié. Puis un large sourire fendit sa gueule de brute.



El Cuchillo partit d’un grand rire, dévoilant ses chicots noirâtres. Derrière lui, ses hommes se bidonnaient de bon cœur.



  • — Andréa, t’en es où avec les pare-feu ? J’ai hâte de voir ces salauds mordre la poussière.
  • — Pas simple, mais j’y travaille. Tu peux encore tenir deux ou trois minutes ?



Les gloussements s’arrêtèrent nets. Une douzaine de paires d’yeux me fixaient avec une méchanceté rare.



Jayen ? Je n’arrivais pas à le croire ! Pourquoi me confier l’enquête si elle était impliquée dans le meurtre ? Puis, à mesure que j’accusais le choc, le puzzle commença à s’assembler dans mon esprit.


C’était tellement sordide, et en même temps d’une logique si perverse… ! Le conseil d’administration de Templetown Industries lui collant un peu trop au cul, Jayen n’avait eu d’autre choix que de lancer une enquête privée sur la mort de son père. Et pour ça, elle avait embauché le détective le plus minable qui soit, c’est à dire moi. Celui-là même dont elle avait fait buter la nana… Écœurant, mais probablement vrai.




  • — Tu crois qu’il dit vrai, Andréa ?
  • — Mon informateur n’a pas voulu donner sa source. Possible que Jayen soit à l’origine de cette fuite. En tout cas, ce pourri savait qu’on allait se pointer dans le secteur. Et ça, ça colle drôlement bien avec tout ce qu’il nous raconte !



Haruko ! Mais oui, elle avait forcément un rôle à jouer dans cette affaire !



Je jetai un coup d’œil à mon ange gardien. Son regard était trouble, perdu au loin, comme si tout cela ne la concernait pas. Un sourire irréel flottait sur son visage détendu. Voyant qu’on s’intéressait enfin à sa petite personne, elle enveloppa son poing droit dans sa main gauche, faisant craquer ses phalanges.



Je n’ai pas eu le temps de répondre à Andréa. Haruko, poussant un cri vengeur, se rua soudain sur le chef de gang. Celui-ci l’attendait en souriant, son coutelas à la main. Mains nues et sans défense, la bodyguard allait proprement se faire empaler !


Au dernier instant, alors que l’avant-bras du tueur se détendait pour la cueillir à la gorge, elle plongea au sol, profitant de sa lancée pour glisser entre les jambes du géant. Dans le même temps, elle porta un coup vers le haut. Un éclair argenté brilla entre ses doigts… et le ventre de son adversaire s’ouvrit en deux, laissant échapper un amas sanglant de tripes et de boyaux.


El Cuchillo avait fait une erreur critique en négligeant son petit gabarit…


À peine m’étais-je jeté à terre à mon tour qu’une nuée de projectiles hachaient les derniers membres du gang, encore stupéfaits de ce qui venait d’arriver à leur chef. Andréa se lâchait, faisant un véritable massacre dans ce sanctuaire d’assassins ! Ne demandant pas mon reste, je rampai à toute vitesse en direction de l’escalier. Quelques secondes plus tard je dévalais les marches de béton brut, m’éloignant au plus vite de ce piège mortel.



  • — Bon Dieu ! Il reste quelqu’un de vivant, là haut ?
  • — La garde du corps de Jayen. On dirait qu’elle se lance à ta poursuite. Je devrais peut-être l’abattre, non ?


Mon esprit pédalait en démultiplié. J’étais un témoin gênant pour miss Templetown. Haruko avait peut-être pour mission de me faire taire. Et tout ce qu’il y a de plus définitivement.



  • — Vas-y, flingue-la !
  • — Trop tard, mon beau. Elle n’est plus dans mon champ de visée. Fous le camp : cette pétasse semble vraiment en rogne contre toi !


Andréa se foutait-elle de moi ? Quelles chances j’avais, face à une spécialiste des arts martiaux et du sabre laser ? Comment pouvais-je espérer échapper à une athlète surentraînée, qui plus est sur mes talons ? Au minimum, il me fallait un miracle, et fissa !


J’entendais claquer ses semelles dans l’escalier, de plus en plus proches, largement plus rapides que mes jambes engourdies par la peur et ma piètre condition physique. Ma cage thoracique se soulevait de plus en plus difficilement alors qu’un point vengeur broyait ma trachée.


Ce n’est toutefois pas Haruko qui me stoppa sur le palier du troisième, mais la gueule mafflue et patibulaire d’un immense « gun » qu’une rouquine fort mignonne mais très énervée pointait droit sur mon front.




  • — Tu vas quand même pas supplier la salope à qui je dois d’être morte ?!
  • — La dignité est parfois un luxe, ma chérie. Sauf si tu préfères voir ma cervelle retapisser prochainement les murs.


Entre-temps, Haruko, son katana sanglant à la main, venait de franchir d’un bond la dernière volée de marches qui nous séparait. Son bras gauche pendait, des impacts de balles laissant deviner de sérieux dégâts au niveau de l’épaule et de la clavicule. Visiblement, ça ne la dérangeait pas le moins du monde.


Je me retrouvais à présent avec deux tigresses sur le dos, sans la moindre idée pour les amadouer ! Et, pour corser le tout, une douleur de plus en plus vive au niveau du sternum qui me sciait en deux…



Je m’agenouillai sans rien dire. Quand on est fébrile à ce point, un coup de feu est vite parti…



Dans un ultime geste de défi, je levai au contraire les yeux vers sa face rubiconde. La colère faisait perdre toute beauté à Jayen. Ne ressortait plus que la noirceur de son âme… (cela dit, vu la splendeur de cette fille, c’était peut-être juste lié à mon extrême épuisement).



Je me crispai, espérant que le sabre effilé tranche le fil de ma vie avant même que je puisse m’en rendre compte.



Et là, chose totalement improbable, Jayen Templetown sortit une télécommande de sa veste et se mit à cliquer désespérément en direction de Haruko, aussi inerte qu’un tas de ciment.



Je ne comprenais rien à ce que disait Andréa, et encore moins à ce qui arrivait à la Japonaise statufiée. Seul m’importait un détail qui pouvait tout changer : obnubilée par son ninja femelle, apparemment hors d’état de nuire, Jayen me tenait en joue de façon plus que distraite !


Je me ruai soudain sur la rouquine, la bousculant avec le peu de forces qu’il me restait tout en essayant de m’emparer de son arme. J’avais mes doigts autour de la crosse quand cette furie se jeta sur moi, griffes en avant, tentant de m’énucléer avec ses ongles bleu pâle. Je fermai instinctivement les yeux, repliai le bras sur mon visage et, par pur réflexe, j’enfonçai la détente de l’arme.


Une déflagration retentit, résonnant dans toute la cage d’escalier. Simultanément, une douleur intense me déchira la poitrine. Des nuées d’étoiles multicolores emplirent ma vision avant de s’éteindre une à une, me laissant glisser vers une obscurité sans fond…


J’avais finalement réussi à trouver la mort. Mais quel naze !


* * *




Comme chaque matin, la voix d’Andréa susurrait à mon oreille.


Je gardai les paupières fermées, essayant de retenir les dernières bribes de ce rêve. Un rêve où nous étions allongés sur une plage, bercés par le doux ressac des vagues et la fraîcheur d’une brise de mer. C’était encore un de ces merveilleux songes où nous étions réunis, lovés dans les bras l’un de l’autre, intensément vivants.


Le contact caressant des doigts d’Andréa sur ma joue me fit soudain ouvrir les yeux. Ce n’était pas qu’un rêve ; ma femme était là, près de moi ! Assise en tailleur, elle portait le dernier bikini que je lui avais offert de son vivant. Un vêtement approprié, vu que nous nous trouvions effectivement sur une plage paradisiaque.



Je ne laissai pas Andréa finir sa phrase. Me jetant sur elle comme un mort de faim, je l’étreignis de toutes mes forces, déversant des larmes de joie et l’embrassant comme un fou. Serrée contre moi, Andréa répondait avec ferveur à mes baisers. Il me fallut plusieurs minutes avant de retrouver le contrôle de mes canaux lacrymaux et accepter de desserrer mon étreinte.



Ça, du virtuel ? La qualité de l’environnement le rendait indiscernable du vrai. Celui qui casquait pour cette simulation devait être plein aux as.



Je me palpai, découvrant un corps mince et bien portant. Plus aucune trace des excès de ces derniers mois. Pourtant, d’après mes ultimes souvenirs, j’étais aussi mort qu’une pince à linge. D’autant plus difficile à admettre que je me retrouvais à présent dans une enveloppe corporelle en excellente santé.



Ne pouvant s’empêcher de sourire devant ce flot ininterrompu de questions, Andréa entreprit de me conter ce qui était arrivé depuis ma perte de connaissance.


Dès que notre intervention dans l’immeuble avait commencé à déraper, elle avait contacté Ricardo Jacobini, le président du directoire de Templetown Industries. Jacobini, qui n’adorait pas particulièrement Jayen, s’était montré très intéressé par le flux vidéo en temps réel provenant de mes implants rétiniens. Surtout lors de la « confession » de El Cuchillo. Devant l’insistance d’Andréa, le président avait fini par donner l’ordre de dépêcher des secours.

Lorsque ceux-ci nous avaient trouvés dans la cage d’escalier, Jayen et moi étions enlacés dans une mare de sang. Le bas de son visage pulvérisé par une balle, et moi cliniquement mort.



L’injection censée me réanimer n’avait pas pu réparer les dommages subis par mon muscle cardiaque. La seule procédure qui vaille restait la transplantation. Mais même au prix du marché noir, un myocarde sain demeurait hors de portée pour un petit détective comme moi. Il ne restait donc plus aux sauveteurs qu’à numériser mon esprit avant que mon corps ne lâche définitivement.


C’est alors qu’Andréa s’était déchaînée, menaçant Jacobini de révéler au grand jour les malversations de Jayen. De quoi faire chuter le cours boursier de Templetown Industries dans les tréfonds de l’enfer. Ils étaient arrivés à une sorte de gentlemen’s agreement : pour moi, une greffe de cœur me redonnant une vie normale, et pour Andréa… l’occasion de nous revoir une dernière fois avant de prendre une décision d’importance.



Mon épouse laissa son regard se perdre au loin. Je l’attirai vers moi, n’arrivant toujours pas à croire à sa présence à mes côtés. Le simple fait de la serrer entre mes bras me faisait planer.



Il y avait une justice, finalement. Après avoir pris la vie d’Andréa, Jayen avait sauvé la mienne, bien malgré elle. Et dire que jusqu’à la fin de mes jours, j’allais devoir vivre avec son cœur sec et dur dans ma poitrine !



J’ai soudain eu l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds. Je ne pouvais pas perdre Andréa ! Pas après son meurtre, pas après tous ces mois où seule sa voix m’avait permis de supporter l’horrible réalité !



Andréa baissa la tête, les yeux emplis de larmes. Son vague à l’âme ne pouvait avoir qu’une seule explication.



Cette fois, Andréa riait sans retenue. Quant à moi, malgré tout, je réfléchissais à mes limites. Une handicapée en obésité morbide ? Banco ! Elle devenait un homme ? Eh bien, c’était l’occasion de ne pas mourir idiot…



Je lui obéis, la peur au ventre. Non de ce qu’elle allait me montrer, mais que mes émotions me trahissent. Ou pire, que la simularité, interprétant mal ma surprise, affiche du dégoût sur mon visage. Andréa serait dévastée…



Mes doigts s’entrouvrirent, laissant filtrer vers mes pupilles l’image de la nouvelle Andréa. Je n’ai pas honte de le dire, j’éprouvai un réel soulagement… et l’impression d’avoir été un bel idiot. Ça allait de soi, c’était tellement évident !



Sur son petit visage barré d’une épaisse frange noire, je lus un sentiment de joie profond.



Puis, prenant dans mes bras l’enveloppe charnelle de celle qui fut Haruko, j’embrassai Andréa sans la moindre retenue.



* * *



(1) upload : procédure d’urgence permettant de copier l’esprit d’un mourant afin de le transférer dans le cybermonde.

(2) kunoichi : femme ninja.

(3) Shinrei ningyō : « poupée psychique », une personne dont on peut contrôler et reprogrammer le cerveau.