LE RETOUR DE GÉRARD LAMBERT
Résumé du chat pitre précédent : Un inconnu libère une jeune femme des griffes du député Beisse et laisse ce dernier attaché sur une croix de Saint-André où une patrouille de la BAC le trouvera. Le commandant Riquebit est chargée de l’enquête. L’assassin méritant serait-il une des femmes de Beisse, un truand, ou l’une de ses victimes ? Un conseil, si vous voulez y comprendre quelque chose, lisez les parties 1, 2, 3 et 4 : Introduction fatale, Mise en scène… de crime, Ô capitaine, mon capitaine, L’amour rend con (et conne) !
**********
Lundi matin : DCPJ, 36 rue du Bastion
Ils tombèrent sur Mabel en entrant dans l’open-space.
- — Tu vas faire tes courses ? demanda-t-il à Tom en désignant le sac d’une grande surface bien connue.
- — Non, je vais t’expliquer.
- — Plus tard. Dans mon bureau tous les deux, tout de suite.
Le ton impérieux du divisionnaire les glaça. Aurait-il tout découvert ? Il les rassura très vite en leur assénant une bordée d’injures dès la porte refermée.
- — Putain de bordel de merde de politiciens ! Faut pas toucher à leur petit monde et à leurs petites magouilles.
- — Toi, t’as eu des nouvelles d’en haut, s’exclama Riquebit, soulagée, en pointant son index vers le plafond.
- — Oui, et pas des bonnes ! Je n’ai même pas eu le temps de m’asseoir à mon bureau que déjà mon bigo sonnait. J’avais au bout du fil je ne sais quel attaché auprès de je ne sais quel ministre…
- — Aïe ! On nous retire l’enquête ? émit Tom.
- — Ils ne sont pas allés jusque là, mais il va falloir vous démerder tous les deux : « Vous comprenez, Monsieur le Divisionnaire, les électeurs ne comprendraient pas qu’on mette tous nos moyens pour retrouver l’assassin d’un député qui pour le moins n’est pas blanc-bleu et qu’on néglige l’assassinat de deux honnêtes citoyens par des jihadistes. Ils nous accuseraient, à juste titre, de privilégier une caste alors qu’ils attendent que l’État se batte contre le terrorisme, la drogue… » En clair, l’enquête sur Beisse n’est plus prioritaire.
- — Au bout de trois jours ? Tu galèjes !
- — Malheureusement non, Tom. Et on nous confie le double assassinat de la rue Monge et le cambriolage de la bijouterie de la rue de la Paix.
- — Évidemment… soupira Riquebit. Je te l’avais bien dit qu’ils allaient nous les briser menues.
- — Je vous passe la suite et la brosse à reluire sur « Bien entendu, il n’est pas question d’étouffer l’affaire, mais… » et, cerise sur le gâteau, de La Cracouillette gare ses fesses et nous refile une jeune substitut à particule.
- — En gros, on l’a dans le cul ! éclata Tom. Moi qui voulais féliciter son assassin…
- — Arrête tes conneries ! Vous continuez tous les deux. Surtout qu’on a de nouvelles pistes à explorer.
Mabel s’assit et farfouilla dans ses papiers.
- — J’ai reçu ça au courrier ce matin.
Il leur montra deux photos : l’une représentant Gérard Lambert, l’autre un utilitaire genre fourgonnette de livraison ainsi qu’un petit mot tapé à l’ordinateur : « Le pourvoyeur en chair fraîche de M. le député. »
- — Je suppose que c’est notre inconnu qui nous a envoyé ça, déclara ingénument Tom. T’as vérifié les empreintes sur les tofs ? Il est peut-être fiché.
Le regard noir que lui jeta Riquebit annonçait un échange intéressant lorsqu’ils se retrouveraient seuls ; il avait complètement oublié de lui en parler.
- — À ton avis ?… Nada ! C’est un pro.
- — Un pro peut-être, mais alors genre guerre d’Algérie. T’as vu sa gueule avec son masque à gaz ? On se serait cru dans une mauvaise série Z.
Ouverture des hostilités.
- — Archaïque, mais efficace. Tu l’as reconnu, commandant ?
- — Putain… Ne me dites pas que vous avez déjà divorcé !
- — Meuh non ! Il ne pourrait plus vivre sans moi. Donc on est sûrs que c’est Lambert qui a enlevé miss Delit.
- — En plus, ce cave a employé un fourgon de sa boîte de nettoyage.
- — Plus sûr en cas de contrôle ; mais il doit l’avoir trafiqué, expliqua Tom.
- — Va falloir qu’on récupère son fourgon et qu’on cause avec lui.
- — Sauf des embouteillages imprévus, les deux seront à votre disposition dans moins d’une demi-heure. Mais ce n’est pas tout : on a identifié une autre victime, presque par hasard. La légiste est passée hier soir après votre départ ; elle avait un dossier à me rendre.
- — Un di… commença Tom, puis il vit Élo qui « poufpoufait », une main devant son visage. Ah bon, tu m’en diras tant !
Le sourire qu’elle lui lança le rasséréna : y’aurait explication, mais pas de drame.
- — Pourquoi n’y aurait-il que vous ? Donc, Carole a reconnu cette fille.
Il montra une photo de la victime numéro 12.
- — Elle l’a autopsiée avant Noël. Sa dernière de l’année. Ce fait et la jeunesse de la fille l’avaient marquée. Elle s’appelait Alice Coupeur, 28 ans. Comme par hasard, elle travaillait à la buvette de l’Assemblée. Pour l’instant je n’ai pas d’autres renseignements, dimanche oblige. D’après l’horodateur de la vidéo, elle s’est suicidée quelques jours après son agression.
- — Ça donne quelques motifs à ses proches. Une piste de plus à creuser.
- — Creusez, creusez ! Pour tout ce qui est technique, vous pourrez utiliser Serge Ampépeur. Pour le reste, il faudra vous débrouiller. Une bonne nouvelle pour vous, mauvaise pour l’enquête : vous n’aurez pas de vidéos de surveillance à visionner.
- — Quelles vidéos voulais-tu qu’on voie ?
Tom, lui, avait compris. Il dut se retenir pour ne pas lâcher un « ouf » de soulagement. À son air, Éléonore percuta. Il allait devoir faire gaffe ; il n’avait pas intérêt à lui mentir.
- — Celle de la rue Legendre ?
- — Oui. Chou blanc.
- — Tant pis. Ce n’est pas si important. On sait que ce n’est pas lui l’assassin.
- — Oui, mais ça aurait été intéressant de savoir ce qu’il voulait à Beisse, glissa hypocritement Tom.
- — Et tu vas nous dire qu’il en avait après les Mariani, susurra venimeusement Riquebit.
- — Vous me ferez penser à refuser si vous m’invitez un jour chez vous. Le tennis – encore plus le tennis de table – ça n’a jamais été mon verre de beaujolais.
- — Justement, à propos de chez lui, on a trouvé un ordi devant sa porte ce matin. Apparemment, c’est encore un cadeau de notre inconnu.
- — Pas besoin de vous demander si vous avez vu ou entendu quelque chose, lâcha-t-il avec un sourire goguenard. C’est votre enquête, démerdez-vous avec.
« Emballé, c’est pesé ! Elle a tous les talents, cette gonzesse ! » pensa Tom.
Le fixe sonna. Mabel décrocha.
- — Oui ? OK, pas de problème. Vous le transférez en salle d’interrogatoire et vous ne le quittez pas des yeux.
- — …
- — Quoi ? Il réclame son avocat ? Qu’il l’appelle.
Il raccrocha.
- — Vous avez capté, je suppose. Lambert vous attend en salle d’interrogatoire. Pas la peine de vous presser, il réclamé son baveux.
- — On avait compris. Quelqu’un qu’on connaît ?
- — Maître Maccart-Tenay.
- — OK, un de ces rois du barreau à la solde des Mariani, fulmina Jaude. Ça confirme qu’ils sont impliqués. Mais avec un pourri pareil, autant interroger une carpe !
- — Faudra que vous fassiez avec. Jetez donc un œil à cette bécane, ça vous fera patienter. Je vous envoie Ampépeur.
Ainsi congédiés, Riquebit et Jaude quittèrent le bureau du divisionnaire pour s’installer à celui d’Éléonore, dans l’open-space.
- — Bien la peine qu’on se décarcasse… ronchonna-t-elle en chemin.
- — On a bénéficié des circonstances.
- — Ouais, si tu le dis.
Après avoir rapidement déjeuné, ils s’étaient occupés de « nettoyer » le laptop. Tom avait fait une copie des datas pour son usage personnel, malgré les réticences de sa complice. Ensuite, ils avaient soigneusement effacé toutes les empreintes que Tom avait pu laisser. Ils avaient rédigé sur l’ordi de Tom un petit mot conseillant d’étudier de près cet ordi dans le cadre de l’enquête concernant le député. Petit mot où ils avaient aussi indiqué le password permettant d’accéder à la bécane. Ils l’avaient imprimé sur une feuille dénuée d’empreintes puis l’avaient glissée dans l’ordi. Enfin ils avaient mis le tout dans un sac de courses soigneusement anonymisé lui aussi. Tout ça pour que Mabel leur dise « Démerdez-vous avec ! »
Tom attendait la seconde salve qui ne tarda pas.
- — Ces photos, tu m’expliques ?
- — Y’a rien à expliquer, je voulais vous mettre sur la voie.
- — Tu me prends pour une débile. Ce n’était pas ma question.
- — J’ai oublié de t’en parler, d’accord. N’en fais pas un fromage ! On a été pris dans un tel tourbillon, bafouilla-t-il d’un air penaud en lui caressant la joue.
Cette main et son air de chien battu eurent raison de sa colère. « Ma pauvre, il va te faire tourner en bourrique, ce mec ! »
- — OK, on en reparlera plus tard. Voyons plutôt ce qu’il peut nous apprendre.
- — Il vaudrait mieux attendre Ampépeur.
- — T’es plus performant que moi en info, alors tu y vas. Tu m’as pris pour une naze avec les photos, alors ne me dis pas que tu n’as pas jeté un œil.
« Ça va déjà être sa fête, alors inutile d’en rajouter. » pensa-t-il en pianotant sur le clavier.
- — Oui, mais juste un tour rapide. J’ai juste survolé les dossiers.
- — Et ?
- — Comme tu peux voir, ce connard se croyait tellement au-dessus de tout qu’il n’a même rien crypté : tu accèdes à ses dossiers sans problème.
- — Et ?
- — Largement de quoi enquêter sur…
Jaude s’interrompit à l’entrée du brigadier de la PTS.
- — L’avocat de votre client est arrivé ; vous pouvez y aller.
- — On te laisse le bébé. Tu sais ce que tu as à faire.
- — No blem.
Maître Maccart-Tenay faisait les cent pas devant la porte de la salle n° 4, furieux qu’on ne l’ait pas laissé voir son client. Riquebit le connaissait de réputation, mais contrairement à Tom, n’avait jamais eu affaire à lui. Costume anthracite sur mesure, cheveux mi-longs impeccablement peignés, l’homme, plutôt efféminé, donnait l’air d’un précieux dandy britannique légèrement pédéraste. La rumeur courait que ce n’était pas seulement dans le prétoire qu’il portait la robe. La froideur de ses yeux gris acier brillants d’intelligence démentait le sourire de circonstance affiché lorsqu’il se présenta.
Ils entrèrent dans la salle d’interrogatoire. Après avoir expédié les formalités et les dénégations d’usage (Lambert ne comprenait pas ce qu’il faisait là, lui qui avait tant de mal à faire tourner sa boîte), Riquebit plongea dans le vif du sujet.
- — Nous n’allons pas perdre notre temps ; d’ores et déjà vous êtes mis en examen pour enlèvement aggravé de suspicion de traite d’êtres humains.
- — Ça va pas la tête ! J’ai traité personne. Maître, dites-leur.
- — Les accusations que vous portez contre mon client sont gravissimes !
- — Mais justifiées.
Elle posa les deux photos sur la table, face à Lambert et son avocat.
- — Ce n’est pas vous portant une jeune femme, et ce n’est pas votre fourgon, sans doute ?
L’avocat se saisit des clichés, les examina avec attention, prêt à dire « On se demande comment vous reconnaissez mon client sur ces photos de nuit. » sauf qu’elles étaient aussi nettes que si elles avaient été prises en plein jour. Il attaqua donc sous un autre angle.
- — Elles auraient pu être prises n’importe où, commandant.
- — Vous nous faites perdre notre temps, Maître. Voyez ce bouquet d’arbres très caractéristique : je l’ai vu il y a à peine 24 heures.
- — De plus, la victime a formellement identifié ton client. Alors, Maître Paul, arrête ton char ! le coupa brutalement Jaude.
- — Je ne vous…
- — Garde tes jérémiades pour le juge ! Toi comme moi savons pour qui tu roules. Alors, venons-en aux faits et tu pourras retourner voir ta copine plus vite, continua Jaude en mimant de gros guillemets sur « copine ».
L’avocat ravala ses objections et se retourna vers son client pour un échange à voix basse à l’issue duquel il reprit la parole.
- — Mon client est prêt à reconnaître les faits, mais il a fait cela pour rendre service à un ami.
- — Je suis trop bonne poire, c’est comme ça.
- — Franchement, Maître, en ce qui concerne les enlèvements, on se fiche éperdument du bon vouloir de votre client, intervint Éléonore.
- — Les enlèvements ?
- — Oui, Maître. Dix-sept au total.
- — Vous supputez, vous supputez…
- — S’il y a une pute, elle n’est pas de notre côté de la table.
- — Capitaine Jaude…
- — Je vais me faire un plaisir d’aviser vos supérieurs de votre comportement inapproprié et de vos débordements verbaux. Mais revenons aux choses sérieuses. Vos allégations sont dénuées de tout fondement, et…
- — Pour votre gouverne, mon cher Maître, nous avons déjà identifié une dizaine de filles, dont une qui s’est suicidée à la suite des violences qu’elle a subies.
- — Ce qui fait, enchaîna Riquebit, que les charges contre votre client pourraient être encore alourdies.
Au fur et à mesure de la conversation, Lambert perdait l’air bravache qu’il affichait à leur entrée dans la salle. Il avait compris que, pour lui, les carottes étaient cuites. Nouveau conciliabule avec Maccart.
- — Mon client reconnaît avoir fourni des filles à Beisse sur sa demande et est prêt à tout vous expliquer.
- — Qu’il nous explique, mais plus tard. Ce qu’on voudrait bien qu’il nous explique maintenant, c’est pourquoi.
- — Et pour qui il a assassiné Rick Beisse.
Lambert, qui se tenait prostré, perdit son sang-froid. Il bondit de sa chaise et voulut s’en prendre à Riquebit. Jaude ne lui en laissa pas le temps et le renvoya brutalement contre son dossier.
- — C’est pas moi. J’ai jamais tué personne, vous le savez bien. Dites-leur, Maître, que je ne suis pas un assassin.
- — Cette fois vous allez trop loin, commandant. Si vous aviez des preuves, vous n’auriez pas finassé de cette manière.
- — Ils peuvent pas avoir des preuves ! Je suis même jamais rentré dans sa baraque. Ce connard avait sans doute peur que je lui salisse ses tapis.
Tom prit le relais d’Éléonore qui lisait un texto qu’elle venait de recevoir et y répondait.
- — Vous n’avez jamais mis les pieds à l’intérieur ? Alors, expliquez-moi pourquoi on y a trouvé vos empreintes.
- — Même s’il est entré à l’intérieur, quel aurait été son mobile ?
- — Pas besoin de mobile, Maître Paul : il suffit que ton pote Mariani lui de…
Tom faillit hurler. Élo venait de lui flanquer un coup de pied dans les tibias pour le faire taire. En même temps elle posait la main sur son poignet.
- — Je comprends votre énervement devant tant de mauvaise foi, Capitaine, mais nous devons rester calmes.
- — Mauvaise foi ? Nous allons bien voir ce que vous évoquerez quand vous passerez devant une commission de discipline ; j’ai peur qu’arguer de notre mauvaise foi suffise à justifier le comportement de votre adjoint.
Éléonore ne répondit pas à cette attaque ; elle lui montra l’écran de son smartphone.
- — Je viens de recevoir un document très intéressant, Maître. Comme vous le voyez, ces documents concernent le projet Bella Vista. Une belle entourloupe, n’est-ce pas ? Il semblerait que vous y soyez impliqué bien au-delà du simple conseil légal.
- — Mais… mais quel rapport avec notre affaire ?
- — Aucun, si ce n’est le fait qu’on les a découverts dans l’ordi du député.
- — Des faux ! Quel crédit accorder à ce politicien véreux ?
- — Beisse était un homme prudent, il couvrait ses arrières… et selon nos enquêteurs, ces documents sont tout ce qu’il y a d’authentiques.
- — Ce ne sont que des allégations mensongères.
- — À la sortie de cette audition, vous aurez tout le loisir de le prouver. Mais je crois que le passage de deux flics en commission disciplinaire sera votre dernier souci : la répression des fraudes et la BRB sont prévenues. À vous de deviner qui vous attendra à la sortie.
- — Tu joues un peu moins les big macs, mon petit Paul… ironisa Tom.
L’avocat avait, de fait, perdu toute sa superbe. Il ignora la remarque iconoclaste de Jaude. Feignant l’indifférence, il voulut reprendre la parole, mais il fut devancé par Lambert.
- — Vous n’allez pas encore me mettre ça sur le dos ; jamais entendu parler de cette nana.
- — Quelle nana ?
- — Bella chais pas quoi.
L’éclat de rire qu’il déclencha chez Tom et Élo n’eut aucun effet sur l’avocat qui faisait grise mine.
- — Cela ne te concerne pas, mon Gégé, ironisa Tom. C’est un truc pour les grandes personnes, pas une arnaque à deux balles pour cour de récréation. Tu as déjà le meurtre de Beisse…
- — Mais je vous dis que je ne l’ai pas tué !
Tom se leva, agrippa ses mains à la table et amena son visage à quelques centimètres de celui de Lambert.
- — Moi je crois, mon Gégé, que Beisse a appelé ton patron ou toi pour que vous régliez son problème et que Mariani t’a indiqué comment le régler.
- — Vous êtes fou ! J’ai rien fait.
- — Essaie de nous convaincre. Pour l’instant tu es le suspect idéal : tu as le mobile, probablement l’opportunité.
À ce moment-là, Riquebit reçut un nouveau texto. Elle le lut, reposa son smartphone sans un mot et attrapa Jaude par le bras. Maccart, malgré son désarroi, avait saisi l’énervement du commandant lorsqu’elle avait reposé son téléphone.
- — Taisez-vous, Lambert. Mon client ne dira plus rien. L’audition est terminée.
- — C’est nous qui décidons… commença Jaude.
- — Laissez, Capitaine. Nous aurons l’occasion de rediscuter avec ce monsieur. Et je crois que notre cher maître est attendu. Et attention, pas par n’importe qui : Richard Coret, le patron de la BRB lui-même. Voilà ce que c’est qu’être un homme important.
Le « cher maître » ne répliqua point, mais la pâleur de son visage dénonçait son inquiétude. En sortant, les deux enquêteurs saluèrent le commissaire de la BRB et son adjoint, qui prirent leurs places dans la salle d’interrogatoire.
Dès qu’ils furent seuls, Tom s’emporta :
- — Pourquoi ne m’as-tu pas laissé continuer ?
Elle ne s’embarrassa pas de lui répondre, mais lui montra simplement le texto d’Ampépeur qui l’avertissait de l’arrivée de la BRB, mais surtout qui l’informait qu’à l’heure du crime, le portable de Gérard Lambert avait borné en région parisienne.
- — Fait chier ! Fait chier ! s’énerva Jaude. On n’a pas avancé d’un pas sur le meurtre. La BRB va s’octroyer tout le bénéfice de la chute des Mariani, et nous on reste le bec dans l’eau.
- — Mais non, on va collaborer avec eux.
- — Mon œil ! Et le portable qui borne en RP ? Le plus nullard des nullards sait que son téléphone peut le trahir.
- — Tommy, reprit Élo en baissant la voix, tu l’avais attaché.
- — Ouais… de telle manière qu’au bout d’un temps il aurait pu se délivrer.
- — Ton hypothèse est qu’il s’est détaché et a prévenu Lambert ou… Mariani. Je n’y crois pas trop, mais bon, on en parlera au grand chef.
- — Putain, Élo, c’est le plus logique ! tempêta-t-il. Et toi tu me parles comme à un…
Sans un mot, au milieu de l’open-space, sous l’œil effaré d’Ampépeur, elle enlaça Tom et lui roula une pelle qui le calma immédiatement. Lorsque leurs bouches se séparèrent, elle lui glissa à l’oreille :
- — Tu te rends compte de ce que tu viens de me faire faire ?
Leur aparté fut interrompu par un sonore :
- — Quelle conduite inconvenante !
Tom releva la tête et se trouva face à une personne de sexe indistinct en habit sombre de clergyman, au visage défiguré par une grosse paire de lunettes aux montures en écaille. Il ne manquait que le col blanc amidonné pour en faire un digne représentant du clergé. La soie du chemisier et le chignon digne des années cinquante lui indiquèrent qu’il avait affaire à une femme.
- — Je crois, Madame, Monsieur, que vous pourriez trouver un endroit plus approprié pour ce genre d’activité que les locaux de l’administration.
- — Vous êtes qui, vous ? Et de quoi est-ce que vous vous mêlez ?
**********
Lundi, fin de matinée : DCPJ, 36 rue du Bastion
Elle était à la fois furieuse et excitée. Furieuse, car elle avait trouvé le dossier sur son bureau en arrivant ce matin. De La Cracouillette n’avait pas même daigné le lui remettre en mains propres. Un post-it était collé sur la chemise : « Je vous confie cette affaire. Prenez-en connaissance et rendez vous à la DCPJ pour faire le point avec les enquêteurs. » Quel goujat !
Excitée car c’était le premier dossier qu’elle allait instruire en solo. Elle avait vite compris qu’il ne lui avait pas fait un cadeau, que c’était un dossier brûlant, qu’il voulait ouvrir le parapluie, mais elle allait le surprendre. Si elle se tirait bien de ce guêpier, à elle la gloire.
Lorsqu’elle entra dans la salle commune de la DCPJ, elle tomba sur un couple qui, sans souci de la bienséance, collé comme deux danseurs de tango libidineux, s’embrassait à pleine bouche. Très gênée, elle leur lança :
- — Quelle conduite inconvenante !
L’homme se retourna et la regarda comme s’il se trouvait face à une extraterrestre.
- — Je crois, Madame, Monsieur, que vous pourriez trouver un endroit plus approprié pour ce genre d’activité que les locaux de l’administration.
- — Vous êtes qui, vous ? Et de quoi est-ce que vous vous mêlez ?
- — Barbara-Anne de La Bitchboille, substitut du procureur, se présenta-t-elle sèchement.
Elle maudissait sa mère pour lui avoir choisi un prénom totalement en inadéquation avec leur condition. Sa mère l’appelait Baba, ses rares amis proches l’appelaient Béa. À l’ENM, ses ennemis – nombreux et envieux –, translatant son petit nom, l’avaient surnommée Klaus. Et aujourd’hui encore, chaque fois qu’elle devait se présenter elle pestait intérieurement.
- — Pourriez-vous m’indiquer le bureau du commissaire divisionnaire Mabel ?
- — Justement, nous allions le voir.
Sans plus s’occuper d’elle, ils prirent la direction d’un bureau vitré à l’intérieur duquel un homme d’âge moyen et au physique de bon père de famille s’escrimait sur un clavier. La brigade la plus prestigieuse de la police française était dirigée par ce personnage insignifiant. Elle avait imaginé une espèce de Rambo (sa mère, avec sa vulgarité habituelle, vénérait Sylvester Stallone, archétype du mâle selon elle), l’arme sous l’épaule, et elle se trouvait en face d’Achille Talon. Elle allait devoir à nouveau décliner son identité, mais la fliquette lui épargna cette peine.
- — Chef, c’est la gamine que de La Cracouillette nous envoie pour essuyer les plâtres.
Celle-là, elle l’avait détestée avant même qu’elle ouvre la bouche : sûre d’elle, insolente. Une femme qui avait presque l’âge d’être sa mère et qui batifolait avec un homme comme une adolescence qui a ses chaleurs. Ce qui la mettait le plus en rage est que cette harpie avait raison : son patron la mettait sur ce dossier pour tenir ses fesses à l’abri.
- — Bonjour, Madame le Substitut.
- — Mademoiselle, pas Madame.
Le coup d’œil amusé qu’échangèrent les deux policiers ne lui échappa pas.
- — Veuillez m’excuser, Mademoiselle. Commissaire divisionnaire Mabel, dit Achille Talon en lui tendant la main. Excusez la présentation un peu cavalière de mon adjointe, mais la fréquentation des malfrats n’a pas amélioré son éducation.
Elle refusa la main tendue, restant debout face au commissaire, ignorant ostensiblement ses deux subordonnées.
- — J’ai étudié attentivement le dossier que monsieur le procureur m’a confié. Je ne vois pas où est le problème. Cette enquête a l’air d’une simplicité enfantine.
Le coup d’œil qu’échangèrent les flics n’était plus du tout amusé. Comme de La Cracouillette, ils avaient peur du scandale et venaient de comprendre qu’elle ne les laisserait pas enterrer l’affaire.
- — Qu’est-ce qui vous fait dire ça, Mademoiselle ? demanda doucement le commissaire. Mais déjà, asseyez-vous.
Elle regarda les deux autres flics. Mabel, comprenant son embarras, s’adressa au flic :
- — Tom, va chercher deux chaises.
Elle s’assit et reprit :
- — Toute votre enquête – analyse, mobile, opportunité – pointe vers un seul nom.
- — À savoir ?
- — Madame Beisse. Cela me semble évident.
- — Et ça, Chef, c’est la parole d’une grande spécialiste ! jeta méchamment la femme flic.
- — À mon tour de vous demander, Madame, qui vous êtes et de quoi vous vous mêlez.
- — Mademoiselle, la singea l’autre. Commandant Riquebit, en charge de l’enquête sur le meurtre du député Beisse, et voici mon adjoint et amant – comme vous avez pu le constater – le capitaine Jaude.
Jaude la salua d’un signe de tête, se retenant manifestement d’éclater de rire.
- — Votre ton ne me plaît pas du tout, commandant. Et ce n’est pas en vous montrant agressive que nous avancerons. J’ai lu la déposition de madame Beisse. Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous n’avez pas poussé votre interrogatoire très loin. Elle vous avoue quasiment le meurtre et vous vous passez gentiment à autre chose. Alors vous allez convoquer cette dame et la mettre sur le gril. Je veux des aveux avant demain soir. Et si vous essayez d’enterrer l’affaire, je vous fais dessaisir.
- — MaDEmoiselle le Substitut, combien d’affaires de meurtre avez-vous déjà traitées ? M’avancerais-je beaucoup si je supposais que c’est la première ?
Devant le mutisme de son interlocutrice, le silence gêné de Jaude et celui amusé de Mabel, le commandant poursuivit :
- — MaDEmoiselle le Substitut, premièrement, j’ai au bas mot une vingtaine d’enquêtes de ce niveau à mon actif, le capitaine Jaude au moins autant ; quant au commissaire divisionnaire Mabel, je n’en parle même pas. Deuxièmement, je n’ai pas pour habitude de bâcler mon travail pour le bon vouloir d’un magistrat. Troisièmement, contrairement à certains de vos confrères, je n’ai jamais enterré une affaire. Quatrièmement, ce n’est pas une petite pimbêche en costume presbytérien que si on lui pince le nez il va encore en sortir du lait qui va m’apprendre à faire mon métier.
- — Commandant, je vous somme de vous taire. Commissaire, je vous demande de retirer le commandant Riquebit de cette affaire et de la confier à un officier compétent.
Mabel s’apprêtait à intervenir ; il n’en eut pas le temps : Riquebit s’était penchée au-dessus d’elle. Elle parla à quelques centimètres de ses oreilles.
- — Je n’avais pas fini, MaDEmoiselle le Substitut. Cinquièmement, dessaisissez-moi de l’affaire si vous le souhaitez et ridiculisez-vous avec Héléna Beisse : c’est exactement ce que votre chef veut. Vous allez bien pourrir l’enquête, et…
- — Arrête, Éléonore !
La voix du commissaire s’était élevée, sèche, tranchante, autoritaire. Elle devrait réviser son opinion : Achille Talon n’était pas si bonhomme que ça. Riquebit allait comprendre son erreur. Il poursuivit, à son grand désarroi :
- — Je crois que tu as été parfaitement claire et que mademoiselle le substitut a parfaitement compris notre position. Je comprends votre jeune enthousiasme et l’envie que vous avez de voir cette affaire rondement menée. Héléna Beisse est une suspecte parmi d’autres, mais nous nous devons d’explorer toutes les pistes. Et certaines apparaissent comme prometteuses. Se focaliser sur la veuve aujourd’hui serait contre-productif. C’est ce que nous avions convenu avec votre supérieur.
Puis, reprenant un air patelin :
- — Pour finir, Mademoiselle le Substitut, si vous permettez à un vieux policier de vous donner un conseil, laissez de la latitude à vos enquêteurs, surtout lorsqu’ils ont les qualités de ces deux-là. Éléonore, tu restes sur l’affaire. Vous nous faites un point sur l’interrogatoire de Lambert et votre programme.
« Ce salaud ! » Quel mot atroce, mais elle n’en voyait pas d’autres. Elle s’était définitivement trompée. Son jugement ne valait rien. Il l’avait eue dans les grandes largeurs, mêlant menaces voilées et fausses louanges. Les deux flics non seulement rendirent compte de la comparution de Lambert, mais en sus, à son intention, oubliant leur échange musclé, de manière très professionnelle lui résumèrent tout ce qu’ils savaient.
Si elle synthétisait : ils n’avaient identifié que quatre filles sur dix-sept. Elles avaient toutes un alibi. Pour la 12, il était imparable puisqu’elle était morte. Elles avaient toutes en commun d’évoluer autour de l’Assemblée nationale, sans doute le terrain de chasse de Beisse. Lambert, s’il était coupable d’enlèvements, avait son téléphone comme alibi pour le meurtre. Elle avait assisté à une passe d’armes jouissive entre le capitaine et le commissaire à propos de l’avocat marron et des Mariani. Le capitaine était sorti de ses gonds quand il avait compris que le versant Mariani de l’affaire était dévolu strictement à la BRB et qu’il en était exclu. Ils avaient failli en venir aux mains. La violence policière : elle comprenait mieux certains arguments du Syndicat de la Magistrature. Riquebit était parvenue à les calmer en se montrant à la limite de l’indécence avec son amant.
Riquebit demanda des effectifs supplémentaires pour effectuer une enquête de proximité aux alentours de l’Assemblée. Malgré l’affront qu’elle lui avait fait subir, elle se trouva contrainte de la soutenir, trouvant son idée pertinente ; mais elles essuyèrent un refus gêné du divisionnaire, arguant qu’avec les deux autres affaires que le proc leur avait mises sur le dos, il était à court d’effectifs. En retour, elle eut droit à un remerciement sincère de la part de Riquebit pour son aide. La tactique du commissaire adaptée au faible nombre d’hommes sur l’affaire était de suivre une piste après l’autre. La priorité pour l’instant serait donnée à la recherche de proches de la suicidée.
Lorsque, sur le départ, elle retourna vers l’ascenseur, elle se demanda ce qu’elle était venue faire dans cette galère. Mais pourquoi avait-elle donc écouté son père : « Tu comprends, Barbara-Anne (jamais lui n’aurait utilisé un diminutif), notre lignée a offert à la France un magistrat par génération. Je ne peux compter sur ton aîné qui préfère jouer les intermittents du spectacle. Tu dois assurer la continuité. » Mais comment aurait-elle pu opposer un refus à ce père qu’elle idolâtrait ? Perdue dans ses pensées moroses, elle ne remarqua pas le jeune homme qui tentait d’attirer son attention.
Il la rattrapa alors que son index appuyait sur la touche « sous-sol ». Il se précipita dans la cabine avant que les portes ne se ferment.
- — Mademoiselle, entama-t-il rougissant, je n’ai pu éviter d’entendre. Je suis désolé, ils n’ont aucune excuse pour vous avoir traitée de la sorte. Tous les policiers ne sont pas comme eux ; même si je dois reconnaître qu’ils ont la réputation d’être de très bons flics, cela ne les autorise pas à se montrer odieux.
Il avait débité ça d’un seul trait avant de se reculer, toujours aussi rouge et emprunté, dans un coin de la cabine. Elle le trouva attendrissant. Un instant, elle s’imagina presser le bouton d’arrêt d’urgence de l’ascenseur, empoigner le garçon par l’épaule et l’embrasser à pleine bouche comme elle l’avait vu faire plus tôt. Corps collés, langues mêlées, elle s’apprêtait à le violer. Elle retomba sur terre et recouvra son sang-froid tant bien que mal quand d’une voix timide il demanda :
- — Ça ne va pas, Mademoiselle ?
Elle leva les yeux et se trouva face à ceux inquiets et compatissants du jeune policier. Elle fut sauvée du ridicule par l’ouverture de la porte de l’ascenseur. Elle sortit précipitamment et se rua vers sa voiture. Heureusement, sa Mini Country stationnait à deux pas. Elle détestait cette voiture de m’as-tu-vu, cadeau de sa mère pour ses 25 ans, mais elle en avait besoin. Alors qu’elle allait démarrer, elle vit le jeune flic qui courait vers elle. Il ne manquait plus que ça ! Elle appuya nerveusement sur l’accélérateur et la Mini Cooper quitta le parking dans un crissement de pneus.
À suivre