n° 18447 | Fiche technique | 9985 caractères | 9985 1686 Temps de lecture estimé : 7 mn |
07/07/18 |
Résumé: Bien que cela soit sans doute hors d'atteinte, je veux toucher le cœur du cœur de la relation amoureuse. | ||||
Critères: fh amour voir fdanus | ||||
Auteur : Calpurnia Envoi mini-message |
Tu es venue j’étais très triste j’ai dit oui
C’est à partir de toi que j’ai dit oui au monde.
Paul Éluard, Le Phénix (1951)
Elle ferme les yeux : il lui suffit d’écouter la musique des pas et de sentir l’odeur de celui qu’elle aime pour exulter d’allégresse, quand bien même, l’instant d’avant, les soucis du quotidien assaillaient ses pensées.
Ses cheveux libres dessinent un soleil noir qui explose sur l’oreiller blanc.
Lui, jamais il ne pourrait vivre sans la présence douce de la voix qui lui rappelle le chant d’un ruisseau pour l’assoiffé de tendresse qu’il a été, et qu’il est encore. Il a marché vers elle pendant des années en traversant, pas après pas, un long désert de solitude. Inlassablement. Pour lui, elle a toujours représenté une évidence.
Ni hier ni demain n’ont d’importance pour elle. Ils en ont eue, mais plus maintenant.
Elle s’est éveillée à l’intérieur d’une bulle invisible qui les isole du monde. Son corps tout entier est aussi tendu que la corde cirée d’un arc entre les mains archères de son aimé. La flèche peut monter jusqu’au-delà des nuages, là où le soleil n’est jamais occulté, où il n’est nulle nuit pour assombrir les sentiments.
Derrière ses paupières closes, elle imagine les mouvements, et, se figurant un vase d’argile encore à peine ébauché, désire se laisser façonner de caresses pendant des heures. L’éternité entière. Mais elle n’attend rien, ne demande rien, n’espère rien, afin de tout accueillir avec une parfaite innocence. Aucune fleur ne fête autrement les premiers rayons du jour. Elle se contente de respirer. Le souffle chaud qui vient du creux de ses poumons émerveille l’homme.
Lui, de même, se garde bien de parler. Le silence qui les entoure est aussi fin que la soie du corsage qui gît sur le plancher. Elle s’est dévêtue à la hâte en l’entendant franchir la porte d’entrée. Ainsi voulait-elle le recevoir dans leur appartement. Nue et vulnérable, offerte elle-même, par surprise, comme un cadeau vivant.
Le premier jour, celui qui, pour eux deux, s’est révélé la première fois, elle s’est sentie troublée en abolissant pour lui ses frontières profondes. Comment ne pas l’être en sortant de soi-même pour marcher à la rencontre d’un mystère d’amour ? Laisser se rompre la porte intime pour qu’il s’engouffre dans l’abîme sanglant qu’elle réservait pour lui seul. Cela ne dure pas, mais ils ont découvert la possibilité de recommencer presque sans limites.
À présent, elle ne perçoit plus le contact du plaid sur son dos ni la moiteur de sa transpiration. Comme si elle lévitait, par le don d’une gravité miraculeusement annulée. Chacun de ses muscles se relâche. Entre la terre et le ciel, elle a déjà entamé son voyage.
Les bruits de la rue lui parviennent par la fenêtre entrebâillée. Elle les entend avec une netteté fantastique. Bien que familiers, ils paraissent provenir d’un monde différent, celui où les corps restent séparés les uns des autres, ne fusionnent pas. Ce sont ceux d’un calme dimanche après-midi d’été. En premier, les cris de joie d’une nuée d’enfants qui lui semblent des milliers, en provenance du parc tout proche. Puis, une moto fuyant sur le boulevard, vers le lointain.
Il s’assied sur le rebord du lit. Elle sent la présence massive modifier la disposition du matelas. Mais il ne la touche pas. Pas même du bout des doigts. Non, pas tout de suite. Personne ne les attend. Ils ont tout leur temps. Il se contente de la contempler. Il pense que le mot « contempler » convient à merveille pour décrire ce qu’il ressent. Car elle est pour lui le temple sacré du désir, le lieu saint où se rassemble tout ce qui compte vraiment pour lui.
À chaque inspiration, les petits seins se soulèvent discrètement. Jusque-là, il n’a jamais remarqué à quel point ce léger mouvement se révèle fascinant. Il constate que les aréoles deviennent brunes et que les tétons ont pris la forme qu’ils adoptent lorsque l’envie déclenche en elle le frémissement qui annonce la tempête. Il tremble et brûle de la toucher. Il avance sa main vers le ventre blanc, arrondi, que la cinquantaine et trois grossesses ont laissé enchanteur, comme à son adolescence. Cependant, il se retient de tout contact qui gâcherait la pureté de ce moment de bonheur à deux.
Ainsi s’écoulent les heures autour d’eux. Les ombres des grands peupliers tournent dans la cour, en face du bâtiment, une ronde plusieurs fois centenaire dont seuls les oiseaux du ciel, qui connaissent les mystères, savent chanter sur les branches pour qui désire les écouter. Les enfants désertent le parc, tout épuisés de rires et de mouvements, les genoux écorchés, couverts par la poussière de leurs jeux. Pour remplacer leurs cris, un téléviseur voisin s’allume et la voix du présentateur s’échappe par l’ouverture d’une lucarne, soulignée par le passage d’un train où certains voyageurs rêvent d’un amour durable en regardant, à travers la vitre, la façade de l’immeuble où sont les amants invisibles.
Assis tout près d’elle, il a gardé ses vêtements. Ses mains ont renoncé à l’immobilité. Elles ont commencé à la chérir, des paumes et des doigts, délicatement. Il la câline comme auparavant il l’a cherchée : inlassablement. Marcher vers la fontaine du désir, sans jamais cesser d’y croire.
Il est passé par tous les stades de la rencontre amoureuse. Désespoir, puis adoration, idolâtrie. Pour lui, elle est plus qu’humaine : elle est sa déesse. Il la vénère et voudrait ne plus être que ses mains pour pétrir le pâton de la chair féminine. Elle ne peut pas voir qu’il pleure sans tristesse et sans bruit.
Maintenant, elle est couchée sur le ventre, les cuisses jointes et le visage enfoui entre ses bras. Bien droite, elle est le trait d’union entre l’océan et les nuées. Il griffe le long de la colonne vertébrale, dans un sens puis dans l’autre. Les lignes rosées qu’il provoque avec ses ongles convergent, puis se séparent, se retrouvent encore et se recouvrent passage après passage : des sillons éphémères, dessins compliqués, destins intriqués. La lymphe circule dans un bien-être exempt de toute perception superflue.
L’azur décoré de nuages blancs se teinte en indigo. Dans les cuisines, les couverts tintent sur les assiettes. Quelqu’un demande où est le ciel – lapsus : le sel. Série télévisée, publicités : lessive, voiture, maquillage ; la vie qui ne fait que passer chante et s’envole au travers des fenêtres alignées. Légère. Météo : lundi sera gris, refroidi, pluie au moins jusqu’à midi. Les hommes iront tourner dans les vents.
L’index s’égare le long de la rainure d’entre les deux globes lourds qui prolongent le coccyx. Humecté de salive, il en vient même à fureter dans le puits secret aux odeurs de sous-bois automnal. D’abord surprise, un brin crispée, elle se détend pour l’admettre en elle, phalange après phalange. S’ils ont déjà pratiqué ce genre d’attouchement, jamais son compagnon n’est descendu aussi loin au cours de ses excursions dans la moiteur de cette cavité. Affranchi de toute pression excessive, le doigt entre entièrement. Puis il tourne sur lui-même, dans un sens puis dans l’autre, se replie et se tend à nouveau, pour investiguer dans les détails de chaque parcelle de la grotte.
Les parfums secrets se diffusent dans la chambre. Elle le laisse agir comme il l’entend. Les yeux toujours fermés, elle sourit à l’idée que sa mère, qui n’est plus de ce monde depuis peu, puisse la voir ainsi et juger sévèrement la luxure à laquelle ils s’adonnent ensemble, en qualifiant sans doute ce geste de dépravé. Elle se sent tout à coup libérée d’une ombre qui comprimait inconsciemment son désir. Car l’acte est rebelle : il concerne un trou interdit. Elle ne se laissera plus déposséder de son bonheur. Jamais elle n’avait éprouvé une telle sensation de sérénité. Elle écarte les jambes autant qu’elle le peut afin de lui faciliter l’accès. Certaines pudeurs sont si violentes que, malgré l’envie commune de les dépasser, il faut plusieurs dizaines d’années de fidélité à un couple pour y parvenir.
« Explore, mon amour, cette partie de moi-même que je n’ai jamais osé t’offrir complètement. Pénètre mon obscurité. Viens me prodiguer ta lumière de tendresse. Avance encore, jusqu’au plus profond. Découvre-moi de l’intérieur. »
Un merle posé sur le rebord de la fenêtre leur dit « Dévorez votre indécence ! Demain peut-être, le grand livre se fermera. » Le majeur vient écarteler un peu plus les charmantes mâchoires de la rosette – la couronne circulaire d’une reine. Aujourd’hui, elle en ressent l’urgence. Elle s’étonne qu’il n’aille pas plus loin dans l’acte sexuel, qu’il ne se serve pas de son membre viril, mais ce choix lui convient. Celui de la lenteur, de la presque immobilité. Les deux serpents digitaux (étrange caducée) se glissent dans l’orifice aux parois lisses, offert en sacrifice. Elle et lui sont animés par la même résolution : ne pas rider l’eau du lac où se reflète leur soleil d’amour par des mouvements inconsidérés ou des paroles futiles.
Cependant, l’impassibilité de sa compagne le trouble.
Alors que le crépuscule s’installe, soudain, il pense à ce que serait sa vie si elle venait à mourir subitement. Il n’aurait plus la mélodie féminine et quotidienne de cette voix, ni celle des pas qui s’approchent quand il les attend et quand il ne les attend pas – il sait si bien les reconnaître – ni les dimanches après-midi d’été, ni le reste du temps. Il n’aurait plus, pour s’en nourrir chaque jour et chaque nuit, le pain de ce corps infiniment doux à étreindre. Une autre femme ? Non que cela soit impossible, mais affronter l’altérité de son aimée est déjà un défi sans cesse réitéré ; comment recommencer ce tour de force ?
Mais pour l’heure, la peau est encore chaude et salée lorsqu’il y pose sa langue en différentes zones qui ont toutes des saveurs uniques.
Les premières étoiles s’allument. La famille du dessus débarrasse la table. Les enfants se chamaillent. Le lave-vaisselle ronronne. La voisine du dessous, une femme âgée, fume à son balcon.
Il reste aux amants toute une nuit pour s’aimer, avant la fin du monde.