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Temps de lecture estimé : 35 mn
11/08/18
corrigé 06/06/21
Résumé:  Un mystérieux objet volant vient perturber la quiétude d'un couple enfermé dans une vie sans soucis.
Critères:  fh profélève piscine campagne hotel voyage dispute policier
Auteur : Rémi Karsan      Envoi mini-message

Collection : La lettre anonyme
Pas drôles, les drones !

Un soleil de plomb recouvrait d’une chape d’indolence ce dimanche de fin de printemps. La chaleur submergeait la région parisienne, transformant les étendues habituellement impeccablement vertes des pelouses en tapis arides et jaunâtres. Cette désolation passagère préoccupait peu Marc et Paula qui profitaient de leur piscine nouvellement construite auprès de leur villa des Yvelines.


De hautes frondaisons protégeaient le lieu des regards qui se seraient intéressés à ses propriétaires. Profitant de cet avantage, Paula ne portait qu’un bas de maillot minimaliste, comme sa pudeur naturelle lui dictait. Pourtant, malgré ses quarante ans, il était difficile d’apporter la moindre critique à un corps qu’elle entretenait grâce à des exercices réguliers dans une salle de sport, quand ses activités de professeure de sciences sociales et comportementales lui en laissaient le loisir. Pour l’heure, alanguie de sommeil sur un confortable transat, elle n’avait d’autre préoccupation que de laisser le soleil caresser sa peau et son imagination voguer vers des rivages interdits.


En guise de sieste, Marc, la cinquantaine élégamment portée, avait eu des velléités de consulter quelques dossiers pour préparer ses rendez-vous du lendemain, mais il avait très vite sombré dans le sommeil, et les précieux feuillets étaient étalés autour du transat. Le seul son audible était le discret clapotis produit par les pompes de la nouvelle installation. Même les oiseaux semblaient respecter cette trêve, à moins qu’ils n’aient eux-mêmes été anesthésiés par la chaleur.


Soudain, un bourdonnement léger se fit entendre, loin au-dessus du toit en terrasse de la villa. Le sommeil de Marc prit fin à ce moment, non pas à cause de son intensité, mais de son incongruité dans la torpeur du moment. Une sorte de sifflement auquel se superposait le son caractéristique de l’air énergiquement brassé. Le son s’amplifia, et Marc ouvrit les yeux pour en identifier l’origine. L’intensité du soleil l’aveugla et il lui fallut quelques instants pour distinguer haut dans le ciel une sorte de croix que sa couleur blanche reflétant le soleil noyait dans le bleu argent du ciel : un drone en vol stationnaire à l’aplomb de la propriété. Paula avait aussi été réveillée. Son mari observait l’engin, à la fois curieux et agacé par la perturbation de sa sieste.



Mais l’intention du pilote semblait toute autre. Le drone avait entamé une descente et il était désormais en vol stationnaire à moins de dix mètres de hauteur. Le couple distinguait précisément l’engin qui tanguait légèrement et tournait sur lui-même, comme s’il cherchait son objectif. C’était un modèle imposant, dont l’envergure devait avoisiner le mètre, lui donnant un air vaguement inquiétant.



Le robot avait encore réduit son altitude ; il était maintenant à moins d’un mètre de hauteur, au centre de la pelouse rabougrie. Le souffle des rotors pliait les tiges clairsemées. Marc cherchait le pilote, mais son regard se heurtait aux arbres qui entouraient le terrain. L’inquiétude le gagnait aussi.


Soudain, une sorte de caisson se détacha du corps du drone et vint heurter la terre sèche sur laquelle il ricocha à plusieurs reprises. Immédiatement, le sifflement des moteurs se fit plus aigu et l’engin repartit à la verticale jusqu’à devenir presque invisible. Après une dernière rotation, il reprit une trajectoire horizontale et disparut au-dessus de la villa, de là où il était arrivé.


Marc oscillait entre la colère pour ce qu’il considérait comme une intrusion et la surprise face à un évènement inconcevable il y a seulement cinq ans. La curiosité fut plus forte que la méfiance, et il s’approcha du paquet, un cube d’environ dix centimètres de côté. Une pellicule transparente recouvrait un emballage de carton brun, dont les arêtes étaient protégées par des bandes adhésives blanches rayées de rouge. Une des faces laissait apparaître en grosses lettres l’adresse de la villa ainsi que ses coordonnées GPS.


Marc se saisit du paquet. Il fut immédiatement saisi par sa légèreté. Il s’interrogea quelques secondes avant de se décider à l’ouvrir, doutant d’en être le destinataire. Mais l’adresse ne laissait aucun doute. La pellicule résistait, et il dut utiliser un couteau pour la fendre sur la table de la terrasse, face à Paula, tout aussi curieuse.


Le paquet ne contenait qu’une simple feuille de papier épais pliée en deux portant un texte en gros caractères d’impression :

« Chaque jour que Dieu fait est une bénédiction

Puisqu’il me donne la joie de vous voir.

Vivement la semaine à venir. »


Et c’était signé « Moi ». Marc et Paula se regardèrent :



Le paquet et son contenu rejoignirent un tiroir dans le meuble d’entrée, antichambre des objets sans intérêt qui finiront un jour dans une benne à ordures.


Deux heures et trois cocktails plus tard, le couple avait oublié la livraison spectaculaire du paquet et s’interrogeait sur le restaurant où ils termineraient leur week-end.


* * *


Le dimanche suivant, la canicule n’avait pas faibli, mais les prémices de son déclin se multipliaient. L’horizon était ourlé d’une barre sombre montant au fond de la propriété, zébrée d’éclairs sporadiques accompagnés de roulements de tonnerre encore faibles mais continus. Marc et Paula avaient mis à l’abri le mobilier de jardin et profitaient des derniers moments de calme en se laissant porter par les eaux claires de la piscine. Soudain, le sifflement caractéristique du drone se fit entendre et s’amplifia. L’engin fusa très bas au-dessus du toit de la villa, survola la piscine et vint se positionner à l’aplomb de la pelouse, comme la semaine précédente.



Avant même que son mari réponde, le drone s’était approché du sol et un nouveau cube brun roulait sur le gazon desséché. L’engin disparut immédiatement dans un sifflement strident, comme aspiré par les nuages menaçants.

Marc et Paula sortirent à regret de la fraîcheur de l’eau. Armé d’un couteau, Marc s’attaqua aux protections du paquet, strictement identique au précédent. Même adresse, même pellicule transparente et même feuillet plié en deux.

Paula vit le visage de Marc se durcir alors qu’il dépliait le papier :



Paula prononça lentement les trois phrases :

« Cette semaine a été fascinante pour moi. Nous avons enfin pu nous toucher.

Ce contact a été un ravissement, et j’ai compris qu’il en a été de même pour vous.

Que nous réserve la semaine à venir ?

Moi »



D’une voix sourde, Marc répondit :



Paula le regardait, ébahie :



La colère de Marc monta d’un ton :



Sa fureur monta d’un cran. Non seulement son mari l’accusait de vouloir le tromper, mais si elle devait accorder du crédit à ce papier, la charge était contre lui.



D’un revers de la main, Marc projeta le léger paquet contre le mur avant de s’engouffrer dans l’escalier qui menait à son bureau avec vue sur la piscine. L’orage s’était enfin abattu sur la région et la surface de l’eau, martelée d’énormes gouttes, renvoyait à intervalles réguliers les zébrures bleutées des éclairs. Au-delà de sa colère, une énorme déception avait envahi Marc qui n’avait jusque-là jamais eu le moindre doute sur la fidélité de sa femme.


* * *


Les jours qui suivirent furent épouvantables. Paula voulait se convaincre que tout cela était un malentendu, que cette affaire de paquets n’était qu’une mauvaise blague, mais rien dans l’attitude fermée de Marc ne l’incitait à la mansuétude. Elle avait essayé de lui expliquer que le plus important était de trouver l’origine et les motivations de l’expéditeur, mais Marc restait convaincu qu’il s’agissait d’un amoureux de Paula.


* * *


Le lendemain, Paula pénétra dans l’amphi où l’attendaient cent-cinquante étudiants, impatients de la parole de cette professeure unanimement reconnue par ses pairs. Son esprit était ailleurs. Pourtant, elle devait se concentrer sur « Les perturbations sociales liées aux progrès de l’intelligence artificielle », un sujet sur lequel elle était attendue à moins de deux mois des examens de fin d’année. Son attention était portée sur les visages studieux face à elle. Les messages du drone venaient-ils de l’un d’eux ? Avait-elle involontairement laissé supposer à l’un d’eux qu’elle partageait une attirance particulière ? Non, elle en était convaincue, mais elle ne pouvait être certaine de ne pas avoir manifesté une désinvolture coupable à un moment ou à un autre. À la fin de chaque cours, l’estrade était envahie par ceux qui cherchaient qui une précision, qui une faveur, qui un rendez-vous qu’elle n’accordait que rarement, le plus souvent pour régler une situation personnelle difficile. Cette année, ces sollicitations étaient plus nombreuses qu’à l’accoutumée. Paula avait voulu donner la priorité aux oraux en imposant aux étudiants un exercice pratique de sociologie comportementale qui ouvrirait leurs esprits aux faits plus qu’aux théories. Face à la nouveauté, beaucoup d’entre eux tentaient en fin de cours de récupérer quelques idées bienvenues.


Son regard se reporta sur la masse studieuse. Rien ne la distinguait des semaines précédentes. Pas de geste inhabituel, pas de comportement suspect, rien que de l’attention. Portée par son sujet, Paula réussit à s’extraire de ses soucis, et la fin du cours arriva sans qu’elle en ait ressenti la durée. Après qu’elle eût terminé, une vingtaine d’étudiants vint l’entourer, curieux des précisions qu’elle leur apporterait. Tous étaient proches, la frôlant parfois. Rarement, elle supposait une main glissant sans insister sur ses fesses, aujourd’hui protégées par un fin pantalon de coton clair, mais rien qui méritât l’attention.


Très vite, elle s’extirpa du groupe pour rejoindre son bureau, dans la partie ancienne de l’université. Elle s’y attardait souvent, savourant la sensation qu’avaient connue tous ses prédécesseurs depuis trois siècles. Elle le quitta encore plus tard que d’habitude, peu désireuse de retrouver un mari dont elle se persuadait peu à peu qu’il était le coupable désigné dans les lettres du drone.


De son côté, Marc ne décolérait pas. Lui aussi était rentré tard après avoir dîné d’un sandwich acheté à une baraque près de ses bureaux du 15ème arrondissement. L’attention inhabituelle qu’il avait portée au comportement de ses collaborateurs – en majorité de jolies jeunes femmes recrutées pour leur entregent dans ce domaine très relationnel – l’avait renforcé dans sa conviction que Paula était coupable. Il avait envisagé quelques instants une mauvaise blague, mais il ne pouvait imaginer une telle stupidité. Non, celui qui faisait cela avait un but : le séparer de Paula en mettant au grand jour leur relation pour mieux la prendre. Il pensa un instant jouer les indifférents pour contrecarrer un plan aussi machiavélique, mais le ressentiment prenait le dessus. Il lui laisserait une chance : si Paula avouait sa faute et renvoyait l’intrus, il était prêt à pardonner. Mais cette mansuétude ne durerait pas.


* * *


L’ambiance était délétère. Paula et Marc évitaient la villa et ne s’y retrouvaient qu’à de rares moments ponctués d’invectives et de reproches, convaincus de la perversité de l’autre. Le temps s’en mêlait aussi : faisant suite à plusieurs jours maussades, la journée du dimanche débuta sous une pluie d’été, chaude, morne et collante, incongrue au regard du calendrier.


Après le déjeuner au cours duquel moins de dix mots furent échangés, Paula s’enferma dans son petit bureau au sous-sol pour préparer les examens de fin d’année. Marc, avachi sur le canapé de cuir blanc face à l’immense écran de télévision, suivait sans y accorder grand intérêt une compétition automobile qui se déroulait à des milliers de kilomètres sous un soleil de rêve. Des trombes d’eau battaient les grandes baies vitrées, limitant la visibilité à quelques mètres.


Enfin, les nuages se déchirèrent et un reflet sur l’eau de la piscine donna le signal du retour d’un vrai temps d’été. Marc sursauta : un paquet brun aux arêtes blanches et rouges se détachait au milieu de la pelouse qui avait un peu reverdi. Le drone avait bravé les éléments déchaînés et rempli sa mission. Les bruits de ruissellement avaient absorbé le chuintement des rotors. Marc se précipita et entreprit d’ouvrir le paquet avant même d’avoir rejoint la terrasse. Du cube déchiré, il sortit la même feuille pliée en deux, couverte des mêmes caractères :

« Enfin notre relation a pris le tournant que j’attendais.

Nos mots, nos gestes, nos sensations ont décuplé mes rêves les plus fous.

Notre extase fut parfaite. Plus rien ne s’oppose à l’avenir.

La fin de ce mois sera une apothéose : je l’espère et la redoute à la fois.

Moi »

Hébété par tant d’arrogance, il hurla :



Elle ne pouvait se soustraire à la scène qu’elle redoutait.



Les mots lui brûlaient la rétine, mais elle trouva la force de se rebeller :



Marc rougit et se leva violemment ; Paula redouta un instant qu’il la frappe. Il se contenta de hurler :



L’argument se tenait.



Marc monta à l’étage pour entasser dans une valise deux costumes et quelques chemises. Il ramassa sans les classer ses documents dans une pochette et y ajouta son ordinateur. Dix minutes plus tard, Paula perçut le feulement des six cylindres de sa BMW et qu’il fit hurler en passant le portail dans un ultime geste de défi.


Seule, Paula ne put retenir ses larmes. Comment étaient-ils passés en quelques semaines d’un couple envié de leurs amis à ces deux êtres déchirés ? Elle ne pouvait croire que quelques mots germés à l’engrais du doute avaient produit ces pousses venimeuses. Et pourtant… Pour elle, Marc était de toute évidence au cœur de cet imbroglio, mais peut-être pas aussi fautif que le laissaient supposer les messages. Sa connaissance académique des comportements lui était de peu d’utilité, mais une petite musique lui susurrait qu’il n’avait pas l’attitude d’un coupable et qu’il était sincère quand il la croyait fautive. Mais elle ne voyait pas comment arrêter l’emballement de la machine à détruire.


Marc était parti et elle avait peur, seule dans cette maison de verre. Elle frissonna. Si le mystérieux corbeau attendait qu’ils soient seuls, l’un ou l’autre, pour mieux les éliminer ? Le jour baissait, et les ombres familières du jardin devenaient autant d’agresseurs potentiels. Elle devait partir immédiatement. Elle dégagea en quelques secondes le grand sac qu’elle utilisait lors de ses voyages en terres lointaines, le remplit sans cohérence de plusieurs tenues, ajouta une paire de chaussures et quelques accessoires de toilette raflés sur la tablette des lavabos. Elle récupéra au passage son ordinateur et la pile de copies qui attendaient ses corrections. Quelques instants plus tard, la petite Fiat prenait le chemin de la BMW, laissant derrière elle la belle villa où ne brillait aucune lueur.


Après avoir vérifié dix fois qu’elle n’était pas suivie, Paula attendit d’avoir rejoint le parking d’une station-service sur l’autoroute de l’Ouest pour se préoccuper de se prochaine nuit. La consultation de plusieurs sites de réservation en ligne lui confirma qu’en ce chaud début d’été, la plupart des établissements affichaient complets. Elle finit par dénicher une chambre à proximité de l’université dans un hôtel dont elle n’avait jamais entendu parler. À son arrivée, elle comprit pourquoi : le prix exorbitant face aux modestes prestations avait de quoi décourager professeurs et étudiants de passage. Elle soupçonna même que sa finalité la plus habituelle avait peu de rapport avec le sommeil, mais n’en trouva aucune preuve.


La chambre était petite, mais propre, les meubles anciens malcommodes. Une table-bureau et une connexion internet de bonne qualité répondaient à sa seule attente du moment : se plonger dans le travail et oublier la descente aux enfers qui engloutissait sa vie. Après avoir grignoté sans envie le sandwich acheté à la station d’autoroute et réparti le contenu de son sac dans les tiroirs de la commode, elle s’immergea dans le travail. L’époque était la plus chargée de l’année : outre les dernières copies de partiels à corriger, elle devait préparer les sujets des dernières épreuves écrites. Elle ne parvenait pas à progresser et finit par s’endormir à deux heures du matin, laissant le cours du lendemain inachevé.


* * *


Marc rejoignit Strasbourg vers midi après avoir passé la nuit dans un hôtel à mi-parcours. Conscient de l’impossibilité d’utiliser la BMW dans l’agglomération qui avait banni depuis longtemps les automobiles du centre-ville, il la gara dans un parking aérien à proximité de la gare avant de rejoindre son hôtel sur la place. Il erra ensuite longtemps dans les agréables rues de vieille ville avant de dîner sur la terrasse d’un restaurant traditionnel. Une excellente choucroute et trois bières ne suffirent pas à dissiper l’incompréhension qui le submergeait. Qu’attendait Paula ? Pourquoi cette mise en scène ? Il se targuait de bien la connaître : elle n’avait certainement pas souhaité cette issue, mais son refus de reconnaître la situation révélée par le drone l’enrageait plus que tout. Comment pardonner une évidence que l’autre refuse d’admettre ? Si Paula ne changeait pas d’arguments, leur mariage serait terminé.


Tout à ses pensées devant la bière de trop au bar de son hôtel, il remarqua tardivement la jeune femme brune qui s’était installée à quelques mètres, une des participantes au symposium du lendemain déjà croisée à plusieurs reprises en d’autres lieux. Elle le salua et lui proposa d’échanger quelques mots. Il ne parla presque pas, mais le monologue de la jeune femme lui procura un semblant de bien-être. La musique de sa voix douce avait éclipsé pour un temps la rage des échanges avec Paula. Comme il titubait un peu quand il se leva, elle le reconduisit à la porte de sa chambre avant de rejoindre la sienne quelques mètres plus loin.


* * *


Paula, en proie au même cauchemar, se noyait dans le travail. Elle devait assurer ses derniers cours et organiser les présentations orales des projets pratiques : cent-cinquante élèves répartis en groupes de quatre à auditionner sur deux jours. Son abnégation eut un effet positif ; le jeudi, tout était prêt : réservation de la salle, constitution du jury, accord avec ses collègues sur les critères de notation.


Il lui restait un dernier cours, en fin de journée. L’auditoire était moins nombreux qu’à l’accoutumée, beaucoup d’étudiants préférant se préparer chez eux aux épreuves de la semaine à venir. L’heure et demie passa facilement. Une vingtaine de jeunes vint la rejoindre au pupitre pour recueillir des précisions sur les thèmes qu’elle venait de développer, d’autres pour décrocher quelques précieuses informations sur les sujets d’examen, en pure perte. De son côté, Paula était toujours attentive à l’indice qui laisserait supposer que l’envoi des drones était le fait d’un étudiant malfaisant, sans succès. Cette fin d’année universitaire baignait dans la routine, en contradiction avec le naufrage de sa vie personnelle.


Elle avait rangé ses documents dans sa sacoche et s’apprêtait à quitter le vieil hémicycle et ses bancs vernis quand elle le vit. Un jeune homme avait attendu le départ des autres étudiants avant de s’approcher du pupitre. C’était un garçon discret et attentif, très présent, toujours installé sur le côté droit, souvent seul. Blond, de taille moyenne, un visage sympathique mais sans détail saillant à part ses yeux bleus et tombants qui lui donnaient un air mélancolique. Il était vêtu d’un jean et d’une chemise blanche, et portait une vieille sacoche de cuir.



Il sembla hésiter, partagé entre timidité et détermination.



Un nouveau silence, au cours duquel le jeune homme planta son regard triste dans les yeux de Paula.



Paula était estomaquée par tant d’audace mais savait qu’il avait raison. Jamais elle n’aurait imaginé que c’était aussi visible, persuadée que son expérience masquait sa détresse. Elle avait tout faux. Elle se défendit :



Le jeune homme recula et sembla se tasser un peu.



Des sentiments contradictoires s’agitaient dans l’esprit de Paula. Que voulait cet étudiant anonyme ? Se pouvait-il qu’il ait un lien avec les messages ? Elle le trouvait touchant dans son humilité et dans l’attention qu’il lui portait. Mais peut-être n’était-ce que de faux-semblants ? Il y avait un moyen pour le savoir.



Puis il ajouta :



Pendant la demi-heure que dura le trajet, Paula, collée à l’étudiant dont elle ressentait les moindres mouvements, se demanda si elle n’était pas devenue folle mais n’envisagea jamais de renoncer. À destination, elle choisit une table dans un recoin au fond de la salle vide d’une brasserie dont les tables en terrasse étaient bondées. Elle commanda un cocktail sans alcool : elle devait garder la tête froide. Il fit de même. Dès que le serveur se fut éloigné, elle prit l’initiative :



Il avait avancé ses deux mains sur la table ; elles touchaient presque celles de sa professeure. Elle resta strictement immobile.



Le garçon se redressa et la fixa du regard, comme soufflé par la question.



Il l’observait comme si elle était devenue folle.



Paula le regarda longuement ; elle le trouva beau. Elle était surprise qu’un physique aussi banal, que des phrases aussi éculées puissent transporter une telle conviction jusqu’au fond de son âme. Il ne pouvait avoir de lien avec la perversion des messages du drone. Elle avança les mains et toucha celles du jeune homme. Il les recula avant de les saisir sans rien dire. Le moment dura longtemps, très longtemps. Soudain, tout bas, il demanda :



Paula ne répondit pas mais se leva en serrant une main du jeune homme dans la sienne. Elle ne savait pas si elle faisait la plus grosse bêtise de sa vie ou si elle commençait à panser ses plaies. Dans un état second, elle se retrouva au sixième étage d’un immeuble ancien du Marais, une modeste chambre en soupente éclairée par un vasistas offrant une vue sur des toits de tuiles grises derrière lesquels se dressait le sommet de la colonne de la Bastille. Le mobilier était modeste : une armoire en faux bois montée sur place, un grand lit niché dans la partie basse de la pièce. Une planche posée sur des tréteaux sur laquelle trônait un ordinateur portable de dernière génération faisait office de bureau. Une étagère faite de planches reposant sur des briques regorgeait d’ouvrages de sociologie et de bandes dessinées. Le papier peint délavé disparaissait sous des affiches de concerts de groupes des années 80 disparus depuis longtemps.


Le jeune homme, dont Paula s’était soudain souvenu qu’il se prénommait Bastien, semblait aussi perdu qu’elle. Il remplit deux verres de vin blanc d’une bouteille déjà ouverte qu’il disposa sur la table. Il prit finalement la parole :



Elle était debout, face à lui, ce verre de mauvais vin dans la main. Bastien se décida enfin :



Paula fit glisser de ses épaules le vêtement de cuir fin qui se retrouva sur le parquet de bois brut. Bastien s’approcha doucement.



Ses mains semblaient hésiter. Enfin elles s’approchèrent et se saisirent de la boucle de la ceinture du pantalon qu’elles ouvrirent. La fermeture s’abaissa. Paula songea qu’elle aurait dû porter une tenue plus élégante, mais comment aurait-elle pu imaginer un tel moment ? Le pantalon tomba à ses chevilles. Son chemisier court découvrait son ventre et une petite culotte noire. Bastien se baissa, et après avoir vérifié d’un regard l’approbation de Paula, la fit glisser doucement le long de ses cuisses.


Paula ferma les yeux. Son intimité était toute à la vue du jeune étudiant. La toison brune ne masquait pas la fente, dont elle savait qu’elle portait les marques de son trouble. Le chemisier rejoignit le blouson, suivi du soutien-gorge noir. Elle aurait aimé que ses tétons bruns aient été moins dressés pour masquer l’émotion que la situation lui procurait, mais elle ne se contrôlait plus. Bastien s’était encore approché, et de ses deux mains il explorait ce corps comme il ne l’avait jamais espéré. Ses doigts fouillaient délicatement le moindre repli de peau de la jeune femme, parfois au-delà de ce que sa pudeur lui dictait. Alors elle se mordait les lèvres et ne disait rien.


Enfin elle reprit l’initiative et débarrassa le jeune homme de ses vêtements. À son tour, il fut nu, le sexe dressé. Il était plus petit qu’elle, et cela ajoutait à l’envie qu’elle avait de le satisfaire. Elle approcha simplement son ventre, en une pression lente et régulière. Soudain, les yeux du jeune homme s’ouvrirent un peu plus alors qu’un léger râle s’échappait de ses lèvres. À plusieurs reprises, le liquide chaud se répandit sur le ventre de Paula, jusqu’à ses seins. Combien il avait dû attendre et combien elle était heureuse de le satisfaire ainsi ! Elle l’entraîna elle-même sur le lit puis elle s’allongea jusqu’à ce que ses formes épousent celles du jeune homme qui se laissait faire sans rien dire.

Elle allait essayer de lui offrir le moment inoubliable qu’il avait rêvé.

Plus, peut-être.


* * *


Des heures plus tard, le ciel d’été commençait à pointer à travers le vasistas. Paula devait partir. Bastien la regarda s’habiller, le visage comblé et heureux. Ils avaient beaucoup fait cette nuit – des choses inimaginables – et peu parlé. La vie reprenait le dessus. Paula prit par les épaules le jeune homme étendu nu sur le lit, et lui parla doucement :



Bastien se redressa, son regard triste se muant en une expression d’intense étonnement.



Paula posa une dernière fois ses lèvres sur celles du jeune homme et quitta précipitamment la petite chambre. Elle aussi avait eu sa part de rêve.


Dans le taxi qui la ramenait à son hôtel, une crise de larmes la saisit. Le week-end approchait. Elle devait rentrer à la villa des Yvelines et affronter la folie destructrice de Marc. Cette nuit, qu’elle garderait enfouie dans un coin de son cœur, lui donnerait la force de résister.


* * *


De son côté, dans sa chambre d’hôtel, Marc faisait le point de la semaine, rejetant avec peine tout ce qui le liait avec Paula. Les cinq jours passés à Strasbourg avaient dépassé ses meilleurs espoirs pour ses affaires. Le symposium lui avait permis de s’informer sur de nouvelles technologies qui lui permettraient d’accroître encore sa clientèle. Un dîner offert par un think tank dans les salons du Parlement européen avait été l’occasion de rencontrer les députés compétents dans son domaine, et surtout de se mettre en relation avec ses homologues européens. Il allait passer des accords avec plusieurs d’entre eux afin d’étendre le champ d’activité de son agence hors de France. Enfin, il avait offert à ces futurs partenaires un somptueux dîner au premier étage d’une grande brasserie traditionnelle, d’où ils pouvaient admirer la superbe cathédrale illuminée. Tous n’avaient pas également profité du spectacle car la bière avait coulé à flots. L’ambiance avait même relégué au second plan pour quelques heures ses sombres pensées. Il avait invité Tanya, sa jeune collègue brune retrouvée au bar de son hôtel, dont il appréciait les méthodes et l’engagement. Il devinait qu’elle deviendrait un jour sa plus sérieuse concurrente. Il ne doutait pas qu’elle allait faire des merveilles auprès des Suisses et des Italiens qui n’avaient cessé de l’approcher.


Après ces succès, allongé sur son lit, Marc était déprimé. Le lendemain, il devait repartir pour la villa où il retrouverait Paula. Qu’aurait-il encore à lui dire ? Il classait les cartes de visite qu’il avait reçues quand il crut percevoir plusieurs coups légers frappés à sa porte. Il l’ouvrit, découvrant dans la pénombre du couloir une fine silhouette féminine. Il reconnut Tanya qui souriait, un peu hésitante :



À mille lieues de ces considérations, Marc hésitait, surpris et silencieux.



Il la retint doucement par le coude.



Marc désigna les fauteuils installés autour de la petite table basse, face à la place où l’animation ne faiblissait jamais. À ce moment, Tanya ne correspondait en rien à l’image qu’il s’en était faite. Elle avait troqué ses élégants tailleurs-pantalons noirs dont elle avait fait son uniforme durant la semaine pour une courte robe de coton blanc toute simple, marquée par les pointes de ses seins libérés de toute autre protection. Son visage apparaissait nu, débarrassé du maquillage qui contribuait à sa froideur en affaires. Elle avait replié ses jambes sous elle, dévoilant ses cuisses fines et un petit triangle blanc.



Soudain, Marc sentit un doute monter en lui. C’était la première fois qu’une jeune femme lui rendait visite à deux heures du matin dans sa chambre d’hôtel. Et justement au moment où il se sentait trahi.



Marc plongea son regard dans celui de Tanya, attentif au moindre signe.



La surprise qui se dessina sur le visage de Tanya lui apparut si sincère que Marc eut immédiatement le sentiment que la jeune femme n’était pour rien dans l’envoi des messages. Il insista toutefois :



La réaction de Tanya ne pouvait être feinte, partagée entre compassion et incompréhension.



Leurs deux corps se rapprochèrent, et ils restèrent longtemps debout, presque soudés l’un à l’autre. Le parfum de la jeune femme enivrait Marc qui pensait avoir perdu le goût de ces plaisirs. Presque naturellement, il remonta la légère robe, découvrant les fesses fermes et fines. Tanya acheva elle-même le mouvement et le tissu vint reposer sur la petite table, suivi par la petite culotte. Marc s’éloigna pour admirer ce corps jeune, dont il devinait qu’il était l’un des instruments de réussite de la jeune femme. Le contraste de la chevelure et de la toison, si brunes, que la peau claire portait à son paroxysme, était saisissant. Elle s’allongea, ne cachant rien de son intimité pendant qu’il se dévêtait rapidement.

Durant de longues heures, Marc s’enivra de ce corps offert sans retenue alors que la jeune femme s’attachait à satisfaire tous les désirs de cet amant d’un soir.


La lumière du matin les surprit. Marc insista pour la garder longtemps près de lui et incruster dans son esprit chaque seconde de ce bonheur inattendu.


* * *


Quand Paula franchit le portail de la villa le vendredi en fin d’après-midi, la BMW de Marc était là. Elle s’était arrêtée chez un traiteur pour essayer de donner à la soirée un semblant de normalité, sans grand espoir. De fait, Marc la salua à peine et la conversation se réduisit à quelques échanges lapidaires. La nuit n’apporta rien de plus, chacun restant confiné au plus près de sa bordure de lit, l’esprit perdu dans les courts moments de plaisirs extraconjugaux de la semaine.


Le samedi fut tout aussi morne, tous deux s’attachant à traiter des dossiers qui pouvaient parfaitement attendre. La journée du dimanche serait tendue. Sans qu’ils l’aient évoqué entre eux, les esprits de Marc et Paula étaient focalisés sur la même interrogation : le drone allait-il à nouveau apporter son lot de sous-entendus ? Dans quel but, puisque le couple était déjà défait ? Ils n’aspiraient désormais qu’à une seule chose : qu’il désigne clairement la cible des messages, et que le fautif soit mis face à ses responsabilités. Convaincus qu’il s’agissait de l’autre, Marc et Paula espéraient identiquement l’issue qui leur permettrait de rompre leur couple sans remords.


Les pluies avaient revigoré la pelouse qui arborait maintenant un joli camaïeu de vert et de brun. Sans s’être concertés, ils s’installèrent sur les transats, chacun d’un côté de la piscine, dans l’attente du vrombissement des moteurs électriques. En vain. Le crépuscule les surprit, épuisés d’attente et de silence.


Alors qu’ils se nourrissaient sur la terrasse d’une pizza rapidement décongelée, le ronflement tant attendu enfla soudain. Un feu orange clignotant fila par-dessus le toit puis se stabilisa au-dessus de la pelouse derrière la piscine, comme lors des passages précédents. Marc se releva brutalement pour se précipiter sur une couverture que Paula n’avait pas remarquée. Avant qu’elle puisse réagir, il en sortit un fusil qu’il chargea de deux cartouches et tira. La lueur orangée effectua deux soubresauts avant de se précipiter vers le sol en une vrille vertigineuse.



Marc saisit une torche électrique et se dirigea vers le point de chute du drone. Il reposait sur le côté, deux de ses quatre rotors s’étaient détaché et gisaient plus loin. La lueur orange clignotait encore faiblement à l’avant du corps central. Au-delà, le faisceau de la torche accrocha un cube de carton sombre bordé de rouge et de blanc. Marc s’en saisit avec rage et le rapporta sur la terrasse. Il en sortit une feuille cartonnée pliée en deux identique aux précédentes, barrée d’un message tout aussi sibyllin :

« Tout est consommé maintenant. Mon bonheur est total.

Les rotors ont remplacé les battements de l’aile du papillon.

Le tsunami dévoilera sa vérité le 28 juin.

Moi »


La haine qui divisait le couple disparut quelques instants face à ces trois lignes. Paula pleurait doucement.



Sur ce, il quitta la terrasse pour s’enfermer dans son bureau à l’étage.


* * *


Tôt le lendemain, Paula quitta la villa pour rejoindre son hôtel. Marc était toujours aussi fermé, mais aux rares mots qu’il avait prononcés elle comprit qu’il était aussi en proie à de nombreuses interrogations. Quelle qu’ait été sa faute originelle, il n’était visiblement pour rien dans le ballet des drones. Alors qui ? Une maîtresse déçue ou évincée ? Quoi qu’il en soit, elle avait eu une sorte de revanche avec le jeune étudiant et elle était prête à donner une seconde chance à leur couple. Manifestement pas lui. Elle attendait et redoutait ce 28 juin. Pourquoi ce jour ? Quelle vérité allait-il mettre à jour ? Serait-ce la fin du cauchemar ou le début d’un autre ?


* * *


Pendant deux jours, Paula s’immergea plus que jamais dans la préparation de la fin de l’année universitaire. Les oraux commencèrent dans la salle des Commissions de l’université. Pupitres et estrades de bois verni, bibliothèque surchargée d’ouvrages anciens, ambiance studieuse et feutrée. Le jury qu’elle présidait – trois éminents sociologues français et un expert anglais – était installé sur l’estrade, face aux étudiants qui présentaient leurs travaux sur un grand écran installé pour l’occasion. Ils avaient convenu que l’approche pratique du sujet voulue par Paula devait l’emporter face à la théorie. Le défilé des groupes commença dès huit heures le matin. Paula leur avait donné toute liberté de se constituer et de choisir leur sujet, et était curieuse du résultat.


Allongée sur son lit d’hôtel après un rapide dîner partagé avec ses collègues, Paula se remémorait la journée. Vingt groupes d’étudiants s’étaient exprimés, pour la majorité avec une qualité qu’elle n’attendait pas. Sa seule déception portait sur la banalité des thèmes choisis. L’impact sociologique de l’explosion des technologies de l’information et de gestion des données de masse se réduisait pour la plupart à des aspects pratiques de banque, de transports, de consommation, et négligeaient les aspects relationnels et humains.


Très vite, ces préoccupations s’effacèrent face à l’angoisse du lendemain, jour annoncé pour le dernier message du drone. Elle s’en voulait ne pas être présente au moment où il délivrerait ses dernières lignes. Même si elles ne pouvaient être plus destructrices que les précédentes, elle redoutait une issue pire encore sans savoir l’anticiper. La seule réalité était l’explosion programmée de son mariage. À moins que…


* * *


Les auditions reprirent le lendemain ; mêmes sujets, mêmes commentaires, mêmes conclusions. Soudain, Paula sursauta. Un groupe de quatre étudiants, deux filles et deux garçons s’approchait de l’estrade. Parmi eux, Bastien, toujours aussi effacé et timide, mais si touchant. Une vague de chaleur monta en elle et elle dut faire un effort pour se composer un masque d’impassibilité. Le jeune homme avait tenté sans succès d’accrocher son regard avant de le replonger vers le sol.


La présentation commença. Le groupe avait choisi de traiter le rôle du big data dans le micro-banking au profit des zones défavorisées, un sujet plutôt original, mais ils l’avaient traité trop superficiellement. Les collègues de Paula avaient la même appréciation et leurs notes étaient insuffisantes pour délivrer le précieux diplôme. Il manquait peu, et un point supplémentaire changerait tout. L’avenir de ces étudiants se jouait entre ses mains. Toute sa rigueur de professeure lui disait que l’étude ne méritait pas ce point, mais elle ne pouvait détacher de son esprit la parenthèse que Bastien lui avait apportée alors qu’elle était au plus bas.


Le jeune homme, qui avait surmonté un peu sa timidité et effectué une prestation correcte, attendait, le regard rivé au sol. Elle décida d’accorder le point fatidique. Ses collègues, habitués à plus de sévérité, se tournèrent vers elle, surpris. Pour éviter toute discussion, elle justifia immédiatement sa décision :



Les étudiants repartirent après de rapides remerciements. Le visage de Bastien s’éclaira d’un sourire auquel Paula ne répondit pas, fermant ainsi définitivement la parenthèse. Aucun de ses collègues ne perçut combien elle lutta pour contenir ses sanglots.

Les auditions se succédaient. Il n’en restait plus que deux et Paula voulait en finir. Elle avait décidé de se rendre au plus vite à la villa, malgré la crainte de s’y retrouver seule, pour découvrir ce qu’elle espérait être le dernier message du drone. Quatre étudiants s’avancèrent. À l’inverse de leurs prédécesseurs, ils marchaient avec détermination et sans hésitation vers le bureau. Paula nota aussi leurs tenues, inhabituelles dans le milieu étudiant : une élégante robe de marque pour la première jeune femme, une grande blonde sophistiquée ; un ensemble en lin pour la seconde, plus petite, dont la chevelure aux reflets vénitiens était rassemblée en chignon. Le premier garçon portait un costume bleu sombre sur une chemise claire barrée d’une sobre cravate. Seul le second, plutôt petit, répondait aux standards hipster du moment : cheveux bruns longs et mal coiffés, barbe indisciplinée, grosses lunettes et jean informe. Paula se souvenait d’eux : des étudiants brillants, toujours placés au fond à droite de l’amphithéâtre. L’assurance qu’ils dégageaient la rendit mal à l’aise. Les autres membres du jury se regardèrent avec un discret sourire amusé : combien en avaient-ils vus se présenter ainsi et repartir moins fiers ?


Paula eut un sursaut dès qu’apparut l’écran qui portait le titre de leur étude : « Comment les technologies du futur dépasseront l’impact du battement des ailes d’un papillon. De l’usage de la sociologie des données. » Les termes exacts du dernier message du drone ! Ce ne pouvait être une coïncidence. Masquant son tremblement, Paula interrompit le premier orateur, le jeune homme en cravate.



Paula était tétanisée. Elle avait devant elle ceux qui avaient détruit sa vie, et ils venaient lui expliquer comment : la perversion à l’état pur. Elle murmura à son voisin d’une voix blanche :



Mais l’expert anglais lui saisit le coude et lui glissa discrètement :



Et il ajouta à destination des étudiants :



La grande jeune femme prit la parole :



Paula avait envie de hurler. Ils l’avaient choisie elle et Marc, car ils savaient qu’elle ne pourrait rejeter l’étude sans être accusée de partialité. Elle intervint sur un ton agressif :



L’étudiant en cravate reprit la parole d’un ton parfaitement serein :



Paula se décomposa. Elle se souvenait d’un mail reçu six mois auparavant qui lui proposait de se soumettre à une expérimentation visant à étudier l’impact des nouvelles technologies sur les cellules familiales. Elle avait accepté avec enthousiasme, heureuse que les théories qu’elle développait fassent l’objet d’études pratiques. Bien évidemment, elle n’avait pas fait le lien avec les sujets des oraux distribués quelques jours plus tôt.

La seconde jeune femme continua :



Le jury semblait passionné, mais sceptique.



Le barbu sourit avec une modestie feinte. Paula, atterrée, vit défiler sur l’écran les messages du drone, des photos de ce dernier en vol, des paquets roulant sur la pelouse. Aucun détail ne permettait de remonter à la villa des Yvelines ; tout ce qui était trop précis avait été flouté. Légalement, la démarche était inattaquable.



Trois membres du jury tentèrent de prendre la parole simultanément :



L’étudiant cravaté prit la parole, fixant Paula :



Outrée par ce mépris assumé, Paula demanda :



Le jury demanda aux étudiants de se retirer afin qu’il puisse délibérer. Paula tentait de dissimuler sa rage. La démonstration était une réussite et les autres membres du jury avaient été subjugués. Elle dut accepter de délivrer aux quatre étudiants la mention qui couronnait leurs travaux.


* * *


Paula retrouva la villa des Yvelines après un trajet effectué dans un état second. Avant même pénétrer dans la maison, elle se précipita derrière la piscine. Un paquet identique aux précédents gisait à quelques mètres de l’épave du drone abattu par Marc. Le message comportait plusieurs feuillets. Ils relataient avec précision la démarche des étudiants. Il y était fait mention d’une étude sociologique indépendante et ne comportait aucun détail qui aurait permis d’identifier les auteurs. Le seul lien avec l’université était Paula, et tous savaient que son intérêt était de garder le silence.


Face à ces feuillets, elle mesurait aussi sa propre responsabilité et celle de Marc. Comment avaient-ils pu douter l’un de l’autre sur la foi de quelques lignes ambiguës ? Sur ce point, la démonstration était parfaite. Un jour, des guerres seraient déclenchées ainsi.


Elle décida d’attendre le retour de son mari pour lui parler du dernier message. Bien évidemment, elle n’évoquerait pas l’étude des étudiants, ni la nuit avec Bastien, seul rayon de soleil dans l’orage qu’elle avait traversé. Elle gardait l’espoir que la solidité passée de leur couple serait la plus forte. Elle comptait aussi sur ce qui restait de leur amour. Malgré la responsabilité qu’elle portait, il lui serait plus facile d’accepter l’oubli de ces moments d’enfer que pour Marc. Lui ne saurait jamais complètement la vérité.


Le vrombissement caractéristique de la BMW parvint à ses oreilles. Il était près de deux heures du matin. Une longue marche commençait.