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n° 18574Fiche technique10381 caractères10381
Temps de lecture estimé : 7 mn
29/09/18
Résumé:  Récit d'une violence bien trop ordinaire. Texte basé sur mes souvenirs de sapeur-pompier.
Critères:  médical uniforme humilié(e) nonéro mélo
Auteur : Bulot Galactique
Une violence trop ordinaire

Une vive chaleur sur ma joue, puis la douleur… La gifle a été si violente que je m’effondre sur le sol… J’ai encore dû dire ou faire quelque chose qu’« il ne fallait pas ».


Les coups commencent à pleuvoir ; ce n’est pas la première fois. Je me recroqueville en attendant que l’orage passe ; je voudrais pleurer mais cela fait trop longtemps que je ne pleure plus. Pourtant, si je le pouvais, les coups stopperaient… Au début, la vue des larmes l’arrêtait, puis est venue une sorte de fatalisme. La douleur est toujours là, de plus en plus vive au fil des années, mais les larmes ne viennent plus. Même après, une fois qu’il est calmé, une fois qu’il est parti rejoindre sa maîtresse et que je me retrouve seule en tête-à-tête avec mes ecchymoses et mes plaies, mes yeux restent secs alors que mon cœur hurle sa détresse.


Pourtant, ce soir quelque chose change… Du fond de mon cocon de souffrances, j’entends des voix inconnues autour de moi. Aurait-il invité des amis pour se joindre à la curée ? Non, ces voix sont différentes de celles grasses et lubriques de ses potes. Elles sont affairées, inquiètes.


Je sens des mains sur mon corps douloureux, différentes elles aussi. Différentes de celles qui me tripotaient devant tout le monde, sans que je le veuille, lors des soirées foot trop arrosées qu’il organisait à la maison. Celles-là sont bienveillantes, apaisantes ; elles ne me tripotent pas, elles me manipulent avec soin, comme si elles avaient peur de me briser davantage.


Je me sens soulevée. Une voix tout près de mon oreille me murmure des propos rassurants ; du fond de mon brouillard je l’entends me répéter inlassablement que « c’est fini… on va prendre soin de vous ». Je n’ose ouvrir les yeux de peur de faire s’évanouir dans le néant de mes rêves ces gens qui m’entourent de leur bienveillance et de leur sollicitude. Pourtant « la voix » me commande gentiment d’ouvrir les yeux si je l’entends… Je résiste… Elle insiste avec un « s’il vous plaît » plein d’une détresse contenue. Je finis par lui obéir mais n’arrive à ouvrir qu’un œil.


Un visage jeune et inquiet s’encadre devant moi. Il sourit puis se détourne et murmure quelque chose à une autre personne. Une sensation de froid sur mon bras. Le visage revient :



Une légère sensation de piqûre et le noir m’envahit.



* * *




J’émerge doucement d’un engourdissement cotonneux. Ma tête me fait mal. Pourtant je ne me souviens pas avoir trop bu. Je sens à peine mon corps. J’essaie de bouger mais je ne peux pas, mes muscles refusent de fonctionner. J’entrouvre les yeux et me retrouve face à un plafond blanc ; la pièce est dans la pénombre. J’entends quelqu’un bouger à côté de moi. Une voix douce me rassure et demande comment je me sens. Je ne réponds rien. Des bruits de pas, une porte qui s’ouvre et qui se ferme, puis le silence. Combien de temps ? De nouveau la porte, puis un visage qui se place au-dessus du mien :




* * *




Combien de temps ai-je passé ainsi, manipulée comme une marionnette par des aides-soignants, des infirmières, des médecins ?


Les jours passent ; je n’ai pas de visites. Ma famille ? Je n’en n’ai plus. Mes amis ? Ils ont tous été « éloignés » par… lui. Je ne parle toujours pas. Un psychiatre est venu me voir pour tenter de communiquer, vu que je n’ai « aucune atteinte cérébrale ». Il a été très gentil mais je ne parle toujours pas. Les personnels de l’hôpital ont pris l’habitude et me posent uniquement des questions auxquelles je peux répondre par oui ou non en remuant la tête. Quand j’ai vraiment besoin de quelque chose, j’écris sur une ardoise avec un feutre effaçable. Mes plâtres ont disparu, signe que plusieurs semaines, voire plusieurs mois ont passé, mais je n’en n’ai cure.


Un kiné vient me faire faire des exercices mais je ne vois pas l’intérêt de recommencer à bouger : pour aller où ? Dans ce lieu sordide où j’ai vécu un calvaire ? Je n’ai nulle autre part où aller. Je ne veux pas que mon corps soit réparé. Pourquoi le réparer ? Pour permettre à mon bourreau de le briser à nouveau ?



* * *




Un jour, la porte s’ouvre ; une de mes infirmières entre, un grand sourire plaqué sur son visage fatigué.



Elle s’approche de moi, une brosse à cheveux dans une main et un miroir dans l’autre.

Je détourne la tête : j’ai déjà vu mon « visage », un entrelacs de cicatrices. Certes, je ne suis pas complètement défigurée, mais ce réseau de cicatrices me rappellera désormais ad vitam æternam ce qui m’est arrivé ; alors, si je peux éviter de le croiser trop souvent dans une glace…


Elle abandonne, dépitée, mais me fait un clin d’œil quand on frappe à la porte. Elle ouvre, ignorant superbement mes folles dénégations de la tête.


L’homme qui entre n’a rien d’avenant, il est même l’austérité incarnée. Son crâne rasé, sa taille et sa masse occultent toute la porte et me font paniquer. Derrière lui, un jeune homme fluet, coiffé en bataille, entre à son tour. Mon infirmière me les présente : le lieutenant D. de la police judiciaire, et Maître L., avocat au barreau. Elle m’informe également qu’ils ont été mis au courant de mon incapacité à communiquer et agiront en conséquence.



* * *




Je sors de cet entretien épuisée, mais j’ai appris plein de choses :


1) Il ne nuira plus… à personne. Il a été victime d’un accident au cours de son interpellation.

2) Mon nom figurant sur le titre de l’appartement, et en l’absence de volonté testamentaire de « monsieur », celui-ci me revient automatiquement.

3) Ce sont mes voisins qui m’ont sauvée, non par bonté d’âme mais parce qu’ils ont été dérangés par le bruit. Ils font d’ailleurs l’objet de poursuites pour non-assistance à personne en danger à cause de leur passivité durant toutes ces années.


J’ai dû signer un nombre ahurissant de papiers, comptes rendus, actes, procès-verbaux, etc.


Alors que mes interlocuteurs prennent congé, je lève mon ardoise pour leur « demander » qui m’a prodigué les premiers soins et qui m’a amenée ici ; j’apprends que ce sont les sapeurs-pompiers du centre de secours de C., épaulés par le SMUR de l’hôpital N. Je note un « Merci » sur mon ardoise et je m’endors épuisée.



* * *




Je suis sortie de l’hôpital il y a quinze jours, deux semaines très, trop, intenses pour trouver un logement, vendre l’appartement, retourner au travail avec un mutisme, une sociophobie et une phonophobie déclarés en handicap traumatique. Je rentre le soir dans mon studio pour m’effondrer sans forces sur mon lit. Et puis un week-end, je me décide : je me rends à l’hôpital N. afin de tenter de rencontrer ces gens du SAMU qui m’ont soignée. C’est une déception : ils ne sont pas de garde, mais « on » passera mon message. Je rentre dépitée mais satisfaite d’avoir pu effectuer cette démarche, heureuse d’avoir pu surmonter ma peur de sortir pour faire autre chose que d’aller au travail.


La semaine suivante, le message a bien été passé : j’ai reçu une petite carte, signée par l’équipe qui m’a porté secours, me souhaitant un bon rétablissement. C’est un peu froid et convenu, mais ça me touche.


Les jours suivants ont été générateurs d’angoisse car j’ai décidé de rendre visite aux sapeurs-pompiers.


Le week-end arrive et, prenant mon courage à deux mains, je me rends au centre de secours. Mon dieu, que cette bâtisse est imposante ! Je sonne et manque de m’enfuir en courant ; le planton ne m’en laisse pas le temps et m’ouvre. Je lui présente ma requête grâce à ma petite ardoise qui, désormais, ne me quitte jamais. Il m’explique gentiment qu’il n’a pas le droit de me donner les informations que je demande car ils sont militaires. Il appelle ensuite un officier et lui fait part de mes attentes de pouvoir rencontrer mes sauveurs. Il raccroche et me propose de m’asseoir.


Quelques minutes plus tard quatre hommes s’approchent de moi ; je me sens toute petite, je commence à paniquer, une boule d’angoisse pure monte en moi. Alors je vois leurs sourires et je me détends.



Un par un ils s’avancent vers moi, me tendent la main, se présentent et me glissent un petit mot gentil. À la fin, je sens une grosse boule éclater dans mon ventre, je sens de l’eau ruisseler sur mes joues. Je comprends que les larmes sont revenues après tant d’années d’absence.


Mes pauvres lèvres couturées s’écartent et un mot en sort, rendu rauque par des mois de mutisme :