Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 18589Fiche technique17369 caractères17369
Temps de lecture estimé : 11 mn
09/10/18
Résumé:  Les aventures d'une jeune femme de bonne famille et d'une photographe dans un pays en guerre.
Critères:  fhhh jeunes partouze aventure
Auteur : Calpurnia            Envoi mini-message
Les visages de la guerre



De toute manière, jamais Heidi n’aurait changé d’avis. En disant cela, elle avait son air buté d’adolescente à laquelle la vie n’avait jamais rien refusé. Puis elle s’est détendue et m’a raconté une blague de son invention. Elle poursuivait son rêve, en souriant aux difficultés qu’elle résolvait au fur et à mesure.


Je pense à cette nuit de notre rencontre au moment où l’avion décolle pour nous emporter loin de Genève, ville feutrée de luxe et de paix. Lorsque nous quittons le sol, elle tient ma main fermement. Elle a toujours eu peur de tout ce qui vole. Et pourtant, son projet est autrement plus dangereux que de voyager dans un Airbus confortable qui nous éloigne des terres européennes pour en nous emmener vers une Afrique orientale aux bruits de misère, de famine et de combats sans fin. Sur mon siège, il me semble déjà entendre le son du canon et des bombardements.


Malakal ! Ce nom résonne comme un paradis exotique depuis longtemps perdu ou bien, selon l’humeur, un soleil de midi impitoyable pour nos peaux blanches. En réalité, c’est l’enfer. Son aéroport est à moitié détruit par le conflit armé qui oppose, depuis 2013, les partisans du président Salva Kiir à ceux de rival Riek Machar. L’accord d’Addis-Abeba laisse entrevoir un fragile espoir de paix. Pendant trois jours, nous sommes restées coincées à Djouba, la capitale du Soudan du Sud, à la recherche d’un transport. Un pilote privé a fini par accepter de nous emmener dans cette ville d’un peu plus de cent vingt mille habitants, malgré les risques, pour le prix d’une grosse liasse de billets verts que lui a donnée Heidi. À l’atterrissage, son Cessna hors d’âge et à l’entretien douteux a zigzagué entre les trous d’obus dont la piste était garnie, avant de se signer afin de remercier en même temps Jésus-Christ et les esprits de ses ancêtres de nous avoir sauvés. Puis il a fait le plein de kérosène et il est reparti en hâte, sans même prendre le temps d’une pause à la buvette de l’aéroport. Il nous a souhaité bonne chance, en précisant que nous en aurions bien besoin.


Il est quinze heures. Il me semble qu’on me repasse le corsage que je porte, et la sueur dégouline à grands flots de mon cou jusqu’entre mes seins. Mon sac à dos contient les précieux objectifs qui m’ont accompagnée dans mes barouds tout autour du monde, surtout dans les points chauds. Mon sixième sens du danger m’a toujours préservé du pire. En l’occurrence, je sens mal cette ville de misère où règnent les enfants-soldats que leur gouvernement ne paie que d’une manière irrégulière. Souvent, le droit de violer les femmes leur tient lieu de salaire. Nous marchons dans une rue bordée de maisons dont beaucoup sont amputées d’un étage détruit par les hostilités ; certaines façades d’hôtels qui furent luxueux du temps de la présence des Britanniques se souviennent d’une rafale de mitrailleuse.


Cependant, Heidi sourit. Il me semble que mon amie ne se sent jamais si bien que dans les lieux maudits. Quand elle m’a exposé son projet, j’en ai lâché mon Leica, heureusement retenu par une sangle autour de mon cou.

Pourtant, ce ne sont pas les zones de guerre qui me font peur. Née avec le Vietnam, inspirée par Nick Ut et sa petite fille sauvée du napalm, j’ai débuté avec la Bosnie, puis enchaîné les images sur les conflits en Irak, Afghanistan, Syrie où les reporters les plus endurcis ne vont qu’entourés d’un luxe de précautions. Mon boîtier reflex est ma seule arme, celle qui ouvre les yeux et bouscule les consciences.


Heidi a usé les jupes plissées, bien sages, de son enfance dorée sur les bancs des écoles privées les plus prestigieuses de son pays. Intelligente et travailleuse, souvent citée en exemple pour l’excellence de ses résultats, elle n’en bouillait pas moins, intérieurement, devant cet avenir tout tracé que ses parents avaient conçu pour elle : hautes études commerciales, reprise de l’entreprise familiale. Le feu de la révolte a couvé longtemps sous les serre-tête et les robes élégantes. Silencieusement. Secrètement. Elle a toujours souri, toujours été polie et respectueuse des convenances protestantes, austères, de son entourage. Jamais un pas de travers ni une seule heure de relâchement. Plus d’un fils de capitaine d’industrie, grand chirurgien ou magnat de la distribution, l’a courtisée avec assiduité, car l’enfant choyée était devenue une jeune fille d’une beauté remarquable, avec un regard lumineux qui subjuguait les cœurs masculins. Ils lui offraient des voitures de luxe, des voyages dans des îles paradisiaques. En vain : elle refusait tous les présents, et son lit demeurait inaccessible.


Seule une jeune réfugiée politique iranienne, Zaleh, était parvenue à l’attendrir. Sans excès de manifestations de tendresse ! Juste deux mains qui s’effleuraient, des regards qui se soutenaient, des sourires échangés, rien de plus. Heidi avait alors seize ans. Elle n’a pas osé briser le tabou familial de la liaison ambiguë située à la frontière de l’amitié et du saphisme. Les deux mondes étaient encore trop éloignés. Cette non-relation amoureuse la marquera profondément.


La nuit précédant la soutenance de son mémoire final, elle a calmement refermé son ordinateur portable, enfilé son manteau et ses bottes – c’était en plein hiver –, saisi son sac à main, a refermé en silence la porte de la vaste maison parentale, puis elle a marché dans la neige qui tombait autour d’elle, sans bruit, sans se retourner, pour venir se présenter à mon modeste appartement. La jeune femme prometteuse de vingt-deux ans a refusé la brillante et lucrative carrière qui était promise, déserté le domicile familial, en laissant derrière elle une lettre pour expliquer ses motivations. Elle avait vu mes photos lors d’une exposition consacrée au photojournalisme, à Genève.


Six mois ont passé, le temps d’affiner le projet qu’elle était venue me proposer en me tirant de mon lit. Pendant tout ce temps, je l’ai écoutée, sidérée par son aplomb, sa culture, la maturité de sa réflexion sur l’ordre mondial, et la richesse des arguments avec laquelle elle m’a décrit ses choix.


Maintenant, nous marchons côte à côte dans la fournaise de Malakal, au milieu d’avenues désertes, en contournant des débris tombés des façades en ruines et les voitures calcinées. Parfois, des ombres se profilent, furtives, fugitives. Deux femmes occidentales, blanches, dans cette ville en ruines : ce n’est probablement pas un événement banal. Les habitants nous observent, mais ils se cachent, se méfient. Peut-être nous considèrent-ils comme des touristes fortunées et perverses, en quête de voyeurisme et de sensations fortes. Le hangar que nous avons repéré sur les photos aériennes n’est plus qu’à un jet de pierre.


Eux aussi nous avaient repérées de loin. Ils nous attendaient dans la torpeur de l’après-midi. Eux : un groupe d’une vingtaine de jeunes hommes condamnés à l’ennui et à la misère. Anciens enfants-soldats, enrôlés de force dans l’une des deux armées, leur régiment les a peut-être abandonnés lorsqu’il n’a plus eu besoin d’eux. Illettrés, ils parlent l’arabe de Djouba, le nuer, le shilluk ou le dinka, et pour certains, quelques mots d’anglais, la langue officielle de leur pays. Le hangar qu’ils occupent est une cour des miracles où s’entasse le maigre butin de leurs pillages. Les habitants de Malakal évitent de s’approcher de ce lieu qui a été l’épicentre de violences inouïes. Pour avoir vécu le pire, ces garçons sont considérés comme des pestiférés.


Au premier contact, nous trouvons un faisceau de fusils braqués vers nous. Méfiance. Ils fouillent nos sacs et nos vêtements, afin de vérifier que nous ne possédons pas d’armes ni de matériel pour les espionner. Ils ne veulent même pas écouter nos explications, et palpent nos corps à travers nos vêtements. Ils prennent les cigarettes et les boîtes de nourriture qu’ils trouvent – de toute manière, elles leur étaient destinées. Puis ils délibèrent entre eux pour décider s’ils acceptent ou non notre présence. Apparemment, ils n’ont pas de chef susceptible de décider pour l’ensemble du groupe. Les débats durent longtemps, et pendant ce temps, nous sommes tenues sous surveillance d’un des leurs qui nous tient en joue.


L’important est d’éviter de s’énerver, de faire quoi que ce soit qui puisse les provoquer. Leur discussion est houleuse ; nous entendons les palabres ponctués d’éclats de voix. Ils pourraient bien ne pas nous faire confiance et décider de nous fusiller. Auquel cas, je ne les laisserais pas me recouvrir la tête d’un sac ni ne chercherais vainement à fuir : ils devront tirer en me regardant droit dans les yeux. J’essaie de ne pas montrer mon inquiétude à Heidi, qui reste impassible. Enfin, l’un d’eux nous dit en anglais que nous pouvons rester.


Leurs jeunes yeux ont déjà vu plus d’horreurs que tous les vieillards de Suisse réunis – à part peut-être ceux qui ont affronté la Shoah. Chaque nuit, à travers leurs cauchemars, ils se demandent comment ils ont pu survivre en traversant tant d’inhumanité. Ce qu’ils pourraient raconter dépasse l’entendement. Mais il est trop tôt pour leur poser des questions. Peu sont blessés physiquement, mais dans leur regard, la folie de la guerre a brisé leur innocence. Ceci, de par mes pérégrinations autour du monde, je suis habituée à la rencontrer. Rarement avec une telle intensité. Je prends mon boîtier, choisis un objectif, le fixe avec fébrilité. La lumière est difficile : extrême à l’extérieur, elle se découpe en zones obscures à l’intérieur du bâtiment, comme tranchées au couteau par les bordures des fenêtres selon des dessins géométriques. Je renonce à l’usage du flash. Il faut savoir me faire discrète.


L’odeur qui règne ici est particulière. Ce n’est pas celle des communautés masculines, les transpirations de testostérone des vestiaires de stade et des chambrées de casernes, mais celle de la misère mêlée à la peur. La plupart vivent presque nus, ou bien habillés des guenilles qui restent de leur uniforme. Plutôt que de poser avec ces treillis qui constituent des souvenirs douloureux, ils préfèrent se dévêtir devant nous. Ce qu’ils ont déjà fait, souvent, en présence de l’ennemi, dès que les gradés avaient le dos tourné. La guerre leur a appris qu’à défaut de posséder des vêtements civils, il vaut mieux être nu que revêtir une tenue qui trahit son camp, pour ne pas être la cible de snipers dès qu’on fait un pas en dehors du camp : ceux-ci évitent de risquer d’abattre un compatriote. Le pénis à l’air libre est un acte d’insoumission. Déserteur temporaire, un homme nu est simplement un homme, pas un partisan de X ou Y et encore moins un individu déguisé en une machine à tuer, froide et disciplinée.


Les fusils restent entassés dans un coin sombre. Certains ont une croix dorée autour du cou, souvenir d’un baptême en famille, de parents aimants, d’un temps béni d’avant l’embrasement. Mais la guerre les a toujours menacés. Depuis le départ des Britanniques en 1956, cette région n’aura connu que dix ans de calme, entre 1972 et 1983.


Heidi pose avec eux. Elle s’est mise à nue. Les garçons ont des verges tendues. Les Bull Nuers, avec leurs six scarifications rituelles sur le front, bandent sans faiblesse. Les Dinka aussi. La vie, la joie, malgré tout. Car elle est venue en premier pour cela : s’offrir à eux.


À l’intérieur du hangar, il fait une chaleur à crever. Il me faut pourtant économiser l’eau de ma gourde, parce je ne sais pas quand je pourrai l’emplir à nouveau. Par contre, Heidi ne semble pas souffrir de la température. Ils ont commencé à la caresser, doucement. Elle est leur cadeau. Elle s’offre gratuitement. Ils n’en croient pas leurs yeux hagards. Elle est venue pour eux, spécialement. De surcroît, elle est vierge. Jamais personne ne l’a déshabillée. Sauf moi, qui n’aime pas les hommes, sexuellement parlant : elle était totalement candide, et elle a voulu que je lui explique tout. Ce que j’ai fait, avec douceur, avec émerveillement. Même si je savais n’être qu’une étape sur son chemin.


Le contraste des épidermes est saisissant : la peau de leur Vénus est d’une blancheur sans pareille. Elle héberge la vie en elle, naturellement, et cette joie déborde de ses yeux de lumière bleutée. Un mètre soixante-cinq de grâce éclaire le hangar sordide. La luminosité du diamant, la nuit de l’anthracite – les deux ne sont-ils pas faits du même élément carbone lentement mûri aux profondeurs de la terre ?


L’orgie commence, d’abord lentement, puis tout s’enchaîne avec une incroyable frénésie. Heidi se donne sans retenue. Et tous prennent ce qu’elle leur offre, sans comprendre le pourquoi. Avec des préservatifs, tout de même, qu’elle a prévus en grand nombre – mon amie n’est pas suicidaire. Elle suce les phallus qui se présentent, en se laissant pénétrer par le vagin, par l’anus. Incroyable Heidi dont l’hymen saigne d’un long filet sur ses cuisses. Elle ne jouit pas, mais se délecte de chaque seconde de ce moment de fièvre sexuelle.


Les soldats perdus se répandent encore et encore. Il me semble que leur rut n’a pas de fin. Leur faim de chair était trop grande pour trouver l’apaisement d’une seule décharge. Peut-être cherchent-ils à trouver la mort dans l’épuisement de trop d’étreintes ? Non, eux aussi ont la vie en eux. Elle était nichée au fond d’eux, ils la retrouvent, malgré l’épreuve et les souvenirs qui les hantent.


Heidi ne leur donne pas seulement son corps de jeune femme, mais aussi tout l’amour emmagasiné dans une famille unie. On aurait pu parler de fille de joie, si celle expression n’avait pas été dévoyée dans un autre contexte. Petit animal plein de vie, elle communique cette vie autour d’elle. Soudain, je vois dans le viseur de mon Leica s’illuminer le regard de ces garçons, comme une renaissance. Ils se tiennent la main entre eux, vivent dans l’instant, ne comprennent pas pourquoi elle est là. Au moindre bruit inhabituel, un avion passant à basse altitude, la chute d’un morceau de tôle ou de béton parmi les ruines à cause du vent qui se lève, ils sursautent et envisagent de se cacher, par réflexe de survie.


Deux d’entre eux jouissent ensemble dans la bouche d’Heidi en se tenant la main, fraternellement. Peut-être sont-ils vraiment deux frères. Je réalise tout à coup que tous sont des déserteurs et que certains sont issus du camp gouvernemental de Salva Kiir, d’autres du mouvement populaire de libération du Soudan de Riek Machar, les deux chefs ennemis, bien à l’abri dans leurs bureaux climatisés pendant que leurs armées s’affrontent. Les slogans martiaux les ont dressés, ethnie contre ethnie. Au-delà du pouvoir politique, l’enjeu est surtout la mainmise sur les puits de pétrole.


Les champs pétrolifères ! Nous les avons survolés ce matin, et je me souviens y avoir effectué un reportage. Loin d’être une manne, le sang obscur de l’économie mondiale est un fléau pour les peuples condamnés à arracher cette substance maudite des entrailles maladives de la terre. Le fluide visqueux monte vers la surface et jaillit dans un gargouillement sinistre qui ressemble au rire d’un Moloch moderne, sans cesse plus exigeant en larmes de mères de soldats sacrifiés afin de lubrifier l’infernale mécanique des derricks, nuit et jour, sans répit, sans pitié.


Deux jours plus tard, je quitte Malakal, mes cartes mémoire remplies d’images-chocs. Sans doute trop pornographiques pour une diffusion classique ? Quoique ! Au Vietnam, en 1972, le patron de Nick Ut ne voulait surtout pas de nudité de face, et pourtant ! Heidi, après avoir su transformer des visages de guerre en visages d’amour, reste sur place. Son projet est de fonder une école afin de donner une chance aux jeunes que les combats ont laissés en déshérence de se remettre debout. Qu’il faille partir de zéro, que les moyens manquent, qu’elle n’ait que peu de connaissance de ce pays ravagé : aucune difficulté de l’effraie, aucun problème ne lui semble insurmontable, avec son éternel sourire. Ainsi la paix se reconstruit jour après jour.


Non, jamais Heidi n’aurait changé d’avis. Je ne cesse de penser à elle dans l’avion du retour. Sa folie est encore plus belle que son regard teinté d’azur et sa peau d’une pâleur à crever de désir.