n° 18612 | Fiche technique | 17673 caractères | 17673Temps de lecture estimé : 10 mn | 21/10/18 corrigé 06/06/21 |
Résumé: Une jeune étudiante se fait déflorer par Sardanapale. | ||||
Critères: fh cérébral pénétratio | ||||
Auteur : Laure Topigne Envoi mini-message |
Remarques préliminaires :
• Avant que le lecteur ne s’attelle à ce texte, je l’invite à accorder quelques minutes à la contemplation de l’un des chefs-d’œuvre de Delacroix, « La mort de Sardanapale », à en voir ou revoir l’ensemble et les détails :
(https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Mort_de_Sardanapale#/media/File:Eug%C3%A8ne_Delacroix_-_La_Mort_de_Sardanapale.jpg).
Ainsi ne perdra-t-il pas totalement son temps.
• Dans la suite, des mots comme odalisque, janissaire et cimeterre sont autant d’anachronismes. Ils feront inévitablement penser à ces scènes antiques que les classiques n’hésitaient pas à peindre dans des décors et des costumes de leur temps, faute de connaître ceux de l’époque. Jusqu’à quel point Delacroix s’inquiétait-il de cela ?
• Les deux parties qu’entrecroise cette histoire se déroulent, l’une en février 1971, l’autre aux alentours de 650 av J-C.
La fête qui célébrait la fin des premiers partiels et les huit jours de vacances qui les suivraient avait embrasé la colocation qu’elles partageaient à trois toute la soirée d’hier. On avait bu, mangé, fumé et dragué sans excès chez ces sages étudiantes qui entamaient studieusement leur cursus universitaire.
Laure, ainsi qu’à l’accoutumée, s’était tenue un peu en retrait. Sa circonspection et sa discrétion naturelles l’empêchent en effet de se montrer exubérante lors de ces tonitruantes agapes où l’on refait le monde à grands coups de gueule. Ce fut néanmoins avec un léger pincement de cœur qu’elle constata, à l’issue de ce joyeux divertissement, qu’il n’y avait qu’elle à ne pas avoir échangé le plus chaste baiser, à ne pas s’être livrée au moindre flirt. Tous ses camarades l’apprécient pourtant, l’estiment gentille, mignonne et avenante, juste peut-être un brin trop sérieuse et réservée.
Depuis ce midi, elle erre seule, en proie à une confuse indisposition, dans l’appartement déserté, même par ses colocataires. Elle qui est restée ici en vue de travailler ne parvient que très modérément à fixer son attention sur ces équations qui se regimbent et dont l’x cultive l’anonymat. Cherchant l’article consacré à Pierre Deligne dans son dictionnaire, la grande reproduction, sur la page contiguë, présentant « La mort de Sardanapale » de Delacroix la happe. Elle plonge dans cet Orient baroque qui la fascine en affrontant le rouge et le noir. Elle n’y voit pas plus de tragédie que de carnage, moins encore une diatribe de l’artiste dénonçant la domination des hommes sur les femmes dans la société bourgeoise névrotique de son époque. Elle rôde, ombre furtive et épouvantée au cœur de ce gigantesque autodafé des passions, se gavant d’odeurs et de couleurs, endossant successivement les rôles des protagonistes. Après une interminable rêverie, elle claque le dico. Ces songes l’ont un instant distraite et rassérénée autant que déconcertée. Elle regagne son bureau et ses chères équations, hélas, celles-ci restent irréductiblement rétives. Un vague malaise l’oppresse, nébuleux et indéfinissable qui lui met les nerfs en pelote. S’y mêlent une envie de pleurer sans cause et un mal-être nauséeux ; il n’y a pas si longtemps, cela s’appelait spleen, et faisait l’objet d’une… coquetterie très mode.
Elle suffoque maintenant et s’inquiète de céder à un étourdissement alors qu’elle se trouve solitaire, aujourd’hui, ici. De son siège, elle se glisse sur le lit tout proche. Elle se heurte au dictionnaire qu’elle y avait abandonné et ne peut dès lors s’empêcher d’y rejoindre l’hypnotique Sardanapale.
Elle s’assourdit des tumultes dont résonne le palais en flamme, des hennissements des chevaux affolés, des pleurs des esclaves affligés. Elle se devine piétinant de riches étoffes éparses, des trésors éparpillés. Ce sont cependant les femmes, uniques taches de lumières, qui accaparent son attention et se révèlent dérisoires colifichets immolés au caprice de celui qu’elles aimaient. Elle les présume, à son unisson, dévastées par des désirs vides de sens, s’évertue à fracturer la bulle des sentiments de la favorite éplorée, presque inconsciente, qui semble partager ses propres vertiges et gît, les bras en croix, aux pieds de son seigneur.
Et puis, inévitablement ses yeux aimantés reviennent se fixer sur cette concubine qui occupe le premier plan à droite de la scène. La tête renversée en arrière, elle perd son regard extatique vers un ciel noir de menaces. Ses narines frémissent, dilatées par les relents du carnage et ses lèvres vermeilles tremblent d’une prière avortée. Sa longue chevelure ébène, que surmonte un riche diadème, cascade en volutes ébouriffées sur une croupe voluptueuse. Nulle marque d’effroi ou de peur n’altère ce beau visage. La jeune femme est totalement dénudée et Laure, assez prude habituellement, lui envie cette audacieuse impudeur. Son corps arqué à la limite de la rupture vibre sous la traction que lui impose la serre griffue d’un farouche janissaire qui tord l’un de ses bras en le tirant dans son dos. Exécuteur des basses œuvres, l’œil luisant du feu qui a enflammé le brasier, il accomplit sa mission sans plus de regret que de remords ou de plaisir.
Laure ressent la tension extrême de la belle splendidement cabrée, de ces chairs heureuses, un brin pulpeuses, de ce ventre offert et de ces seins arrogants tendus vers son souverain effrontément indifférent. Un trouble équivoque l’envahit : elle est éperdue d’admiration pour cette ensellure magnifiquement galbée, ces reins creusés par la fougue du désir et ces fesses charnues si évocatrices des agréments de la vie, emblèmes d’une mûre beauté que sa propre jeunesse lui refuse encore.
Son inspection ensuite l’attarde sur les bijoux sonores et massifs, enchâssés de pierreries qui encerclent chevilles, bras et poignets, symboles d’une fastueuse soumission. Loin de jalouser ce précieux apparat, elle s’en émerveille, remarquant combien il rehausse la vulnérabilité et le mordoré subtil de la peau, la riche maturité de ces formes pleines.
Tout l’incite à se comparer, sinon à rivaliser, avec cette indolente inspiratrice et un mimétisme inconscient la redresse dans une posture semblable, face à l’imposant miroir qui trône au bout du lit. Bien qu’elle ne se caresse jamais, elle porte, par-dessus ses vêtements, les mains sur ses seins qui s’affermissent au point de se faire douloureux.
Rapidement, elle réalise que cette pitoyable trituration ne saura la soulager et qu’il lui faut à son tour se déshabiller si elle veut accorder ses désarrois avec ceux de son héroïne picturale. Déjà elle a enlevé son pull-over, entrouvert son chemisier et, avant même d’en achever le déboutonnage, impatiente, précipite ses doigts fébriles dans son soutien-gorge. Ce geste trop vif et leste ne la satisfait pas. Elle reporte son regard magnétisé sur la peinture, et s’arrête enfin au cimeterre qui plonge son acier froid dans la gorge distendue de l’odalisque sans que celle-ci ne se rebiffe ou n’y oppose seulement un cri. C’est Laure, médusée, qui jette une plainte perçante et, usurpant ce martyre, s’effondre la face décomposée. Elle s’affale, le dos sur la couche du souverain, hébétée par la bourrasque qui la balaye, se désespérant ne n’être sacrifiée à rien ni personne, de demeurer stérile et isolée. Il est impossible que ces braises qui la mordent, insupportables et délicieuses, finissent par l’épargner et ne se conjuguent pas à l’inextinguible incendie. Accablée de stupeur, dans une demi-torpeur, elle renonce à s’expliquer l’ardeur ténébreuse qui l’anime et la mine.
Consternée, ébahie, elle sent une main qui rampe sur son ventre, l’autre entre ses cuisses, retroussant sa jupe. Elle ne parvient à réprimer un frisson quand une onde de félicité parcourt son corps en liesse qui se convulse. L’une renforce sa caresse, l’autre s’insinue sous ceinture et élastique et s’ébaudit dans la toison juvénile qui bientôt perle d’une rosée insolite. Elle se love et se tord, exhale de faibles soupirs. À quelle exquise et luxurieuse tentation va-t-elle céder ? Laure en vient à douter de son identité ; elle est possédée par cette effulgente odalisque, sa sœur par-delà les éternités, qui s’est faite incube pour la déposséder de son libre arbitre et la précipiter, frémissante, dans un monde onirique.
On frappe. Ce doit être l’une de ses colocataires de retour plus tôt que prévu.
Non, c’est Désiré, l’ami de Margaux, un petit coq suffisant qui s’ingénie à justifier ce prénom et prétend séduire tout ce qui passe à sa portée. Elle n’a aucune sympathie pour le personnage, ne souhaite pas le voir et toute recluse dans ses songes, l’élimine de la scène. Sans prendre la mesure de son indécence, elle se contente de détourner les fouineuses de leur récréation et reste là, la jupe remontée à l’orée de sa culotte, le chemisier largement baillant.
Il s’abstient de bouger. Elle a refermé les yeux et se consume à nouveau dans le brasier de Babylone, a déjà expulsé et oublié ce fâcheux dont le rôle ne saurait, au mieux, que se réduire au hautain détachement de l’antique potentat. Elle renoue derechef avec ses hallucinations et sans même réitérer ses attouchements, s’agite en brefs soubresauts, se tortille sur le lit, comme dévorée d’un accès de fièvre, les jambes flageolantes écartées, la bouche encombrée de suffocants geignements.
Le coquelet n’en espère pas autant. Malgré quelques tentatives avortées, Laure ne figure pas à son tableau de chasse. Il ignore ce qui lui vaut cette aubaine, s’en moque, mais entend bien en profiter. Elle reconnaît la patte crochue du séide qui enveloppe son genou, identifie les doigts maladroits qui s’activent à défaire les dernières nacres de son chemisier, les seconde de ses gestes malhabiles, affolée d’une excitation qu’elle ne parvient à endiguer, car elle a hâte, dorénavant, de brandir insolemment son poitrail dénudé et sa suppliante nudité. Plus posément, elle dépouille ensuite sa gorge nubile de son ultime carcan et la libère, ferme, épanouie, radieuse comme un astre, tatouée par les triangles d’une blancheur hyaline que l’été y a dessinés et en lesquels elle voit ses veines palpiter. Elle se sent transformée en fétu incandescent pour participer à l’embrasement général. L’envie sourde qui, depuis ce matin, la ronge s’amplifie sans pour autant se faire plus intelligible et Laure suppose qu’elle devrait s’en trouver percluse de honte, tout en déplorant de ne guère subir d’autre honte que celle de n’en point éprouver. Elle implore ces câlins qui l’enflent et la vrillent à l’image de son odalisque vénérée, resplendissante et fière. Elle sait désormais qu’à son instar, elle ne quémandera aucune grâce.
La main qui grimpe dans son entrecuisse la griffe et l’allume. Écartant la cotonnade qui voile l’entrée du chaste temple, elle risque la caresse que Laure se refusait précédemment. Elle jette son bassin en avant et plaque son sexe ardent contre cette pogne outrecuidante tout en adorant l’impétueuse passion qui, dès lors, la distord. En guise d’acquiescement, elle fouette l’air de ses bras comme un fabuleux goéland qui, en vigoureux battements d’ailes, tente de se soustraire aux fureurs d’une mer déchaînée. Des vagues d’allégresse insoupçonnée galvanisent son sein et taraudent son ventre. C’est elle qui, de ses mains tremblantes, dénoue sa ceinture et soulève ses fesses pour simplifier la manœuvre qui, sans ménagement, lui arrache d’un seul mouvement jupe et culotte.
Enfin nue, délicieusement nue sans même s’être dévêtue, à la faveur de l’intercession de quelque providence impromptue. Affranchie des continences du vêtement, elle déplore toutefois l’absence des lourds bracelets qui devraient ceindre ses chevilles, enserrer cruellement ses poignets et la livrer, esclave servile de ses convoitises.
Pour la première fois, elle s’abandonne au pouvoir d’envoûtement de son propre corps qui ne lui apparaît plus simple entité charnelle aux courbes certes agréables et attrayantes, mais réceptacle sensuel, servi par la candeur de ses chairs, le satin moelleux de sa peau, torturé par la force des pulsions qui l’aiguillonnent ; son corps, aux exhalaisons de fruits mûrs et juteux, gorgé de sèves capiteuses, organe d’un plaisir encore inexploré, qu’elle subodore pourtant obscurément. Elle en tressaille de volupté, tantôt s’émerveille de tant de prometteuses douceurs, tantôt, les nerfs à vif, s’agace de leur inanité.
Alternativement, elle pince ou cajole ses tétons s’étonnant de leur texture grumeleuse et de leur turgide érection, flatte ou égratigne son ventre pour en délivrer des essaims d’émotions, masse son postérieur, insuffisamment charnu à son goût, mignote son pubis en tressant ses duvets, promène ses doigts sur un épiderme horripilé par une prodigieuse sensibilité. Jamais avant, elle n’avait remarqué l’effronterie de ses seins sans doute présentement excités par l’indifférence d’un Sardanapale impérieux, engoncé dans ses souvenirs.
Posté dans son dos, Désiré, un instant, la laisse ainsi se distraire, amusé par cet exhibitionnisme dont il se conçoit forcément l’obligatoire et unique destinataire. Il est charmé par ces transes qu’une innocente fraîcheur rend si affriolantes et que des vestiges de pudibonderie pimentent d’une enivrante sensualité. Sans imaginer combien il répond à ses attentes, le rustaud saisit son bras, le tire vers lui et la cambre. Elle repère maintenant, sans la reconnaître, la sombre figure de son tourmenteur par-dessus son épaule.
Dieu qu’elle est belle, ainsi parée de sa fragilité, virginale et pantelante, drapée dans le tendre incarnat de sa peau que relèvent le crin noir dissimulant son sexe et les mèches châtain qui chatouillent sa gorge aux aréoles juste un soupçon carminées, mais que ses désarrois dilatent et boursouflent, frêles bourgeons distillant les ferments de jubilatoires espérances. Il n’est jusqu’à sa faiblesse dont elle ne soit fière. Cette sereine asthénie qui la maintient embarrassée, gonflée d’émois, au bord de la défaillance et la pose au seuil de cette éclosion lui conférant une nouvelle maturité tout en conservant ses airs d’adolescente à peine pubère, l’empreinte vestigiale d’une délicatesse, gracile et alanguie. Son pouls s’emballe, ses artères s’enflent d’un désir pourtant toujours abstrus dont l’objet se dérobe inlassablement.
Il la renverse sur le lit. Elle pépie, paisiblement, divinement exposée, superbement vulnérable, impudique et haletante, comme une jeune maîtresse qui s’oublie totalement dans les vertiges d’une première étreinte. Ses yeux grands ouverts ne voient rien, ses sens exacerbés ne perçoivent rien si ce n’est les irradiations du bûcher de Babylone.
Un poignard brûlant la sonde, un soc ardent la pénètre puis la fouille sans égard. Elle se débat convulsivement non pour esquiver cette lame, mais l’absorber jusqu’en ses tréfonds. Un éclat douloureux la déchire, cette vacuité qui la torturait depuis longtemps s’évanouit, la boule qui irritait ses entrailles ce matin explose en feux d’artifice. Pas une plainte non, des trilles vibrants, de plus en plus vibrants presque déchirants. Confusément, elle devine qu’on lui fait l’amour et s’en réjouit. Elle sent monter une jouissance inconnue, c’est immense, sublimement dévastateur, toutes ses chairs s’embrasent, son esprit divague et elle se réduit à ses convulsions. Une délirante apothéose, un spasme effarant… enfin, déjà… un aveuglant éblouissement, la dague atteint son cœur, elle expire dans une nuit d’encre.
Ah oui, Désiré, mais que fait-il ici celui-là ? Il se penche sur elle pour prendre ses lèvres. Mauvaise idée qui lui vaut une gifle magistrale qu’il se gardera de consigner au nombre de ses trophées. Et c’est pourtant cet indécrottable crétin qui s’enorgueillira de l’avoir déflorée. Elle n’en a cure. À vrai dire, qui l’on voudra, le cygne de Léda, Quasimodo, Barbe bleue, Bel-ami, Sardanapale, son sbire, pourquoi pas Delacroix ou même le Petit Larousse, mais Désiré, assurément pas !
En définitive, ne faisons-nous pas toujours l’amour avec nos rêves plutôt que nos partenaires ?