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Temps de lecture estimé : 34 mn
03/11/18
Résumé:  Toute ressemblance avec X ou Y ne saurait être totalement fortuite... Après l'esprit se laisse guider par son instinct naturel.
Critères:  nonéro exercice -revebebe
Auteur : Jane Does      Envoi mini-message
Kukac Arrobe

Quelle gloire, quel honneur ! Il n’avait jamais réussi aussi bien. Kukac Arrobe entrait enfin dans la lumière. Il gagnait des galons. Comment pallier une vie misérable, se venger d’une société farfelue, si ce n’était en dézinguant son élite ? Et depuis quelque temps, il y parvenait à merveille. Peu importait que ses phrases ne soient ni belles ni gentilles ; sa seule source de plaisir ne pouvait plus lui échapper. Alors à coup de mots qu’il voulait, croyait spirituels, il taillait dans le vif du sujet.


Kukac n’était ni beau ni moche. Enfin c’était un type quelconque sur qui aucune femme ne se retournait vraiment lorsqu’il passait dans les rues de son Budapest natal. Il était jeune loup, fier des trois bandes de son drapeau, fier de ce qu’il était. Mais qu’était-il en fait ?


Un brave gars qui avait traversé vingt petites années étriquées d’une vie sans vraie saveur, si ce n’était celle de croire en un avenir meilleur. Mais pour cela, il aurait fallu se le forger et le travail rebutait un peu notre Kukac. Son père avait pris sa valise dès que le ventre rond de Vilma, sa mère, avait affiché un embonpoint fort peu gracieux. Il avait fui ce contenu pourtant semé avec emphase, un soir de bonne fortune.


Alors notre coq avait grandi entouré de l’affection exclusive d’une mère qui trimait du matin au soir, dans les champs, sans trop de temps pour encadrer les études de son gamin gardé par celle-ci ou celle-là de ses amies disponibles. Puis le ciel rouge de l’Est s’était entrouvert et une liberté toute nouvelle avait pour un temps séduit la paysanne. Mais le gosse, lui, restait taciturne, toujours à la limite de la violence, sinon physique, du moins verbale. Et il était toujours difficile de refaire une éducation manquée.


Oh ! Il avait bien tenté de séduire quelques jeunes filles, mais comme la plupart d’entre elles avaient un minimum de culture, au bout de quelques jours, le zigoto ne pouvait plus faire illusion. Chaque fois, il se retrouvait à la rue avec pour seul refuge les jupons amples d’une maman fatiguée. Mais pour Kukac, c’était normal, comme si le fait de vivre aux crochets de cette femme lasse était un droit inaliénable. Et si d’aventure la soupe n’était pas assez chaude, trop salée, trop ceci ou pas assez cela, la pauvresse en entendait de toutes les couleurs.


Seulement, parfois la vie rattrape durement les simplets et un matin d’octobre Vilma n’avait pas remis une bûche dans le fourneau, Vilma n’avait pas préparé le thé du petit déjeuner du seigneur Kukac. Alors ivre de rage, il s’était précipité dans la chambre de cette fainéante, bien décidé à la sermonner. Quand il avait compris que c’était vers Saint Pierre qu’il lui faudrait se tourner pour qu’elle se remue désormais, aucune larme n’était venue ternir les yeux, gris métallique, masculins.


Pour la première fois de sa vie, le type se sentait bizarrement esseulé, mais qu’à cela ne tienne, il trouverait bien ici ou là, une copine pour pleurnicher sur son épaule. Aussi vite enterrée, tout aussi rapidement oubliée Vilma n’eut pour toute prière, qu’un dédain manifeste de ce petit qui pourtant restait de son sang. Seulement voilà, des amis, il n’en avait guère et des amies encore moins. Les portes se refermaient l’une après l’autre sur un Kukac qui, du coup, allait devoir trouver un emploi. Pour manger et vivre… maman n’était plus là.




— xxxXXxxx —




Inculte sans doute, très peu lettré c’était certain, mais point idiot, finalement à force d’errer de-ci, de-là, il arrivait parfois que des routes, des destins se croisent. Le premier chemin rencontré après cette évasion maternelle irréversible avait une caboche blonde, des yeux en amande d’un vert tendre. Cette charmante enfant de vingt et un hivers était aussi russe qu’il était hongrois et répondait au prénom d’Ossia. Mais malgré plusieurs tentatives, elle ne couchait pas. Alors de guerre lasse, notre gaillard la laissait tomber très vite.


Cependant les quelques jours de cohabitation avec la belle Russe lui avait apporté quelque chose d’inespéré. Cette blonde aux seins volumineux et au derrière rebondi, si elle lui avait refusé sa couche avait par contre, fait entrer dans sa vie un outil précieux. Un ordinateur, qu’il oublia de lui rendre alors qu’elle regagnait la région de Tver sur la Volga. Elle ne referait pas un si long chemin pour le récupérer. Pas besoin de plus de deux doigts pour taper les adresses internet qui intéressaient le bonhomme.


Bien entendu, toutes avaient un rapport plus ou moins proche avec le sexe. Frustré, mais pas impuissant, il apprenait bien vite à louvoyer sur ses sites plus pornographiques qu’érotiques. Tout lui était bon pour s’enfoncer dans un onanisme pervers. Les images réveillaient ses plus bas instincts. Mais un soir, repu par quelques soulagements consécutifs, il cherchait un dérivatif à ses pensées lubriques. Et c’est ainsi qu’il tomba sur un autre genre de site.


Là, point d’images, mais bien plutôt du suggestif en d’étranges histoires plus ou moins belles à lire. Lire étant, bien entendu pour lui un bien grand mot, puisqu’il n’avait que des rudiments d’éducation. Il écrivait de la même manière qu’il lisait, c’est-à-dire fort mal. Et comme son esprit retors, le rendait presque malheureux de voir que des gens pouvaient, non seulement connaître des mots plus compliqués que ceux dont il se souvenait, et que ses lectures se faisaient en diagonale, bien sûr, ça ne pouvait pas toujours lui plaire.


Alors, imaginez sa joie quant au détour d’un forum rattaché au site de récits, il découvrit qu’il pouvait, après s’être inscrit, noter les histoires de fesses, qu’il pensait pouvoir juger. D’où une super puissance, parce que bien à l’abri de son clavier et de son écran, il pouvait enfin endosser une once de pouvoir. Il se mit donc à écraser d’une plume médiocre de pauvres auteurs, peu lui importait qu’ils soient masculins ou féminins. Tout y passait sous ses doigts gourds.


Et comme il allait de soi que ce grand sauveur de la littérature érotique méprisait les gens autant qu’il était nul… ses phrases mal construites, sans verbes ou compléments d’objet accompagnaient des notations à la louche. Notre bon Kukac donc devenait mordant, investi d’une mission quasi divine. Il ne regardait que deux lignes pour avoir déjà une idée ! Oui ? Mais laquelle ? Puis ressortait un mot d’un contexte dont il n’avait pas même saisi l’intégralité du sens. Rien n’était grave puisqu’il avait le pouvoir.


Et détruire un était finalement qui lui permettait d’exister, lui le cafard, sans vraie vie, sans amis, sans avenir non plus. Réprouvé par les femmes, ignoré par les hommes, ses seules petites joies accessibles n’avaient besoin que de deux index. Et il cassait de l’auteur à tour de poignet, dès que les siens n’étaient plus occupés à se masturber. Donc environ… deux heures par jour… et il ne lui serait pas venu à l’idée d’écrire une seule ligne, ne serait-ce que pour mesurer sa capacité à le faire. Pas si aisé finalement de vouloir retranscrire des états d’âme ou ses envies sur une feuille blanche !




— xxxXXxxx —




Aleyna était la fille d’un couple de Grecs venus s’installer à Budapest en Hongrie. De temps à autre, elle commettait quelques nouvelles, toutes plus ou moins érotiques. Elle aimait consigner son ressenti sur des choses qui l’intriguaient ou qui lui venaient tout bonnement à l’esprit. Ça allait de la bonne blague racontée par une amie au fantasme accroché à son esprit dès son réveil au petit matin. Elle prenait alors la plume et se mettait à réaliser sur le papier ou sur la page de son ordinateur ces songes ancrés dans sa mémoire.


Ensuite, écrire était toujours un plaisir. Et ce plaisir aussi pouvait se voir partager et quoi de mieux pour cela que de trouver un site sur internet pour poster ces quelques banalités toutes fraîchement sorties d’un cerveau de vingt-cinq ans ? Ceci n’était bien sûr qu’un passe-temps, car le reste du temps, elle étudiait le droit à l’université francophone de Szeged. Bonne élève, elle s’assurait de mettre tous les atouts dans sa manche pour une vie à venir plus riche, plus cultivée, que celles de ses parents restaurateurs.


Une longue chevelure ondulée, oscillant entre le noir et le brun coulait sur des épaules jeunes, quand elle n’était pas remontée sur le sommet du crâne en un chignon très classe. Cette jeune fille n’avait pas de petit ami attitré, mais ne répugnait pas à un petit flirt poussé de temps en temps, les soirées entre étudiants n’étaient pas toujours d’une sagesse exemplaire. Cependant, malgré toutes les tentatives de la gent masculine, jusque-là, Aleyna n’avait pas franchi le pas qui séparait les jeunes filles des femmes accomplies.


Elle avait hérité de ses origines helléniques cette pudeur qui la faisait s’enfuir dès que les mains de l’un ou de l’autre des garçons devenaient trop… voyageuses. De là à dire qu’elle était une oie blanche, il restait un fossé que personne n’aurait le cœur de combler. Elle pensait d’abord à ses études, et ça ne pouvait que lui être salutaire. Hormis ses petites transgressions écrites avec les bons usages, cette jeune fille semblait rangée. Et sa vie avançait aussi au rythme qu’elle seule pouvait, voulait lui donner.


Le premier site sur lequel une première nouvelle fut postée ne lui réserva pas un accueil très favorable. Peu de lecteurs, peu de retours également lui permettant de se faire une idée plus précise sur son travail. Elle ne s’en offusquait de toute façon aucunement et reprit sa frénésie d’écriture. Elle gardait toujours le même bonheur à coucher sur sa page « Word », les exploits de ses héroïnes ou de ses acteurs imaginaires. Le sexe n’avait pas toujours une place prépondérante dans ces lignes qu’elle voulait les mieux construites possible.


Puis elle devait bien se l’avouer, toutes ces histoires sorties de son cerveau lui donnaient une sorte de joie, d’envie parfois et pour ne pas mentir, il lui arrivait fréquemment de mouiller ses petites culottes en racontant les exploits fictifs de ses personnages. C’était si facile pour elle de narrer par le détail des flirts sans lendemain, et puis d’imaginer les suites que son imagination débordante laissait fleurir. Mais les partager avec des lecteurs anonymes avait aussi une sorte d’attrait. Celui du fruit défendu.


Alors quand un soir, ses yeux las par trop de navigation sur la toile pour trouver l’endroit idéal pour y poster les dernières prouesses de son Héroïne favorite, elle tomba sur un site plutôt sympa au nom de rêve d’enfant, elle en chercha dans les arcanes ardus, les mécanismes pointus pour y faire paraître sa longue diatribe. Son texte plut d’emblée à une majorité de liseurs anonymes, mais également à une poignée de grands sages aux noms prestigieux.


Encouragée par ce début prometteur, elle réitéra donc par un second texte qui reçut un accueil tout aussi chaleureux. Mais dans ce milieu comme dans tant d’autres, la réussite et la singularité apportaient leur lot de jalousie et d’ironiques critiques. Tant que ça restait dans des limites humainement supportables, notre belle jeune femme n’y voyait là qu’un support fait pour avancer et s’améliorer. Et un petit matin, comme une gifle, des commentaires à la limite du ridicule flétrirent de leurs lignes médiocres son travail.


Aleyna n’y prêtait aucune attention particulière, mais notait que le troll avait pour nom Kukac. Elle chercha donc si, d’aventure, il avait fait d’autres victimes. Et naturellement, bon nombre d’auteurs étaient les cibles privilégiées de ce personnage douteux. Elle se demanda donc, comment elle pourrait donner une bonne leçon à ce paltoquet qui se complaisait dans ses démolitions systématiques et entreprit finalement de prendre contact avec notre joyeux farfelu. Pour ce faire un système de messagerie était en place sur le site. Il lui fut donc aisé de le retrouver.


Elle entreprit donc d’écrire à ce gaillard qui persistait dans ses persiflages et ses errements médiocres autant qu’injustifiés. Il se faisait appeler « Kukac ». Le premier message envoyé n’obtint qu’une réponse évasive, mais pas parce que notre héros repoussait cette main tendue. Non ! Il n’avait pas saisi seulement deux mots de ce poulet trop sophistiqué pour son cerveau mal développé. Alors Aleyna revint à la charge. Si en plus il n’était pas capable de comprendre… toute une éducation à refaire donc ?


Elle réitéra l’opération avec cette fois des vocables plus basiques, tentant de se mettre à la portée d’un esprit aussi simple. Et l’autre ne vit dans ce retour qu’un hymne à la gloire de sa répartie pourtant douteuse. Il s’ensuivit des échanges laborieux qui amenèrent la jeune femme à donner finalement un rencart à ce malotru. Et notre rusé renard sûr de lui, plongea à pieds joints dans cette nasse tendue par la jeunette grecque. Il reçut l’invitation comme une couronne de laurier. Vainqueur enfin d’une écrivaine dont il s’était enorgueilli de casser les textes à grand renfort de phrases creuses.




— xxxXXxxx —




Donc la demoiselle Aleyna ce soir-là se préparait à se rendre à son rendez-vous. Son appartement au deuxième étage d’un immeuble neuf était confortable. Elle venait de passer un long moment sous l’eau tiède d’une douche délassante. Un petit péché que cette adoration aqueuse à laquelle elle se soumettait plus que de raison. Puis d’une garde-robe pourtant assez restreinte, elle extirpait des atours la mettant en valeur. L’autre devrait être ébloui et l’image qu’elle allait offrir d’elle se devait donc d’être impeccable.


Une paire de bas, des vrais, accrochés à un porte-jarretelles mis pour la circonstance, recouvrant une culotte faite de dentelle, le tout assorti à un soutien-gorge qui faisait pigeonner deux seins fermes, notre petite Grecque voyait son reflet dans le miroir et tout lui semblait parfait. Là-dessus, elle passa un joli chandail, qui lui également se mariait avec une jupe simple, mais sexy. Pour finir l’ensemble, un maquillage savant rehaussait l’éclat de son teint hâlé. Enfin, sur son visage, la rose de deux lèvres brillantes illuminait le tout.


Elle passait aussi une veste qui tombait bien sur ses hanches, alliant la grâce de son coloris à celui de la jupe qu’elle portait, elle termina son œuvre d’art par des escarpins vernis du plus bel effet. La glace lui renvoyait l’image d’une gravure de mode digne de figurer dans les meilleurs magazines féminins. Alors une pochette sous le bras, elle se jugea… présentable et prête à affronter le vilain massacreur de nouvelles.


Budapest la nuit était une ville européenne illuminée. Et ce samedi soir avait quelque chose d’enchanteur, comme une magie toute particulière. Le Szimpla Kert, un étonnant bar en ruine de Budapest était le lieu de rendez-vous entre ce curieux personnage et la belle Aleyna. À vingt heures trente comme prévu, elle se trouvait à une table, dans l’attente imminente de l’arrivée de ce Kukac qu’elle guettait de pied ferme.


Et chaque personnage qui entrait était filtré par des yeux en amande d’un vert menthe à l’eau. Puis alors qu’elle songeait qu’un joli lapin se profilait à l’horizon d’une soirée perdue, un type jeune, paumé fit son entrée. Pourquoi sut-elle d’emblée que ce gars-là était celui qu’elle attendait ? Aucune idée, mais c’était comme si quelque part, une alarme s’allumait dans la tête aux cheveux bruns. Celui-là venait pour elle, elle l’aurait juré et il n’avait qu’une vingtaine de minutes de retard. Alors que l’autre au fond de la salle fouillait du regard la masse grouillante des consommateurs, des gens présents qui passaient un peu de temps dans ce lieu, les yeux d’Aleyna et ce jeune mâle en pleine forme se croisaient.


Le mec leva la main et traversa prestement, louvoyant entre les tablées, dérangeant parfois le calme des couples attablés. Il arrivait droit sur la jeune femme. Et fort de sa belle gueule il avança la bouche comme pour l’embrasser. Mais la main féminine tendue stoppa net l’élan de ces lèvres qui s’attendaient à une rencontre avec une joue couleur de velours.



Aleyna s’était levée et avait traversé le café. L’autre, un instant décontenancé, n’avait rien trouvé de mieux que de lui emboîter le pas. La jeune femme fit le tour des tables où des jeunes comme elle levaient les yeux sur son passage. Dès la porte franchie, elle fila vers la station de taxis et derrière elle les bruits de pas se faisaient plus présents. Il allait la rattraper dans la rue. Un instant, elle se sentit perdue. C’était une erreur d’être ainsi partie du seul endroit où elle aurait été en sécurité. Il lui semblait déjà entendre le souffle de l’homme qui la poursuivait.


Elle stoppa net au bord d’un trottoir alors qu’un couple de l’autre côté de la rue profitait de la nuit pour s’enlacer. Les pas qui faisaient écho aux siens s’étaient tus également. La jeune femme se retourna lentement et à deux mètres d’elle, Kukac attendait.



Elle gesticulait sur le trottoir et le garçon pourtant n’avait pas fait un seul mouvement pour se rapprocher. Il restait à une distance suffisante qui aurait dû la rassurer. Puis elle parlait trop fort aussi et les amoureux sous le lampadaire en face avaient dessoudé leurs lèvres et chouffaient dans leur direction. Ils devaient flairer quelque chose d’anormal, une querelle entre jeunes gens, sans doute. Un taxi avançait lentement dans la rue. Aleyna tendit la main et la voiture s’arrêta à leur hauteur. La jeune femme s’engouffra sur le siège arrière.


Mais Kukac aussi avait croisé le trottoir et tenait la portière. D’autorité il s’installa lui aussi sur la banquette. Devant le chauffeur attendait les ordres. Il se tournait vers ce qui pour lui était un couple comme les autres.



Le garçon regardait sa compagne. Puis il ouvrit la bouche, mais pas à l’attention du chauffeur.



La jeune fille, la tête basse murmura un nom et un numéro de rue et la voiture s’ébranla doucement dans la nuit. Il n’y avait pas un long trajet à faire entre le café et la maison où résidait la belle. Il fut fait dans un silence absolu. Pas un des deux de ce couple étrange n’adressait la parole à l’autre. Il ne devait pas encore vivre ensemble songea le conducteur. Puis il se prit à penser que cette petite devait être une affaire au lit. Il se disait aussi que de toute façon, ce n’était pas la sienne d’affaire, du moment qu’ils payaient la course.


C’était Aleyna qui régla le voyage. Et le type au volant les regarda un court instant alors qu’il reprenait la route. Il souhaita mentalement bien du bonheur à ce jeune gaillard. Une poulette comme ça devait avoir du tempérament et mon Dieu… tant mieux pour ce garçon ! Pourtant en face l’un de l’autre les deux jeunes ne trouvaient plus de mots. Elle voulait partir, le planter là, mais il s’accrochait. Elle tournait en rond, refusant de lui montrer où elle résidait. Lui imperturbable la suivait. Elle prenait de plus en plus peur.



Il venait de faire mine d’avancer sa figure vers la jeune femme. Elle recula d’un pas en oubliant que le trottoir n’était pas à la hauteur de la chaussée. Elle chuta lourdement sur celle-ci dans un grand cri de peur. L’autre n’hésitait pourtant plus. Il se précipitait vers elle.



Aleyna venait de se mettre assise et sa courte jupe sur ses cuisses relevée, elle savait bien que d’où il se trouvait, le type agenouillé devait voir… Elle fit un effort pour se remettre sur ses pieds. Mais sa cheville gauche lui faisait horriblement mal. Mince alors ! À moins de cinquante mètres de chez elle ! Elle se demanda comment elle allait faire cette pourtant si courte distance. Elle tenta un pas, mais la douleur était insupportable. Alors assise sur le bord du trottoir, elle eut envie de pleurer.



Elle avait posé sa main sur sa cheville et Kukac se mit en devoir de tripoter cette partie de la jambe.



Il la regardait, et elle grimaçait. Alors il lui tendit la main et sans trop savoir pourquoi, elle s’accrocha à celle-ci. Les mètres devaient bien avoir grandi de plusieurs dizaines de centimètres. Elle serrait les mâchoires et l’autre la soutenait. À cloche-pied elle arriva enfin chez elle. L’autre dans l’entrée ne faisait que regarder autour de lui. Tout était bien rangé, bien en ordre dans cet endroit où nul homme ne devait jamais entrer. Un ordonnancement de fille, ça se sentait et étonnait Kukac.


Il la fit asseoir sur une chaise à l’assise recouverte d’une paille qui ressemblait à de la vraie. Puis il fit le tour des yeux de sa minuscule cuisine, à la recherche d’un objet, suffisamment long et fin. Il saisissait alors une cuillère à soupe et lui tendit celle-ci.



Curieusement elle ouvrit les lèvres et la main qui tenait le morceau de métal lui colla en travers du bec le couvert. Puis il s’agenouilla devant elle. Il se saisit de sa jambe, bien au-dessus de la cheville, histoire de ne pas lui faire trop mal. Et il leva cette guibolle plutôt bien foutue.



Un bruit bizarre venait de se faire entendre et le bout de métal dans la bouche n’avait pas suffi à arrêter la douleur, mais le cri de bête blessée qui aurait dû accompagner cette souffrance, avait lui, été à demi bloqué. Elle respirait plus fortement, mais lentement son pied revenait à une morsure douloureuse moins violente. Doucement la jeune femme laissait redescendre sa patte. Le pied reprenant contact précautionneusement avec le sol. Et il avait raison ! Ce n’était pas parfait, mais elle pouvait à nouveau marcher sans son aide.



Elle avait fait sans vrais efforts apparents la courte distance qui la séparait du lieu où la bière était au frais. Kukac suivait cette belle plante qui ravissait ses yeux.



Elle avait sursauté, mais lui n’avait pas bronché, se contentant de saisir la canette qu’elle poussait devant lui. Il buvait au goulot et elle restait figée là, sans trop savoir quoi lui dire.



Il avait dit ça avec un sourire vicelard. Cette fille avait quelque chose que les autres n’avaient pas. Il n’aurait pas su dire quoi. Mais elle lui plaisait et par certains côtés, il en avait peur. Puis il se mit à chercher autour de lui. Et il découvrit sur une sorte de bureau, l’ordinateur de la fille.



Il avait éclaté de rire et elle s’était retranchée derrière la table de cuisine. Il se dandinait d’une patte sur l’autre.



Il s’était un peu avancé vers elle. Et il se tenait la braguette.



Il levait la canette devant son visage, la narguant délibérément. Elle commençait à craindre vraiment. Il était chez elle et pour le déloger, s’il ne voulait pas partir… quelle idiote d’avoir laissé monter ce type. Non seulement goujat, mais veule et dans son œil, elle lisait des trucs pas très réjouissants. Il n’allait tout de même pas la violer.



Aleyna reculait alors qu’il avançait. Derrière elle il n’y avait plus que la porte de sa salle de bain. Elle s’y réfugia et tourna prestement le verrou. Kukac derrière le panneau tambourinait comme un malade.



Elle se mit à crier de l’autre côté de la paroi de bois. Il arrêta de frapper et un long moment elle l’entendit qui remuait tout dans l’appartement. Enfin après un temps indéfini, elle s’enhardit et revint dans la cuisine. Effectivement, le gaillard avait vidé les lieux. Il avait retourné quelques tiroirs, éparpillé tous les sous-vêtements de la jeune femme. Pff ! Quel cirque ! Puis en revenant dans la pièce qui servait de bureau, elle eut un coup de sang. Ce salaud avait embarqué son ordinateur portable.


Il ne pourrait pas de toute façon le mettre en route. Pour ce faire il fallait l’empreinte de l’index d’Aleyna. Donc cette fois, il ne lui restait plus qu’à aller pour de bon, voir les flics. Merde, quel crétin tout de même. De toute façon pas question de ne rien faire. Elle décida de ne rien toucher et de faire venir la police. Elle songea aussi que pour s’expliquer au téléphone, ça allait être coton ! Comment raconter qu’elle avait elle-même contacté ce type, qu’il l’avait raccompagné et que le reste avait mal tourné ? Le mieux était sans doute de se rendre au commissariat tout proche.


Finalement, elle ressortit pour se rendre au poste de police. En poussant la porte, elle avait comme une boule au ventre. Une sorte de comptoir derrière lequel un agent en uniforme la reçut avec des yeux écarquillés. Pas l’habitude de voir une jeune femme aussi bien gaulée se présenter à deux heures du matin.



Le réceptionniste avait pris un téléphone et baragouinait quelques mots à un correspondant inconnu. Puis il se redressa, et fit un signe de la tête pour que Aleyna avance vers lui.



Du couloir sur la droite de la jeune femme, un homme d’une trentaine d’années venait de déboucher. Il marchait vers eux.



Ils étaient désormais dans un minuscule bureau. Les quatre murs étaient tapissés de photos. Des images de la ville, un plan de celle-ci, et des pages sur lesquelles figuraient des notes tapées à la machine.



Et la jeune femme recommença à débiter son histoire. Le mec la suivait des yeux. Il avait à peu près sa taille, des tifs assez courts d’une couleur entre le brun et le châtain. Il ne devait pas dépasser la trentaine et parlait calmement. Il lui posa quelques questions. Il se fit expliquer toute la soirée, puis les motivations de la rencontre entre ce Kukac Arrobe et la jeune étudiante. Il revint également sur certains points, voulant s’assurer que l’homme ne l’avait pas touchée ou violentée. Puis il lui demanda la marque et l’origine de son ordinateur.


Sans se démonter, Aleyna répondit du tac au tac à son interlocuteur. Puis après qu’il eut griffonné quelques notes sur un calepin, il voulut connaître le numéro de série et tout un tas de renseignements sur l’objet dérobé. Mais la jeune femme n’avait pas cela sur elle. Le policier en civil regarda sa montre.



Le type venait de se lever de son siège et retrouvait un autre policier sans uniforme dans le couloir. Ils échangèrent quelques mots, puis celui qui visiblement avait fini sa vacation revenait avec un sourire vers elle.



La tête du mec qui se tournait vers Aleyna affichait toujours le même sourire. Il s’était abstenu juste à temps de lui dire que pour une fois qu’une belle plaignante demandait du secours… alors, entre jeunes gens, l’entraide aussi pouvait être de mise. Malgré le court chemin à faire pour revenir à son domicile, sa cheville restait douloureuse. Dans l’appartement le jeune flic fureta partout, prenant ici et là quelques empreintes, demandant un complément d’information. Elle lui proposa, à lui aussi un café qu’il accepta volontiers.


La bouteille de bière du voleur fut empaquetée dans un sachet transparent et puis la jeune femme rangea délicatement tout ce qui jonchait sur le sol. L’autre galant l’aida sans qu’elle en ait fait la demande. Les soutiens-gorge, petites culottes et autres fanfreluches regagnèrent leur place dans les tiroirs. Le policier souriait devant ces dentelles dont il imaginait aisément le contenu. Lequel du reste se dandinait à quelques pas de son nez. La courbure de ce dos qui se penchait pour ramasser au vol les affaires que l’autre malotru avait rageusement jetées partout dans les pièces. Puis le flic se mit à parler…



Le jeune inspecteur venait de penser tout haut ? Sans doute que ces mots-là n’étaient pas destinés à être perçus par Aleyna. Elle voulait s’en convaincre, mais d’un coup, sous la carapace du flic, un homme surgissait. Pas moins bon, pas meilleur que l’autre non plus. Juste différent. Et elle s’attarda sur cette silhouette qui lui faisait face. Il n’était ni beau ni laid. Sa tenue correcte se justifiait par son travail. Et puis le regard de la jeune femme accrocha celui du garçon. Ses yeux brillaient d’un étrange éclat. Finalement, peut-être que ses mots étaient tombés pour qu’elle sache qu’elle lui plaisait.


Son esprit restait obnubilé par son ordinateur envolé. Ce qu’il contenait lui semblait précieux. Et puis il y avait ses textes aussi. Ceux postés, et surtout ceux en cours d’écriture. Elle songea que Kukac ne saurait pas ouvrir son portable sans elle. La sécurité de son empreinte suffirait-elle à rendre la machine inviolable ? Elle ne se sentait pas plus rassurée que cela. Mais le flic ne quittait plus son visage des quinquets. Et le trouble qui en ressortait la rendait bizarre.



Drôle comme ce type avait quelque chose de spécial. Quoi ? Aleyna n’aurait pas su le définir. Il lui semblait que le simple fait de la dévisager de la sorte la troublait plus qu’elle ne l’aurait voulu. Un air passe-partout, mais en y songeant de plus près, il avait un certain charme. Son fichu ordinateur la tourmentait encore et toujours. Pour l’instant c’était le seul lien entre ce jeune homme qui ne s’avérait guère plus vieux qu’elle en fait.


Puis cette manière de vouloir croire qu’elle pouvait avoir été attirée par le gaillard qui non content d’avoir démonté ses écrits l’avait également dépouillée de l’ensemble de ces textes, sa seule passion… quelle idée !



L’autre lui avait tendu la main et celle-ci était très douce, lui communiquant une douce chaleur. Comment et pourquoi n’arrivait-elle pas à se détacher de ce sentiment bizarre qu’elle aurait plaisir à le revoir ?



Il sursauta. Elle ne savait pas même son nom. Il se retourna alors qu’il franchissait la porte d’entrée.





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L’attente avait duré trois jours. Aleyna désespérait de revoir son bien quand la sonnerie de l’entrée se fit entendre vers vingt heures. Elle traînait des pieds pour venir ouvrir. Et derrière le panneau désormais béant, le policier était là, avec un large sourire.



D’un attaché-case roux, il extirpait le précieux objet. Un nœud de fils électriques également sortait de la mallette.



Le sourire qui venait d’apparaître sur le visage du garçon en disait long sur la façon d’interpréter les paroles d’Aleyna. Elle réalisa d’un coup toute l’étendue de ce qu’il avait pu comprendre. Et le rouge lui monta aux joues.



Les petits doigts de la jeune femme filaient sur le clavier et sur la page qui s’affichait les lignes noires courraient au-devant des quinquets du policier. Assise à ses côtés Aleyna sentait son souffle courir sur son bras. Il lui prit délicatement la main et la porta à ses lèvres. Les mots qui résonnaient alors aux oreilles de l’auteure avaient une couleur de miel.



Elle tremblait de sentir cette chaleur qui se diffusait partout en elle. Et lorsque sa tête se tourna vers le visage de Piotr, elle sut que c’était trop tard. Un baiser bienvenu scellait déjà un début d’histoire, pas écrite celle-ci. Et Kukac Arrobe n’aurait pas de mots fielleux à poser sur cette romance qui prenait vie là… devant une nouvelle où les mots d’amour coulaient à flots !