n° 18795 | Fiche technique | 20900 caractères | 20900Temps de lecture estimé : 12 mn | 23/01/19 |
Résumé: Une réponse instinctive au récit "Acte 1" publié par De vous à moi. | ||||
Critères: cérébral | ||||
Auteur : Amarcord Envoi mini-message |
Ce texte n’est qu’une réponse au texte Acte 1 posté par De Vous à Moi, qui invitait d’autres contributeurs à le prolonger. Je l’ai rédigé à toute vitesse et à l’instinct, improvisant chaque ligne, en m’y autorisant simplement la coquetterie de quelques clins d’œil pour les lecteurs de mes textes précédents. Que d’autres n’hésitent pas à proposer leur propre « Acte 2 », leur version de ce qui se trouve de l’autre côté de la porte, en particulier s’ils souhaitent suivre de plus près la trace de l’auteur original. Qui ne m’en voudra pas, je l’espère, de cette réponse si éloignée de ses prémices, à force d’être spontanée et sincère. Ma version n’engage que moi et n’oblige personne. D’autres pourront proposer un écho plus symétrique, plus fidèle au défi initial. Ou laisser le récit vagabonder sur les chemins de leur imaginaire pour un « Acte 3 » qui leur ressemble. Ce n’est qu’un jeu, après tout…
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Je déteste les hôtels. Je hais l’accueil froidement courtois du concierge, ses questions polies, leur mécanique si rodée, si prévisible. Je n’aime pas l’ambiance des lobbies, encombrés de gens en transit, un sas étanche, une salle d’attente superlative. L’attente du taxi, du bus, de la chambre à libérer. On s’y croise, on s’y ignore. Et par-dessus tout, je hais les chambres d’hôtel, l’odeur fade et synthétique de la moquette récemment aspirée qui vous saute à la gorge, vous envahit jusqu’à la nausée et vous pousse aussitôt à ouvrir la fenêtre, avant de vous rendre compte qu’on ne peut que l’entrebâiller. Les chambres d’hôtel déposent en moi un sentiment d’exil, une poussière de l’âme. Elles font pourtant de leur mieux pour tenter de me rassurer, avec leurs attentions standardisées. Le personnel a été formé à reproduire de façon fidèle, jusqu’à l’obsession, le placement de tout cet attirail de l’accueil, afin qu’il soit toujours identique, dans chacun des établissements que possède la chaîne, de Hong Kong à Vancouver en passant par Paris, Londres ou Rio. L’angle de la diagonale que forme le peignoir plié par rapport au bord du lit. Le message de bienvenue rédigé en quatre langues, mais dont aucune ne vous parle. Les trois bonbons à la menthe sur la soucoupe, la télécommande qui vous invite à découvrir sur l’écran tous les services susceptibles de gonfler l’addition. Le room service. Les salles de conférence. La pay TV. Le centre de fitness. Tout cela est si prévisible. Tout est fait pour vous éviter le vrai voyage, le dépaysement. Surtout, qu’il n’y ait pas de surprise.
Chambre 327. Elle ne va pas tarder. Que vient-elle chercher ? La matérialisation de ses fantasmes ou la vraie surprise ? Tout a été convenu, prévu, décrit. À quel scénario veut-elle obéir ? Et moi, moi surtout, que viens-je chercher ici ? Moi qui ne suis là que par effraction. Moi l’imposteur. Trente-trois ans déjà que je suis ce voleur d’intimité, chargé de surveiller les vies d’inconnus. D’abord au service des écoutes téléphoniques de l’Élysée, avant que le scandale n’éclate. Il ne m’a pas éclaboussé. J’avais vingt-deux ans. Je n’étais qu’une oreille anonyme, agissant sur ordres. La seule chose que la hiérarchie aurait pu me reprocher, si elle l’avait su, c’est au contraire ce que j’ai tu, ce que je n’ai pas transmis, ce que j’ai effacé. Des vies de ces femmes, de ces hommes que j’espionnais par oreillette interposée, je ne conservais que ce qui n’avait aucune importance. Et je protégeais tout ce qui était chargé d’émotion, la leur, la mienne. Le souffle d’un aveu, d’un regret, d’un manque. Le ton d’une voix qui change, troublé par le désir. Les mots doux, les mots durs. Et puis le plus important, ce qu’il aurait de toute façon été vain de vouloir retranscrire, parce qu’il se cache entre les mots. La densité des silences, ce que les mots ne peuvent décrire, ce que seuls les corps peuvent exprimer.
J’étais devenu un agent double.
On m’a bientôt transféré à la DST, devenue DGSI depuis la fusion de ce discret service de police avec les renseignements généraux. J’ai été versé à la section surveillance de l’espionnage industriel. Les temps changeaient : il n’était plus simplement question de satisfaire les pervers caprices du Prince, mais d’intercepter toutes les communications, vocales ou électroniques, des personnes occupant des positions sensibles dans les secteurs stratégiques de l’industrie. J’ai été formé à briser toutes les serrures virtuelles de façon furtive, indétectable, à consulter les boîtes vocales, à forcer les comptes de messageries, professionnels ou privés, à intercepter les courriels, m’immiscer dans les conversations sur les réseaux sociaux prétendument opaques, dresser l’inventaire de tous les contacts de mes cibles et de leurs profils. Je l’ai fait froidement, méthodiquement, sans affect, sans plus rien masquer, tant il était rare que quoi que ce soit dans ces échanges si triviaux me paraisse encore digne d’être protégé.
Alors est venu l’ennui. Le sentiment de perdre ma vie à scanner celle des autres, voyeur professionnel par devoir plutôt que par vocation ou plaisir. Ces gens-là, au moins, vivaient. Le plus souvent sans génie et sans surprise, mais ils avaient sur moi l’avantage de n’avoir à gérer que leur propre existence. La mienne, à force d’assister en passager clandestin à la réalité de leur quotidien, se dissolvait dans le vide. Un accident du travail, en quelque sorte.
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Et puis il y avait le lancinant souvenir d’Elsa, celle qui m’avait fait traverser le miroir autrefois, du temps de l’Élysée. Dieu seul sait comment son nom avait abouti sur la liste : elle n’était ni actrice ni journaliste ni célèbre. Elle avait pour seul tort d’être libre, furieusement libre et vivante, portée par la passion, la révolte et toute la générosité de sa jeunesse. Elle n’était qu’une parmi tant d’autres de ces activistes de gauche mobilisés autour de nobles causes à défendre. Le nucléaire, le Rainbow Warrior, le sort des peuples sans terres ou sans droits, les oubliés de l’histoire ou de la justice. Les hasards du militantisme avaient simplement dû la mettre en contact avec une des cibles prioritaires de nos écoutes. Alors un de mes collègues un peu trop zélés avait dû juger bon d’ajouter son nom à la liste de surveillance, et c’est à moi qu’il avait été attribué.
Je ne m’attendais à rien de précis en tournant le sélecteur déclenchant la lecture de la bande magnétique, sinon à des conversations idéalistes et un peu naïves, à des complicités de gentils conspirateurs post-adolescents. Mais dès la première seconde, je fus subjugué. Cette voix, sa voix, la voix d’Elsa, ce timbre chaud et vibrant comme un violon alto, ce grain imperceptiblement voilé immédiatement reconnaissable, si proche de celui qui portait les chansons de Maurane, et puis son débit dansant comme une mélodie, réveillant en moi des souvenirs d’enfance et d’innocence, de pêches mûres chapardées dans les vergers. Quelque part dans la ville, elle existait, et cette seule pensée me gonflait d’espoir, m’imposait de la protéger, avec pour seule récompense de l’entendre parler à ses amis ou sa famille.
Bien entendu, ce ne fut bientôt pas suffisant. Je voulus l’apercevoir, sans la compromettre. Ce ne fut pas difficile. Une copine lui avait proposé au téléphone de boire un verre le soir même, dans un café de Montparnasse. J’arrivai avant l’heure, mais l’écho de sa voix commandant un verre de blanc me confirma aussitôt sa présence. Je m’assis discrètement à la table voisine, fis mine de lire un bouquin. C’était peine perdue : sa beauté farouche m’irradiait. La copine tardait, elle s’impatientait. Alors elle sortit une clope – on fumait encore dans les cafés, à cette époque –, fouilla dans son sac, puis se tourna vers moi :
Je tendis mon briquet, et elle m’offrit son plus beau sourire.
Elle rit, et notre conversation se poursuivit, et je fondais en la voyant si proche, si gracieuse et sauvage, les mèches de ses cheveux bruns tombant sur ses yeux bleu pétrole, aussi rebelles qu’elle. Au troisième verre de blanc, elle conclut que la copine avait fait faux bond. Alors elle me proposa de l’accompagner, et je la suivis.
La nuit fut délicieuse. Nous marchâmes longuement dans la ville, tout était prétexte à complicité. J’étais comme touché par la grâce, l’air était doux, je vis que je lui plaisais sans même chercher à la séduire, voyait-elle que je l’aimais déjà ? Je la raccompagnai jusqu’à son adresse, du côté de Plaisance. Et là, sur le trottoir, elle m’embrassa. Elle m’emmena. Et nous nous aimâmes.
Trois mois d’amour fou. Trois mois plus denses qu’une vie tout entière. Trois mois à se dévorer, à se serrer, à se blottir et s’éblouir. Chaque journée trop longue, le métro trop lent, la rue trop interminable à parcourir, le cœur battant de bientôt la retrouver, de goûter le fruit de ses lèvres et celui de son sexe, de humer l’écorce fine de sa peau, de parcourir la surface de son ventre et la courbe de ses seins. L’émotion de bouger en elle, de la sentir me chevaucher, de la voir jouir, de nous abandonner l’un à l’autre. Et puis Elsa qui rit en allumant sa cigarette. Et son sourire qui s’estompe, devient plus grave. Elle s’approche tout près, si près, ses yeux plongés dans les miens. Et elle me souffle :
Le bonheur existait donc, ce n’était pas une invention des livres. Et pourtant j’avais honte. Je n’aimais qu’elle et je lui avais menti. Notre rencontre ne devait rien au hasard, et tout me le rappelait. Si d’aventure elle m’appelait, un des rares soirs où je logeais chez moi, à Barbès, je me hâtais dès le lendemain d’effacer la bande où résonnait le son de ma propre voix. Je me sentais misérable.
Alors un soir d’été, je l’invitai à boire un verre en terrasse. J’avais quelque chose à lui dire. Une ombre passa sur son visage.
Un large sourire balaya ses inquiétudes.
Alors il me fallut bien lui avouer toute la vérité. Ses yeux se brouillèrent. Elle se tut longuement. Elle m’adressa un sourire navré, où restait encore un peu de tendresse. Et puis elle se leva, et partit sans se retourner.
Je l’avais conquise sans la mériter. Je venais de la perdre au moment précis où je ne le méritais plus.
Quelques jours plus tard, je trouvai dans ma boîte aux lettres un roman de Cocteau, Thomas l’imposteur. Je ne l’ai jamais lu, à peine la page de garde où elle avait tracé:
Je ne t’en veux pas. Je te plains.
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16 h 25. Les minutes s’égrènent sur l’horloge murale. Elle ne doit plus être très loin. Peut-être est-elle même déjà dans le couloir, attendant docilement l’heure prévue dans les consignes, qu’il a eu l’habileté de présenter comme un jeu librement consenti plutôt que comme un ordre. Je retrouve bien là le goût de la manipulation de cet homme que nous ne désignons que sous un nom de code : Cobra. J’ai appris à le connaître, au cours de ces trois mois de surveillance étroite.
Que les choses soient claires : personne au Service ne le soupçonne d’espionnage industriel au profit d’intérêts privés ou de puissances étrangères. Il se trouve simplement qu’il est le directeur financier d’un très important consortium industriel, dans lequel l’État détient à la fois une participation importante et une influence majeure. Le patron du groupe partira bientôt à la retraite. Une guerre de succession s’est déclarée. Cobra a pour lui le lobby des X-Mines et l’appui de Bercy. Lion, son rival, dirige le commercial ; il est le poulain des énarques et de Matignon. Jusque-là, rien que de très classique. Une lutte d’influence intra-gouvernementale qui se réglera avec l’arbitrage du Président de la République et quelques solides compensations pour le clan perdant. Mais les choses ont mal tourné. Des rumeurs ont commencé à circuler. Puis des fuites ont manifestement été organisées vers la presse, pour compromettre le candidat rival. Cobra et Lion ont été convoqués par le pouvoir, sommés de cesser ces pratiques risquant de fragiliser le Groupe. Ils ont juré de leur bonne foi. Personne ne les croit. Alors nous avons été chargés de les suivre pas à pas, une radiographie permanente.
Et c’est à moi, le plus expérimenté et, paraît-il, le plus habile des experts, qu’on a confié la surveillance électronique de Cobra. Parce qu’on le soupçonne d’être le plus déloyal. Et aussi parce que le ministre de l’Intérieur est proche de l’hôte de Matignon.
Je me suis appliqué, je l’ai peu à peu décortiqué comme une pistache. L’homme est habile : il a pris bien soin d’être irréprochable sur toutes ses lignes de communication identifiées. Mais il est aussi étonnamment naïf. Comment peut-il s’imaginer que nous ne soyons pas capables de tracer le titulaire de divers comptes Google, Hotmail ou Yahoo précédés d’avatars tels que « maitrerenard », « quiquejesois » ou « KZT929 » ? Ce qui m’a aussitôt valu de disposer d’une vue plongeante sur la face cachée du personnage, et de comprendre qu’il gère avec autant de boulimie et de froideur ses plans cul que son plan de carrière : un cobra. Je vous passe les détails de l’inventaire, ce serait lassant. Sachez seulement qu’il confirme le profil du personnage public. Certains hommes d’affaires sont motivés par l’argent. D’autres, comme Lion, par la notoriété, la satisfaction narcissique d’attirer la lumière. Cobra n’aime que le pouvoir. Celui de faire, mais plus encore celui de casser, d’utiliser les gens en les séduisant de prime abord, pour mieux les abaisser ensuite, les humilier.
Et alors, me direz-vous? Étaient-ils plus reluisants, les centaines d’individus que j’ai vus à l’œuvre au cours de ma carrière ? Je n’en déciderai pas. Mais deux choses m’ont troublé. D’abord la femme, Madame, telle qu’il la nomme dans ses messages. Libre à elle de s’abandonner à cette forme de relation si elle l’attire. Elle s’y prépare avec un enthousiasme touchant. Avec une sincérité et un désir de plaire qui m’inquiètent, aussi, tant ils la rendent vulnérable face à lui. Un oiseau pour le chat.
Et puis samedi dernier, en rangeant mon appartement, je suis tombé sur Thomas l’imposteur. J’ai relu la dédicace. Et j’ai enfin agi. Ma lettre de démission, je l’ai cette fois remise. Le patron n’a pas cherché à me faire changer d’avis.
Je lui ai remis le rapport complet sur Cobra. J’ai simplement omis de mentionner Madame. Et plus encore que j’avais intercepté le dernier message de celle-ci, où elle confirmait sa venue à l’hôtel. Cobra ne l’a jamais reçu. À la place, sur une pure impulsion, j’ai usurpé l’identité de Madame et contrefait une réponse différente :
Monsieur, vous m’aviez dit que j’étais la maîtresse du jeu, et que sans mon consentement, il prendrait fin aussitôt. Je suis au regret de vous annoncer que tel est le cas. Inutile de vous rendre à l’hôtel. Je mesure la déception que vous en éprouverez peut-être, et je vous prie de croire à mon embarras. Je vous remercie pour la qualité de nos échanges, mais souhaite y mettre un terme immédiat et définitif.
Madame
Il s’est très vite consolé. Dix minutes plus tard, il annulait par courriel la réservation de la chambre 327. Qu’il ne me restait plus qu’à réserver. J’y suis assis à l’instant où je vous parle. Il est 16 heures 29.
Vous pensez peut-être que je veux la sauver ? Ou la séduire ? Entrer dans le rôle qu’ils ont écrit ensemble ? Détrompez-vous. Je ne peux que la décevoir. Ses fantasmes la regardent, ils ne me gênent pas, mais ils ne sont pas les miens. Je vous l’ai dit, je n’aime pas ce qui est trop convenu, trop prévisible, trop prémédité, les chambres d’hôtel comme les pratiques sexuelles. Le sexe comme un karaoké : on se déguise, on se couvre d’accessoires, on monte sur scène, on suit les paroles sous-titrées à l’avance, préfabriquées. Je n’aime que l’improvisation, la puissance spontanée du free jazz, celui où les solistes se répondent et veulent donner à chaque note un accent inédit, réinventer leur musique, sans partition. Et puis de toute façon, je ne reproduirai pas l’erreur de ma jeunesse. User de mon pouvoir pour approcher une femme. Il m’en a trop coûté.
Pourquoi suis-je là, dans ce cas ? Pour brûler mes vaisseaux. Pour traverser une fois pour toutes le miroir et cesser de regarder en spectateur inerte, me forcer à rejoindre enfin les vivants. J’ai agi sans trop réfléchir, comme si une nécessité me l’imposait. Cette femme l’ignore, mais c’est elle qui va me sauver. Elle sera déçue, ou furieuse, ou incrédule, peu importe. Elle ne saura jamais que je lui ai évité une déception bien plus cruelle encore, même si ce n’était ni mon rôle ni mon droit de l’empêcher. Je ne prétends même pas avoir agi par altruisme. L’envie m’en est venue, je l’ai saisie. Et puis, qui sait, si elle le veut, si à défaut d’un complice de jeu, elle trouve une énigme à résoudre, si elle trouve encore en moi une lueur d’humanité, si elle se convainc de ma totale bienveillance, je lui tendrai la main, je lui ferai une place. Je ne l’examinerai pas, je ne la « contrôlerai » pas, désolé, je n’ai fait que ça toute ma vie. En guise d’accessoires, elle ne trouvera sur le lit qu’une combinaison chaudement doublée et un casque intégral. Ma moto est garée sur le trottoir de l’hôtel. Je n’ai rien à lui promettre, sinon que je suis décidé à aller jusqu’au bout de la vie et de ses surprises.
Moi, je n’ai emporté aucun bagage, à part deux livres. Blaise Pascal et Paul Valéry.
Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé, peut-on lire dans le premier.
Tu ne me lirais pas si tu ne m’avais déjà compris, lui répond l’autre.