n° 18945 | Fiche technique | 19585 caractères | 19585Temps de lecture estimé : 11 mn | 11/04/19 corrigé 06/06/21 |
Résumé: Un bref instant de vérité. | ||||
Critères: fh laid(e)s hotel caférestau humilié(e) portrait | ||||
Auteur : Hashpimby Envoi mini-message |
Elle connaît des hôtels, les pires et les meilleurs. Les bouges ignobles auxquels on se résigne parce qu’il fait si froid dehors, milord… Et les palaces feutrés, où parfois des hommes élégants l’ont invitée à partager un moment baldaquin.
Les hôtels à champagne, et ceux où l’eau a goût de plomb dans l’aile.
Celui-ci, indéniablement, est de la première catégorie. Premier choix. Elle apprécie en connaisseuse le bronze bienséant des lustres à pendeloques, le moelleux des moquettes grège, le silence ouaté des ascenseurs. Et aussi l’impassibilité sans faille du porte-valises compassé.
Elle a bien essayé sur lui un ou deux sourires canaille façon Arletty, mais en vain.
La voici dans la chambre. Sa chambre, où vient de la quitter l’employé-modèle, après en avoir allumé une à une et sans un mot, les nombreuses lumières.
Huit heures.
Elle se croise dans un miroir, mon beau miroir et s’y trouve assez accorte pour en déduire par une sorte de sophisme nonchalant, qu’elle est heureuse du jour d’aujourd’hui.
Sur un guéridon nappé blanc cassé, à bâbord du lit spacieux, un vase déborde de longues fleurs onéreuses aux noms latins inconnus des dictionnaires usuels. Bouquet trop copieux pour être véritablement élégant, mais – songe-t-elle avec indulgence – l’homme qui offre des fleurs n’est jamais complètement ridicule…
Une simple carte blanche, posée sur le lit :
« À toute à l’heure »
La faute d’orthographe l’a émue, comme peut émouvoir une fossette, un cheveu sur la langue, l’infime usure d’un vêtement.
Et puis l’écriture est étonnante, à la fois ronde et nerveuse. Contradictoire. Il a dû s’appliquer ; sans doute recommencer plusieurs fois, afin que ces simples mots soient exactement ce qu’il voulait qu’ils fussent.
Un perfectionniste…
Elle s’étire, antidote exquis à une heure d’airbus bétaillère et presque autant de taxi…
Elle regarde sa montre. C’est l’heure salle de bains.
* * *
Il regarde sa montre.
Elle doit avoir trouvé les fleurs…
Conventionnel certes, mais primordial. Point de passage obligé de toute rencontre. Son histoire. Leur histoire.
La nuit est tombée sans qu’il s’en aperçoive. Mais voilà qu’il s’aperçoit qu’il ne s’en était pas aperçu, et s’aperçoit que c’est à cela, précisément, qu’on s’aperçoit que ce jour est un grand jour : toutes ces insignifiances auxquelles soudain, on pressent un sens ésotérique et déroutant.
Il pianote le Mozart de l’autoradio sur le volant en bois de sa grosse voiture onéreuse et noire. En temps normal, il eût été fâché de cet embouteillage sans espoir de fin. Aujourd’hui non, puisque c’est un jour majuscule, dont il savoure chaque seconde d’inextinguible tourment. Plaisir de l’attente.
C’est aujourd’hui. C’est tout à l’heure. C’est dans moins de… deux heures. Cent vingt minuscules, infimes tours de trotteuse. La voir enfin. La découvrir. Comment est-elle ? Il ne lui a, bien sûr, jamais demandé le moindre indice… Pas plus qu’il ne lui en a donné sur lui-même… Trop facile. Trop attendu.
Deux heures encore. Tant de choses à faire… Maison. Bain. L’embouteillage se débouche.
Il s’étonne de son propre calme.
* * *
Sur la margelle de la spacieuse baignoire, elle a disposé quelques ustensiles. Nue, elle attend qu’eau et mousse soient al dente. Retourne dans la chambre pour titiller la radio. Ce vieux Wolfgang.
D’une fenêtre, un homme la regarde. Amusée, flattée, elle reste quelques secondes immobile, et ne tire le lourd rideau opaque qu’après avoir laissé à l’admirateur le temps de son admiration.
Puis elle retourne à la salle de bains et se glisse avec délectation dans la mousse parfumée.
Comment est-il, ce Louis-là ?
Malin, il n’a jamais donné de lui-même le moindre indice qui lui eût permis de se faire une idée, dessiner un portrait, construire le personnage.
Louis, c’est une voix dans un téléphone. Mais quelle voix ! Racée. Nuancée. Profonde et caressante. Rassurante. Une façon de dire ; de raconter sans se raconter. Une élégance tachiste tellement irrésistible.
Sur le plan de l’apparence, elle ne sait de lui que quelques vétilles : il porte des lunettes. Il ne fume pas, il est de taille moyenne, plutôt maigre… Pourvu mon Dieu qu’on ne lui voie pas trop les côtes. Le genre vache sacrée tiers-monde. Quelle horreur !
Elle pouffe.
Mais non. Louis est tellement, tellement, tellement spirituel ! Et cultivé. Et sensible. Tellement sensible ! Et voilà et c’est tout… Et que le bain est bel et bon ! Tête en arrière. Reins cambrés. Eau. Mousse. Et Mozart qui mozartise… Haffner, à c’theure. Glace. Buée. Bien-être.
Est-ce que je me peinturlure les ongles ou non ? Allez oui ! Mérite bien ça, le Louis !
* * *
Pensé à tout ? Pensé à tout ! On va bien voir. Attends voir que je me check-liste… Coiffeur ? Coiffeur ! Chemise bleu clair ? Chemise bleu clair ! Elle a dit qu’elle aimait les chemises bleu clair. Elle l’a dit, ou elle l’a pas dit ? Elle l’a dit. Il y a longtemps, mais elle l’a dit ! Je m’en souviens absolument comme si c’était hier. Je n’oublie rien d’elle. Jamais. Ce serait une sorte de sacrilège.
Donc chemise bleu clair, unie, toute neuve. Ouvrir l’emballage. Ôter une à une toutes les petites épingles.
Lui revient en mémoire l’anecdote de cet élégantissime vieux lord anglais qui faisait porter ses vêtements neufs par son domestique, dans le souci d’éviter le côté endimanché.
Une autre chemise bleue, alors. Une vieille. Mais pas trop vieille. Tu te vois, avec le col élimé, façon instit ?
Costume … Ah oui, le costume !
Éviter, surtout, le genre godiche province jour de communion… Jacques Brel dans l’Emmerdeur…
Dans la penderie, il opte pour un gris clair. Ça passe partout. Élégant.
Et puis non.
Un peu trop gris, un peu trop clair. Un peu trop proxo…
Bon. Merde alors… Veste sable, pantalon beige clair ? C’est bien ? Pas mal, oui… Mais attention ! Pantalon d’été … Tu vas te cailler les burnes, mon garçon…
Bon… Il faut en sortir…
Finalement, le costume gris, alors ?
Oui. Le costume gris, oui, oui. C’est bien le costume gris, finalement.
Pas trop proxo ? Si. Un peu, mais bon.
Regard sur la montre. Dans les temps.
Dans sa vie professionnelle, il veille avec une attention maniaque, à toujours arriver légèrement en retard – cinq à dix minutes – à tous ses rendez-vous. Principe stratégique. Soit il ne s’excuse pas, et c’est une façon de montrer à l’autre qui est le maître du jeu. Soit au contraire, il s’excuse platement, longuement, pesamment, et c’est une façon de flatter son partenaire, ce qui peut s’avérer profitable.
Mais en la circonstance, il doit absolument arriver le premier :
Dans son parcours obligé, l’amoureux transi se doit d’arriver en avance au Premier Rendez-vous
Et puis c’est lui qui a suggéré le principe de la rencontre, qui en a bâti le canevas idée après idée, mot après mot. Lui qui, sans qu’il n’en ait jamais été question entre eux, a envoyé le billet d’avion, qui a choisi et réservé l’hôtel et la chambre. Comment serait-il possible qu’il ne fût pas là le premier ?
Douche minutieuse ; plus sur le programme récurage que simple lavage. Rasage. Eau de toilette. Un doute soudain : beaucoup trop mis !
Toujours le syndrome du plouc endimanché, qu’a été au coiffeur juste avant… Pis qu’a mis du sent-bon…
La plus infime imperfection serait catastrophique. Inexcusable. Il prend une nouvelle douche destinée à chasser le parfum du parfum…. Se frotte vigoureusement le museau à l’eau froide.
Chaussures noires, infiniment cirées, il y a quelques jours déjà, et mises de côté pour l’occasion. Cravate dans les tons de bleu. Avec des petites montgolfières rouges et jaunes… Ça monte, ça descend, c’est rigolo et de bon goût.
Prêt ?
Prêt !
Il sort de chez lui et ferme la porte à double tour. Il monte dans sa grosse auto. Dès la sortie du parking, Wolfgang gicle moelleusement de tous les haut-parleurs.
Louis ne s’est jamais habitué au luxe qui l’entoure aujourd’hui et pour lequel il a conservé l’émerveillement des premiers instants. Le faste reste plus longtemps fastueux lorsqu’on n’y a pas baigné toujours. Et Louis vient de très loin. De très bas, disent les jaloux.
Aujourd’hui il s’agit de transformer en conte de fées dix ans de coups de pied au cul, peaux de banane, privations, bagarres, échecs, conquêtes défaites, reconquêtes.
Cette fois peut-être ?
* * *
Tout a commencé deux ans plus tôt.
Un soir, Louis appelle son assureur pour une affaire confuse de container égaré quelque part entre la Mer de Chine et le Pacifique Nord. Enfin, loin.
Passablement excédé, parce que c’est la quatrième fois de la journée qu’il l’appelle, sans que celui-ci lui ait proposé une solution. N’y aurait-il pas, chez ce courtier, une certaine nonchalance ?
Pour la quatrième fois, il débite donc le même discours avec les mêmes arguments, les mêmes demandes, les mêmes détails…Bla-bla.
C’est une voix de femme, calme, ironique. Il marque un silence puis reprend.
Il est tout de suite séduit par la voix grave, sensuelle et doucement ironique de cette femme. L’affaire du vaisseau fantôme, si essentielle quelques minutes auparavant, devient instantanément anodine.
Ils restent près de trois quarts d’heure à plaisanter au téléphone.
Il apprend qu’elle s’appelle Hélène. Qu’elle vit à Paris et qu’elle est quelque chose comme comédienne.
Ils se séparent sur la promesse d’une autre conversation. Bientôt.
Bientôt commence le lendemain même.
Dès lors, ils prennent l’habitude de s’appeler plusieurs fois par jour. Ils s’écrivent également. Mais ne se décrivent pas. Une pudeur. Un jeu.
Se rencontrer un jour ? Oui, mais il convient que la rencontre soit exceptionnelle. Elle n’a de ce fait aucun caractère d’urgence. C’est une idée qui fait son chemin, et dont, peu à peu, le principe, les modalités sont définis par l’un et acceptée par l’autre. Ou le contraire.
C’est elle qui viendra à M* où elle sera, le temps qu’elle le voudra, son invitée.
Plusieurs fois, ils ont à tour de rôle, reporté la date de la rencontre.
Mais cette fois, elle est bien ici.
* * *
L’hôtel n’est pas éloigné du domicile de Louis. Il s’efforce de rouler le plus lentement possible. Il sent monter en lui, inexorable, un trac de comédien le soir de première.
Ressent-elle aussi cela, elle qui est comédienne ? Penser à le lui demander… Plus tard… Demain peut-être.
Il a beau tenter de se dire que tout cela n’est qu’un jeu. Une rencontre sans enjeu, il sait bien tout l’espoir qu’il place en cette histoire.
* * *
Dessous ? Dentelle noire. Soie. Échancrures.
Des classiques ! Mais en ce domaine ultime où il convient de ne pas risquer l’accident, ou simplement la déception, ce lieu commun de la fantasmagorie masculine lui apparaît comme la seule option possible.
La pendulette dit vingt heures trente-trois. Il a dit vingt heures trente.
Non, pardon ! Il a proposé vingt heures trente. Retrouvons-nous directement au restaurant, voulez-vous ?
Elle voulait bien, oui.
Vingt heures trente-quatre. Surtout ne pas arriver la première.
Oui ! Mais il doit se dire la même chose… Non. Enfin, peut-être pas… Impossible à savoir. Drôle de jeu… Jeu de cons, oui…
« On joue au jeu des imbéciles
Où l’immobile est le plus vieux… »
Jacques Brel, non ? Oui, c’est de Jacques Brel : L’Éclusier, ça s’appelle… Chanson cafardeuse.
Immobile face au grand lit. Pensive.
Inspection dans la glace. Robe noire. Simple. Il aime les robes noires simples. Il a dit ça, un jour. Maquillage modéré. Fin collier ras du cou. Chignon haut placé. Qui lui tire un peu les cheveux et lui donne mal à la tête. Oui, mais là, tant pis. Il aime les chignons haut placés qui découvrent la nuque. Il a dit ça aussi…
Elle va ouvrir les rideaux. L’homme est toujours là, fumant une cigarette. En la voyant, il lui fait, du pouce et de l’index joints devant ses lèvres, un signe d’admiration comme les affectionnent les Italiens. Elle rit.
Au fait qu’a-t-il admiré ? Sa nudité de tout à l’heure ? Son élégance de maintenant ? Le passage de l’une à l’autre ?
Elle se détourne, se dirige vers la porte, éteint la lumière. Au moment de quitter la pièce, elle se ravise, et sans rallumer, soulève sa robe et retire sa culotte qu’elle jette sur le lit.
Puis elle quitte la chambre dont elle place la clé dans son minuscule sac à main.
Ascenseur chuintant. Hall clinquant. Réception. Le restaurant ? C’est par ici, Madame…
Ne serait-ce pas une sorte de trac ?
Elle s’arrête, juste à l’entrée de la salle. De là, elle ne peut être vue. Elle sort son téléphone portable.
Il rit ; doucement.
Elle rit tristement. Un silence. Il reprend :
Un nouveau silence.
Il a parlé d’un ton sec qu’elle ne lui connaissait pas. Puis il a raccroché.
C’est le coup d’aiguillon qu’il lui fallait.
Elle rajuste une mèche, passe sa main sur son cou, pousse la porte.
La salle est immense, trop lourdement chargée de décors cossus, lustres alambiqués, dorures superflues. Musique sirupeuse en sourdine. Conversations feutrées de nantis compassés.
Le long des murs, une armée de garçons empesés impeccables, mais ironiques. Elle sent les regards qui convergent sur elle. Elle se sent belle.
Et très légèrement godiche.
Sur la droite, une table ronde ornée d’un énorme bouquet de roses roses. Un homme de dos.
Lui.
Impossible de reculer.
Elle s’avance d’un pas d’automate. Son cœur bat beaucoup trop fort.
Elle n’est plus qu’à trois ou quatre mètres. Que va-t-elle faire ? Contourner la table et s’asseoir sans un mot ? Lui toucher l’épaule de la main ? S’immobiliser juste derrière lui et toussoter ?
Comme s’il avait deviné son embarras, il se retourne vers elle.
Il est immensément, horriblement, irrémédiablement laid.
D’une laideur qui confine à l’infirmité.
Il lui adresse un sourire blafard. Comme pour dire : voilà, maintenant, tu sais.
D’abord heurtée, elle est prise d’une colère intérieure qu’elle ne parvient à refréner.
Elle se sent offensée de ces deux années de mensonge, quelles qu’en soient les raisons. Pourquoi n’a-t-il jamais rien dit ?
Espérait-il par son silence, puis la mise en scène de sa disgrâce, provoquer un élan de compréhension plus fort que la répulsion ?
Mais plus encore, elle lui en veut de la brutalité du dilemme qu’il lui impose : accepter l’insupportable, ou renoncer à une perspective de bonheur possible dont cette soirée aurait dû constituer à la fois l’aboutissement et le début.
Sacrifier ou se sacrifier, en quelque sorte.
Elle voudrait dire quelque chose. Quelque chose de blessant. Mais elle se retient. Elle met la main devant sa bouche comme pour empêcher des mots qui voudraient en sortir sans y être invités.
Elle tourne les talons, et d’une démarche vive, sort du restaurant. Elle sent sur elle la convergence de regards désapprobateurs, mais curieux de l’incongruité de la scène.
Ascenseur. Chambre. Valise.
* * *
Dans le taxi qui la reconduit à l’aéroport, elle reste indifférente à la sourdine monotone de l’autoradio et aux tentatives du chauffeur pour lier la conversation. Météo, lourdeurs administratives, nécessité d’un changement politique à court terme, résultats assez décevants de l’équipe de France.
Ah bon ? Le foot, ça vous intéresse pas ?
Non, ça ne l’intéresse pas.
Le silence s’installe enfin. Elle voudrait pleurer, mais n’y parvient pas.
À l’extérieur, un crachin bretonnant dépolit le pare-brise. Toutes les cinq secondes, une poussière collée au balai de l’essuie-glace, produit sur la vitre un bel arc de cercle régulier où s’irisent les lumières de la ville.