n° 18955 | Fiche technique | 19051 caractères | 19051 3196 Temps de lecture estimé : 13 mn |
17/04/19 |
Résumé: Belle initiative royale envers les femmes disgraciées. | ||||
Critères: #humour #conte jardin amour jeu | ||||
Auteur : Hashpimby Envoi mini-message |
Le Roi ralentit ses trépidations et, légèrement essoufflé, s’adressa à la Reine :
Fort de cet assentiment et des complaisances qui s’ensuivirent, le Roi convoqua dès le lendemain matin l’Intendant de la Basse Police, celui de la Haute Police, et quelques ministraillons qu’il soupçonnait d’avoir parfois des idées.
Lorsqu’il eut exposé la sienne, le silence de la réflexion embua le vernis de la table de réunion.
Fort de cette unanimité, le monarque donna les ordres pour qu’on organisât la chose au plus vite. Ce fut le premier camerlingue qui hérita de cette mission de confiance.
Se souvenant d’un vallon peu fréquenté à la poterne nord de la Ville, il en fit aménager les abords, y installant de discrets candélabres qui diffuseraient la nuit une lueur dorée, discrète et suave en lieu et place de l‘éclairage urbain violent et blafard que l’on sait. Il fit planter des arbustes qui devinrent d’épais buissons dans les profondeurs desquels on installa des bancs larges et accueillants.
Et surtout, il donna l’ordre à toutes les polices du royaume de bien vouloir aller voir ailleurs si on y était.
Enfin, il réunit secrètement une dizaine de gaillards réputés parmi les soldats du roi pour leur ardeur auprès des personnes du sexe :
Le théâtre ainsi préparé, la distribution assurée, il convenait à présent que la pièce commençât. On put lire dans les gazettes des articles vantant le calme et la beauté des lieux, rebaptisé pour la circonstance Vallon aux Belles, tout en laissant entendre qu’il y advenait nuitamment d’affriolantes rencontres.
Puis, afin d’amorcer la pompe pour ainsi dire, le camerlingue enjoignit à sa propre épouse, un laideron de fort calibre qu’il n’avait épousé que pour de triviales raisons économiques, d’aller le soir même se promener en ces lieux enchanteurs.
En soupirant un peu, la dame accepta.
Le lendemain et les jours suivants, obéissant comme il sied à toute femme vertueuse aux injonctions de son mari, la dame retourna au Vallon aux Belles. Mais au matin, le résultat était désespérément semblable à celui de la veille. Rien ! Il ne se passait rien.
Le camerlingue commençait à se dire qu’il avait fait fausse route et qu’il était par conséquent urgent de reconsidérer sa stratégie.
Mais un matin, enfin, il sut qu’il avait gagné.
Le camerlingue fut aux anges. Aux yeux enfiévrés de son épouse, il comprit que si son corps était rentré à la maison, comme l’exigent chez toute femme bien née, la bienséance, la morale et le qu’en-dira-t-on, son esprit et peut-être même son âme (si tant est qu’elle fût équipée cet appendice), étaient restés là-bas afin d’y prolonger les félicités nocturnes.
Les jours suivants, il n’eut plus à la prier :
Dans les semaines qui suivirent, les gazettes et la rumeur aidant, le phénomène se développa à grande vitesse. Seules ou en groupes, les femmes les plus disgraciées affluaient vers le lieu enchanteur : le Vallon aux Belles remplissait son office.
Peu à peu, les hommes ordinaires, les passants, remplacèrent les sous-officiers et caporaux qui, par leur dévouement et leur abnégation, avaient été à l’origine de ce succès.
Dans tous les couples du royaume, Madame, touchée par la compassion que toute femme doit à sa semblable, acceptait attendrie que Monsieur prît sur son temps et ses habitudes, pour honorer quelque malheureuse. Souvent même, elle s’en ouvrait crânement auprès de ses amies ou des commerçants du quartier, comme on est fier de relater une bonne action.
De façon plus inattendue, le Vallon aux Belles eut des répercussions politiques : certaines revendications tenaces concernant les conditions de travail, les salaires ou les congés payés, décrurent, puis s’éteignirent.
Les querelles de voisinage, agressions et crimes diminuèrent notablement. La mortalité de rue décrut en proportion : on ne s’égorgeait quasiment plus au coin des venelles sombres, tant les marlous, apaches et autres voyous de barrière préféraient s’aller distraire plus sainement au Vallon.
Jusqu’à l’administration du royaume, traditionnellement tatillonne, obtuse et impitoyable, chez qui les administrés purent constater une tendance à la compréhension. On cita même le cas de contribuables qui, ayant, pour arguer de leur esprit patriotique, fait comprendre aux ronds-de-cuir qu’ils fréquentaient le Vallon aux Belles, avaient bénéficié de substantiels abattements, annulations de pénalités et autres dégrèvements.
L’affaire eut aussi des répercussions sur le plan international : certains pays voisins, informés par leurs espions des heureuses mutations dont jouissait le royaume, dépêchèrent sur place des observateurs, afin d’étudier si par hasard et par bonheur, on ne pourrait pas importer l’idée.
Quant au Roi, il était aux anges et la Reine elle-même convenait que l’idée n’était pas mauvaise. Point de guerre en perspective, un climat social printanier, la béatitude souriante des passantes : bref, le royaume vivait heureux.
Tout à leur bonheur, les souverains se consacrèrent tant l’un à l’autre et l’autre à l’un, que la reine un matin, au sortir de son bain, annonça à son fripon, avec un charmant rosissement des pommettes et de gracieux battements de cils, qu’elle était grosse.
Le roi comprit enfin :
Quelques mois plus tard, la souveraine donna naissance à une fille qu’ils prénommèrent Belle, ce qui correspondait à la réalité. Il y eut à cette occasion dans tout le royaume, d’innombrables festivités au cours desquelles on consomma force confettis, dragées et mirlitons. Le peuple était heureux d’avoir une princesse et que cette Belle fût belle.
Dans les années qui suivirent, les précepteurs se succédèrent auprès de l’enfant.
Le roi, s’avisant alors qu’il était de plus en plus ardu de trouver des éducateurs dévoués, prit le parti d’envoyer Belle apprendre les langues étrangères. Il l’expédia donc chez l’un de ses lointains cousins, qui roitelait en une lointaine contrée brumeuse.
Il jouit ainsi d’une paix appréciable, et se consacra sans encombre aux petits bonheurs de la reine et aux siens propres.
Les choses allèrent ainsi une confortable lurette, jusqu’au jour où, laconique, un télégramme arriva au palais :
« Études terminées stop. Arrive demain stop. Signé Belle. »
Lorsque la princesse arriva au palais, tous furent stupéfaits de la beauté de Belle, qui s’était encore affirmée durant son séjour en Touchkanie.
Pourtant, lorsqu’elle sortait en ville, affublée d’une escorte déraisonnable, Belle suscitait sur son passage de bien peu aimables commentaires :
Et de fait, ça ne rigolait pas.
Et, non sans fierté, le roi expliqua alors à sa fille le principe du Vallon aux Belles. Il usa pour ce faire de toutes les circonvolutions langagières, ellipses, images et métaphores auxquelles un père se doit d’avoir recours pour parler à sa fille de ces choses-là.
La princesse ne répondit rien, mais sitôt son yogourt avalé, elle quitta sans un mot la vaste salle à manger.
Quelques instants plus tard, enveloppée d’une grande cape sombre qui la couvrait de la tête aux pieds, elle quittait seule et sans escorte le palais par une porte dérobée.
Ainsi donc, il se passait des choses intéressantes dans le royaume et c’était à son royal papa qu’on le devait ! Il lui fallait absolument voir ça.
Au chauffeur du taxi, elle indiqua le Vallon aux Belles. L’homme tenta de la dévisager dans son rétroviseur, mais, ne voyant qu’une forme enveloppée d’étoffe, il conclut qu’il avait à faire à un laideron majuscule et ne tenta pas d’engager la conversation.
Ma Princesse ? L’avait-il reconnue, ou n’était-ce qu’une formule commerciale ? Peu importait, après tout. Elle descendit de la voiture et marcha dans la direction où elle discernait des silhouettes.
Plus elle avançait dans l’allée, plus elle croisait d’hommes, seuls ou en groupes. Certains tentaient de la deviner sous sa cape, d’autres, marchant d’un pas pressé, l’ignoraient.
Des fourrés obscurs montaient des rires, des chuchotements, des soupirs.
Les femmes quant à elles marchaient d’un pas plus lent. Certaines se tenaient immobiles sur le bord de l’allée. Des hommes s’arrêtaient. Des chuchotements s’amorçaient entre les promeneurs, qui se devinaient plus qu’ils ne se voyaient.
Malgré la pénombre, Belle put cependant observer que la plupart de ces femmes étaient fort laides. Elle en éprouva du dégoût, pourtant mêlé de plaisir, assurée qu’elle était de sa propre beauté. Et au fur et à mesure qu’elle avançait, croissait son mépris pour cette laideur populacière.
Mais elle sentit bientôt poindre en elle une frustration : elle était belle, certes, mais voilée comme elle l’était et dans cette obscurité, qui s’en rendait compte ?
Pour jouir parfaitement de sa fortune, encore faut-il que les autres la perçoivent ! Car ce n’est pas tout d’être heureux : encore faut-il, pour que le plaisir soit total, que les autres s’en rendent compte !
Une idée lui vint alors.
Elle s’arrêta sous un réverbère et fit un signe au premier homme qui vint à passer. Celui-ci s’approcha d’elle avec un sourire interrogatif.
Belle ne répondit pas.
Elle lui trouva une voix vulgaire et une petite taille déplaisante. Elle regretta que le hasard eût désigné ce passant et non un jeune homme bien fait de sa personne. Mais après tout tant pis ! Il ferait bien l’affaire.
Belle écarta son voile et recula de quelques pas. L’homme parut stupéfait, mais il ne dit rien.
Elle posa son voile à terre, et lentement, quitta un à un ses vêtements. Quand elle fut nue, il s’approcha d’elle et la prit par la main.
Sans la lâcher, il la mena dans un bosquet à l’abri des regards.
Et là, très doucement, il l’étrangla en susurrant à son oreille de jolis mots d’amour.