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Temps de lecture estimé : 115 mn
08/05/19
Résumé:  Une âpre confrontation à huis clos (ou presque) entre une mère, sa fille et un jeune homme, tous trois aussi passionnés qu'intransigeants.
Critères:  #journal #romantisme #confession fh fplusag profélève amour cérébral fmast
Auteur : Asymptote            Envoi mini-message
Les intransigeants




Steinwiller et la vallée du Neuenbach (1) – Les Munsch – Lefort



Lorsqu’au cœur d’une matinée radieuse de la fin du printemps vous apercevez, à partir des crêtes qui le surplombent, le village de Steinwiller, niché dans un étranglement de la vallée du Neuenbach, sur le versant alsacien des Vosges, vous découvrez là un paysage aussi charmant que banal. Il conjugue en cette saison les plus séduisants des stéréotypes de la carte postale pastorale. Un camaïeu de vert étale sur ses flancs l’émeraude sombre, presque noire, des denses sapinières effilochant autour de leurs cimes des haillons de brumes évanescentes, puis le pistache luisant des hêtraies qui débourrent, enfin les verdures drues des grasses prairies plantées de brassées de marguerites et de coquelicots, égayées par les marbrures blanches et brunes de quelques bovins. Tout en bas, un paisible étang déploie sur l’une de ses rives une étroite roselière et mire ces sérénités. Un lacis de chemins ocre bordés d’une fine pulvérulence dorée étoile le vallon et ses tentacules plongent, au centre de la composition, vers l’étagement des toitures de tuiles rousses pelotonnées autour du clocher. Celui-ci émerge seul de ce moutonnement avec deux autres bâtisses : à la sortie de la bourgade l’usine au toit dessinant une mâchoire de squale et sur les étagements ouest de la montagne l’imposant édifice en grès rose construit par d’anciens magnats du tissage.


Ce fut, sans le moindre doute, par l’une de ces journées enchantées que M. Munsch décida d’acquérir cette friche industrielle, souvenir des « glorieuses textiles » ayant, en leur temps, apporté une prospérité très relative aux vallées vosgiennes. Il avait négocié le tout, manufacture et maison de maître, contre une bouchée de pain appuyée de l’engagement de créer de l’emploi et de restaurer ces deux verrues qui ternissaient l’harmonie de ce havre de quiétude.


Cette physionomie riante change hélas totalement quand l’hiver les verts cèdent aux gris, une palette s’étendant des gris blafards aux gris maussades maculés de suie, et l’hiver, ici, dure de septembre à mai. Les sapinières se font menaçantes et les hêtres agitent les bras décharnés de leur squelette, l’étang se transforme en cloaque fangeux. Les toits se tapissent d’une pellicule de cendres grasses rejetées par les cheminées crachant en permanence des volutes sinistres que les bises rabattent lourdement sur le bourg et ce poussier englue toute la gorge qui semble alors se rétrécir. Même les jours ensoleillés, la lumière ne condescend pas à illuminer et réchauffer le fond du goulet où les maisons paraissent s’envaser dans une gigantesque tourbière. Steinwiller s’enkyste, isolé par des tampons fuligineux qui obturent les issues du vallon tandis qu’un couvercle de brouillard le maintient sous pression. Il faut y être né pour se résoudre à s’y enterrer.


Des esprits chagrins ou malveillants ont affligé les populations locales d’un long chapelet d’étiquettes dépréciatives qui s’enchaînent ainsi : filage, sciage, chômage, moyen-âge. Les plus méchants ajoutent pêle-mêle à cette quasi-litanie : superstition, inceste, alcoolisme, mariages consanguins et manque d’iode.


Cela correspond à une description presque exhaustive des maux supposés affectant ces reculées vosgiennes. En cette fin du second millénaire, les mentalités avaient certes évolué, mais on retrouvait toujours ces faces rudes de bûcherons taillées à la serpe, ce parler sec qui ne s’encombre pas de nuances, cette indifférence à tout ce qui dépasse les bornes de la vallée et cette nécessité de parer à deux urgences : remplir l’assiette à la maison et le verre au bistrot.


Le docteur Munsch était chercheur en sciences des matériaux quand, en 1978, il hérita de la fortune conséquente d’un oncle. Ingénieux et entreprenant, il décida de se lancer dans la fabrication industrielle des composites sur lesquels il travaillait. En quête de bâtiments afin d’y installer ses futurs ateliers, il racheta la friche sise à Steinwiller. Une lointaine ascendance, des passions vouées à la forêt et la photographie animalière le guidèrent vers ce choix et le conduisirent à s’établir sur les berges du Neuenbach avec son épouse et leur fille Céleste, âgée de huit ans. Après quelques sévères revers l’amenant au seuil de la faillite, il dénicha la formule miracle qui lui ouvrit les portes du succès et fit bientôt de lui un acteur incontournable dans ce secteur. Rapidement, il devint le premier employeur de la commune et de la vallée, en mesure donc d’honorer ses engagements. Sa femme décéda d’un AVC en 1984, au début de leur véritable prospérité. Céleste ne comptait que vingt-et-un printemps quand elle épousa Adrien Lefort, ingénieur chimiste que son père associa à l’usine juste avant de disparaître en 1993, dans sa quarante-neuvième année, victime d’une chute en montagne alors qu’il y traquait et photographiait le grand tétras. En dépit de son jeune âge et bien qu’enceinte, elle assura le développement de l’entreprise, secondée par son mari. Puis naquit une enfant chétive et maladive, Delphine, qui ne connut que très peu son père, victime d’un accident d’avion deux ans plus tard.


À l’orée de cette histoire, en l’an 2014, Steinwiller s’épanouit sous la coupe de son maître ou plutôt de sa maîtresse incontestée, car à l’encontre de sa complexion délicate, madame veuve Céleste Lefort, née Munsch, y régente tout d’une poigne de fer. L’adversité et la vallée l’ont forgée, elle a su faire face aux pires difficultés sans jamais se décourager et, en cette société de mâles congénitalement misogynes, a dû écraser quelques orteils afin d’y défendre et conserver sa place. Aujourd’hui, elle tient le maire qui mange dans sa main dès qu’elle lui fait imaginer une délocalisation, le conseiller général dont elle a appuyé l’élection et le tenancier du café de la place, acteur stratégique, un ancien employé qu’elle a aidé à s’établir. Ce dernier n’ignore pas que ce sont les salaires versés par sa protectrice qui remplissent les verres qu’on vide à son comptoir et ne tolérerait pas que quiconque lui manquât de respect dans son établissement.


S’y ajoute la population complète du village, car il n’est guère de foyers dont l’un au moins des membres ne pointe à ses ateliers. Dépourvue d’illusions, elle sait que, non native du pays, elle y demeurera toujours une étrangère entachée des suspicions de tout ordre relatives à cet état, de défiances qu’exacerbent en outre les jalousies dues à la réussite familiale et qu’en cas de revers de fortune les reniements seront prompts. Elle ne parierait que sur la fidélité de ses deux employés de maison, Armand le majordome, homme à tout faire, et Geneviève, la cuisinière et femme de ménage.


Côté face, ce qui surprend de prime abord lorsque l’on croise cette femme qui atteint la pleine maturité et vient de souffler ses quarante-quatre bougies, c’est son indéfectible jeunesse. Cette impression est invariablement dictée par sa taille menue, une voix envoûtante, un gentil minois un brin évaporé qui illustre admirablement son prénom et une mise bariolée convenant à ravir aux gamines qui n’évoquent la trentaine que comme une perspective encore lointaine. Nombre de partenaires l’ont ainsi, lors d’un premier contact, confondue avec sa secrétaire de direction toujours engoncée dans ses tailleurs bleu marine maussades. À mieux l’examiner, sa tenue dénonce une qualité irréprochable, coupe, finition et texture sont impeccables et le prix doit en être à l’avenant, hors de portée des bourses d’adolescentes. Elle a le chic pour harmoniser les couleurs qu’elle arbore vives et éclatantes. Foin du pantalon, des robes ou des jupes courtes sans outrecuidance et même quand elle fréquente les ateliers ou le labo, elle les recouvre d’une blouse chamarrée.


Ajusté serré, ce costume accuse tout autant la perfection de la ligne que celle des galbes. Si madame Lefort peut sembler grêle, c’est surtout du fait de son allure générale qui, révélant des grâces aériennes de sylphides, l’oppose si fort aux massives corpulences locales. Elle compense sa carrure modérée en se haussant sur des talons vertigineux qui cambrent magnifiquement ses jambes et sa taille de guêpe. Au reste, un buste et une ensellure à faire rêver les plus puritains, des formes fuselées de naïade polie par l’onde en laquelle elle se déploie sans le moindre peu l’altérer. Des rondeurs avenantes superbement proportionnées attirent au moins les regards à défaut des mains qui pourtant se laisseraient volontiers tenter. Elle se plaît à natter ou à dresser en chignon sa dense et longue chevelure châtain sombre en laquelle luisent quelques éclats acajou et affirme : « Le chignon haut me grandit, les nattes me rajeunissent, il faut trancher, mais ce ne sera pas le cheveu ». Elle sait aussi néanmoins allier les deux coiffures en de savantes compositions.


Sous ce casque ténébreux, impeccablement ordonné, se découvre une indescriptible frimousse mêlant des traits séduisants d’adolescente à ceux, séducteurs, de femme mûre. Un teint clair, presque pâle qui ne renonce pas à un hâle timide et se carmine, oh, à peine, des rougeurs de sa fébrilité, réussissant l’impossible synthèse des plus extravagantes antithèses. Une physionomie vaporeuse qu’on croirait enveloppée d’un halo à la façon de ces photographies où un léger flou de bouger crée une sorte d’aura, les empreignant d’une douceur feutrée qui en gomme les plus infimes aspérités. Ce voile imperceptible estompe son visage et lui confère une exquise irréalité, y exhale le mystère des songes. Le tableau se complète par des lèvres fines, bien dessinées qu’elle n’outrage jamais d’un vermillon trop appuyé, un nez mutin, gentiment relevé, fournissant tremplin vers de célestes nuées.


De grands yeux pers luisant de ses énergies qu’elle se plaît à allonger d’un trait de khôl noir renforçant la brillance de son regard toujours humide et qui, à l’égal de celui des myopes, semble interroger des horizons lointains et inconnus.


Tout ceci s’accorde enfin harmonieusement à sa voix ; un pur miel dont elle vous ensuque. Une voix non pas chantante, mais nette, mélodieuse et d’une tessiture étendue qui s’envole à la chute des phrases dans une roucoulade ténue, vous élève vers la conclusion ou à l’inverse orchestre des résonances graves en vous conviant à des pensées plus austères. Nombre de ses prétendants ont été d’abord enchantés par ces délicates musicalités.


Seuls le front haut, très dégagé, et le menton un brin carré traduisent une indéfectible volonté arc-boutée sur d’inviolables résolutions. La conclusion, inévitable, la pose en très élégante, pimpante et attirante jeune femme. Céleste connaît ses atouts et entend en profiter jusqu’à en abuser.


Le côté pile s’applique à contredire ce physique de frêle poupée et une robustesse, un dynamisme, une autorité de chaque instant conjuguent des exigences inexorables à une infaillible détermination, nourrie par beaucoup d’intelligence et de perspicacité, qui répondent superbement à son nom marital. Madame Lefort est d’une inflexible sévérité : sa voix douce et fluette sait, et ne se prive pas d’ordonner. Tous la redoutent à commencer par le personnel de l’entreprise et particulièrement ses plus proches collaborateurs. Fournisseurs et clients sont logés à la même enseigne et n’oublient pas qu’une fois le cap fixé, ils ne pourront pas en dévier d’un iota. Le moindre retard à une réunion, un délai non respecté, une échéance dépassée se solderont par d’effrayantes foudres. Tous aussi conviennent que si elle se montre rigide et intraitable, elle ne néglige jamais de justifier ses injonctions et ne manque aucune occasion de récompenser les mérites.


La fragile Delphine subit ce régime sans broncher et Céleste la traite avec une fermeté renforcée. Cette mère impitoyable se désole de voir cette grande fille de dix-neuf ans perdue encore dans les brouillards de l’enfance, manquant totalement de confiance et de vivacité, rester alanguie et comme privée de vitalité, se nourrissant de littérature et de poésie. Elle se chagrine de constater que d’excellentes notes en français jouxtent des résultats médiocres en maths et en physique. C’est elle ainsi qui lui a infligé à l’encontre de l’avis de ses professeurs le redoublement de la classe de seconde.


Elle déborde d’affection pour cette unique enfant, mais craint terriblement de la gâter en cédant à ses impulsions. Il est vrai également, qu’elle-même, depuis si longtemps privée de tendresse, en a oublié jusqu’au rudiment du vocabulaire et se sent ridicule à en dispenser. Une sorte de décence, qui en d’autres domaines n’est pas son fort, lui proscrit là tout laisser-aller. Combien de fois s’est-elle interdit de la serrer dans ses bras, a-t-elle préféré la soumettre au carcan de ses récriminations plutôt que de la condamner à la prison dorée de mièvres prodigalités. Elle exècre les formules consacrées du genre : « C’est pour ton bien… plus tard tu me remercieras, etc. » sans trouver celles qui lui permettraient de s’expliquer. En voulant réveiller ses énergies, la tirer de ce qu’elle considère léthargie, elle manque souvent de la plus élémentaire retenue et elle conçoit qu’à l’appeler « mademoiselle Nunuche » ou « la Godiche », elle ne parvienne qu’à la braquer. Quand elle voit les grands yeux de cette fille adorable, qui ne désire rien plus que de lui plaire, s’embuer de larmes difficilement contenues, elle mesure les ravages de ses quolibets, regrette, voudrait, mais ne peut s’excuser, se promet de ne pas récidiver, cependant le naturel revient au galop dès que l’occasion s’en présente.


Delphine souffre de ces rigueurs, toutefois elle voue une admiration sans bornes à sa mère et sachant qu’elle s’impose en priorité à elle-même un despotisme identique lui pardonne à l’instar de tous ceux qui la connaissent. Dès l’adolescence, mademoiselle Céleste Munsch s’est infligé un principe d’inflexibilité grâce auquel elle s’est réalisée. Les décès prématurés de son père puis de son époux l’ont recluse dans le travail et les responsabilités et poussée à se forger une discipline de fer. Dans ce cadre, l’enfermement de la vallée lui convenait parfaitement, délimitant un royaume où elle régnait en souveraine incontestable. Cela lui a valu de nombreux courtisans, mais fort peu d’amis. Enfin elle ne s’accorde guère de loisir et ne déroge qu’en s’octroyant trois soupapes de sécurité.


D’abord la chasse qu’elle ne pratique avec rage que deux mois par an. Le modelage ensuite et elle raffole manipuler la glaise, pétrir la matière informe afin de lui insuffler du caractère. Elle s’y consacre une heure par jour et il n’est pas rare de voir les lumières briller aux carreaux de son atelier très tard dans la nuit. Il n’est enfin qu’un seul domaine où elle se relâche totalement pour s’ouvrir à une fantaisie débridée : celui de la sensualité. Déçue par cinq brèves années de vie conjugale et les pusillanimités de son époux, elle s’est promis de ne plus céder aux sentiments ; depuis son décès, elle multiplie les frasques coquines, les aventures galantes, s’offre amants ou amantes ne respectant néanmoins qu’une contrainte incontournable : ne pas se les attacher plus d’un trimestre.


Après son veuvage, esseulée, isolée en cette vallée, avec l’unique compagnie de sa fille, elle chercha brièvement une consolation et une harmonie que personne ne lui apporta. Elle se tourna donc vers les amours de passage, du sexe brut qui ne risquait pas de la rendre vulnérable et s’en accommoda si bien qu’elle en oublia bientôt les dispositions de départ. Généralement, c’est à Strasbourg qu’elle conduit ses fredaines, non par souci de discrétion, et elle n’ignore nullement que tout le village bruisse des rumeurs de ses dévergondages qu’on ne se prive pas d’y commenter. Simplement, elle ne souhaite pas, sans en faire une loi intangible, mélanger les genres : là celui de chef d’entreprise, là-bas celui d’hétaïre. Elle n’aime pas non plus qu’on connaisse son statut, de peur qu’il ne fausse la mise. De toute façon, en ces matières, autant qu’en d’autres, elle entend fixer le cap, adore séduire surtout ceux qui ne s’attendent pas à ses complaisances.


Elle jette ainsi souvent son dévolu sur des étudiants et déguste leur surprise quand, avec un petit triomphe de vanité, elle leur dévoile ses quarante-quatre ans. Elle drague parfois sans vergogne au bar des hôtels de luxe de vieux bardons ou de fringants cadres supérieurs en jouant, selon l’envie du moment, les éplorées dévastées, les veuves joyeuses, ou les poules de luxe. Elle n’hésite pas, dans ce dernier cas, à réclamer sa rétribution ou à la rejeter dédaigneusement révélant alors sa situation sociale. Elle s’étonne régulièrement de la facilité avec laquelle les hommes cèdent à ses avances et en nourrit son mépris. « Les hommes ont peut-être le sexe fort, dommage qu’il leur tienne lieu d’esprit ! » lance-t-elle fréquemment. Ces dernières années, elle succombe de temps en temps aux tentations féminines endossant dès lors le rôle de dominatrice sans y trouver beaucoup d’agrément et chacune de ces expériences accroît ses amertumes. (2)


De prime abord, mademoiselle Delphine semble aux antipodes de Céleste.


Sa santé précaire fut responsable, dès sa plus tendre enfance, d’un retard de scolarité à l’école élémentaire. Elle est restée menue, maigrichonne et malingre jusqu’à l’adolescence, puis une croissance accélérée l’a étirée en longue perche, lui conférant cette allure dégingandée des jeunes qui n’ayant pas atteint leur plein épanouissement flottent dans un corps trop ample pour eux. Sous une abondante chevelure ébène, elle découvre un teint hâve, une peau presque diaphane et la physionomie séraphique de sa mère qu’elle domine à présent d’une bonne tête.


En l’observant, on comprend que toute cette apparente asthénie concourt à sa grâce, la situe au rang des porcelaines fragiles, des objets précieux et délicats, des figurines de verre qui voleront en éclat au premier heurt. Elle n’est pas belle ou plutôt ne l’est pas encore, pourtant le bouton couve une floraison que l’on pressent admirable et que ses pommettes, enflammées à la moindre émotion, déclarent imminente. Ce physique s’allie à une invraisemblable naïveté qui ne relève en rien de la sottise, mais d’une vive spontanéité et mademoiselle Delphine ne consent pas à filtrer sa parole au crible des hypocrisies sociales. Elle exprime cependant souvent ses remontrances, désappointements ou stupéfactions par une simple moue, très significative, tordant sa bouche de côté d’une manière charmante qui n’appartient qu’à elle, et combine en une grimace sa réprobation et un pardon annoncé. Le val du Neuenbach l’a confinée dans une solitude qu’elle savoure et entretient, un univers fantasmagorique d’elfes et de lutins dont elle préfère la compagnie à celle des humains. Elle, qui n’est guère expansive, ni même expressive, les fréquente et s’entretient volontiers avec ces peuples imaginaires puis retranscrit leurs discutions dans ses cahiers, pompeusement intitulés « Carnets de ma vie secrète ». C’est à travers eux qu’il convient de l’appréhender, car c’est en eux qu’elle révèle le mieux son exquise sensibilité. Il faut préciser que de secrets ils n’ont que le titre, car ils s’étalent sur un rayonnage de sa bibliothèque sans que rien les dissimule et on pourrait aller jusqu’à croire qu’elle souhaite qu’on les lise.




Le 01/09/2014 – Extrait du journal de Delphine



Dans ces pauvres lignes, ne t’étonne pas, maman, de te faire quelquefois vouvoyer. N’y vois d’autre distance que celle de la déférence et la volonté de respecter ta vie privée.


En dépit de ta sévérité et de la sobriété de tes manifestations affectives, je te trouve, maman, la plus aimante des mères. Je n’écris pas cela pour m’en convaincre et te sais gré de ne pas te livrer à des démonstrations de tendresse trop exubérantes. Je suis si accoutumée à tes réserves et tes réprimandes que je ne manquerais pas de penser que tu te moques. J’en deviendrais écrevisse, car mes pudeurs à cet endroit sont encore plus vives qu’en d’autres sujets.


Oui, bien sûr, certaines de tes rudesses me meurtrissent, chère maman ; tes mots si cinglants tantôt me lacèrent, tes sourires si condescendants parfois m’assassinent. Je préférerais le fouet des temps passés à ton regard chargé de blâme, hélas, tu ne punis jamais et ne me prives ni d’argent de poche, ni de sorties. Terrible châtiment cependant, tu ne sembles pas réaliser à quel point je souhaite te satisfaire, combien il me serait réconfortant de te plaire et de lire, ne serait-ce qu’une seule fois, dans tes yeux, un éclair de fierté suscité par ta fille.


Je t’aime maman, je t’aime de tout mon cœur et au-delà de ces mots que je voudrais poignants qui restent si superficiels et dérisoires. Si tu pouvais deviner combien ta trop rare présence, même muette, même réprobatrice me comble de félicité. C’est viscéral, je ne me sens bien que dans ton aura, celle de ton odeur, ces exhalaisons de violette si subtiles et fraîches, si vivifiantes que je les reconnaîtrais entre mille, ce sont effluves d’enfance qui m’enlèvent en sereine nostalgie. Pour moi, tu es parfum, en as la distinction et l’évanescence. Quand je pose ma tête sur ton ventre, que la caresse de tes tresses frôle mon front, que tes lèvres effleurent ma joue, des douceurs paradisiaques m’emportent et ta voix, si musicale, au miel si particulier, fut-elle courroucée, me berce d’une musique émouvante et m’alanguit. Comment veux-tu dès lors que je te tienne tête, car à n’en point douter, c’est ce que tu brigues ? Je le comprends, tu me voudrais à ton image, forte de résolutions inflexibles, mais je n’ai, à ce jour, toujours pas trouvé le sujet qui vaille cette constance et cette opiniâtreté.


Je n’ai qu’une unique critique à exprimer, tout en sachant qu’il n’appartient pas à une fille de juger sa mère, en ces domaines surtout. Pourquoi donc menez-vous votre vie sentimentale avec autant de désinvolture ? Je suis affreusement ignorante de ces mystères, pourtant il me semble que lorsqu’on est passionnément aimée, rien ne doit nous détourner de ces divines affections. Vous, vous n’avez pas plus tôt trouvé un nouveau soupirant que le voilà répudié.


Craindriez-vous de m’infliger un second père ? Moi, je ne saurais le redouter, car votre choix serait, à l’égal de tout ce que vous entreprenez, exempt de légèreté. Vous ne m’étalez pas vos frasques, néanmoins je ne saurais être dupe de vos dîners d’affaires qui s’achèvent à trois heures du matin. Je n’ai perçu de vos amants que ceux que vous avez autorisés à franchir notre perron. Je les ai trouvés tous, très épris. Comment faites-vous pour rejeter ces cœurs sincèrement aimants ? Il n’est jusqu’à la douce Mylène, oui, je connais l’appétence que vous portez aux femmes aussi, dont je n’ai compati à déconvenue et souffrance.


Pourquoi vous, si raffinée et qui possédez tant de belles qualités, vous appliquez-vous à les ternir avec cet acharnement ? Quel souvenir voulez-vous effacer, à quel ancien opprobre tentez-vous d’échapper ? Avez-vous songé à l’image de la sensualité et du couple que vous me proposez ? Je me dis qu’un jour, je risque d’endosser soit le statut de vos pitoyables victimes, ou pis, de tenir celui de la tourmenteuse.


Vous m’avez déjà laissé entendre qu’à mon âge, il serait temps que je « convole » en frustes galipettes sans lendemain. Si en tout, je consens à faire de vous mon modèle, en ces matières vous me dissuadez de suivre votre exemple. J’ai lu dans vos yeux le mépris que vous dispensiez à vos conquêtes trop faciles et j’espère mieux des ardeurs de l’amour qu’un profond dédain pour son objet.


Une camarade, de deux ans ma cadette, m’a confié ressentir sa virginité comme une honte et vouloir absolument se déniaiser avant d’entrer à l’université ; moi qui croyais le bac seul requis ! Je ne pense obéir ni à des préceptes moraux des temps anciens, ni à de quelconques injonctions, les vôtres tout particulièrement, mais j’estime qu’en un siècle les peurs ont changé de bord et c’est plutôt une impatience presque cocasse qui conduit les filles de ma génération à se jeter dans les premiers bras venus, imaginant y découvrir d’office les arcanes de la passion, s’étonnant de n’y trouver au final que médiocrité tant de la douleur que du plaisir ! Je me refuse à explorer les félicités par touches successives et quitte à être ridicule, je préfère l’être en me réservant pour le véritable éblouissement.


Ah, que ne puis-je m’entretenir de ces questions qui me minent avec toi de vive voix !




Le 14/9/2014 – Extrait du journal de Delphine



Hier, l’un des derniers jours où le soleil daignait encore nous accorder ses profusions, j’ai gagné notre solarium, une vaste véranda noyée de chaleur et de clarté. Allongée sur un transat, un masque d’avion sur les yeux, vous vous y abandonniez à une brève sieste, toute nue. Je n’ignore pas qu’il vous indiffère de m’apparaître ainsi et, éveillée, vous n’auriez qu’à peine constaté l’indécence de votre tenue, car, curieusement, en notre maison, c’est la mère qui fait fi des pudeurs affectant si fort son enfant. Furtivement, je me suis approchée, fascinée, et vous ai longtemps admirée. Vous émergiez de la lumière comme Téthys de l’onde et vous vous offriez, détendue, belle, désirable surtout. Pendant cet alanguissement paisible qui vous est si inaccoutumé, vous souriiez à je ne sais quel rêve. Je me suis agenouillée à vos côtés, vos fragrances m’ont étourdie tandis que me submergeait une terrifiante envie de gorger mes lèvres des arômes de votre peau. Heureusement, je me suis ravisée et enfuie ; j’aurais été épouvantablement gênée que vous me surpreniez perdue entre dévotion et concupiscence.


J’ai donc rejoint ma chambre où je me suis machinalement déshabillée, affrontant mon reflet dans la psyché. J’avais presque honte de me dépouiller, animée de la seule intention de me contempler. Tomber mes sous-vêtements face à ce regard brûlant et inquisiteur qui me fouillait fut une épreuve qui me dévasta. Mes copines peuvent prétendre que je suis mignonne, mes copains déclarer, on imagine à quelle fin, que je suis la plus jolie de la classe, j’ai rougi de mes déficiences. Mes formes trop grêles d’adolescente attardée ne supportent pas la confrontation à vos plénitudes, si somptueusement mûres, toutes en galbes effilés ou en rondeurs fermes. Évaluée à l’aune de vos attraits, je me sens vide, inconsistante.


Au-delà de ces misères, sortirions-nous du même moule, je n’atteindrais jamais à l’aisance de votre port, à cette grâce de déesse qui vous rend intemporelle, vous élève au-dessus des vanités et vous permet d’accepter votre beauté sans plus de fausse modestie que d’orgueil, comme vous consentiriez à être quelconque ou laide. Vous êtes ainsi, vous tenez pour telle, savez ne pas vous en réjouir prétentieusement, il n’y a pas à épiloguer.


Devant le miroir, j’ai laissé ma main cajoler un sein, puis glisser sur un ventre. Elle ne me destinait pas ses caresses que mon corps immature usurpait. L’avouer me bouleverse jusqu’en ces écrits secrets ; un instant, j’ai tangué, vacillé tandis que mes doigts fourrageaient dans les crins de mon pubis. Misérable, je tremblais quand le sexe ombrageux tapi sous ces broussailles réclama régal plus affirmé, attira mes phalanges à l’égal d’un aimant. J’étais ivre de vous, subjuguée par vos charmes, quoiqu’incapable pourtant de branler ma mère. Tendue à me rompre, aussi vibrante que paralysée, je me suis effondrée sur le sol, désespérée, m’épanchant en larmes saugrenues.


J’ai enfin retrouvé un brin de lucidité et enfilant un peignoir, je me suis derechef précipitée là-haut. Le pourquoi m’en est étranger. Il me semble que je voulais étreindre votre nudité de la mienne, me nicher, toute petite moi qui suis plus grande que vous, entre vos seins. Je vous ai croisée dans l’escalier, déjà apprêtée pour vos rendez-vous et négligemment vous m’avez jeté :


  • — Plutôt que la bronzette, je te conseille les maths.

Rien de plus abrupt ne pouvait rompre l’enchantement.




Le 01/10/2014 – Céleste à la recherche d’un prof de maths



Ce matin, une secrétaire remet un message à monsieur Roess ; il est convié à rencontrer la patronne dans son bureau au moment de la pause. Il connaît toute la différence qui écarte une telle invitation d’une convocation et présume immédiatement qu’elle a une faveur à lui demander. Ils s’apprécient beaucoup réciproquement et il ne craint rien, car il sait qu’un technicien modeleur de son acabit, disposant de son expérience, est une perle rare.


Madame Lefort vient vers lui, lui serre cordialement la main et le prie de s’asseoir. Bien que bénéficiant de ses bonnes grâces, il ne s’en interroge pas moins. Après une brève conversation, un clin d’œil entendu lui fait présager qu’on va aborder le vif du sujet.



Trois jours plus tard, l’affaire est arrêtée.




Le 08/10/2014 – Extrait du journal de Delphine – Premier cours de math



L’hiver s’est déjà posé sur la vallée comme un étouffoir et dorénavant, je vis dans l’espérance du printemps. Maman, résolue à ce que je décroche a minima une mention bien au bac, vient de recruter un étudiant censé me convertir aux sciences. Pourquoi donc s’obstine-t-elle ? J’adore lire et écrire. Mes profs me disent que j’ai un vrai talent et développe une véritable sensibilité littéraire. J’aime peser les mots, combiner leurs assonances et tantôt les désintégrer dans le chaos d’une destructrice dissonance. Non, je n’écris pas, je compose, enfin je souhaiterais du moins qu’il en soit ainsi. Je fais des maths pour lui complaire, mais ne saurais m’enfermer dans une prison chiffrée, fut-ce afin d’évaluer ma fortune.


J’ai bénéficié aujourd’hui de mon premier cours particulier. Mon nouveau prof, Hugo, à peine mon aîné, est une pointure, paraît-il, et, à vingt-quatre ans, il termine sa thèse. J’attendais un rustre et n’ai pas été déçue. Ce matheux n’a cure des civilités et je ne suis pas sûre qu’il m’ait seulement regardée. J’ai peur qu’en son esprit l’hyperbole ne soit jamais métaphore et qu’elle ne parvienne à fracturer les deux matrices en lesquelles je reste emprisonnée : Steinwiller et le lycée. Je m’étais illusionnée jusqu’à voir un possible confident en ce jeune homme qui partage mon âge et connaît les sortilèges de notre vallée. Il m’a pourtant fait grosse impression avec sa voix lente, posée, très grave et on dirait qu’il mûrit chacun de ses mots avant de les prononcer. Toutefois, j’ai été amusée quand il a déclaré : « Bientôt vous trouverez autant de plaisir à étudier les maths que moi à vous les enseigner. » Le pauvre, s’il savait à quoi il s’expose. Il a poursuivi « Si je ne parviens pas à les faire chanter dans votre tête, je rendrai mon tablier ». J’aimerais assez le voir retirer son tablier, car il est plutôt beau garçon ; on ne peut cumuler tous les handicaps !


Il a voulu cerner mes lacunes. Je craignais qu’il ne se désespère, mais ce rebouteux de l’esprit m’a étonnamment débouché les sinus. Sur des points où j’étais persuadée de ne rien avoir compris, avec quelques questions habiles et sans ajouter quoi que ce soit à mes connaissances, il m’a montré que je savais déjà, tout en ignorant savoir. Il a le pouvoir de faire jaillir la lumière de l’obscurité, c’est réconfortant et encourageant.


J’en étais enchantée et lorsqu’il est parti, je lui ai déclaré en plaisantant : « Désormais Hugo, je vous appellerai le Socrate des maths ». Il a répliqué : « Ce sourire qui vous va si bien en atteste : plus vite que vous n’osez l’envisager, vous dériverez avec bonheur ! Quant à moi, vos facilités m’ont surpris, je vous attendais autrement rétive ! »




Le 26/11/2014 – Extrait du journal de Delphine – Visite de l’atelier de Céleste



Décidément, il faut croire que cet Hugo m’ensorcelle et voilà que j’attends ma pitance bihebdomadaire de maths avec la même avidité qu’un chien, ses croquettes. Et ses élégances d’éphèbe n’expliquent pas tout. Il a une façon d’expliquer les concepts les plus revêches qui n’appartient qu’à lui. Des éléments historiques fournissent l’introduction, le problème tel qu’il s’est posé à Brunelleschi (3) en son temps, par exemple. Puis, sans hâte, on gribouille des coupoles, on imagine les forces engendrées. Quand on en arrive à l’interprétation géométrique, j’ai l’impression que j’aurais pu dégager la formule toute seule et lorsqu’il me quitte, je me sens plus intelligente, plus sûre de moi que si je sortais du salon de l’esthéticienne.


Je parviens maintenant à le tirer régulièrement hors de ce domaine réservé et à l’amener aux confidences réciproques. Hugo, très prévenant, a très vite compris ma solitude. Au lycée, je ne me suis guère liée avec les filles qui sont des pimbêches immatures tandis que les garçons ne songent qu’à coucher. S’ils savaient que je suis vierge ! Maman d’ailleurs aussi l’ignore et n’en serait peut-être pas moins étonnée. Aujourd’hui je souhaitais l’épater et, en « godiche » avérée, au lieu de lui lire l’un de mes textes, ce dont je brûlais, je lui ai fait visiter l’atelier de ma mère.


Éblouissement garanti ! Il est vrai que ses sculptures sont magnifiques. Toujours à la limite de l’équilibre, elles regorgent de dynamisme et de vigueur. Contrairement aux ouvrages les plus courants des modeleurs qui affectionnent les lignes arrondies convenant davantage à leur matériau, elle cherche la difficulté ; un cheval couché dans l’herbe serait indigne de ses talents, il le lui faut cabré, d’où la nécessité d’une armature qui se révèle ensuite une contrainte autant qu’un support. Il s’est intéressé à ce plateau circulaire que l’artiste peut faire tourner à sa guise entre six miroirs placés en demi-cercle qui lui permettent d’observer sous toutes les faces simultanément soit sa production, soit son modèle. Il a longuement examiné ses œuvres, pour la plupart des animaux, tradition familiale oblige – cerf, sanglier, renard ou rapace – souvent en posture de combat, puis s’est arrêté devant cet Hercule bûcheron brandissant sa cognée. À chaque fois que je le vois, je ne peux me défendre de penser que ma mère a dû coucher avec l’original. Ce n’était sans doute pas ce qu’il inspirait à Hugo que je supposais s’ingénier à traduire ces courbes en équations. J’avais peut-être tort, car à l’issue de ses contemplations, il s’est tourné vers moi, m’a regardée avant de déclarer : « Elle devrait sculpter ton buste… nu ». Ce silence entre les deux derniers mots fut plus éloquent que le reste de la phrase et a résonné très fort.


Je me suis fait pivoine, il s’en est aperçu et a rougi à son tour puis m’a souri pour s’excuser de cette insolence. De pareilles insolences, accompagnées du trouble qu’elles suscitent, j’en redemande volontiers.




Le 26/11/2014 – Hugo croise Céleste



En quittant le château, c’est ainsi que les villageois baptisent la maison Munsch, Hugo rencontre une jeune femme qui gravit l’imposant escalier conduisant à la terrasse et la porte d’entrée. Elle, accaparée par des problèmes financiers, ne le remarque qu’au moment de le croiser et s’étonne de la présence de ce beau garçon très athlétique et séduisant qu’elle apostrophe sèchement :



Toujours absorbée par sa comptabilité, elle semble ne prêter aucune attention à sa réponse.


Hugo qui a remarqué son air préoccupé ne s’en formalise pas, mais est saisi et troublé par la beauté de cette splendide nymphe qui ressemble beaucoup à son élève et doit être une grande sœur, dont étonnamment, celle-ci ne lui a jamais causé.


Emportés sur leur lancée, tous deux poursuivent leur trajectoire, elle grimpant la volée de marches, lui s’enfonçant dans l’allée gravillonnée. À peine sont-ils écartés d’une vingtaine de mètres qu’ils se retournent conjointement pour s’empreindre chacun de la silhouette qui s’éloigne. Il la découvre ainsi étendard triomphant et chamarré découpant ses formes frêles sur un ciel tourmenté. Elle y voit un surprenant Hercule, tout en muscle, susceptible de combler de ses faveurs un aréopage de déesses. Cette conjonction de mouvements leur arrache un sourire gêné chez l’un, amusé chez l’autre. Il en est bouleversé, elle trouve ça charmant et ne dédaignerait pas d’en faire prochainement son quatre-heures.


Dès le repas du soir, Céleste annonce à sa fille qui vient de chanter une fois de plus les mérites d’Hugo qu’elle souhaiterait le rencontrer à l’issue du cours de samedi.




Le 29/11/2014 – Extrait du journal de Delphine – Poème de Delphine



Ça y est, j’en viens à faire des maths avec plaisir ; je crois surtout que je veux l’épater. S’il y a quelque temps j’en pinçais déjà pour lui, je suis obligée d’admettre que mon sentiment me conduit à d’autres considérations jusqu’à présent escamotées bien que terriblement envoûtantes. Ce garçon, si circonspect par rapport aux jeunes gens tout en esbroufe que je croise ailleurs, est un véritable adulte, réfléchi et posé qui inspire confiance et dispense une impression de sécurité. De l’âge mûr, il tire un regard assuré, mais s’interdit toute présomption qui l’enjoindrait à tenir pour seules valides ses propres opinions. Au contraire, chez lui tout est nuance et s’adoucit de la clairvoyance des incertitudes. Il allie, sans discordance, l’intelligence la plus vive avec une sensibilité raffinée, tempère sa force rustique et la rudesse propre aux habitants d’ici de douceur et d’affabilité.


Conscient de ses aptitudes, il s’en sent redevable, et affirme ne pas être en droit de les gaspiller. Voyez-le, de surcroît, mignon comme un cœur et dites-moi comment ne pas craquer, d’autant qu’il s’intéresse à moi, vraiment à moi, et non à la satisfaction de piètres appétences salaces. Et moi, du coup, je serais disposée à tout lui céder. La nature humaine est paradoxale : dix fois, je me suis refusée à de modestes flirts subodorant ce qu’on en attendait et maintenant qu’on ne s’en soucie pas, je suis prête à abandonner ce qu’on ne me demande nullement. En fait, tout cela me paraît bien embrouillé : oui, je désire qu’il admire mon corps, folle vanité, qu’il le caresse et le palpe avec volupté et la seule idée de ses mains empaumant mes seins les fait se gonfler au point que je défaille. En me comportant ainsi, suis-je très distincte des petits mâles outrecuidants que je me plais à vilipender ? Je le pense, car j’aimerais avant tout lui donner, me donner, toutefois que saurait donner une naine à un géant ? Moi qui attends qu’une harmonie des esprits s’accorde à celle des pulsions de la chair afin qu’elles s’enrichissent mutuellement, je présage cependant un bonheur possible.


Hier, maman m’a déclaré : « tu es très en beauté, chérie, on dirait que l’approche de l’hiver te remplume ». Si elle devinait de quel hiver torride il s’agit ! J’aurais voulu à cet instant m’enquérir de son conseil pour me rendre belle et désirable, néanmoins ma maudite pudeur m’a retenue.


Je m’étais résolue aujourd’hui à ce qu’après ces évasions paraboliques grimpant au ciel de vertigineuses asymptotes, j’infligerais à Hugo le meilleur de moi-même, ces mots qui brûlant mes lèvres, m’arrachent l’âme, bref, l’un de mes poèmes. Il a accepté avec un empressement qui n’était pas de complaisance et que dominait une sincère curiosité. Je lui ai lu une ode consacrée au monde secret de la forêt. À l’issue de cet exercice, j’étais rouge de honte, je n’avais pas osé l’épier et m’attendais à une verte critique ou pis, à un obligeant et froid compliment. Il a vraiment aimé, non point poliment en vue de m’agréer. L’éclat de son regard, la pertinence de ses remarques m’ont appris combien il avait accédé au sens caché de mes vers et percé ma sensibilité. Il m’a ensuite demandé si je n’avais rien écrit de plus intime. L’écarlate de mon teint dut être réponse éloquente.


  • — Oh non, je ne saurais ni ne puis.
  • — Si, vas-y, je te pardonne tout, tu le sais.
  • — Non, non, tu vas te moquer !
  • — Allez, je t’évite un choix difficile, contente-toi de tourner la page et lis.

Il était tellement pressant… je me suis exécutée. J’avais oublié ce qui suivait, et rien ne pouvait plus mal tomber, c’était mon éloge de la virginité. Je l’ai imploré d’un regard suppliant, il m’a souri d’un sourire d’encouragement, d’espoir presque, et brusquement j’ai eu envie de lire, de lire cela, de le lire pour lui. Tremblante et d’une voix chevrotante, je me suis lancée, après avoir précisé qu’il ne s’agissait pas spécifiquement de moi.


Le val opacifie cette grise étoupe qu’il accumule et condense au fond de sa claustrale coupe.

Privée d’air et de lumière, j’ai grandi dans cette auge obscure fermentant de louches levains

Sous cet étouffoir et le dais de brumes suffocantes, soumise à ces pressions exemptes d’exutoire.

Maintenez une âme passionnée n’aspirant qu’à repousser l’exiguïté de trop insipides horizons

Loin du soleil et des hommes, des plaisirs et des douleurs, des bonheurs comme des afflictions,

Elle dévoiera ses sèves en élans désordonnés ou les thésaurisera au profit de sa future rédemption.


Tel un papillon encore recroquevillé dans son cocon au seuil de son envol, des humeurs m’affolent,

Gonflent mon cœur d’équivoques et luxuriantes avidités, de folles envies de félicités ignorées !

Oui, je suis vierge, impavide, orgueilleuse et fière, de n’avoir défloré ni l’ampleur de mes rêves,

Ni la profusion enthousiaste du sentiment et non pas d’épargner un dérisoire et véniel tégument,

Qu’en mille tristes occasions j’aurai pu brader à l’encan d’appétits salaces et de fébrilités juvéniles.

Je ne connais que trop les affres et véhémences de la tentation enflant et dévastant mon sein nubile !


Rester pure et chaste ne relève ni de la frayeur que m’inspire l’écorchure qui me consacrera femme,

Ni à fuir les remontrances d’une morale désuète ou les complaisances pressantes de notre époque

Mais à me soustraire aux offenses vulgaires, et viles opprobres fomentés par de sacrilèges convoitises.

J’aime mon corps gracile et diaphane couvant sur des braises de vifs embrasements l’imminence.

Toutefois, j’ai horreur qu’on l’effleure et le profane afin d’apaiser de mesquines concupiscences.


De l’hymen, je ne courtise pas plus les chaînes que du plaisir les frustes et piètres aubaines.

Je songe à des fugues éperdues, de lointains exils, hors d’un monde regorgeant de triviales fredaines

Où je me ferai altière Messaline, prodigue bayadère, odalisque lascive ou flamboyante courtisane.

Je me perçois ainsi catin par inclination eu égard à la débauche de mes imaginations enfiévrées,

Qu’hélas, leurs exorbitantes ambitions, vouent à s’évanouir en inconsistantes et puériles chimères

Rabattant mon splendide et vertigineux essor icarien dans les tréfonds des vasières du vallon.


Alors, lasse et nue, sur mon divan de soie, sous les yeux ardents d’un éventail de plumes de paon,

Je me prélasse, emportée par le torrent fougueux de voluptueuses ritournelles, de mirages insanes,

Dont les incandescences dressent mes tétons horripilés et nouent mon ventre de spasmes infâmes.


En ma tête retentit l’écho de conques creuses bruissant d’indicibles et sensuelles indiscrétions,

Éveillant de mystérieuses fulgurances dont j’esquisse les résonances en hiéroglyphes abscons.

Des assonances m’assaillent de leurs ors musicaux évoquant un lointain et baroque Parnasse

Qui m’inspire des hyperboles emphatiques, enceintes de verve lyrique, et de désirs nébuleux.


Tant pis si, dès lors, la rime de mes oraisons ne s’accorde que piteusement à mes confuses déraisons

Et si des vocables trop lâches abîment une pensée flageolante, tout effarouchée de ses audaces.

Je convoque des enfers fantasques ou de maussades édens nourrissant ma chétive antienne,

Abreuvant ma plume de cette encre cinabre qui aujourd’hui souille les candeurs naïves du vélin

Avant que demain, en fluide vermeil, elle ne barbouille la blancheur désormais oiseuse du lin.


À moins que cet avenir indéfiniment se dérobe et que mon amour reste en vaines lignes confiné.

Plutôt que de solder ma virginité dans des étreintes pitoyables, je préfère céder à celle du papier,

Dussé-je apprendre qu’aimer se restreint à révérer l’idée surannée qu’on se fait de l’amour !



Pendant ma lecture, je lui avais jeté des coups d’œil furtifs, il était concentré, accroché à mes lèvres plus décisivement que s’il les avait embrassées. Cela m’a enhardie et donné des ailes si bien que loin de lire des phrases maussades, j’ai su les animer et vivre ce que je récitais. Lorsque j’ai terminé, mon corps entier s’était fait la harpe de mon ode et, vacillante, je vibrais de ses derniers accords. J’ai ajouté :


  • — Ne prends pas ses salmigondis trop au sérieux, même si comme tu t’en doutes, c’est rédigé en rouge. Il ne s’agit au mieux que d’une esquisse qui mérite encore beaucoup de travail.

J’ai attendu un verdict qui indéfiniment n’est pas tombé. Enfin il a balbutié :


  • — « Oui, je suis vierge impavide, orgueilleuse et fière, d’avoir préservé toute l’ampleur de mes rêves, la profusion enthousiaste du sentiment et non pas d’épargner un dérisoire et véniel tégument ». Heureusement que tu m’as dit ne pas être impliquée. Cette œuvre a-t-elle un titre ?
  • — Oui, c’est « Apologie de la virginité ». Ce ne sont que des vers libres, si l’on peut appeler cela des vers ! L’inspiration m’a débordée outrepassant ma pensée et je n’ai pas voulu en brider la spontanéité, me suis-je empressée de mentir.

Il est resté muet et figé un grand moment me fixant pour décrypter ce qui bouillonnait derrière mon front. Un ouragan y avait tout balayé, il n’y subsistait rien, j’étais vidée.


J’avais totalement oublié que maman souhaitait le rencontrer. Ce souvenir me sauva d’un embarras qui s’intensifiait au fil des minutes. Je lui fis part de cette demande puis, envahie d’une hâte suspecte, je le conduisis au seuil de cet univers profane, celui des activités professionnelles de ma mère dans lequel je ne pénètre qu’avec appréhension.


Un petit bisou et je m’enfuis vers ma chambre, toujours terriblement exaltée. Sur mon bureau traînait une alêne de bourrelier qui m’avait servi à ajouter un cran à ma ceinture. Pour réfréner un enthousiasme extravagant, je l’ai saisie de ma main droite et l’ai plantée dans la gauche que j’ai transpercée de part en part. Curieusement, je n’ai ressenti presque aucune douleur.




Le 29/11/2014 – Rencontre de Céleste et d’Hugo



Quand Hugo frappe à la porte du bureau de madame Lefort, il a beau être partiellement au fait de l’image sulfureuse qui concerne la patronne de son père, il ne peut deviner à quoi il s’expose et n’y songe nullement. Celle-ci, même braconnant sur des terres étrangères, a ourdi son piège dans le moindre détail et se réjouit déjà de l’hallali futur. Elle n’est pas du genre à se précipiter sur ses proies, préfère les entretenir sur le gril de leurs convoitises qu’elle attise ou refrène à sa guise, savourant chaque étape de son succès. Bien entendu, elle ne déploie pas des arguments identiques selon qu’elle affronte un vieux briscard ou un novice inexpérimenté.


Par contre, le plus souvent, elle s’impose une règle : séduire oui, mais sans en avoir l’air, par petites touches feutrées, faisant croire au suborné qu’il est suborneur et que c’est lui qui domine la situation. Elle s’interdit absolument toute provocation outrancière de même que le premier geste décisif. Hors de question ainsi de lui tendre ses lèvres, il les lui faudra conquérir de haute lutte avant qu’elle ne succombe et n’offre une reddition qui devra paraître inespérée. Elle jouira d’autant mieux de sa victoire que celle-ci prendra l’apparence d’une déroute. Avec Hugo, elle ne va pas pouvoir appliquer ces principes à la lettre et devoir composer, car celui-ci, d’après les indiscrétions de sa fille, ne semble pas très préoccupé par le beau sexe.


Elle a, en perspective de cette rencontre, soigneusement répertorié leurs forces et handicaps réciproques. Elle ne le surprendra ni par son statut social ni son âge qu’il doit approximativement connaître ainsi que la réputation de délurée qu’on lui attribue. Elle ignore, quant à elle, tout de ses dispositions sentimentales et de ses expériences.


En entrant dans le sanctuaire obscurci par des doubles-rideaux de velours cramoisi, Hugo ne distingue d’abord que l’imposante sculpture posée face à la porte devant la fenêtre.


Elle représente une lionne campée sur son arrière-train à l’instant où, animée d’une prodigieuse détente, elle bondit sur une proie imaginaire : le monde entier, se dit-il. Ce qui le frappe, c’est la vigueur féroce contenue dans cet élan. Le fauve est encore partiellement ramassé sur lui-même, la musculature de ses membres postérieurs bandée concentre l’énergie en puissance tandis que les pattes avant déployées la montrent en action. Toutes griffes dehors, l’animal se propulse vers sa victime prête à la déchiqueter d’une mortelle estafilade, à l’étreindre d’un fatal baiser. L’œuvre âpre ne s’encombre pas de fioritures, les détails sont sacrifiés au dynamisme de la composition. D’évidence, elle vise à mettre en scène un jeu de forces primaires déchaînées. Il en est tellement fasciné qu’il en oublie ce qui l’a conduit ici et reste un grand moment consterné par cette admirable sauvagerie. Il perçoit un bruit de pas derrière lui, qu’il pense être ceux de l’artiste. Sans détourner son regard, il balbutie :



Qu’entend-il par là ? se demande Céleste qui, d’une voix étonnamment douce, très musicale et apaisante lui répond :



Elle s’avance pour s’installer juste à côté de la statue se plaçant de telle sorte qu’il puisse croire que c’est sur elle que le félin s’élance. Hugo reconnaît la nymphe qui l’a ébloui l’autre jour. Sa confusion s’accroît encore, il s’attendait à rencontrer la mère et non la grande sœur de Delphine.



Ce disant, elle se déplace faisant écran entre lui et la lionne en s’interrogeant pour savoir laquelle des deux enflamme ainsi son regard presque halluciné.


Hugo est immédiatement sidéré par cette splendide jeune femme aux yeux pleins de mystère. Comment cette fragile créature peut-elle engendrer de tels monstres ?



Ce rapide tutoiement déconcerte le jeune homme qui d’autre part, trop peu habitué aux jeux badins, ne saisit pas le double sens de la proposition.



En même temps, elle se retourne vers la bête qu’elle caresse avec sensualité, avec volupté presque.



Elle le conduit ensuite à travers la pièce impeccablement rangée vers son bureau et l’invite à s’asseoir puis lui propose un apéritif. D’un bar réfrigéré dissimulé dans la bibliothèque, elle tire un jus d’orange selon sa requête et se sert un scotch généreux. Ce faisant, elle se déplace assurant le service et réglant l’éclairage afin qu’il fournisse une ambiance feutrée, volette autour de lui, avec des agilités gracieuses de fée s’appliquant à faire valoir son costume et ses formes déliées.


Enfin, elle prend place, non derrière l’imposant bureau, mais sur un siège à côté de lui pour bien signifier l’aspect informel de cet entretien qui débute sur le thème de Delphine, avant de s’évader rapidement vers d’autres sujets. C’est elle qui dirige le questionnement tout en saluant la pertinence des réponses, dispensant ses encouragements, s’intéressant à l’étude des maths qu’elle qualifie d’art, bref le flatte et le dorlote tout en le couvant de son regard tendre accompagné d’un sourire aguicheur et en l’engluant des suaves tonalités de sa voix. Néanmoins, elle ne ment pas, tout juste exagère-t-elle un peu.


Hugo a, lui, l’impression de rêver. Il vient de subir deux chocs émotionnels consécutifs, la poésie de Delphine suivie de la statue de Céleste, et maintenant la plus gracieuse des elfes l’assaille de ses assiduités, ondoie à son entour déployant des charmes enjôleurs, lui sert un whisky à son tour, ce qui achève de le noyer dans un onirisme complet. La belle habite son corps avec une aisance extraordinaire, condense élégance et raffinement, se montre d’une simplicité si exempte de morgue qu’il ne peut l’imaginer affectée. Il admire tout, l’harmonie sage quoique bigarrée de son vêtement dépourvu de toute ringardise, le beau visage très animé, maquillé sobrement tant qu’artistement, les bras souples et sveltes, les mains effilées dont elle effleure tantôt son poignet, tantôt son genou.


Son œil s’attarde parfois sur l’échancrure du chemisier blanc qui laisse entrapercevoir le sillon béni qui s’enfonce vers de radieuses profondeurs. La chaleur de son propos, la vivacité de ses compliments le captivent et l’enjôlent. Bientôt, il ne distingue plus que les yeux verts qui, dans cette pénombre, s’enrichissent de reflets dorés, brillent d’une flamme inquiétante qui lui rappelle qu’elle est lionne aussi.



Elle affiche son désarroi et semble au bord des larmes, Hugo est désemparé.



Céleste ne s’y méprend pas ; à l’accent de la phrase, sans y songer encore, il se range parmi celles-ci.



Est-il possible que ce soit là la mangeuse d’hommes dont on se gausse au village ?

Elle se ravise :



Il hésite, confus.



Elle le raccompagne sur le perron et lorsqu’ils se serrent la main, Hugo a l’impression de subir une décharge électrique quand celle, brûlante, de Céleste étreint la sienne presque convulsivement. Longuement ensuite, elle la retient et semble ne la lâcher qu’à regret.


C’est Hugo qui reste le plus décontenancé à l’issue de cet après-midi. Quittant le château, il éprouve le besoin d’une longue marche en forêt au mépris ou plutôt en raison du froid assez vif. Il espère, sous cet aiguillon, parvenir à ordonner le chaos en lequel il s’égare. Tentant de formaliser les données du problème explicitement, il se les résume ainsi : Delphine l’émeut d’un véritable sentiment tandis que la lionne le soumet à son magnétisme. Il ne sait trop que penser de cette dernière qui l’intimide terriblement en dépit du tutoiement artificiel qu’elle a instauré. Aucune fille n’a à ce jour éveillé en lui autant de désir et il la revoit maintenant alternativement, triomphante au haut de l’escalier, menacée sous les pattes du fauve qu’elle a réalisé et qu’elle défie, soucieuse et plaintive à la fin de leur entretien. Il balaye les ragots infamants la concernant, qu’il attribue à d’inévitables jalousies. Certes, elle est séduisante et ne se prive pas d’être séductrice, mais quelle femme dotée de ces atouts s’interdirait d’en profiter ? Bien sûr, qu’une si belle créature, chef d’entreprise et artiste, puisse s’intéresser à lui le flatte et il n’entend pas bouder ce plaisir. Peut-il prétendre à l’amitié d’une telle déesse ?


Quant à Delphine, depuis leur première rencontre, il vibre à son diapason. Dès le départ, cette jeune fille à la sensibilité à fleur de peau, douée d’une finesse d’intuition et d’une intelligence remarquable qui lui permet de comprendre les notions les plus abstraites avant qu’on ne les lui explique, a mobilisé toutes ses attentions. Elle conjugue des pudeurs d’enfant avec des fougues d’adolescente attardée qui rosissent délicieusement son teint diaphane. Cet après-midi, une communion s’est instaurée entre eux et il a été impressionné par l’identité de leur ressentir. Chaque fois qu’il pense à elle, il la voit, timide et mignonne, s’empourprant de mots qui la débordent, mais lui viennent si pertinemment et spontanément aux lèvres. Son regard ému et apeuré engage à protection, à cajolerie ainsi qu’à lui fournir cette tendresse dont elle s’affirme flouée. Combien pourtant il se sent novice en ces matières. Il a évidemment vécu quelques amourettes sans plus de lendemain que de répercussions, ce qui les lui rendit déplaisantes. Il présage qu’une relation avec la douce Delphine le conduirait vers une sensualité partagée, bien plus satisfaisante. Pourquoi ? Il l’ignore, peut-être aspirent-ils tous deux à la même pérennité ?


Des trois, c’est assurément Céleste qui ressort la moins chamboulée de l’épisode. Elle considère l’affaire en bonne voie et tenir fermement la situation en mains. Néanmoins, elle n’est pas suffisamment parvenue à casser dans l’esprit d’Hugo cette triple image de patronne, d’ancêtre qui pourrait être sa mère et de dévergondée, encore que sur ce dernier point, elle ait considérablement progressé. Le jeune homme est respectueux, un peu trop à son goût, et même si ses attentions l’enorgueillissent, elle redoute qu’il n’ose ou ne sache l’entreprendre. Lors de ses nombreuses et éphémères liaisons, le fait de draguer subrepticement, sans commettre de geste décisif, ne lui avait valu que d’être considérée en femelle vaincue ne valant aucune estime réelle et elle vouait à ses acolytes, si prompts à s’enflammer, un juste retour de mépris. Régulièrement quand, ultérieurement, ils s’éprenaient d’elle, ils cristallisaient déjà tous ses dédains.


Elle nourrit par contre une admiration non feinte pour Hugo, son intelligence, son mental ainsi que son physique et est persuadée de lui plaire ayant intercepté quelques œillades appuyées sur ses anatomies. Ce monsieur est probablement sage, saint sûrement pas, il importe de l’encourager en conséquence.


Si, un premier temps, sa blessure s’est révélée indolore, depuis qu’elle l’a soigneusement désinfectée et bandée, Delphine ressent de douloureuses lancées au creux de sa paume. Elle les endure avec gratitude se déterminant à ce que chacune ressuscite en sa mémoire le visage concentré et radieux d’Hugo alors qu’elle lui martelait son poème. S’il n’était cet anodin tourment, elle flotterait sur un nuage de félicité. Comme tant d’amoureuses à l’aube de leur passion, elle ne cesse de se demander si elle l’aime, sans se rendre compte que la réponse est toute dans cette persévérance de la question. Elle veut se laisser porter sur l’aile de ses sentiments et de ceux d’Hugo, ne se soucie nullement de forcer les évènements et l’idée d’une stratégie l’offusque. La sienne sera de se refuser à toute manœuvre.


Le soir prenant son repas avec sa mère, celle-ci l’interroge :



Chacune ensuite s’isole dans ses pensées sans seulement remarquer le silence qui s’instaure.


Ce récit pourrait s’arrêter là, le décor est maintenant planté et les acteurs imprégnés de leur rôle. L’impulsion initiale est donnée, il ne leur reste qu’à suivre leurs trajectoires, à peine bousculées par quelques anodines contingences. Hugo dirait l’axiomatique est posée, il ne reste qu’à la développer jusqu’à ses conclusions extrêmes.




Le 05/12/2014 – Dîner au Hilton



C’est avec un bon quart d’heure d’avance que Hugo, aiguillonné par ses impatiences, pénètre au Hilton ce vendredi et s’y dirige vers le bar. Il y aperçoit immédiatement Céleste debout au comptoir face à un monsieur d’une cinquantaine d’années. Il conviendrait de dire qu’il n’aperçoit qu’elle. Elle lui tourne le dos, mais il reconnaît sa sublime silhouette, moulée dans une élégante et courte robe vermillon, si profondément échancrée qu’elle libère entièrement son admirable chute de reins.


Aussitôt les émotions submergent le jeune homme. Aucune bretelle disgracieuse ne dépare son échine, ce qui l’enjoint à conclure qu’elle ne porte point de soutien-gorge et il pousse l’audace jusqu’à se demander si la même économie frappe ses autres sous-vêtements, tout en se reprochant d’entretenir de telles indélicatesses qui d’ordinaire ne l’effleurent pas. Rien non plus ne voile ses jambes nues qui dessinent des mollets dont la cambrure, imposée par les hauts escarpins, accentue la courbe magnifiquement fuselée. Se rapprochant, il fixe son cou de cygne largement dégagé par un haut chignon qui n’y laisse folâtrer que deux mèches rebelles adorablement frisottées. Déjà en proie à ses pensées friponnes, la vulnérabilité exquise de cette nuque découverte l’émeut si prodigieusement qu’il aimerait sans tarder la réchauffer de ses lèvres. Il s’est pourtant promis de réfréner ses impulsions.

L’interlocuteur de Céleste, qui le voit arrêté à deux mètres d’eux, avertit celle-ci :



Elle se retourne, tout sourire, et l’invite à les rejoindre. Il se la rappelait merveilleuse, néanmoins les réminiscences enjolivent trop souvent la réalité qui s’en découvre d’autant plus terne après. Là, à l’inverse, elle fait pâlir le souvenir. Elle est étonnamment lumineuse vêtue toute d’écarlate, étalant un large décolleté, que ne défend qu’un gros scarabée noir accroché sur son corsage en guise de bouton ; il se substitue aux mouches des nobles dames d’antan dont elles soulignaient la pâleur du teint, rôle qu’elle alloue également au rang de pierres ébène et lustrées, posé en sautoir sur sa gorge. Elle oppose ainsi le jais de sa coiffe, du scarabée et du collier à l’ivoire de sa peau et au corail de sa robe dans une composition aussi sobre qu’éclatante.



L’étudiant se fait cramoisi lorsqu’elle l’embrasse un peu longuement, un peu fougueusement, aux commissures des lèvres avant de glisser sur celles-ci.

Après quelques brefs échanges, monsieur Delambre les prie de l’excuser :



Il les quitte non sans avoir gratifié une Céleste frétillante d’un baisemain appuyé qui mobilise toutes les animosités d’Hugo. Dès qu’il s’est éloigné, celle-ci explique :



Sans s’enquérir de son avis, elle commande deux doubles scotches et, le saisissant par la main, le conduit vers une table basse entourée de fauteuils très surbaissés.

Elle s’interrogeait quant aux vêtements qu’il arborerait ; le sempiternel jean ou son costume de communiant rafraîchi pour l’occasion. Ce n’est ni l’un, ni l’autre ; il est mi-sport, mi-ville et tout à fait croquant ainsi.

Lui rumine encore cet accueil qui l’a totalement déstabilisé et laissé muet. Il faut oser ce genre de facétie qui suppose une sacrée impudence.

Quand le garçon vient les servir, elle l’informe :



Puis se tournant vers Hugo :



On les sert et quand elle plonge en avant, afin de saisir son verre et piquer une olive, sa robe baille largement dévoilant, le temps d’un éclair, un buste admirable nanti de seins ronds et intrépides qu’Hugo ne sait s’interdire de lorgner. Ceux-ci lui remémorent les premiers dont il s’est amouraché et cette image volée lui procure presque autant de fièvres qu’alors.



On leur apporte la carte où tous deux se hâtent de fixer leur choix.



Elle se penche à nouveau réitérant la scène et de surcroît écarte les jambes sur lesquelles sa robe est largement remontée, découvrant entre elles un triangle d’étoffe pourpre qui, étonnamment, sans qu’il ne sache trop pourquoi, rassure Hugo. Elle a, bien entendu, suivi son regard et prolonge le spectacle en ne parvenant pas à saisir l’olive qui se dérobe à sa pique. C’est sans gravité, se dit-elle, picador à l’œuvre, je le suis avec plus de succès ailleurs.



Elle se passionne ensuite à lui raconter quelques-unes de ses aventures.



Après se l’être évoquée en habit de lumière, l’épée au clair, il l’imagine maintenant en fière amazone légèrement vêtue et bandant son arc.



C’est à ce moment qu’un serveur interrompt leur conversation, les invitant à passer à table. Ils traversent le restaurant et Hugo mesure l’effet qu’elle produit, constate qu’elle éveille toutes les jalousies femelles, lui, les envies des mâles et qu’il n’est pas seul à n’avoir de regards que pour elle. Il se rengorge d’orgueil à l’idée de s’afficher au bras d’une telle déesse.

À peine sont-ils installés qu’un vieux monsieur un peu dépenaillé entame un air de violon, parcourant la salle. Visiblement la nécessité l’accule et cette mendicité l’humilie. Céleste fulmine :



Après un extrait de la « Sonate pour violon solo » de Bela Bartok, sans doute attiré par la phalène écarlate, il se dirige vers leur table. Arrivé face à eux, il interprète « Le vol du bourdon » les yeux fermés, captivé par son art. C’est magistralement exécuté avec tant de fougue et de brio que le dernier coup d’archet s’accompagne de quelques applaudissements.


Hugo remarque son air transporté et absent à l’issue de sa prestation ; le bonhomme n’a joué ni pour eux ni pour une aumône. Il s’est imaginé pour sa part, bourdon empressé, butinant l’indolente corolle d’une mirifique fleur et lui tend un billet de dix euros sous l’œil noir de Céleste qu’il invite à compléter son obole.



Au cours de cette charge, fût-elle dirigée contre elle, elle l’a aimé, tour à tour grave puis enflammé, méditatif puis échevelé, piaffant d’indignation et d’exaltation, oubliant son assiette, dardant des regards courroucés. Ainsi survolté qu’il était majestueux et rayonnant.



Céleste se lève afin de se rendre aux toilettes. En en revenant, elle lui tend son téléphone sur lequel il découvre l’image d’une poitrine sublime.



Elle écarte devant lui les pans de sa robe et dévoile une paire de seins magnifiquement dressés que couronnent des aréoles dilatées et des tétons insolemment érigés. Ils contrastent somptueusement avec le collier tant par la texture, opposant le dur et le doux, que la couleur faisant trancher l’ébène sur l’opale. Hugo est d’autant plus sidéré par son audace, qu’elle ne s’accompagne d’aucune discrétion et qu’il n’est pas seul à bénéficier du spectacle dans la salle. Il ne s’agit nullement d’un geste hâtif, fébrile et juste esquissé. Ses doigts se crispent sur l’encolure qu’elle maintient ouverte tandis que sa gorge s’horripile d’une légère chair de poule qui en accentue la vulnérabilité. Enfin, bien que rabattant l’étoffe, elle ne se donne pas la peine de séquestrer ces trésors sous la garde du scarabée.



Accidentellement, déplaçant sa jambe, il rencontre la sienne sous la table qui ne se dérobe point. Il n’a pas la force d’abord de fuir cet agréable contact, mais quand le mollet de la belle insiste et masse le sien, rassemblant ses énergies défaillantes, il se retire.

Un peu sèchement, Céleste le tance :



Un long silence prolonge sa question. Leurs regards ardents se sondent, sans néanmoins que les pensées qui les sous-tendent ne convergent, ce qui n’échappe pas à leur lucidité. Lentement, accablés déjà de regrets, ils quittent leur table. Dans le hall, Céleste, agrippé au bras d’Hugo, tente une ultime fois de le ferrer.



Les mots qu’il s’impose en réponse lui écorchent la bouche :



La soirée s’achève sur une froide poignée de main et ils se séparent sans qu’elle ne titube le moindre peu.




États d’âmes d’Hugo et de Céleste



À peine a-t-il retrouvé le froid humide de la nuit qu’Hugo maudit son comportement qu’il juge discourtois, à la limite du grossier, mais surtout imbécile. Ah… ses grands principes ! Voilà qu’une souveraine qu’il convoite éperdument et déraisonnablement lui ouvre son lit et lui, le blanc-bec, décline et lui fait la morale. Il hésite maintenant à revenir sur ses pas pour s’excuser. Quel goujat, et quel poseur ! Sa sensualité le submerge quand il se remémore ce poitrail ostensiblement offert, cette gorge qu’il aurait tant aimé cajoler, ces tétins quémandeurs qui lui proposaient d’aspirer le Léthé.


Sur les quais, il croise deux jeunes femmes qui rentrent probablement chez elles en caquetant. L’une d’elles ressemble à l’apaisante Delphine et lui rend un peu de calme et de sérénité. Fallait-il donc qu’il tombe simultanément amoureux de la mère et la fille ? Derechef, l’image de Céleste revient le harceler. Il la distingue, chasseresse impudique et dénudée, le buste triomphant, lançant ses traits acérés, farouche et éclaboussée du sang de ses victimes, et puis encore, Delphine, la muse diaphane, vient chanter dans son esprit une exquise mélopée. Ces visions baroques alternent avec une intensité exceptionnelle jusqu’à ce qu’il décide de fixer sa pensée sur la poétesse consolante. Que peut-on néanmoins arrêter dans un tel contexte qui ne soit remis en cause la seconde qui suit ?


Céleste, elle aussi, est atterrée et ce sont deux phrases qui, lancinantes, la mettent en ébullition : « Madame Lefort, j’ai la pénible impression que vous sollicitez » et, en contrepoint, « Depuis que tu m’es apparue… je ne pense que trop à toi. » Effronté et déférent, a-t-on déjà vu ça ? Elle retourne au bar où juchée sur un haut tabouret, elle commande un triple scotch pour éteindre sa rage. Elle n’est pas accoutumée aux revers ni sur ce plan ni sur d’autres et son orgueil en est cruellement affecté. Ce morveux l’a tenue en échec et sacrifie aux rumeurs de la vallée ! « Madame Lefort, j’ai la pénible impression que vous sollicitez… ». La manière dont il a dit ça, ce Madame Lefort, pire qu’une gifle, il l’a repoussée. C’est la première fois qu’on lui résiste ainsi. Et un gamin de surcroît. Et pourtant, il la désire, ses regards étaient éloquents, « Je ne pense que trop à toi ». Osera-t-elle revenir à la charge après cet affront ? Il ne manquerait plus qu’elle renonce, bien sûr qu’elle osera et il n’y a pas d’affront.


Au fond de son verre, les visages successivement concupiscents et réprobateurs d’Hugo alternent. Je vais le noyer dans le whisky, se venge-t-elle ! Déprimée par sa vindicative ivresse, elle ne trouve qu’une unique explication : il lui préfère quelque chinoise à laquelle il s’est attaché. Un quidam l’approche, infatué et tout miel, elle le trouve d’une inqualifiable vulgarité et comprend qu’il ne la soulagera pas de ses humeurs. « Non, monsieur, je vais me coucher, seule, et entends le rester ». Atteignant sa chambre, elle s’y effondre comme une masse.


Au réveil, elle s’est un peu calmée. Pendant les deux jours de chasse, elle ne tire qu’une fois et abat un sanglier. C’est curieux, il lui semble avoir les yeux bridés. Elle évite les bruyantes agapes du samedi soir et s’éclipse dès la fin de la battue du dimanche matin à la surprise de ses congénères. Elle a hâte maintenant de rejoindre Steinwiller et d’interroger Delphine. Sur la route, elle agite le spectre de sa rivale tonkinoise : ce sont donc ces minois cireux et inexpressifs qui le font rêver. Il lui faut dorénavant débusquer, forcer et détruire l’ennemi.

Elle se précipite dans la chambre de sa fille et après quelques futilités en vient au fait :



C’est en riant que Céleste répond :



Delphine n’a que très partiellement atténué ses craintes. Qu’il ait une amie l’aurait arrangée, elle s’en serait fait une adversaire à combattre, alors que présentement, elle n’a personne avec qui rivaliser et se mesurer ?


Les jours suivants, le discernement reprend ses droits et elle analyse mieux la situation. Elle convient avoir très souvent méprisé ses précédents galants suite à leur trop prompte reddition et là, pour une fois que l’un d’eux résiste et ne se laisse pas emporter par ce qu’elle désigne « l’imbécile et veule faiblesse masculine », elle s’en irrite. Finalement, à tout prendre, ce jeune étudiant est digne de ses attentions, au-delà de sa belle gueule, et elle sent poindre une véritable admiration à son égard. Ce n’est sans doute pas ce qui la poussera à désarmer, bien au contraire ! Jamais, hormis sa fille, quelqu’un n’a ainsi focalisé ses empressements et il s’est logé comme un coin dans sa tête où il occupe démesurément son esprit.


Mercredi soir, après une journée éreintante qui ne lui a guère permis de s’évader en rêveries lascives, Céleste rejoint son atelier. Aussitôt enfermée en ce havre, elle ressent presque physiquement sa présence diffuse et s’en imprègne. Il est là, occupe tout l’espace et l’accapare totalement, la décide de donner corps à sa toquade en le représentant selon le modèle du David de Michel-Ange. Elle s’installe sur un coin d’établi et essaye de transformer ses obsessions en crayonnant quelques esquisses. Il lui faudra une ossature et surtout choisir la bonne expression qu’affichera son visage.


Son air farouche et courroucé après la prestation du violoniste devrait convenir. Sans s’attarder, elle prépare de la glaise pour réaliser une ébauche. Osera-t-elle lui demander de poser ? Là n’est pas la question, c’est sa réponse qui risque d’être problématique. Sa seule expérience en ce domaine concerne ce bûcheron dont elle a réalisé le portrait il y a trois ans ; essai plutôt intéressant qui s’est fort agréablement terminé. Ce souvenir suscite un flot d’émotions et en éveille un autre, celui d’Hugo aussi halluciné que gêné, cédant à la fascination de son buste dénudé. Évidemment ! Ce sont ces traits-là qui devront empreindre la glaise.


Une sournoise vague de fièvre l’envahit. Elle veut ressusciter la scène et va se placer au centre de la cage aux miroirs à laquelle sont soumisses ses œuvres en voie d’achèvement. Elle arrache plus que n’enlève son pull puis dégrafe son soutien-gorge ; les jumeaux affolés jaillissent de leur prison comme diables hors de la boîte : excités, durs, gonflés, roides, ils implorent la caresse dont on les a frustrés l’autre soir. Et brutalement son esprit chavire, quand les mains d’Hugo, des pognes encrassées de terre de Sienne, les empaument, les maculent et les soupèsent. Rechargeant ses doigts de matière, elle revient en empoisser ses mamelles ivres, les emmaillotant d’une gangue de pisé.


Des tétons exacerbés transpercent la carapace argilacée et revendiquent, éperdus, tout désemparés, tout affriolés de luxurieuses câlineries. Elle voit ce poitrail surgir des arcanes de la terre et, dans un éclair, comprend que ce n’est pas David, mais Atlas qui doit l’inspirer. Cette terre, c’est celle de la vallée qu’ébrèchent deux fruits prodigues et radieux. Elle reprend de la glèbe afin de statufier sa convoitise et dessine sur le tendre velours de ses chairs des entrelacs fangeux. Les miroirs la multiplient et lui renvoient les images de cette ménade exaltée, renforçant d’autant les inclinations lubriques qui lui tordent les tripes, lui mordent les entrailles et la foudroient.


Impérieuses, les mains barbouillent son ventre, engluent son nombril, défont l’attache de sa jupe qui s’évade. Elles se glissent sous les dentelles de la culotte qui, rabattue à mi-cuisses, l’entrave désormais. Les doigts s’essuient dans la pilosité pubienne, ils se pressent à la fente du sanctuaire ouvert et offert, tandis qu’un spasme la secoue. Jamais la jeune femme n’a connu désir plus virulent, plus sauvage et ses ardeurs, chaque seconde, s’accroissent. Elle qui se refuse d’habitude au puéril succédané de l’onanisme fouille maintenant sa vulve avec rage, en pétrit âprement les lèvres délicates, sculpte le bouton de fièvre, en flageolant sur ses jambes. Des bouffées torrides la taraudent lorsqu’elle perçoit cette diablesse à la chevelure éclaboussée de limon, la face ravagée par la jouissance, au corps enduit de vase, torturé par la hargne du plaisir.


Elle se voit, son linge intime accroché aux genoux, l’incarnat de sa peau souillé de traînées fauves, son œil hagard et brûlant, une de ses mains perdue dans son entrejambe, l’autre frictionnant un sein enflammé. La vision de cette prêtresse ébouriffée, commise à son propre sacrifice, les stigmates de son immolation inscrits sur une peau si blanche sous le bistre, l’abdomen, les cuisses et même le visage poissés par les reliefs limoneux, la fascine. Elle aimerait que la coque durcisse instantanément figeant son râle, la statufiant au seuil de l’assouvissement.


Sur le plateau tournant, lâchant un cri guttural, elle s’effondre fauchée par un orgasme tonitruant puis se convulse, vagissante, et murmure « Si ce gamin peut m’anéantir ainsi virtuellement, qu’en aurait-il été en réalité ? »


Céleste prend ensuite une rapide douche regrettant presque d’effacer cette estampille chtonienne avant de se remettre agressivement au travail. D’un monceau de boue malaxé et trituré rageusement se dégage progressivement une tête humaine, et comme toujours, elle s’ébahit de constater que la matière informe recelait en puissance la silhouette attendue. La figure d’Hugo s’esquisse, qu’elle peaufine, lisse et polit pour le faire surgir réel et concupiscent. L’artiste emportée par son ivresse écrase enfin du feu de ses lèvres celles gelées de la statue et s’amuse à y apposer sa marque, puis se reculant, admire un instant son œuvre avant de la fracasser à grands coups de pilon.


Ce n’est qu’aux premières lueurs d’une aube très tardive et grise qu’elle s’endort, épuisée, pendant une brève heure sur le canapé de l’atelier, nourrissant deux pensées : « Quand je voudrais sculpter une bacchante, je saurais où trouver mon modèle » et « ma pauvre enfant, il faut plus que de la convoitise pour déclencher et nourrir de pareils délires ».


Ce jeudi matin, ce n’est que très tardivement que Céleste prend son petit-déjeuner à la cuisine où elle croise sa fille qui lui apprend qu’Hugo comptera au nombre de ses hôtes, samedi, à son anniversaire.



Puis l’examinant :



Cela lui évoque ses outrances nocturnes dont elle rougit. Delphine n’y est guère accoutumée et s’en étonne sans en deviner la raison.


La patronne arrive donc à l’entreprise avec un léger retard ce qui déjà constitue un évènement, cependant son secrétariat lui apprend que les deux rendez-vous de la matinée sont reportés. « Tant mieux, complètement submergée par mes pensées obsessionnelles, je n’ai pas la tête à cela », se dit-elle en s’enfermant dans son bureau et recommandant qu’on la sollicite le moins possible.


Elle qui d’habitude veille à ce que ses activités de loisirs n’interfèrent pas avec sa vie professionnelle, se surprend ensuite à esquisser des Titans sur le bloc frappé du logo de la maison. Mais s’agit-il vraiment de loisir ? Elle commande une grande quantité de glaise à son fournisseur habituel en précisant qu’à n’importe quel prix il lui faut être livrée dès l’après-midi, puis armée d’un croquis descend à l’atelier de monsieur Roess pour se faire confectionner un gabarit.


Elle repense à Hugo et s’étonne à présent d’avoir pu s’offusquer d’une attitude qui lui vaut maintenant sa réelle considération. Après tout, qu’il sache poser des exigences et empêche la première bécasse venue de le manipuler est entièrement à son honneur. Quel sacré jeune homme, ceux de sa trempe ne courent pas les rues. Se remémorant la scène de la nuit passée, l’idée de s’être adonnée à de tels débordements l’empourpre. Faut-il qu’il me rende folle ! s’émeut-elle jusqu’à la honte en songeant s’être imaginée faire l’amour avec lui et de l’y avoir, d’une certaine manière, contraint.


Là, prisonnière de son bureau monacal, des questions suffocantes la submergent à nouveau. Doit-elle douter de son pouvoir de séduction ? Elle renoue avec l’exigence de s’exhiber face à lui. Peu à peu, ce besoin irrépressible s’affaiblit et se transmue : elle qui d’habitude aime tant lire l’admiration et le désir dans le regard de ses partenaires n’éprouve plus celui-ci que très secondairement. Non, elle a plus envie de donner, de se donner plutôt que de prendre. Ses appétits de conquêtes s’atténuent au profit de ceux de douceurs alanguies partagées. Elle souhaite gagner l’estime d’Hugo, lui prodiguer ses caresses et se sentir brisée dans l’étreinte de ses bras.


Au fil de ses sereines songeries, une calme quiétude l’envahit, doublée d’une immense lassitude. Céleste déplore de ne pouvoir s’entretenir de ses troubles avec personne, et pour une fois regrette sa solitude. Seule sa fille, malheureusement trop jeune pour les comprendre et être de bon conseil, pourrait recevoir ses confidences.


Et soudain, elle sursaute : « Tu ne serais pas en train de tomber amoureuse, ma pauvre petite ? » Non, c’est impossible, il s’agit d’un gamin, je ne saurais m’encombrer de tels sentiments, d’ailleurs l’amour ça n’existe pas hors des poèmes de Delphine. Et pourtant la question, est de celle dont la réponse toute comprise dans la formulation surgit trop tard quand le mal est déjà bien chevillé, et c’est ce qui l’inquiète.


Pour fuir ces hantises accablantes, elle rejoint la cantine de l’entreprise afin d’y déjeuner. Le rythme trépidant de l’après-midi l’écarte ensuite de ses préoccupations.


Le soir, elle s’étonne de l’activité fébrile que sa fille consacre à la préparation de son anniversaire. Celle-ci réunit Armand et Geneviève, leur fournit ses consignes et les avise de leurs rôles respectifs avec l’assurance d’un chef. Rien ne peut davantage plaire à cette mère qui décide de lui offrir son Atlas, si du moins, il est suffisamment avancé et réussi. Très vite, elle rejoint son atelier escorté d’Armand chargé de lui préparer une quantité énorme de matériau. « Si des fois mes emportements m’amenaient à gaspillage » se dit-elle avec un sourire contrit et ironique.


La bouillante artiste travaille seule une bonne partie de la nuit sans se laisser distraire autrement que par les questions qui l’ont obsédée durant la journée et constate en allant se coucher que l’ouvrage est bien avancé. Le jour suivant, un emploi du temps débordant ne lui laisse entrevoir le visage d’Hugo que par flashs brefs, mais poignants tandis que se profile une oppressante interrogation : quelle figure lui réservera le jeunot demain ?




Le 13/12/2014 – Anniversaire de Delphine



Cet après-midi, sur une trentaine d’invitations lancées, seule une douzaine a répondu positivement ; « L’eau ne remonte pas le cours de la vallée », répète-t-on volontiers ici. Ce sont des adolescents soit du village, soit des localités en amont ou juste en aval de Steinwiller, soit encore du lycée. Pour la plupart, ils sont ses cadets et partagent des motivations diverses. Il y a là notamment Marion et Laetitia, curieuses de voir à quoi ressemble cet Hugo dont Delphine leur rebat les oreilles, Alban et Émerique qui se disputent ses faveurs, William qui irait sur la lune si la blonde Solenne, présente aujourd’hui ici, s’y rendait. De bons, parfois de très bons copains, des amis et confidents sûrement pas.


Armand et Geneviève sont chargés de l’accueil, car la jeune fille a décidé de ne paraître que quand la majorité des invités serait là. Son arrivée produit grand effet et elle regrette davantage l’absence de cette paire d’yeux qu’elle aurait tant aimé enflammer, mais du retard de laquelle elle était prévenue. La robe rouge outrageusement fendue derrière et devant et sous laquelle de petits seins pointent aussi librement que résolument et vaillamment agit à l’égal d’une muleta sur Alban et Émerique dont la concurrence se renforce. Les autres, habitués à une mise fort sage et conventionnelle, ne dissimulent pas leur surprise. Lucas, le musicien de la bande, accepte le rôle de disc jockey.



Le buffet est ouvert et Armand remplit les verres qu’on lève en l’honneur de celle qui entame une vingtième année pleine de promesses. Chacun se fend d’un compliment avant qu’Émerique ne porte son toast :



Ces libations achevées, les réjouissances commencent et bientôt, après une longue petite heure d’impatience, la reine de cette fête accueille enfin son roi. Pénétrant en ces lieux, apercevant Delphine de dos, Hugo croit revivre une scène déjà vécue, légèrement décalée. Il y découvre une miraculeuse synthèse de ses plus folles aspirations, la pâle Delphine et la Céleste cramoisie fondues dans une entité unique, une chimère surnaturelle et confondante. Il n’a pas le temps de déguster ce rêve que la sirène accourt vers lui.



Laetitia, une jolie rousse qui a réputation d’être un brin délurée et d’avoir le verbe facile, s’exclame :



Après l’avoir embrassée, il lui tend un paquet assez volumineux :



Les convives se regroupent autour d’eux et Laetitia s’insinue au premier rang en jouant des coudes pour se placer face à Hugo.



Plus tard, au moment où la fête bat son plein, une algarade oppose subitement William et Solenne. Après quelques noms d’oiseaux parmi les plus flatteurs, la lycéenne hurle :



Il lève la main s’apprêtant à la gifler quand Delphine s’interpose.



Les protagonistes immédiatement se calment devant l’air farouche et résolu de leur hôtesse tandis qu’Hugo admire cette détermination et le sang-froid de la jeune fille. Décidément se dit-il, elle ne peut renier ses chromosomes Lefort.

Après cette querelle, elle se rapproche de lui et propose :



Elle lui prend la main et ils s’écartent absorbés par les brouillards qui envahissent la terrasse. Hugo de lui faire entrevoir à son tour l’abstraction de ses rêves : pas de palais, mais des formes pures, des concepts vertigineux. Devant eux, soudain, un grand bac planté de somptueuses fleurs toutes blanches au cœur doré.



Elle frissonne.



De retour au salon, elle lui rappelle la promesse de la retrouver dans la serre.



Une ombre ternit le front sans nuages et radieux de Delphine.



Ils sont ensuite sollicités par les autres convives, Alban et Émerique qui s’occupent ostensiblement de leur hôtesse, tandis que Laetitia se découvre un intérêt subi pour les maths.

Vers la fin de l’après-midi, la porte du salon s’ouvre brutalement livrant passage à Céleste qui pousse devant elle un lourd chariot sur lequel est posé un objet oblong recouvert d’un drap.



Céleste n’a en effet revêtu qu’un pull et un jean effrangé.



Elle entame la ronde des présentations et parvenant à Émerique, celui-ci la louange sans réserve :



D’emblée le coquelet multiplie les sourires et les ronds de jambe.

Ouf, il va draguer ma mère et me foutre la paix, se dit la fille tandis qu’Hugo ne sait réfréner une grimace de contrariété.



Elle lui serre la main assez froidement et se détourne. Lui encore sous le charme de son entretien avec la fille ressent désagréablement ce dédain.



La jeune fille retire le drap et dévoile une statue haute d’à peu près quatre-vingts centimètres.


La petite communauté qui fait cercle autour d’eux ne retient pas un « oh ! » d’émerveillement bien qu’elle ne constitue en rien un public d’artistes courant les galeries et enclin aux émois esthétiques. Hugo aussi, en dépit de son humeur, ne peut réprimer un geste d’admiration.

Céleste explique :



Tous les regards convergent vers celui-ci, gêné de se faire le point de mire de ces attentions. Tous d’y aller ensuite d’une appréciation flatteuse qui pour l’artiste, qui pour le modèle. Celui-ci, à son tour, complète les hommages :



Sous son œil irrité, Émerique achève le panégyrique en déclarant :



Aussitôt après, Céleste s’approche enfin d’Hugo et lui prend la main, l’air contrit :



Lui qui s’attendait au moins à de la désapprobation sinon à des reproches est ébahi. Elle poursuit :



Malgré une prudence qui lui conseille de décliner, l’étudiant s’entend consentir.



Forte de cet accord arraché, la maman se retire, laissant Hugo en proie à la pimbêche Laetitia, sa prétendante pour la soirée.

Les carnets de Delphine conservent de cette fête un souvenir chatoyant et attendri.




Le 13/12/2014 – Carnet de Delphine au soir de son anniversaire



La nuit a été longue et obscure. Ce matin, avant la première aube, j’ai rejoint le solarium pour saluer la naissance de ce jour dont j’attendais les promesses depuis vingt ans. Des lueurs perle ont éclairé le ciel tandis que haletante, je grelottais sous ma trop légère vêture et que j’expirais mes fièvres en embruns vaporeux qui givraient les vitres.


La vallée montait progressivement vers moi au fil du désépaississement des brouillards qui l’étouffaient de leur couvercle fuligineux comme une chaudière sous pression.


J’ai suivi du regard les panaches nébuleux que crachaient les cheminées volubiles du bourg. Elles m’ont élevée jusqu’aux hauts sapins qui, tel Clotho, filent cette brume cotonneuse afin de m’en constituer une destinée que je ne peux pressentir, aujourd’hui, qu’heureuse.


Il est venu ! Il est là à mes côtés, là, et s’épand en harmonieuses paroles. Peu me chaut son propos ! Sa voix m’encoconne – verbe aphrodisiaque qui condense si bien mon trouble. Lorsqu’auparavant, il s’est avancé à ma rencontre, une bouffée de sa chaleur a aussitôt carminé mon teint. Son œil inquiet quêtait-il au fond de mes pupilles un assentiment pourtant déjà acquis ? Il s’est ensuite apaisé pour briller d’une lueur protectrice avant de se porter sur un horizon qui me dépasse, mais auquel, j’en suis persuadée, j’appartiens. Là- bas, je le distinguais confusément, Lachésis dévidait sa quenouille. J’étais transie.


Il est là et pérore toujours, emporté dans une logorrhée dont il se saoule et m’enivre… béate. Nous nous retrouvons sur la terrasse, isolés des brouhahas et des agitations du salon. Lequel y a guidé son acolyte, laquelle de nos mains conniventes a conduit l’autre vers la grande vasque en granit où j’ai planté cet été des hellébores en pleine floraison maintenant. Nous nous éblouissons de leur soleil cerné d’une corolle virginale. En dépit des températures clémentes, les nuées nous oignent d’une divine manne. Les fragiles inflorescences frissonnent sous le cristal de leur prison gelée. Je ressens un irrépressible élan vers mon amant. Je suis folle, je le sais, de lui conférer ce titre, cependant tout m’y enjoint et me pousse vers un abîme délicieux où je flotte, en lévitation, dans l’onde de sa vertigineuse présence. Jamais je n’ai rêvé le bonheur aussi enfantin, aussi fort. Derrière mes paupières closes, alourdies de félicité, s’allume une aurore boréale. Un zéphyr, une haleine balaye mon cou, je cède à tous les égarements, quand un papillon effleure mes lèvres tétanisées. Je suis transie, glacée, il souffle : « Viens Blanche-Neige, rentrons ».


Il me faudrait mille pages pour décrire ces émotions qui, dès la première syllabe, se rebellent et se montrent rétives à se plier aux indigences de ma plume. Oh, grimoires complices, dont je souille la blancheur du vélin par des pensées dissolues et impures, de trop humaines envies, des désirs troubles épanchés en ténébreuses larmes d’encre, il n’est que vous pour récolter en confidences et contenir mes douces exaltations. Soutenez-moi dans la quête de ce que je suis.




Le 17/12/2014 – Dans la serre



Quand Hugo pénètre dans la serre, il est surpris par la touffeur ambiante et la luxuriance végétale, étonnante au cœur de l’hiver. Il appelle Delphine sans obtenir de réponse. Il entame alors une exploration de cette oasis contrastant si fort avec la grisaille de la vallée. Des lieux aussi magiques doivent dissimuler de féeriques créatures. Le jardin est de taille restreinte et encombré par des plantes qu’on n’en ressortira qu’au printemps. En son centre, il accueille un banc à côté d’un bassin. Il s’y installe et renouvelle son invite sans plus de succès. Soudain, les denses frondaisons d’un philodendron libèrent un ange, sorti de nulle part, tombé du ciel. Du moins, c’est ce qu’il lui semble. Elle est là, éclatante de sourire et de grâce. Elle a habillé sa pâleur d’une longue tunique blanche, ceint son cou de cygne des laves ignées d’une écharpe vermillon et tressé ses ébènes en queue de cheval. Pour compléter cette tenue, elle a chaussé des sandales faites d’une simple semelle et de fins liens de cuir qui enlacent ses orteils et ses chevilles. S’il n’était la vivacité de son étole écarlate, Hugo la croirait échappée du temple de Vesta. Curieusement, elle lui paraît dans ses atours, tout à la fois, plus candide et néanmoins plus femme. Le jeune homme en est médusé et ébloui.


Jouant d’une extrémité de son foulard comme d’un éventail, elle s’avance vers lui et déclare :



Il vient vers elle, l’enlace, se grise de la chaleur subtile de son corps, des effluves de cannelle de sa chevelure. Leurs lèvres sont prêtes maintenant à s’accoler et chacun perçoit le souffle enjôleur de l’autre, quand, au dernier moment, elles se détournent conjointement.

Assis ensuite côte à côte, il prend sa main et constate qu’elle n’est plus bandée.



Il hésite à comprendre avant de balbutier tout penaud :



Elle rétorque :



Il reste rêveur puis porte sa main à ses lèvres en déclarant :



Adoptant ce vouvoiement subit, elle riposte en souriant :



Elle se lève, recule de deux pas et, face à lui, lentement fait couler de sur ses épaules les bretelles de la robe. Celle-ci s’affaisse mollement, dévoilant graduellement les formes graciles de la jeune fille complètement nue sous le tissu, puis s’étale en corolle blanche à ses pieds. Seule l’écharpe vermillon qui s’enroule autour de son cou rehausse la pâleur de son teint. La pauvrette s’effare de son audace. Elle n’a en rien prémédité ni ce geste ni celui qui précédemment l’a privée de tout sous-vêtement dans un élan incompréhensible et irraisonné. Le mouvement qui l’a dénudée n’était nullement intentionnel et c’est la première fois qu’elle se découvre ainsi aux yeux d’un homme.


Elle regrette son comportement et souhaiterait que sa tunique revienne d’elle-même l’habiller. Cependant elle n’éprouve pas plus de crainte que de honte ou de satisfaction, juste un délectable chatouillis. Elle a cédé à son impulsion et n’attend ni compliment ni réprobation. Elle sait gré à Hugo de rester muet et immobile, de s’abstenir de lui débiter quelque fadaise éculée et inadaptée au sortilège de la situation ; surtout, de ne pas abuser de ce qu’il pourrait concevoir comme une aubaine, de saisir que cette nudité loin de la profaner, l’élève à une idéalité évanescente et éthérée. Un frisson la secoue, qui ne concentre que du bonheur. Rien ne la presse, elle n’aspire point à brûler les étapes et entend profiter de chaque seconde de cette éternité.


Hugo ne peut s’empêcher de se remémorer Céleste exhibant son buste. Il n’y a néanmoins aucune commune mesure. L’attitude de la jeune fille qui semble s’être évadée sur un inaccessible Olympe est en effet exempte de provocation tant que d’affectation et pour être surprenante reste naturelle. Sa déclaration d’amour si simple et si ingénue, dépouillée d’accoutrement autant que de fard, le tétanise.



Prestement, le jeune homme retire pull et chemise pour ne pas interposer la vulgarité textile au contact incandescent de leurs peaux nues. Il meurt d’envie d’érailler le satin délicat de Delphine contre ses rudesses de pachyderme et l’étreint vigoureusement entre ces bras tandis que leurs bouches s’unissent maladroitement, craintivement dans des préludes balbutiants et apeurés qui font le charme de leur accolade. Cette gaucherie ne tient qu’à peine à leur inexpérience et bien plus à l’anxiété mutuelle de se déplaire ou d’affirmer l’un sur l’autre, un quelconque ascendant, ce à quoi ils se refusent. Bientôt ces alarmes se dissipent et ils se respirent, se hument et s’aspirent avec volupté, communient de leurs salives et défaillent de leur arôme. Ce ne sont pas lèvres, bouches ou langues, mais leurs fièvres et leur être tout entier qu’ils conjuguent, confondant corps, âmes et esprits en ces langoureuses prémices amoureuses accompagnées de tout l’émoi de leur sensualité. Le tourbillon s’accélère pour les rejeter époumonés, pantois et hagards sur la grève de leur songe. Ils savent pertinemment dès lors où les entraînera ce prologue.


Hugo se glisse dans le dos de sa vestale et peureusement enveloppe son corps du sien maudissant la raideur qui déforme son pantalon. Il la ceint de ses bras et caresse son ventre du bout des doigts, évitant les zones qui pourraient prêter à équivoque. Ainsi enchâssée dans ses chairs, il la sent nouvelle Ève, s’extirpant de sa côte.


Il la désire terriblement, cependant pas ici, pas à la sauvette, pas maintenant. Ses phalanges courent sur la peau souple et diaphane. La belle a fermé les yeux, respire très fort et gémit ses enchantements. La tête basculée de côté, livrant son cou aux lèvres qui l’embrasent, elle a porté sa main gauche à son sexe et le câline doucement tandis que de la droite elle conduit insensiblement celle d’Hugo vers ses seins. Lui n’ose qu’effleurer ces tétons exaltés sous lesquels il perçoit les pulsations d’un cœur ardent qui bat la chamade. Delphine, qui jamais n’avait imaginé ce maelström de sensations, frémit. La bouche de son aimé dévore sa nuque tendue et voulant la dégager davantage, il saisit l’étole sans se rendre immédiatement compte qu’elle en retient l’autre extrémité.



Intrigué, il tire sur le bandeau de soie. D’une voix éraillée et suppliante, elle implore :



Il comprend dorénavant qu’il l’étrangle, mais comme hypnotisé et dans un état second, il se défend de déroger à cet ordre péremptoire qui le stupéfie. Il vibre au rythme des convulsions ébranlant ce corps fluet qui s’arque et trépide.



Soudain, elle s’abandonne, fléchit et s’affaisse dans ses bras. Il la soulève et vient s’installer sur le banc, l’asseyant sur ses genoux et calant sa tête au creux de son épaule. Minute ineffable, aussi bouleversante qu’inquiétante et délicieuse qui la livre offerte, nue et pâmée.

La syncope est brève et bientôt Delphine rouvre les yeux et lui sourit :



Et, se faisant grave :



À l’issue d’un interminable baiser, elle frissonne, et Hugo la recouvre de sa robe de laquelle émerge un sein mutin. Il câline cet appât avec ferveur pendant qu’elle babille, entrelaçant les propos les plus futiles, des mots profonds et de tendres roucoulades.


Une nouvelle embrassade est suivie cette fois d’un long et éloquent silence tandis qu’ils se dévorent des yeux.



Elle lui décoche cette moue si exclusive et balbutie :



Hugo la redresse et l’étreint de toutes ses forces.



Delphine enfile sa tunique et, tournant vers son amant des yeux noyés de pleurs, lui déclare :





Le 17/12/2014 – Les expectatives d’Hugo



Après le départ précipité de Delphine, Hugo reste longuement songeur. Il se repasse en boucle le film de cette rencontre fertile en moments émouvants. Il se remémore, la tunique fuyant le corps de la vestale, l’instant béni la livrant effondrée entre ses bras, et ses sentences ensorcelantes et poignantes dans leur saisissante naïveté « Si tu le souhaites, j’accepte que tu me prennes » ou « Avec toi le bonheur est si simple ». Il en demeure aussi ébloui qu’un explorateur découvrant le trésor de l’Inca. Au-delà de ces temps forts, il n’est point de seconde qu’il ne souhaite vivre et revivre encore ! Combien cette quinzaine lui paraîtra interminable, combien elle l’est déjà. C’est n’est pas tant qu’il soit impatient de répondre aux vœux de sa magnifique sirène ; il lui tarde plutôt de s’irradier à sa chaleur, de graviter dans l’orbe de ses mots affables et de fleurer ses suaves arômes.


En quittant la serre, passant devant l’escalier monumental, une lionne surgie du brouillard l’agresse. La bête écarlate orgueilleusement dépoitraillée fond sur lui avec une insoupçonnable puissance d’évocation. Malgré la froidure et la pluie, il s’assied, inquiet, sur une marche. Voilà que deux créatures merveilleuses se sont successivement et vainement offertes à lui. Son outrecuidance a rejeté la mère et la fille. Que souhaite-t-il donc pour se permettre de dédaigner ainsi les plus attrayantes des femmes ? Il pressent que si aujourd’hui les derniers évènements le poussent vers Delphine, la prochaine apparition réelle de la féline ébranlera à nouveau sa résolution. Se laissera-t-il paralyser par les doutes et les atermoiements, s’enfermera-t-il dans un refus obstiné ou se déchargera-t-il du choix sur les aléas de la vie ? Il tente dès lors de les réduire l’une à la sensualité débridée, l’autre à une sentimentalité éthérée tout en se rendant compte qu’elles débordent ces modèles simplistes. Elles possèdent et conjuguent chacune ces qualités de manière très différente. Reprenant son chemin, il se désole de ne pouvoir plier la psychologie au carcan de ses équations.




Le 27/12/2014 – Hugo joue à Hercule



Dix jours plus tard, bien des nuages obscurcissent l’entendement d’Hugo lorsqu’il se présente au château, et les sombres cumulus orageux concentrant ses appréhensions, dissimulent un azur qui se devrait exempt de nuage. Armand l’accueille : « Madame vous attend dans son atelier ». Il y retrouve une Céleste tout affairée devant un mini-pétrin où elle prépare son matériau. La bise rapide est sans équivoque, peut-être un peu fuyante. Les premiers regards se contraignent à la neutralité tant et si fort qu’ils en perdent toute spontanéité et se fuient.


Hugo avise sur l’établi un treillage en fil de fer tendu sur des barres rigides.



Tout en s’efforçant de n’en rien laisser paraître, il l’avait déjà constaté.



Il marque une hésitation :



Céleste l’installe sur un tabouret au centre du plateau tournant.



Pendant ce bref discours, l’artiste manipule son modèle sans complaisance, déplaçant un bras ou une jambe, se reculant en vue d’en estimer l’effet. Elle veut visiblement écarter toute ambiguïté et tout de suite se met à l’ouvrage. Hugo est sidéré tant par la vitesse à laquelle la forme s’esquisse que par l’ardeur de la frêle sculptrice écrasant des poignées de terre sur le grillage, les malaxant avec dextérité, les compactant avec énergie. Hercule, à cet instant, on n’en peut douter, c’est elle !


Céleste maintenant papote et se dissipe en récits anodins, cherchant à décrisper l’ambiance. Elle l’interroge sur la vie étudiante, les lieux et les cafés fréquentés. Hugo s’énerve de cette feinte légèreté. Lui, c’est surtout « L’hypoténuse» qu’il hante en compagnie de ses copains, un bistrot rassemblant des matheux ou des carabins et une faune de marginaux. Ces trois groupes cohabitent sans s’interpénétrer le moindre peu.


De temps en temps, le plateau tourne pour exposer son profil ou son échine, mais il peut en permanence surveiller la physionomie de la jeune femme grâce à la multitude des reflets qu’organisent les miroirs. Il observe ainsi que, dès qu’il est de dos, ses traits s’altèrent, prennent un air pensif, presque douloureux. Sans qu’il en saisisse le rapport exact, cela provoque son érection. Céleste la constate tandis qu’il note qu’elle la remarque et s’en trouve affreusement contrarié. Loin de le calmer, tout ceci ne parvient qu’à l’attiser.


Ça y est, déjà la silhouette est dégrossie. Elle s’attaque et se concentre sur les détails, revient vers son modèle, soulève son menton qu’elle requiert plus volontaire, vérifie aussi l’ampleur de ses émois. À ce détail près, il semble les gouverner d’un calme olympien. Pour se venger de ses dédains et de ses propres frustrations, le punir de cette turgescence dont il paraît vouloir nier la cause, mais qui, patente, clame la fougue de son désir, elle prend un malin plaisir à maculer son visage de glaise. Pendant cet exercice, il lui est difficile de ne pas planter sa bouche sur les lèvres convoitées, sans qu’elle ne se doute que lui aussi ne souhaite rien tant que de sentir sa pulpe vermeille attaquer et forcer ses résistances. Afin d’être soutenu contre cette irrépressible tentation, il convoque et invoque Delphine.



Il les rouvre, voit un buste somptueux s’agiter face à lui et son érection s’amplifie. Il lui parle alors de son élève, dit combien il la trouve intelligente, douée et surtout riche de remarquables intuitions. Ces propos distraient et rassérènent une mère aimante dont les traits se détendent.


Il voudrait dès lors lui exprimer tout l’attachement qu’il voue à sa fille, toutefois s’en abstient. Il ne lui appartient pas, à lui, de l’en informer et ce sentiment, bien qu’avéré depuis l’épisode de la serre, n’est scellé ni par des promesses, ni seulement par des paroles clairement exprimées.



Cet intermède est insuffisant à dissiper les concupiscences qui plombent le climat.



Elle reste un moment muette pendant que ses doigts frisent une chevelure d’argile.



Nouveau long mutisme après lequel elle fait pivoter le plateau de sorte qu’il lui présente son dos et elle tonne d’une voix qui s’éraille :



Un accablant silence suit cette déclaration. Les deux individus s’absorbent dans le tournis chatoyant de leurs fantasmes ; Hugo entend cependant les derniers mots se répéter en un écho infini, quant à Céleste, elle rumine une affliction douce-amère. L’entrecroisement de ces désirs non avoués, quoique d’une inégalable intensité, peut-être plus virulents encore d’être réfrénés, crée une atmosphère électrisée. Ils s’y sentent confinés au centre d’une poche pleine de gaz dont la moindre étincelle provoquera la déflagration.


Travaillant avec une étonnante célérité, une ferveur inconnue la domine ; ses phalanges sont inspirées par un étrange démon, une force occulte, une furie sacrée. Par endroit, écorchant maintenant la glaise trop lissée pour lui rendre de la rudesse, elle l’égratigne d’un coup de stylet, ainsi ce front afin de l’estampiller d’une ride. Ce faisant, elle ressent cette agression comme si c’était sur sa propre personne qu’elle s’exerçait. Ce n’est plus de l’argile ou des chairs anonymes qu’elle pétrit, ce sont ses tripes ou son cœur à vif qu’elle fouille en ayant l’impression de les engrosser d’une âpre hargne. Des bouffées d’angoisse, des crampes nouent son ventre à l’égal de celles de jadis, après son renoncement au tabac.


Jamais elle n’a aussi puissamment enduré son désir, si tangible qu’il lui paraît palpable, bien qu’elle reste inapte à son expression. Ces mots de convoitise et d’amour qu’elle se condamne à étouffer, ces mots impudiques, elle en ensemence cette terre qui irrite sa sensualité lorsque, onctueuse, elle coulisse entre ses doigts. Plusieurs fois, elle se retient difficilement de faire subir à son œuvre le traitement infligé à la précédente esquisse un soir d’ivresse, non en raison d’une trop piètre qualité, mais pour assouvir une sombre pulsion. Toute faiblesse de sa part compromettrait infailliblement les efforts déployés en vue de vaincre les réticences du beau jeune homme. Hugo discerne, sans tout à fait les comprendre, les humeurs exaspérées de la femme. Les yeux rivés sur elle, ce n’est plus son corps qui l’hallucine, c’est l’émanation de sa volonté de procréer. Il découvre une génitrice préoccupée de son seul surgeon, accouchant dans l’effroi et le tourment, qui mêle en ses traits une rage créatrice saisissante et une euphorie presque bestiale. Loin de l’enlaidir, ces impulsions lui confèrent paradoxalement une charge érotique ensorcelante et transcendent sa féminité. Il s’hypnotise de la valse de ses belles mains, aux doigts effilés, aux ongles affilés qui sculptent et informent la glèbe des venins de ses convoitises dans lesquelles il ne peut s’empêcher de lire les siennes propres.


Elle admire une tension de tous les muscles et renoue avec son félin encore ramassé sur lui-même et s’apprêtant à bondir. Elle se concentre sur cette courbe de l’épine dorsale conduisant à cette nuque puissamment tendue. Lui se rassasie du cou gracile, si dénudé, si vulnérable et propre à accueillir de vibrants hommages. Elle a gardé sa blouse… ce n’en est que pire.


La séance s’achève dans une ambiance survoltée et l’étudiant se rhabille en toute hâte. Céleste, devant le lavabo, lave interminablement ses mains glaiseuses, c’est pourtant la tête entière qu’elle a envie de plonger sous le jet d’eau glacée.





Le 01/01/2015 – Delphine téléphone à Céleste



Dès ce premier matin de 2015, Delphine téléphone à sa mère pour l’échange traditionnel des vœux. Elle lui explique qu’en cette occasion, elle a pris sa voiture pour s’élever sur la crête d’en face et avoir du réseau. À peine la conversation entamée, Céleste comprend que sa fille n’est pas dans son état normal tant elle paraît exaltée.



Céleste n’est pas du genre à se laisser facilement surprendre, pourtant là, la consternation lui cloue le bec.



D’une voix blanche elle répond :



Delphine lui aurait confessé être enceinte qu’elle n’aurait guère été étonnée tandis que cet aveu la renverse. Voilà qu’elle se trouve concurrente de la seule personne contre laquelle il lui est impossible de lutter. Cela lui apparaît immédiatement d’une clarté incontestable. Elle se souvient s’être souhaité une rivale, n’importe laquelle, mais pas celle-là.



Rapidement ensuite, après quelques banalités, Céleste coupe court, un peu brutalement, à leur entretien.


Une seconde, elle se réjouit de la dernière réponse de la jouvencelle connaissant ses capacités à s’illusionner. Celle-ci s’abuse sans doute et prend ses désirs pour des réalités. Et puis, elle se rabroue ; quelle indignité d’espérer, afin de préserver ses propres aspirations, que ce premier amour de sa fille soit une chimère. Néanmoins, le doute occupe tout son esprit et elle ne manque pas de penser aux regards lourds de convoitise du jeune matheux en quête de plus mature que de tendron. Après son repas, rongée d’anxiété et sous prétexte de vœux, elle appelle l’étudiant sur son portable. La tentative est vaine, mais elle récidive de demi-heure en demi-heure. Enfin vers la fin de l’après-midi, on décroche :



Céleste se fait passer pour Delphine et bafouille une vague excuse. Son incertitude reste totale, or c’est ce qu’elle déteste souverainement et qu’il lui faut donc tirer au clair avant le retour de la candide adolescente, dimanche. Elle décide qu’elle tentera de rencontrer le jeune homme dès demain à Strasbourg.




02/01/2015 – À l’hypoténuse



À la fin d’une journée de travail difficile coincée entre fêtes et week-end, ce qui a motivé de nombreuses absences, Céleste a hâte d’aller s’expliquer. Il doit être vingt heures quand elle se gare à une cinquantaine de mètres de « À l’hypoténuse». Seules quelques tables y sont occupées et il semblerait qu’après une semaine festive, les habitués soignent leur foie surmené. Facile ainsi de constater qu’il n’est pas ici, parmi cette faune de noceurs et de marginaux en goguette. Pour mieux surveiller la porte, elle s’installe au bar, sur un haut tabouret et commande un double whisky. Son verre désormais lui servira de clepsydre.


Elle interroge le serveur :



Peu à peu celle-ci s’encombre et bientôt elle a du mal à défendre un espace viable autour d’elle. Évidemment, une belle jeune femme esseulée, luxueusement habillée, passe obligatoirement ici pour une couguar en mal de sexe et constamment elle doit décourager des avances plus ou moins civiles. En même temps, elle rêve d’une époque récente où ces aubaines l’auraient flattée. Est-il possible que ce garçon l’ait à ce point changée ? Va-t-elle pouvoir reprendre sa vie d’antan ? Elle en doute et ce soir n’en a guère envie.

Impatiente, elle questionne encore le barman :



Au fil de la croissance de son alcoolémie, ses bonnes résolutions vacillent et s’estompent. Elle est maintenant sûre qu’il ne viendra plus. S’il n’est pas là à vingt-deux heures, elle prendra un taxi pour joindre le Hilton.

Un carabin à la carrure de rugbyman, fleurant l’alcool et la pharmacie, l’entreprend :



Faiblement, sans trop de conviction, elle décline.



Lorsqu’elle en revient, elle s’est passé un peu d’eau sur le visage, a retrouvé un brin de lucidité, toutefois une sombre mélancolie s’est emparée d’elle. Un important groupe d’étudiants a envahi la salle et elle éprouve quelques difficultés à rejoindre le comptoir.



Il approche son mufle. Elle qui, avant, a hésité un bref moment n’est plus dans ces dispositions et le repousse. Ne comprenant rien à ce revirement, lui qui imaginait l’affaire en poche est fou de rage, se fait violent, essaye de l’attirer contre lui et de glisser une main sous sa jupe. De façon à être entendu de tout le café, il éructe :



Elle tente de l’écarter :



Le bougre insiste et lorsqu’elle veut éloigner sa main, elle le griffe involontairement. Il la gifle alors de toutes ses forces, de sorte qu’avec fracas et un cri retentissant, elle tombe de son tabouret. Il s’apprête à lui décocher un coup de pied quand un étudiant, parmi les derniers entrés et qui à deux pas leur tourne le dos, intervient pour le retenir.



Les amis de ce protecteur font cercle autour de l’enragé qui hésite puis s’en va en grommelant :



Céleste toujours au sol se retourne et reconnaît son défenseur. C’est Hugo qui l’identifie à son tour.



Hâtivement, Hugo prend congé de ses copains envieux et sort avec elle.



À peine la voiture rejointe, Céleste s’étire comme un chat avant de se pelotonner sur le siège, renversant sa tête sur l’épaule du conducteur. De sa voix suave et roucoulante, elle bredouille une interminable autant qu’incompréhensible litanie en laquelle il lui semble discerner des vers en italien. Aussitôt après la sortie de la ville, un fin grésil allume dans les phares de la puissante automobile des éclats d’argent. La jeune femme enlève ses escarpins et replie les jambes sous ses cuisses sur lesquelles sa jupe grimpe très haut. En dépit de l’attention portée à la route, le chauffeur ne parvient pas à s’empêcher d’y jeter de furtifs coups d’œil.


Elle se laisse aller à une indolente torpeur, rassérénée par la prégnante touffeur de l’habitacle qui l’isole dans une bulle de bien-être, le ronronnement narcotique du moteur, la proximité émouvante de l’homme auquel elle voue une affection interdite. Moult fois, elle est tentée de confesser ses tracas et à chaque fois repousse de peur de casser cette sereine atmosphère. Cela peut bien être retardé de cinq minutes. Abordant la vallée, un dense brouillard emprisonne le véhicule sous sa chape. Il s’y attend sachant que dès que l’on s’engage ici, on y est hors du monde et aussi confiné qu’à bord d’un sous-marin. Il ne ralentit pas tout en déployant une vigilance accrue. Cette concentration et la valse des nuées tourbillonnantes l’hypnotisent. Au bout d’un moment, il distingue dans ces frimas alternativement les traits énamourés de Delphine ou les cuisses découvertes de Céleste, à moins que ce ne soit l’inverse. La douce mélopée de sa passagère s’interrompt parfois pour lui faire entendre une voix émue : « Avec toi, le bonheur est tellement simple ». Le ballet des essuie-glaces rythme ses hallucinations qui lui exposent tantôt la gorge magnifique de la mère décorée de galets ébène, tantôt la fille se dépouillant de sa tunique. Des lumignons courent au bord du tunnel excavé par les phares dans la masse cotonneuse, et toujours le chant de sirène de l’une répond à la langueur des phrases envoûtantes de l’autre « Si tu le souhaites, j’accepte que tu me prennes ». Ces deux femelles l’embrouillent, nourrissent toutes ses perplexités, toutefois il doit reconnaître qu’il est agréable de se sentir ainsi adulé.




Du 2 au 3/1/15 – La tourmente et le feu



Leur état à tous deux frôle le somnambulisme lorsqu’ils arrivent au château. Il stationne la berline au pied de l’escalier et l’aide à s’en extirper puis la soutient pour gravir les marches.



Une forte bourrasque les enveloppe accentuant le froid humide et incisif qui les tire de leur somnolence et réveille leurs énergies. Légèrement chancelante, Céleste propose :



Hugo, suspicieux, la dévisage et estime qu’elle n’est pas en capacité de jouer les vamps.



Ils pénètrent à l’intérieur de la bâtisse obscure et glaciale qui gémit sous les premiers assauts de la bise et gagnent le petit salon bleu où Céleste s’affale sur la banquette, devant la vaste cheminée, avec un soupir qui conjugue lassitude et soulagement.



Il s’exécute, la sert généreusement et s’assied au bout opposé du canapé. Les brindilles s’embrasent rapidement et des flammèches bleuâtres lèchent les bûches tandis que, dehors, on entend les craquements sinistres des vieux arbres du parc.


Ils sont installés face à face, ahuris, muets, absorbés par la contemplation réciproque de leurs visages qui se dégagent de l’ombre au fur et à mesure que le brasier s’enfle.


Chacun se rassasie ainsi de la présence lénifiante de l’autre, retrouve une quiétude que les tumultes de la tempête et de l’âtre leur rappellent factice tant que prématuré. Ils jouent dangereusement tant que délicieusement avec des allumettes dont ils redoutent et espèrent secrètement l’embrasement. Elle le découvre effarouché, pantelant, un peu assommé par les évènements. Hugo, lui, constate que la lionne a abdiqué beaucoup d’une superbe qu’elle a troquée contre un surcroît d’humanité et d’affabilité. Cet air engageant, qui l’apaise, endort sa méfiance. Elle a avalé son breuvage d’un trait et s’en ressert une rasade.



Maussade, elle le fixe, affichant une profonde détresse et réplique :



Les hurlements du vent ont couvert la fin de sa phrase, aspirée par la cheminée où le feu s’amplifie et gronde. Des larmes amères embuent à présent ses yeux avant de se libérer, de rouler sur sa face hâve et la joue meurtrie, de ravager son rimmel qu’elles emportent dans leur coulée obscure, dessinant un sillon d’infortune. Ce chagrin émeut terriblement Hugo qui approche son mouchoir de la belle éplorée. Au dernier instant, il se ravise, le rêche tissu étanchera probablement le sanglot, mais se révélera impuissant à en tarir la source. Il écarte la cotonneuse étoupe et, délicatement, du bout des lèvres, vient laper les perles noires et salées. Il pressent les périls auxquels l’expose ce geste tout en s’efforçant d’étouffer les remords insidieux qu’il suscite déjà. Comment se soustraire cependant aux charmes obligeants d’un bras aussi gracieux que fripon qui crochète sa nuque et l’attire insensiblement ?


Dehors les furies se déchaînent comme pour l’enjoindre à succomber au refuge de ce sourire recouvré, de s’adonner aux quiétudes de ce havre. Dès lors, loin de subir, c’est lui qui prend l’initiative et c’est elle qui, maintenant, suite à un sursaut de lucidité lié à l’évocation de sa fille, se détourne et fuit son hommage. Et puis succèdent, l’écumante confusion de leur haleine, l’éraflement de leurs lèvres trop sèches, la valse des impressions que déclenche un premier baiser qui condense, convoitise charnelle, trouble, crainte et dont la sensualité n’est que le vecteur d’émotions bien plus suaves. Leurs bouches se joignent comme deux pièces de métal incandescentes que leur contact soudera dans une irrémédiable fusion. Ils se grisent passionnément de leurs sèves bien que nul d’eux n’ignore que forçant les lèvres de l’autre c’est la boîte de Pandore celant d’inévitables tourments qu’ils entrouvrent. Pourtant, ils ne mâtinent nullement leur étreinte des attraits pervers des amours interdites et chacun s’efforce d’occulter sa trahison envers l’absente.


La brèche est béante, rien désormais ne saura faire barrage à la tornade et, après sa pusillanime résistance, Céleste, la conquérante, s’offre sans retenue. Des poches de résine bouillantes, prisonnières sous les écorces, libèrent des jets de vapeurs ignées dans des chuintements sonores et aigus en contrepoint des hululements de la bise. Leurs yeux se rencontrent, ceux mourants de la féline et ceux brillants du jeune faune débordant de ferveur. Il coule son désir au long d’un cou d’albâtre qui s’évase vers des formes rondes, chaudes et frémissantes. Un réseau de veines bleuâtres palpite subtilement sous la peau hyaline, divulguant de languides émois. Durant les accalmies de la tourmente, on distingue des froissements d’étoffe desquels émergent des fanaux blanchâtres tandis que des ombres lactescentes, fantomatiques presque, s’étreignent puis se repoussent, s’amalgament puis se fuient, se cherchent, s’enchevêtrent avant de s’abandonner à nouveau, ballottées, semble-t-il, par les puissances venteuses qui rugissent alentour. Ils ont glissé sur le grand et moelleux tapis, habillés tous deux seulement des lueurs dorées du foyer dont ils sont si proches que les escarbilles qui s’en envolent lors de craquements secs les menacent.


Ils sont là, à genoux en vis-à-vis, quasiment figés et rôtissant sur le gril de leur désir. Puis Hugo la couche sur ses cuisses. C’est lui qui adopte le rôle du modeleur et sculpte les courbes de son amante, pétrit ses reins et seins, lustre ses membres souples et vigoureux, polit une glaise qui ne reste pas de marbre.


Il comprend la force de la pulsion qui le porte vers d’elle et le jette dans ses bras, combien tout cela est distinct de ce qu’il éprouve pour Delphine. Il est fasciné par tant d’affolante beauté, des galbes affriolants, des chairs heureuses et pleines. Comment résister à l’image de cette altière dame, éperdument nue, si fragile, parée des seuls atours de la pâleur frissonnante de sa peau d’opale. Confusément toutefois, il aspire à se ressaisir, mais sa raison le déserte, balayée par la vision d’un téton turgide, d’une bouche sanguine ou d’un sexe effervescent. L’émotion qui le terrasse est si forte qu’il se domine difficilement pour ne pas hurler ou pleurer.


Céleste s’égare de doigts et de lèvres dans les frisottis de son poitrail. Enfin, elle se redresse graduellement, s’établit à califourchon sur les hanches de son soupirant qu’elle étend sur le dos. Les mains de celui-ci l’accompagnent, façonnant toujours sa splendide et sereine maturité quand elle se soulève légèrement pour l’introduire en son bouillant asile.


Elle retombe ensuite lentement, absorbant progressivement la virilité dressée qui la fouille. Quand les sombres toisons de leurs pubis s’emmêlent, elle demeure un long moment absolument immobile et hébétée, puis capture les mains de son amant et les pose à plat sur ses seins de sorte que ses doigts encadrent et enserrent ses tétins. Lui ne veut pas céder aux turbulences désordonnées du coït et entend bénéficier pleinement de chaque seconde de son bonheur. Aucune frénésie ne gouverne la suite des évènements qui déroulent un film aux actions amorties et seuls les farfadets vermillon qui courent sur leurs peaux et le visage bouleversé de la belle, semblent mobiles. Ses traits se distordent, un rictus déforme sa lippe qu’elle mord cruellement, qui tremble, se gonfle et s’ourle sous l’afflux sanguin au rythme des saccades de son halètement. Roulant des yeux effarés et déments dont les pupilles dilatées réfléchissent des éclats orangés, elle serait effrayante, peut-être laide, si l’exaltation qui la domine ne transcendait pas ces éléments pour la rendre sublime !


Les infimes impulsions du bassin de Hugo, les crispations dont il anime sa hampe, le calme balancement de ses hanches n’agitent qu’imperceptiblement le couple ; l’ondoiement de la croupe de Céleste et ses faibles soubresauts ne laissent en rien deviner les intenses constrictions de son intimité. On est aux antipodes des turbulences et des va-et-vient forcenés qui souvent réduisent l’acte d’amour à des performances athlétiques.


De légères poussées, tout en force bien qu’en douceur, conduisent son épieu, qu’il contracte et détend alternativement, au tréfonds du sanctuaire. Ils veulent déguster sans frein ni fin cet investissement réciproque, dépasser le simple plaisir que l’excitation brutale risque d’altérer et chacun veut ingérer l’autre, s’y dissoudre pour se l’approprier. Elle ressent l’ampleur de la distension qui mine ses moiteurs qu’elle convulse et relâche sur le pal. À partir de cet épicentre, des ondes de délice sillonnent l’intégralité de leurs corps en vagues successives avant de s’échouer dans leurs têtes dévastées. Ils ont intériorisé l’âtre qui rayonne maintenant davantage dans leurs ventres que sur leurs épidermes, la trombe qui dévaste leurs chairs et leur arrache de brefs frissons. Les doigts d’Hugo se sont sclérosés sur les tétons raidis qu’ils pincent sauvagement y stimulant de vifs éclairs de jouissive douleur. Céleste retire les épingles de son chignon, se renverse en arrière, agrippant ses propres chevilles pour dessiner de son corps un arc orgueilleusement bandé. Sa luxuriante chevelure vient caresser son postérieur tandis que splendidement élancée, bombant le torse, tendant ses seins radieux vers un plafond qui reflète des alarmes rougeoyantes, elle pousse un hennissement rauque implorant la prompte délivrance des tensions qui la vrillent. Elle s’écroule enfin, foudroyée, haletante, fauchée par une déflagration ravageuse. Hugo un instant s’accroche, il voudrait conserver un peu de lucidité, savourer sans réserve les pâmoisons et convulsions de cette figure d’exception, de ce visage incomparable qui réfléchit si bien les affres de félicité qu’il dispense : rien n’y fait et quand à son tour il s’abandonne, c’est un voile noir qui obscurcit son entendement.


Jamais deux amants n’ont cédé à tant de fièvres à leur corps défendant. Le poids du remords, l’ombre de leur perfidie constamment occultée, bien que présente, ont peut-être amplifié leurs fougues. La pluie crépite contre les carreaux, le brasier s’éteint brutalement ne conservant que de fantomatiques ignitions pourpres, ils ont atteint l’œil du cyclone.


La lionne qui ne tarde à recouvrer sa félinité se relève et l’entraîne vers sa chambre où, jusqu’au bout de la nuit, ils sacrifieront aux fureurs d’Éros. Ce n’est qu’au matin que la tempête s’apaise les livrant toujours brûlants, mais consumés, aux bras de Morphée.


Ils n’entendent pas, vers onze heures, la porte de la chambre s’entrebâiller et se clore tout aussitôt.




Le 3/1/2015 – Retour de Delphine



Delphine a décidé d’écourter son séjour à Besançon, elle éprouve trop de hâte à retrouver Hugo, à lui annoncer l’approbation de sa mère, et lundi le lycée comme la fac reprendront leurs droits. Mais lundi est infiniment loin si samedi et dimanche lui permettent de retrouver son… Son quoi précisément ? S’assurer du sentiment l’attachant à lui, l’affermir d’une dénomination, voilà l’exigence qui la presse ce samedi, avant l’aube, sur les chaussées verglacées. Elles la conduiront au centre du monde, à celui de son monde tout du moins.


Au long du trajet, elle ne cesse de fantasmer. La centième fois, elle revit la scène où elle se dénude devant lui. Qu’a-t-il pensé ? Elle en a terriblement honte, c’était insensé, délicieux en même temps ; elle en reste confondue avec des fourmillements bizarres au creux du ventre.


En approchant de Steinwiller des branchages jonchent la route et il lui faut slalomer pour les éviter. Un gros coup de vent a agité la nuit. La porte n’est pas verrouillée, sur le sol du salon bleu des vêtements masculins et féminins s’étreignent, désordonnés, vestiges d’une bamboche de sa mère qui a ramené quelque éphémère amant cette nuit. Il lui importe peu, elle s’impatiente de l’aviser de son retour et d’un re-départ immédiat qui la jettera dans les bras d’Hugo.


Elle entrouvre et referme la porte aussitôt. Pâle de nature, son teint se fait livide. Elle titube jusqu’à sa chambre où elle s’écroule sur le lit en hoquetant.




Le 3/1/2015 – Accident de Delphine



Il est quinze heures quand les gendarmes se présentent au « château de Steinwiller » et souhaitent parler à madame Lefort. Elle les accueille au salon, Hugo se tient dans son dos. Après circonlocutions d’usage et précautions oratoires énervantes, ils finissent par l’informer que sa fille vient d’être victime d’un grave accident de la route et a été hospitalisée.


Les questions ensuite se pressent, si denses qu’avant seulement que l’une d’elles n’obtienne réponse les deux suivantes fusent, noyant tout prélude d’explication.

Ça s’est passé où ? Quand ? Où est-elle hospitalisée ? Comment cela est-il arrivé ? C’est grave ? Peut-on la voir ?…



Après quelques échanges désordonnés, Céleste, atterrée, s’exclame :



La mère instantanément reprend espoir, ce n’est ni le bon jour, ni la bonne automobile et elle s’accroche à l’hypothèse d’une erreur.

Le capitaine consulte ses papiers pour en vérifier l’immatriculation. Effectivement, celle-ci ne correspond pas à la Clio, mais à celle de la voiture de Céleste.



Ils sortent et dès le perron elle constate la disparition de sa berline qu’Hugo avait stationnée au bas de l’escalier. Soulagée, elle se jette en riant au cou de ce dernier. Cette rédemption est de courte durée, car il lui fait remarquer la présence de la Clio au fond de l’allée. Consternée, madame Lefort se tourne vers l’officier de gendarmerie et balbutie :



Hugo explique :



Hugo les interroge sur les circonstances de l’accident.



Les gendarmes se retirent et Céleste s’effondre dans les bras d’Hugo. Ils ont tous deux déjà deviné ce qui s’est passé et décident, avant de rejoindre l’hôpital, de visiter sa chambre.


En y entrant, elle avise immédiatement ses bagages non défaits, le couvre-lit chiffonné et l’un de ses carnets secrets, largement ouvert sur son bureau comme pour appeler à lecture. Elle se précipite.




À mes Amours,


Oh Maman ! Oh Hugo ! vous que j’aime tant, vous que j’aime plus que tout !


Je comprends mieux maintenant cette colère des éléments qui avait tapissé ma route

de branches charbonneuses et tordues adressant leur supplique à un ciel absent.

Je la concevais pleine de lourds présages sans élucider de leurs semonces les avertissements.

Cette jonchée funèbre contrastait si fort avec l’éclosion qui gonflait ma poitrine,

la fleurissant d’immaculés hellébores solaires qui embrasaient mes horizons intimes.


En une seconde, un éclair brutal a pulvérisé ma confiance naïve et m’a dessillée.

Vous étiez si beaux, si détendus, si innocents, enchevêtrant vos nudités sereines

et vos élégances lascivement imbriquées témoignaient de la fusion de vos cœurs.

À quelle place pouvais-je prétendre entre vos chairs comblées idéalement aboutées ?

Par quel cri primal briser cette harmonie et vous importuner de mon infortune ?

Tel un fantôme fâcheux, j’ai fui pour étouffer mes pleurs sur ma couche vierge.


Maman, tu m’as nourrie de ton lait, de tes exaltations et de tes espoirs,

en confidence je t’ai divulgué mon unique et radieux amour, qu’en as-tu fait ?

Hugo, pourquoi m’avoir hissée sur les cimes audacieuses de la félicité et du bonheur

pour de ces hauteurs me précipiter et me plonger dans des épouvantes infernales ?

Je t’avais, plus qu’un hymen, sacrifié les pudeurs de mon corps et de mon âme.

C’était si facile, prisonnière de ton orbe, son irradiation magique les évanouissait.


Je vous sais incapable de comploter de concert mon tourment et ma perte,

et qu’il y a fallu les concours perfides de quelques ténébreux coups du sort.

Je suis absolument inapte au ressentiment et rebelle à toute rancœur,

aussi je vous interdis de vous reprocher ma déception et mon malheur !

Si vous tenez à m’agréer, évitez que ma peine soit vaine et soyez heureux ensemble.

J’aime même cette sourde douleur qui m’emplit de vous et me confirme à la vie,

me lancine et grave, plus que votre souvenir, votre présence dans mes entrailles.

Exécrable entre tous les maux serait celui d’oublier que je vous ai aimés et vous aime !


Je ne puis imaginer dans un instant vous rencontrer, croiser ou esquiver vos regards,

enflammer mes yeux soit d’un ombreux courroux, soit d’une incommensurable détresse,

lire au fond des vôtres une désobligeante pitié ou les accablements ravageurs du remords.

À défaut des allègres roses de la vie, qu’aveuglée et éblouie je m’impatientais de cueillir,

j’emporterai un bouquet de ces fleurs fétiches qui souriaient à nos passions au cœur de l’hiver.

Puissent-elles me consoler, renouveler mes énergies afin que je tire des opacités de l’encre

ce grand poème qui me relèvera d’enfer et m’élèvera jusqu’à notre lumière retrouvée.


Oh mes amours ! Je souhaiterais tant vous étouffer contre moi dans l’étreinte de mes bras chétifs.




Le jeune homme qui connaît assurément les mêmes amertumes comprend cependant qu’il lui faut, en priorité, soulager cette mère écrasée par le repentir. Il partage sa souffrance et souhaite avant tout alléger sa mauvaise conscience, ses interrogations et ses verdicts en dépit de ses propres désarrois.



Que peut-il répondre, lui qui déjà a imaginé ce scénario.



Ils restent ensuite accolés l’un contre l’autre des heures durant, relisant et ressassant douloureusement la touchante imploration.




Le 4/1/2015 – Dans la chambre d’hôpital de Delphine



Bip – Delphine entend la porte de sa chambre s’ouvrir.

Bip – Immédiatement, elle sait que ce sont eux.

Bip – Ils sont là, et sanglotent à l’unisson.

Bip – Elle est bien malheureuse de leur infliger son état…

Bip – … mais qu’il est exaltant d’être chérie par ces êtres d’exception.

Bip – Des mains, des lèvres indistinctes dorlotent son front…

Bip – … des larmes s’écrasent sur ses bras …

Bip – … « Delphine, il faut que tu saches, ni lui, ni moi, nous ne voulions te trahir ».

Bip – Sa triste situation développe l’acuité de sa pensée…

Bip – … elle devine ainsi les roueries de la fortune…

Bip – … et découvre les fourberies d’Éros avant d’en goûter aux joies.


Bip-Bip – Le soleil de son Hugo irradie au travers ses paupières closes.

Bip-Bip – Quel ébranlement quand il la presse d’une étreinte suave et puissante.

Bip-Bip – C’est confondant, elle se retrouve sous les luxuriances de la serre…

Bip-Bip – … et d’un geste lent se dépouille, comme jadis, de son suaire…

Bip-Bip – … son buste ardent rayonne de tout son juvénile éclat…

Bip-Bip – … ses doigts se crispent sur le drap un peu rêche.

Bip-Bip – Dans un sursaut, elle se cambre sur le lit…

Bip-Bip – … des sensations inconnues la vrillent…

Bip-Bip – … des images fantasmagoriques, des souvenirs succulents l’assaillent.

Bip-Bip – Entre ses mains brûlantes, Hugo serre la sienne, glacée…

Bip-Bip – Elle reconnaît sa voix qui scande les mots de Verlaine,

Bip-Bip – Oui « Green » (8) ce poème qu’elle a tant aimé…


Bip-Bip-Bip – Elle sent son corps s’arquer en une fabuleuse tension.

Bip-Bip-Bip – Les doigts de son amant caressent son sein gonflé et grelottant…

Bip-Bip-Bip – … si légers et délicats, on dirait le froissement d’ailes d’un colibri.

Bip-Bip-Bip – Une fulguration le transperce…

Bip-Bip-Bip – … une douleur, un feu, une douceur déchire son ventre.

Bip-Bip-Bip – Sa bouche se convulse et geint ses délices…

Bip-Bip-Bip – … une vague ample, sauvage et prodigue enfin la submerge.

Bip-Bip-Bip – Elle est à lui, toute à lui, rien qu’à lui…

Bip-Bip-Bip – Elle flotte… et dans un brouillard lumineux entend…

Bip-Bip-Bip – … la voix de Hugo, qui toujours murmure :

Bip-Bip-Bip – « Voici des fleurs, des fruits, des feuilles et des branches…

Bip-Bip-Bip – … Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous ».

Bip-Bip-Bip – Elle se cabre presque et se répète :… mon cœur qui…

Bip-Bip-Bip –… mon cœur…

Bip-Bip-Bip – … mon…


Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii…




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1) Ne cherchez pas Steinwiller ou le Neuenbach sur une carte, l’auteur s’est appliqué à trouver des noms à consonances alsaciennes mais qui ne correspondent à aucun lieu réel (à moins que tous ou presque ne répondent aux besoins). Steinwiller et le Neuenbach sont partout puisqu’on ne les trouve nulle part.


2) Si le lecteur est tenté de découvrir l’une des aventures scabreuses de l’héroïne, il pourra lire le texte « Céleste fait son cinéma » dont l’auteur est Scarlett O sous Rêvebébé.


3) Filippo Brunelleschi, né en 1377 à Florence et mort en 1446 est un architecte, sculpteur, peintre, et orfèvre de l’école florentine. Il a puisé sa vigueur créatrice aux sources antiques pour rationaliser l’espace de la cité moderne et met en place les bases de la perspective, opposant ainsi au gothique tardif un nouveau système de représentation du monde. Il est notamment l’architecte de la coupole de Santa Maria del Fiore. (d’après Wikipédia)


4) Nous songeons à l’extraordinaire Jean Brette (1946-2017) très longtemps chef du département des mathématiques du Palais de la découverte. Pour ceux qui souhaiteraient savoir d’où sort π je signale cette courte explication qui vaut bien un texte de Rêvebébé :

https://www.canal-u.tv/video/science_en_cours/le_nombre_pi_2003.99


5) « Gödel Escher Bhttps://www.canal-u.tv/video/science_en_cours/le_nombre_pi_2003.99ach : Les brins d’une Guirlande Éternelle » Douglas Hofstadter – version française de Jacqueline Henry et Robert French – InterEditions 1987 : À l’un des niveaux de lecture, c’est un livre concernant la façon dont les réalisations du logicien Kurt Gödel, de l’artiste Maurits Cornelis Escher et du compositeur Jean-Sébastien Bach s’entrelacent. Le livre est découpé en chapitres discutant de différentes notions, entrecoupés par des dialogues sur le même thème, entre les personnages fictifs d’Achille et la Tortue, d’abord utilisés par Zénon d’Élée puis repris par Lewis Carroll.

Douglas Hofstadter est le fils du lauréat du prix Nobel de physique Robert Hofstadter, il a obtenu son doctorat en physique à l’université de l’Oregon en 1975. Depuis 1988, il est professeur de sciences cognitives et d’informatique, professeur adjoint d’histoire et de philosophie des sciences, philosophie, littérature comparée et psychologie à l’université de l’Indiana à Bloomington, où il dirige le Centre de recherche sur les concepts et la cognition. (d’après Wikipédia)


6) L’Hellébore noir, Ellébore noir ou Rose de Noël (Helleborus niger) est une plante de la famille des Ranunculaceae. Elle est vivace, rhizomateuse, à longue floraison hivernale, d’où son nom de rose de Noël. On l’appelle également herbe aux fous, pied de griffon, pied-de-lion, patte d’ours, rose de serpent ou pain de couleuvre. Ces racines de couleur noire, qui lui donne son nom d’espèce : niger. (d’après Wikipédia)


7) L’Empire des sens, (littéralement « la corrida de l’amour ») est un film franco-japonais réalisé par Nagisa Oshima, sorti en 1976. Dans la scène finale, le protagoniste demande à son amante, de l’étrangler sans s’arrêter, quitte à le tuer, pendant un de leurs rapports sexuels. Elle accepte, l’étrangle jusqu’à ce qu’il meure, avant de l’émasculer, dans un geste ultime de mortification.


8) « Green » de Paul Verlaine dans « Romances sans paroles ».