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n° 19003Fiche technique9537 caractères9537
Temps de lecture estimé : 7 mn
27/05/19
Résumé:  Une sale gueule, un steak, de la couture...
Critères:  amour cérébral revede nonéro confession -coupfoudr -attirlaid
Auteur : Bernie Lou            Envoi mini-message
Sale gueule




J’ai une sale gueule. Vraiment.

Vous m’avez forcément déjà rencontré. Mais si, je suis celui dont la tronche fait se demander s’il ne serait pas judicieux de changer de trottoir. Ce sont les femmes qui traversent le plus souvent. Les plus âgées sont les plus rapides à prendre leur décision, surtout quand la lumière du jour s’estompe, entre le chien et le loup. Les hommes, eux, résistent mieux à l’envie de rejoindre le trottoir d’en face même si je sens bien certains se demander, jusqu’à me croiser, s’ils ont pris la bonne décision. J’avoue qu’il m’est arrivé de lancer un « hou ! » tonitruant à l’oreille de quelques-uns lorsqu’ils arrivaient à ma hauteur, rien que pour le plaisir de les voir sursauter. Évidemment, je me livrais à cette facétie uniquement auprès des individus dont j’avais jaugé le physique inférieur au mien.


Ne vous y trompez pas, jamais il n’est venu à l’esprit d’un quelconque de me trouver moche ou pire, laid. Non, la première chose qui vient invariablement à l’esprit de ceux qui me croisent est bel et bien « Sale gueule ! ». Je pourrais vous narrer tout un tas de tranches de ma vie pour vous démontrer que sale gueule ne veut pas forcément dire sale mec, mais à quoi bon ? Je sais bien que la majorité de ceux qui traversent en me voyant ne donne pas dans la confusion des genres. Disons que le doute face à l’inconnu leur fait préférer prudence à témérité. Quoi de plus humain ?


Je ne prétendrais pas que, de mon côté, j’ai toujours vécu ça avec sérénité. Gamin, j’étais plutôt chétif, la violence physique envers autrui n’était donc pas l’exutoire que j’avais choisi pour ma frustration d’être systématiquement tenu à l’écart. J’intériorisais et m’évadais dans n’importe quel bouquin qui me tombait sous la main. À force de lire tout et n’importe quoi, j’ai appris les mots. L’art de les manier au verbal m’était acquis à la naissance, une compensation sans doute. Je reconnais être assez fier d’avoir le sens de la réplique qui gagne à chaque coup le trophée du dernier mot.


Longtemps j’ai vécu reclus. À quoi bon vouloir aller à la rencontre de gens qui, eux, n’ont que l’envie de fuir à votre approche ? Et puis, il y a une dizaine d’années, une coupure profonde à la main (vengeance d’un steak récalcitrant) m’a mené jusqu’à l’hôpital le plus proche de chez moi.


Lorsque je suis rentré dans la salle des urgences, j’ai pris un certain plaisir à deviner que les cris d’horreur étaient poussés à la vue du sang qui gouttait de ma main. Cela peut paraître dérisoire ou même paradoxal comme plaisir, mais c’est un fait que de voir tous ces yeux braqués sur ma main ensanglantée plutôt que sur ma tête me contentait parfaitement. Un infirmier me prit rapidement en charge pour m’abandonner tout aussi rapidement dans un box, me jurant ses grands dieux qu’un interne allait, encore plus rapidement, venir s’occuper de moi.


Les parois de ces box d’hôpitaux sont bien minces et la porte ouverte m’a ramené à la réalité en ne filtrant pas le chuchotement que mon infirmier offrait à l’un de ses collègues : « Tu verrais la tête du gars dans le 6… J’en ai des frissons… je n’aimerais pas me retrouver seul avec lui dans un box… ». Son collègue a ri bruyamment, ce qui m’a fait sourire, il ne m’avait pas vu. J’étais devenu fataliste à l’époque, et n’éprouvait plus ni colère ni frustration.


Un interne est effectivement arrivé, mais il m’a fallu attendre longtemps. Il m’a juste regardé le temps de dire bonjour, ensuite il ne s’est plus adressé qu’à ma main (sans que j’aie eu besoin de lui suggérer). Le sang avait séché, quand il retira le mouchoir dont j’avais entouré ma blessure, l’interne émit un « hou là là » vers ma main comme si c’était lui qui avait mal. Ensuite il expliqua à mes doigts qu’il fallait désinfecter, recoudre et panser, qu’une infirmière allait venir pour ce faire.


J’imagine qu’un beau mâle, genre mannequin, pourrait entendre les infirmières se disputer pour gagner le privilège de venir le panser. Moi aussi je les entendais se disputer. Sans doute alertées par l’infirmier et l’interne, elles enchérissaient tour à tour sur le temps qui leur manquait pour s’occuper de la coupure d’un cuisinier amateur, fût-elle longue et profonde. Sans se soucier que je les entende, elles décidèrent d’attendre la prise de service de la petite nouvelle pour me l’envoyer sans rien lui dire.

Avant qu’elle n’arrive, j’ai eu le temps de compter cinq infirmières qui n’ont pu résister à la curiosité. Sous prétexte de venir regarder dans les placards de mon box s’il ne s’y trouvait pas ce que de toute façon elles ne cherchaient pas, elles me regardaient furtivement et s’enfuyaient avec des « hou là là, hou là là » plein la tête.


La petite nouvelle a fini par arriver. D’ordinaire, je ne regarde plus les gens qui entrent dans la pièce où je me trouve. Mon psy me dit que je suis dans le déni, que je me cantonne dans l’illusion, que je ne maîtrise pas la situation. Peut-être, mais j’aime cette illusion.


Quoi qu’il en soit, ce jour-là, les allées et venues des infirmières avaient fini par me donner l’envie de voir la tête de la petite nouvelle, victime de leur mauvais tour.

La peur n’est restée qu’une fraction de seconde sur son visage. Nos regards se sont croisés, intensément, il me semblait qu’ils restaient liés plusieurs minutes, et elle m’a souri. Même si ça ne pouvait pas être vrai, j’avais l’impression que c’était le premier sourire que je voyais.


Je ne pouvais pas la quitter des yeux. Elle était toute jeune, toute fine, j’étais incapable de juger de la beauté de ses traits ou de son corps, je ne voyais que le sourire de ses yeux. Elle s’affairait sur ma main, m’avertissant du désagrément de la désinfection, s’inquiétant de ma douleur à chaque point de suture, m’expliquant comment faire un bon et beau pansement. Elle s’amusa de ma maladresse quand, à sa demande, je lui racontai comment je m’étais entaillé. Elle accompagnait ses paroles d’un regard et elle souriait. C’était un vrai sourire, il ne masquait aucun dégoût, aucune peur, il était sincère. Pour la première fois, quelqu’un me laissait penser que, si, j’avais une existence. J’aurais voulu que ses soins durent et durent encore. Elle me raccompagna jusqu’à la porte des urgences. Elle s’inquiétait de mon retour à mon domicile, pensant que c’était ma blessure qui rendait mes jambes flageolantes et faisait battre mon cœur à ce rythme endiablé qu’elle avait voulu contrôler avant de me lâcher.


Je ne comprenais pas vraiment ce qui m’arrivait, il serait sans doute plus juste de dire que je ne voulais pas comprendre. Elle ne quitta pas mes pensées de tout le reste de la journée, mais si je prenais plaisir à sentir cette chaleur qui m’envahissait, je ne parvenais pas à faire taire la voix qui me menaçait des pires douleurs si je me laissais bercer d’illusion.

J’étais perdu.


Je dormis mal cette nuit-là. Chaque fois que Morphée me prenait la main, il me menait près d’elle. Elle m’attendait, souriante, les bras ouverts attendant de me serrer contre elle, mais chaque fois je m’échappais poursuivi par la peur de me laisser aller à cette promesse de douceur inconnue.

Alors je me réveillais, trempé de sueur, et je priais qu’on me donne le courage de m’abandonner dans ses bras, fussent-ils que rêvés.


Le lendemain matin, je ne fis pas les soins comme elle me l’avait conseillé, bien au contraire. En début d’après-midi, je me refusais de plus réfléchir et d’entendre soi-disant raison. D’un coup de canif, je sectionnais deux points de suture et me représentais aux urgences de l’hôpital. Comme je l’avais deviné, c’est elle qu’on envoya pour s’occuper de moi.

Son sourire était encore plus beau que dans mes rêves. « Je ne devrais pas dire ça, mais je suis contente de vous revoir », furent ses mots pour m’accueillir. Je cherchais une réplique bien placée, mais ne trouvait rien à dire…



J’avais osé.

Je ne vous raconterais pas ce que nous nous sommes dit ensuite. Je ne suis d’ailleurs pas sûr de m’en souvenir avec exactitude. J’ai l’impression qu’il ne me reste que la musique de cet après-midi-là, que les paroles se sont envolées.

Je ne vous raconterais pas non plus ce que nous avons partagé ensuite, cela nous appartient, et puis je suppose que nombre d’entre vous ont déjà rêvé tout ce que nous avons vécu ensemble.


C’était il y a dix ans. De ce jour, je n’ai plus été le même homme. Bien sûr, j’ai toujours une sale gueule et les vieilles dames changent toujours de trottoir plutôt que de me rencontrer, mais quand je rentre chez moi, le soir, elle est là, elle m’accueille de son sourire.