Sur sa page Facebook, Malika fanfaronne. Il n’est question que de ses prochaines vacances à Paris. En guise d’avant-goût, elle a illustré son envie par quatre photos ornées par ce commentaire, pour le moins, prometteur, on va dire, « C’est pour bientôt, au mois d’août »… Les photos montrent l’incontournable Tour Eiffel, la Bastille et le Sacré-Cœur. La quatrième est un petit médaillon qui représente la frimousse de Malika…
Edouardo sourit. Il fait même un « hein » aussi dubitatif que rêveur à lui-même. Cette frimousse, il la connaît très bien. Et comme chaque fois qu’il la croise, il ne peut s’empêcher de la regarder dans les yeux. Malgré le flou volontaire de la photo, le regard est assez expressif… Edouardo s’en détourne rapidement et passe à autre chose, n’importe quoi… Mais, aussi fugace qu’il soit, ce regard amène toujours avec lui un voile de mélancolie…
Malika était son ex. Ils ont tenu ensemble plus de deux ans. La première année, ils ont atteint le sommet, avec vue imprenable sur l’amour, le bonheur… La deuxième, ils ont entamé la phase descendante. Les dernières semaines, c’était carrément la dégringolade, affreuse… Disputes, insultes… Un jour, elle a décidé de retourner chez sa mère, à Montpellier… Seule… Et elle y est toujours, d’ailleurs, depuis maintenant… Trois ans, trois ans et demi…
Ils ne se sont jamais revus depuis cette séparation. Mais ils ont continué à se suivre, à s’épier même, sur Facebook, comme en témoignent les multiples « j’aime » et « j’adore » qu’ils s’échangent régulièrement… Ce n’est pas très consistant, certes… Mais, apparemment, de part et d’autre, ils continuent à s’accrocher à ce fil, aussi ténu qu’il soit… Il leur arrive même de parler ensemble sur Messenger. Mais leurs conversations, un peu forcées tout de même, sont restées superficielles, limite agressives, mâtinées d’envie et de bouderie… Cette fois encore, Edouardo est allé de son « j’aime », histoire de dire qu’il prend note et qu’il est là… Et dès le lendemain, il s’installe devant son écran pour voir la suite…
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La suite, sur la page de Malika, ce sont pas mal de « j’aime », quelques « j’adore » et quelques commentaires… Une amie a commenté par un : « la channnnce ! ! ! ! », ce à quoi Malika a répondu par un cœur reconnaissant…
Edouardo continue à lire les commentaires… Une autre amie : « ça me fait penser au roman de René Fallet, Paris au mois d’août »… Cette fois Malika répond plus longuement : « Ouiiii ! Figure-toi que j’ai lu ce roman il y a quelque temps maintenant. J’en garde un très bon souvenir. Je me souviens, je lisais et me promenais sur les lieux mêmes de l’action »…
Edouardo n’en lit pas plus. Il sort de chez lui et se met à marcher. Il veut sourire, mais il s’en empêche. Il s’en veut de vouloir sourire. Il se tend. Il se torture. Mais il finit par sourire. Oui, bon, j’ai le droit de sourire quand même, se dit-il, puisque je sais que ça me fait plaisir…
Plus que plaisir, ça le met en extase ! Ce roman dont elle parle avec… Avec quoi au juste ? Mélancolie ? Tendresse ? Peu importe… Le fait est que ce roman, c’est lui qui l’a offert à Malika. Ils en ont lu de longs passages ensemble et, enlacés en amoureux, ils se sont promenés sur les lieux de l’action, les quais de la Seine, vers la Samaritaine, en riant et en s’embrassant… Alors, coïncidence ou appel du pied ? Patience, patience… Le pied, il faut le garder sur terre maintenant… Les deux même…
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Edouardo a passé les jours suivants à penser à Malika, guettant le moindre signe qui viendrait renforcer ce qu’il a pris pour un appel du pied. Rien n’est venu dans ce sens, cependant. Au contraire, c’est dans le sens inverse qu’est venue une indication. Il a ainsi appris au fil des commentaires que Malika logera dans le studio d’une copine. En échange, elle lui laisse son appartement à Montpellier pour la même période. Pas la peine de lui proposer de l’héberger, donc… Voilà, voilà, ne rêve pas…
Il continue à en rêver, néanmoins. Et plus il en rêve, plus il est tourmenté, émoustillé, excité… Il a envisagé mille façons de tenter quelque chose, de tendre une perche… Mais il n’a rien fait. La peur d’essuyer un énième échec le paralyse… Ses précédentes tentatives sont restées aussi vaines que douloureuses… À une semaine du mois d’août est venu le signe qu’il a désespéré de voir. Au commentaire d’une amie : « ça me donne envie de le lire ce roman, tu l’as ? », Malika a répondu : « Oui, mais fais attention, hein, j’y tiens. Il me rappelle trop de bons souvenirs »…
Edouardo est aux anges. Tu parles d’un méga signal ! Elle a envie de le revoir là, c’est clair, fils de clair… Vas-y maintenant, tente quelque chose, saisis la perche… Il s’empresse donc de commenter par un cœur… Pas la peine d’en dire plus, putain ! Elle sait et il sait qu’ils parlent de la même chose… Bon, et après ? Après ? Après Il va s’arranger pour l’attendre à la gare, genre surprise, tu vois… Puisque, par un autre commentaire, il a appris qu’elle prend le train, elle finira bien par lâcher un indice sur l’horaire…
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Effectivement, l’indice n’a pas tardé. À une amie qui lui demande si elle est prête, Malika répond par : « Ouf ! Les bagages, je te jure ! Heureusement ma copine vient m’attendre à la gare avec sa voiture »… Grillé, Edouardo ! Grillé fils de grillé… Et elle arrive demain… Tant pis… Il recourt à Messenger…
- — Et moi !
- — Ah, c’est toi ! Bonjour, ça va ?
- — Oui, bonjour… j’aurais dû commencer par là, en fait…
- — Qu’est-ce que tu as ? !
- — Bennnn… Je comptais venir te chercher à la gare…
- — Mais… En quel honneur ? Et pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ?
- — Je comptais te faire la surprise…
- — Oh, merci, Edouardo ! C’est réussi… Je suis surprise… Après tout, c’est l’intention qui compte n’est-ce pas !
- — …
- — … et demi…
- — Lol…
- — Gnagnagna…
- — Non, mais, sérieux…
- — Sérieux ! Ça rime bien avec Edouardo, ça !
- — Ce n’est même pas la peine de te demander de se voir alors !
- — Essaye… C’est peut-être la peine, tu verras bien… ptetbinquoui… ptetbinqunon… Tu proposes, je dispose. J’ai ce pouvoir et je compte m’en servir.
- — Tu n’as pas changé, hein…
- — Ça, tu t’en rendras mieux compte si on se verra.
- — Je demande alors ?
- — J’attends.
- — Bon… Malika… Malika… J’ai vraiment… mais vraiment… j’ai envie de te revoir, voilà… Ces derniers jours, je ne fais que penser à toi… Ta page Facebook est devenue mon livre de chevet… J’ai envie de te revoir… Beaucoup, beaucoup, beaucoup… Accepte s’il te plaît…
- — Bravo, Edouardo ! Tu es presque touchant… Et tu as d’autant plus de mérite que tu joues la comédie ! J’applaudis, franchement… J’applaudis et j’accepte… Si tu me prends par les sentiments comme ça, je me laisse embobiner… Bonne poire j’étais, bonne poire je reste…
- — Comédie ! Comédie ! Pfffffff…
- — N’en rajoute pas, va… Je te dis que tu as gagné ! J’accepte, voilà. Demain soir, je ne peux pas, mais après-demain, oui… Tu vois ! Monsieur claque les doigts et la poire accourt…
- — Oh lala ! Je ne sais vraiment pas dans quel sens il faut le prendre… Je te dis sincèrement que j’ai envie de te revoir et tu pars dans un délire… On ne va pas se disputer, quand même !
- — Mais non, puisque je te dis que j’accepte ! Je me permets même de te donner un conseil… Si tu veux bien la ficeler, ta poire, invite-la au restaurant qui donne sur le marché d’Aligre, là où tu l’amenais autrefois et où elle passait la soirée à te regarder avec des yeux enamourés… Ça t’en fait des souvenirs, hein… À elle aussi, ça lui en fait… Surtout depuis qu’elle a découvert que c’est là où tu as continué à amener toutes tes conquêtes… Elle s’est sentie comblée…
- — MES CONQUÊTES ! MES CONQUÊTES ! CE N’EST ARRIVÉ QU’UNE FOIS… ET J’AI FAILLI MÊME ME COUPER LA BITE À CAUSE DE ÇA… ALORS… ALORS… MARRE… MARRE… MARRE…
- — Si ça te met dans cet état de me revoir, je renonce…
- — Mais non, mais non… Pardon, bon… Je réserve alors, hein…
- — C’est ça, c’est ça… Réserve… Ficelle-moi bien…
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Vers les vingt-trois heures, ils quittent le restaurant. Le repas est resté au stade de round d’observation, bons amis sans plus. Edouardo a bien essayé quelques discrètes ouvertures, à coups de compliments, de regards enamourés, admiratifs… Ça, pour l’admiration, Dieu lui est témoin, il n’a pas à forcer. C’est vraiment une belle femme, la Malika ! Son regard s’est alourdi, chargé de ne je sais quoi de majestueusement sensuel, voluptueux… Sa chevelure, fournie et frisée, lui donne l’air de ce qu’elle est, une lionne qui sait et peut aussi bien câliner que lacérer… Edouardo se dit que si, jusqu’à présent, il n’a pas réussi, il n’a pas échoué non plus… Et c’est ce qui importe le plus… Du moment qu’elle est toujours là, en sa compagnie, tous les espoirs sont permis… Gagne du temps, mon vieux, gagne du temps…
De la place d’Aligre, ils coupent par l’avenue Ledru-Rollin, puis se dirigent vers la Seine, côté quai de la Rapée… Ils continuent vers l’île Saint-Louis, traversent le pont de Tournelle et atteignent la rive gauche… Les voilà en plein Quartier latin… Parvenus boulevard Saint-Germain, Edouardo propose de boire un verre… Malika regarde sa montre… Ça y est, se dit-il, elle va prononcer la phrase couperet, tant redoutée, genre il est tard et compagnie… Mais Malika ne dit rien. Elle prend place à la terrasse d’une brasserie et Edouardo jubile. Il s’assoit en face d’elle… À peine installés, Malika attaque…
- — Ça va, t’es content ? Ça marche comme tu veux ?
Avant de répondre, Edouardo prend son temps. Il enveloppe Malika d’un regard de chien battu et assoiffé, humble autant que lubrique…
- — Je vais te dire… Je vais te dire… Je suis vraiment ravi que tu sois là… Même si tu décides de rentrer maintenant, je te remercie pour cette belle soirée… Je veux te dire aussi… Je veux te dire… Je te le jure, jamais je ne t’ai vue aussi belle…
Malika pose ses coudes sur la table et approche son visage d’Edouardo. Ravi, il fait la même distance en sens inverse. Mais le sourire de Malika le maintient à distance, sur la réserve… Un sourire border line, qui conjugue à la fois l’ironie et le scepticisme, l’espièglerie et la provocation… Edouardo en est perplexe. Au pire, se dit-il, ça sera pour demain soir… Cette idée le réconforte un peu… Il se sent gagné par un surplus d’assurance… Il élargit son sourire…
C’est le serveur qui a choisi juste ce moment pour venir prendre commande. Malika se retourne vers lui et le gratifie d’un sourire de type paradisiaque…
- — Vous avez du jus de poire ?
- — Euh… sans doute, oui… Je vais vérifier, madame, hein…
Le serveur s’éloigne… Et Edouardo s’étonne…
- — Un jus de poire ! Je voulais qu’on déguste deux bons cognacs… comme autrefois…
- — Comme autrefois, oui… Je reste dans mon rôle de poire…
Edouardo se crispe et se recule. Le serveur revient…
- — Oui madame, nous avons du jus de poire…
Malika se retourne vers lui et lui sourit comme si elle allait l’embrasser…
- — Alors deux cognacs, s’il vous plaît…
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Ils ont bu leur verre et ont commandé deux autres. Edouardo reste crispé, toutefois. Il fait ce qu’il peut pour se contenir, faire bonne figure… Mais le moyen de chasser ce voile de dépit et de tristesse qui lui mine le visage ! Jamais il n’a été aussi sincère avec elle, pourtant ! Et elle s’obstine à le soupçonner de Dieu sait quoi… C’est tellement injuste ! C’est vraiment bizarre, les femmes quand même…
- — C’est bizarre…
- — Qu’est-ce qui est bizarre, mon cher Edouardo ?
- — Rien, rien… Je ne dis plus rien…
- — Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es contrarié ? Ça ne marche pas comme tu veux ? Écoute, hein… Je fais ce que je peux pour t’être agréable, je joue mon rôle de poire jusqu’au bout, non !
- — Mais… mais… tu n’as que ce mot à la bouche ! Poire, poire…
- — Ah oui ! Regarde-moi alors dans les yeux et dis-moi que tu ne me prends pas pour une poire…
- — Je te regarde dans les yeux et je te dis calmement, sincèrement… J’insiste, sincèrement… Je ne te prends pas pour… ce que tu dis… Poire ! N’importe quoi !
- — Très bien… Explique-moi alors ce qu’on fait à cinq minutes de chez toi ! Paris, c’est quand même grand ! Et comme par hasard, on se trouve en bas de chez toi, presque… Regarde-moi encore dans les yeux et dis-moi que tu n’as pas fait tout ça pour tirer un coup… Dis-le-moi dans les yeux et je te crois…
Edouardo sourit et baisse la tête. Malika triomphe…
- — Voilà ! Monsieur avoue… Ah putain, vous êtes durs, les mecs ! Capables de devenir poètes pour tirer un coup… Chapeau ! Chapeau, mais je ne m’incline pas… Minuit est passé et mon rôle de poire a pris fin…
- — Arrête avec ça… Ce n’est pas la peine de gâcher la soirée… Tu veux que je te ramène chez toi ?
- — Je n’ai pas besoin d’escort !
- — Oh lala ! Escort ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! S’il te plaît… C’est bon maintenant… Tu veux que je t’appelle un taxi ?
- — Oui… Désolé pour ton coup… Ce n’est qu’un coup d’épée dans l’eau, hein…
- — Franchement, tu penses que je me comporte comme quelqu’un qui n’est motivé que par… tirer un coup, comme tu dis ?
- — Nonnnnn ! Je ne le pense pas. J’en suis sûre. Tu crois que je ne vois pas ton manège, ton regard lubrique, tes allusions graveleuses… Tu ne penses qu’à ça même ! Tu as déjà mal aux yeux tellement tu m’as matée, sous toutes les coutures… Toute la soirée, tu n’as fait que reluquer mes seins… Je me suis sentie déshabillée… Baisée, presque… J’ai bien envie de vérifier ton pantalon pour voir si tu as joui ou pas…
- — C’est bon, c’est bon… Viens, je te ramène… Enfin, si tu veux… d’un escort…
- — Non, je ne veux pas d’un escort… Je veux un mec qui s’intéresse à moi… Avant mon cul… Je ne suis pas qu’un cul, bordel !
- — Arrête… mais arrête… Qui te dit cela ! Tu fabules…
- — Je fabule ! Je fabule ! Dis-moi que tu t’intéresses à moi avant mon cul alors… Dis-le… Dis-le et je te crois, l’accent de la vérité ne trompe pas…
- — Je te dis quoi ?
- — Que tu t’intéresses à moi plus qu’à mon cul…
- — Je m’int… Je t’aime toi plus que ton cul…
- — Je n’ai pas bien entendu…
- — Je t’aime toi plus que ton cul…
- — Voilà… Ça ne t’a pas écorché la langue de le dire !
- — Non… L’accent de la vérité ne trompe pas, tu as dit…
- — C’est vrai… J’ai senti une pointe de sincérité dans ta voix, mon cher Edouardo… Et ça change tout… Eh bien je reste, du coup… Je viens même dormir chez toi… Puisqu’enfin tu t’intéresses à moi… On va voir ce que valent tes affirmations, hein… Je viens dormir chez toi et il ne se passera rien… Rien, nous sommes d’accord, mon Edouardo chéri ?
- — Je dormirai sur le palier si tu veux
*****
Ils n’ont pas beaucoup parlé, ni sur le chemin du retour ni chez Edouardo. Ils ont disposé de la salle de bain tour à tour et ont regagné chacun son lit. Bon prince, Edouardo lui a laissé sa chambre et s’est contenté du canapé dans le salon. Toutes lumières éteintes, ils se sont endormis…
Edouardo, après un moment d’hésitation, allume son portable. Tiens ! Malika est connectée aussi ! Putainnnnnn ! Comment va-t-il faire, maintenant, pour ne pas lui parler ! Au moins lui souhaiter bonne nuit…
- — Bonne nuit…
- — Bonne nuit, Edouardo…
- — Tu dors ?
- — Oui, Edouardo, à poings fermés…
- — Bonne nuit alors…
- — Re-bonne nuit…
- — Tu n’as besoin de rien ?
- — Non, merci, Edouardo, tu es gentil…
- — Tu n’as pas chaud ? C’est « Paris au mois d’août », hein…
- — Non, ça va… Je dors nue, à plat ventre et par-dessus la couette… En plus, il y a de temps en temps quelques rafales de vent… Pourvu qu’il ne m’emporte pas…
- — Tu veux que je ferme la fenêtre ?
- — Oh, ce n’est peut-être pas la peine… Je ne suis pas aussi légère tout de même !
- — Oui, oui, oui… On dit ça, mais… On ne sait jamais avec le vent… C’est tellement traître, une rafale de vent… Regarde, dans le Pacifique, l’autre jour, eh bien le vent a emporté TROIS femmes ! Je ne veux pas courir le risque de te perdre, moi… Je tiens énormément à toi, si tu savais… Alors je viens fermer cette satanée fenêtre…
- — Tu crois ! Ça ne souffle pas, là…
- — Oui, mais… Ah, tu as ton portable allumé aussi !
- — C’est avec ça que je te parle !
- — Ah oui, c’est vrai… Bon, je ferme la fenêtre, hein…
- — Mais je vais avoir chaud après…
- — Alors je reste ici, hein… Je te protège… Dors si tu veux, je veille sur toi…
- — Merci, mon Edouardo ! Tant de sollicitude… si désintéressé en plus ! Ça me laisse sans voix, je ne sais plus où mettre…
- — Mais nonnnnnn… Ne me remercie pas, ma Malika… Mama Lika… Ma Lika… Avec toi, je veux être comme l’avare qui garde son trésor… D’ailleurs, pour plus de sécurité, je vais m’allonger sur toi… De tout mon corps… Comme ça, le vent… Haha… Qu’il souffle… Je t’enveloppe sous moi de partout et te serre de partout…
- — Aie ! Mais t’as grossi !
- — Mais non, je fais du sport, tu sais bien… J’ai perdu quatre kilos au moins…
- — Idiot !
- — Idiot ! Pourquoi, idiot ? Je ne comp… Ah oui, oui, oui… J’ai grossi… Mais… Je plaide non coupable, Ma Lika… Ça serait plutôt toi la coupable… La responsable du moins, ça c’est sûr… C’est toi qui m’as mis dans cet état… Tu ne te rends peut-être pas tout à fait compte, mais tu es un torrent de désir… Je te le dis comme je le pense et comme je le sens, Malika. Tu es un appel à la volupté, un hymne à la sensualité…
- — Wawwwww ! T’es content de ta poire, on dirait… Vas-y, profite… Elle te sert même de matelas, ta poire… Tu veux que je te dise ! Je suis hyper contente d’être ton matelas… J’aime sentir le poids de ton corps sur le mien… J’aime que mon corps soit en de si bonnes mains… Vas-y, mon mec, mon homme… Assouvis ton désir de mon corps, il est à toi. Il t’appartient comme je t’appartiens… J’aime, putain, j’aime… J’aime te donner du plaisir… Quoique je t’en donne, tu m’en donnes davantage et plus…
- — Tu me combles… Malika… Je t’adore… Tu es un ouragan, une tornade… Je ne sais plus quoi dire… Je nage dans le plaisir… Je vais me noyer…
- — Tu vas me noyer avec toi… Mon Edouardo… Donne-toi entièrement à moi… Et prends-moi entièrement… Plus rien ne compte, place au plaisir…
- — Oh, comme tu dis ces choses-là… Même tes monts sont voluptueux, langoureux… Je t’adore ma Malika… Ma poire…
- — Hummmmm… Mon chéri ! Tu es adorable… J’aime être ta poire… Aussi poire que je sois pour toi, tu l’es davantage pour moi… De nous deux, tu es sans doute le plus poire…
- — Je m’en fous ! Je te remercie même d’avoir fait de moi ta poire dans ces conditions… Je suis comblé, heureux… Et je veux bien te servir de poire autant que tu le désires, tout le temps, même… Je ne sais pas en quoi je suis poire, mais j’aime…
- — Ahahhh ! Tu ne le sais pas ! Pas grave, moi je sais… Dès le début je savais que la nuit allait finir comme ça… Je t’ai manipulé en alternant chaud et froid pour que tu sois au paroxysme du désir avant de laisser fusionner nos corps… Je voulais que tu sois tendu, consommé d’envie et de désir, pour t’amener au maximum de tes capacités… La plénitude, tu vois… Pour notre bien à tous les deux… Pour le bien de nos corps…
- — Et c’est réussi ?
- — Ouiiiii… Tu es un bon amant et un bon mâle, avec les arguments du premier et les attributs du second… Moi aussi je suis comblée…
- — Malika… Ne t’inquiète pas si tu sens des larmes couler… C’est de bonheur…
- — Dors, mon bébé… Je n’ai plus de batterie…
- — Je dors comme ça ?
- — Oui… Je t’ai dit, j’aime être ton matelas… Si je ne te trouve pas complètement allongé sur moi quand je me réveille, je t’étranglerai de mes mains… Et arrête de pleurer, mon bébé, j’ai tes larmes dans mon cou… Et tu me fais pleurer avec toi aussi…
*****
Et c’est ainsi qu’ils ont passé leurs vacances, les plus belles de leur vie sans doute… Mais dès le quinze du mois, Edouardo a commencé à compter à rebours les jours et les nuits. Plus que quatorze jours, treize… Le matin il se réveille triste à l’idée qu’un jour nouveau est commencé et la nuit il s’endort heureux à l’idée qu’il va la passer dans ses bras. Une semaine avant la date fatidique fixée pour le retour de Malika à Montpellier, Edouardo est devenu franchement irritable. Il ne fait que répéter sans cesse : « je ne veux pas que tu partes, je ne veux pas que tu partes »…
Installés dans une brasserie proche de la place Contrescarpe, vers les dix heures du matin, ils savourent un petit déjeuner d’amoureux. Malgré tous ses efforts pour prendre sur lui et ne pas geindre, Edouardo est, ça se voit, bien triste, préoccupé… Malika s’agace…
- — Mais qu’est-ce que tu as, Edouardo ! Arrête maintenant… « On n’est pas bien là ! Décontractés du gland »… Oh lala ! C’est censé faire rire ça, pas énerver… C’est Depardieu qui dit ça à Dewaere dans « Les valseuses »… Ça ne te fait pas rire ! Mais t’es un monstre…
- — Je suis malheureux, voilà tout… Tu n’as pas la moindre idée du vide que tu vas laisser dans ma vie !
- — Oh, ça va comme ça, hein ! Ne boude pas, ça ne te va pas bien… T’es meilleur en mâle, mon mâle…
- — Mais je ne demande pas mieux que d’être mâle, bon sang ! Avec toi, ma femelle… Et dans une semaine tu ne seras plus là…
- — Tu tiens tant que ça à vivre avec moi !
- — Plus que ça encore !
- — Et comment entrevois-tu une solution ?
- — Ben, ne repars pas. Reste à Paris, avec moi… Même si tu ne travailles pas, ce n’est pas grave… Je travaillerai pour nous deux… Poussé par toi, j’accomplirai des miracles, tu ne manqueras de rien… Je vendrais un de mes yeux pour te satisfaire…
- — Viens, viens, j’ai envie de t’embrasser… « Tu me fends le cœur », là… Haha, ça te fait rire ça… Oh lala ! Je parle de rire et il pleure… Arrête ! Arrête, s’il te plaît… Tu vas finir par m’embobiner encore… C’est émouvant un mâle en larmes… Dangereux même…
- — Tu… Tu… Enfin, tu penses qu’il y a moyen que tu restes… ou que tu reviennes du moins ?
- — Non, mon chéri, je ne veux pas te donner de faux espoirs… Ma vie est là-bas, tu le sais bien…
- — Je sais… Je sais… Et je vais tout faire pour te pourrir ton retour… La veille de ton départ, après avoir fait l’amour, je me jetterai par la fenêtre…
- — Oh que c’est beau, putain ! Un homme qui se suicide pour vous ! Viens dans mes bras, mon ange… Mais quand même, évite de parler de ça, hein… « Ne chantez pas la mort, c’est un sujet morbide »… Tu connais ?
- — Oui… C’est de Caussimon…
- — De qui ? Je croyais que c’était de Ferré…
- — Les paroles sont de Jean-Roger Caussimon…
- — Oh mon Dieu ! Tu me tues là, Edouardo… Tu m’achèves… Un mâle cultivé, ça ne court pas les rues, de nos jours… C’est pour ça que je tiens tant à toi, mon amour… Je t’aime, voilà… C’est dit…
- — Tu m’aimes et tu me quittes… Tu m’abandonnes…
- — Oh, mon petit chien abandonné ! Si attaché à sa maîtresse… Hein, que t’es attaché à moi ?
- — Plus que tu n’as l’air de le croire…
- — Dans ce cas, il ne te reste plus qu’à venir avec moi, à Montpellier…
- — Mais… mais…
- — Mais quoi ! Tu me proposes bien, toi, de rester avec toi à Paris !
- — Mais Paris ce n’est pas Montpellier ! Qu’est-ce que tu veux que j’aille faire là-bas ! Je suis parisien, toute ma vie est ici…
- — Mais ! Tu disais que toute ta vie, c’est moi ! T’as changé d’avis !
- — Non, je n’ai pas changé d’avis… Toute ma vie, c’est toi… avec moi… à Paris…
- — Non, mon chéri… Non… Écoute-moi… Écoute-moi bien… Écoute jusqu’au bout ce que j’ai à te dire, après tu choisis entre ce que je te propose et ta condition de chien abandonné… D’accord ? Hein, mon amour ?
- — Je t’écoute…
- — Tu sais, à Montpellier, enfin, aux environs de Montpellier, à Vendargues, exactement, j’ai une maison… Une grande maison, au milieu d’un jardin spacieux…
- — Mais… Tu habites un appartement à Montpellier à ce que je sache !
- — Les deux sont à moi. À mon nom, j’ai les titres… Et ils sont bientôt payés tous les deux… Haha… Elle est bien dotée, ta poire… Avec moi, tu investis dans du solide, mon petit… D’ailleurs, l’appartement, je l’ai déjà loué… Un jour, il sera à mon fils… ou à ma fille… J’ai bon espoir avec tout ce que tu m’as mis… Je ne peux rien affirmer, mais il me semble que j’ai quelques sensations…
- — Je n’écoute plus ! C’est trop beau pour être vrai ce que tu dis…
- — Tu as raison, mon chéri, pas d’illusions, pas de virtuel… On en a assez avec le réel… Et le réel, c’est ma maison … Depuis six mois que je m’y suis installée, elle prend forme… Elle embellit… Comme moi… Si tu veux avoir une idée de ma maison, Edouardo, regarde mon visage… Elle s’y reflète… D’abord, elle est accueillante… Elle a quatre chambres à l’étage… Deux salles de bain… Un grand salon, une grande cuisine… Il y a même une pièce au rez-de-chaussée, je ne sais pas à quoi elle servait… Elle est plus grande à elle seule que tes deux pièces réunies… Eh bien, cette pièce, je n’ai jamais pu y rester longtemps ! Chaque fois que j’y entre, j’en ressors tout de suite… À peine je l’ouvre, je te vois dedans… Je te vois, mais je te vois, tu vois… Perdu au milieu de tes livres, de tes cendriers, de tes gribouillis… Je sais que tu aimes bien être seul… Alors, là, dans cette pièce, je ne te dérangerais pas… Je surveille quand même un peu, pour le ménage… Je te connais, tu es en très bons termes avec le foutoir…
- — Arrête, arrête… C’est presque cruel de me faire rêver ainsi…
- — Tais-toi et écoute… Un jour, j’étais assise dans le jardin, avec ma mère… Oh, je suis sûre que tu t’entendras très bien avec ma mère, Edouardo ! C’est une femme adorable, en tous points… Ce n’est pas, comme on dit, une mère juive… C’est pire, une mère arabe… Mais rassure-toi, elle ne viendra pas souvent… Pas de ton fait, du mien… J’ai mes raisons. Ma mère, moins je la vois, mieux je me porte. Elle arrive chez moi le soir, tu vois, le lendemain j’ai pris deux kilos… deuxième jour, trois kilos… Elle me fait un prix de gros, on dirait… Troisième jour, quatre kilos… et ainsi de suite… Tu comprends pourquoi je la ramène chez elle dès le premier jour… C’est pour rester belle et svelte pour mon Edouardo… Hein que tu me trouves belle et svelte ? Pendant quelque temps encore, au moins… Après… C’est sûr, je vais prendre quelques rondeurs… Tu m’aimeras toujours, hein, mon chéri ? Vas-y, fais-moi un compliment encore sur ma sveltesse… Pendant qu’il est temps…
- — Finis ton histoire d’abord… Tout ce que je peux te dire c’est que je voudrais que le temps s’arrête et que pour nous ça ne s’arrêtera jamais…
- — Mon Edourrrrrdoooo ! Oh, tu sais me faire fondre, toi ! Avec ça, avec cet accent sincère, franc, loyal, tu as de quoi faire de moi ta poire à vie… Ce n’est plus qu’un compliment, c’est une promesse. Et j’y crois… Ça ne s’arrêtera jamais entre nous, tu as dit… Rien que pour ça, tu mérites que je me mette à genoux devant toi. Mais bon, on est en public, hein… Je vais me contenter de t’embrasser… Viens… Viens que je t’embrasse…
- — Non…
- — Non !
- — Non, je vais sévir… Je recouvre mon rôle de mâle, dominant et sévère… Et je décrète, plus de bisous tant que tu ne finis pas ton histoire…
- — À vos ordres, monsieur mon mec… Vous êtes le sultan, je suis la vestale… Ou, si tu préfères, tu es le maître, je suis la servante… L’humble servante, qui obéit à mon maître… Et qui lui raconte des histoires de bonheur… Je suis TA Shahrazade. Et tu es MON Shahrayar… Écoute, écoute, mon roi…
- — Je ne t’écoute plus… Tu n’es qu’un escroc qui raconte de belles histoires et qui s’en va après… Chaque mot que tu prononces se grave dans ma chair au fer rouge… Je me demande si je t’aime ou je te déteste…
- — C’est pareil, mon amour… Du moment que c’est sincère, passionné, corps et âme…
- — Les deux te sont acquis… Continue, ma reine… Ma poire…
*****
- — Nous voilà donc assises, ma mère et moi, dans le jardin. Et voilà qu’un pigeon se met à picorer tout près de nous. Il n’y a pas grand-chose à picorer, en vérité. Ma mère s’est levée et a regagné la cuisine, d’où elle est revenue avec une poignée de graines de riz qu’elle a lancé à portée du pigeon. « C’est haram de ne pas donner à manger aux autres quand on peut », dit-elle, visiblement réjouie d’avoir accompli une bonne action. Le pigeon a tout picoré, même les graines qui sont les plus proches de nos pieds. Visiblement, il se sent en confiance. Nous n’avons rien d’autre à faire que le regarder, l’observer. « Tu sais, si tu lui donnes à manger comme ça, elle va revenir et elle va habiter chez toi… Et c’est très bien ! Une maison où habitent les pigeons, la baraka y habite aussi »… Ma mère m’a affirmé ça sur un ton frappé au sceau de la certitude. Du coup, je n’ai rien trouvé à redire. Mais ce qui m’a le plus intriguée, c’est pourquoi maman a parlé du pigeon au féminin ! Comment sait-elle que c’est une femelle ? « Ehhhh… Je le sais parce que je le sais… La femme, elle a… les choses, là… plus larges… C’est par là que sortent les œufs… Le monsieur, lui, il est plus mince ». C’est aussi simple ! La différence est dans le bassin, plus large chez les femelles… Le lendemain, ma mère a emprunté une échelle chez les voisins et elle est montée sur le toit pour y fixer une caisse en bois pour le pigeon. « Tu vas voir, elle va te ramener un monsieur bientôt… C’est obligé, elle ne peut pas rester seule… Sinon, comment elle fait pour… pour ce que tu sais »… Maman a dit ça en rougissant… Sans doute, ai-je rougi aussi… Il m’a semblé qu’elle a parlé du pigeon et de moi en même temps… Je me suis sentie pigeonne…
- — Respect pour ta mère, ma pigeonne… Hummm… Ma pigeonne ! C’est aussi bon que ma poire, ça…
- — Oh ouiiiii, mon Edouardo ! J’aime être ta poire ! Pour la soif… Et ta pigeonne ! Pour voler sous tes ailes… Nous envoyer en l’air, quoi ! Comme ma pigeonne… Figure-toi que ce qu’a prévu ma mère s’est réalisé… Tu as bien suivi ça d’ailleurs, à travers les photos que j’ai mises sur ma page Facebook… J’ai même minutieusement relevé tes maigres notations et commentaires… Mais là, privilège de mon maître bien-aimé, je lui expose tous les détails que n’ont pas eus les autres… Donc, cette pigeonne s’est attachée à moi de plus en plus, au point que j’ai fini par m’attacher à elle, moi aussi. Je lui donne à manger, elle rode autour de moi, me mange même dans la main souvent… Bref, nous sommes devenues copines… C’est peut-être la petite sœur que je n’ai jamais eue, au point que, imagine-toi, je l’appelle et elle vient ! Oui, je lui ai donné un nom. Je l’ai appelée Colombine… Je sais, mon Edouardo, je sais, ce n’est pas bien original comme nom pour une pigeonne, mais j’aime bien, moi, Colombine… Peut-être que si j’aurai une fille je l’appellerais comme ça… Mais bon, ça se décide à deux, ces choses-là… Tu peux même décider tout seul, si tu veux… Si, de ta propre initiative, de ton choix personnel, tu décides d’appeler notre fille Colombine, eh bien, je m’inclinerai et tu resteras toujours mon roi…
- — Rrrrrreuh… Rrrrrrrreuh…
- — C’est quoi, ça ?
- — Je roucoule… Je répète mon rôle de pigeon…
- — Attends, attends, ce n’est pas fini ! Tu vas voir la belle vie de pigeon que je te promets ! Parce que, tu sais, Colombine, cette effrontée, eh bien elle est revenue un jour avec un mâle ! Elle a trouvé un monsieur, comme dit ma mère… Et elle me néglige désormais, moi qui l’ai nourrie, caressée, choyée… Comme quoi, tu vois, l’ingratitude n’est pas que chez les humains, hein ! Enfin, je dis ingratitude… C’est… Pour être honnête, je dis ça plus par dépit que par objectivité… Et aussi… Oh, j’ai honte de te l’avouer, Edouardo ! C’est… C’est par jalousie aussi… Tant pis si tu me juges mal… Je préfère que mon homme me juge mal plutôt que lui cacher quoi que ce soit, d’aussi honteux que ce soit… Je te dis tout et je te dirai tout… Sans même demander la réciprocité que je suis en droit d’exiger ! Eh, je suis entière, moi, que veux-tu ! Jamais je n’irai fouiller dans les affaires de mon mari pour trouver je ne sais quel secret ou indice… Même si, par respect pour moi, il laisse son téléphone sans mot de passe, eh bien, tu peux me croire, je ne regarderai jamais dedans, foi de Malika ! Même si la jalousie me mine, comme c’est le cas avec Colombine. Je le reconnais sans fard, j’étais jalouse d’elle. Mais j’avais de quoi, il faut dire. Parce qu’il fallait les voir, elle et son mec, tous les jours, à s’adonner aux baisers, aux roucoulades, aux bécotages… Ohhhhh ! Et ces accouplements ! C’est simple, ça n’en finit pas ! Colombine, il lui suffit de se mettre sur le ventre pour que son monsieur saute. Quand il descend, il la laisse toute tremblante… Et chaque fois qu’elle en veut, elle se recouche sur le ventre… Je… Je l’enviais… Et la nuit, je dors seule… J’ai beau me coucher à plat ventre comme Colombine… Rien… Je n’ai senti aucun corps peser sur le mien, me couvrir de partout et m’envelopper de partout… Je me sentais de plus en plus… Tant pis, je vais le dire, je ne te cache rien, comme promis… Je me sentais… Frustrée, voilà… La nuit, je dors mal… Sans autre secours que celui de mes pensées, de mes délires, de mes fantasmes… De mes tourments, quoi… Même Colombine a remarqué mon état ! Un jour elle est venue à moi toute seule… Madame a mangé dans ma main, puis, comme si elle avait fait ça toute sa vie, elle s’est posée sur mon épaule. Je me suis retournée tout doucement, pour ne pas l’effrayer. Oh, Edouardo ! Si tu savais ! Si tu savais combien elle m’a impressionnée ! Et combien je l’ai trouvée belle ! Elle s’est mise à me dévisager avec sa tête légèrement penchée… Son visage exprime toute sa sérénité et elle paraît comblée, repue même… Et ces yeux ! Et ce regard ! Elle m’a ensorcelée. On dirait qu’elle va parler ! En fait, c’est moi qui ai parlé la première… Je lui ai dit : « Comment t’as fait pour trouver un mec » ? Évidemment j’ai dit ça comme ça, sans faire attention… Je me demande même si j’ai parlé à haute voix… Et là, Edouardo, je te jure, c’est la simple vérité, elle m’a répondu. Tu sais ce qu’elle m’a dit… Oh non, attends…Il n’est pas loin de midi, là… Viens, mon roi, rentrons… Je vous conterai la suite à la maison, Sire, en espérant que vos mains royales daignent peloter les fesses de sa servante de pigeonne…
- — Je vais te mettre une fessée dès qu’on arrive…
- — Ah ! Attends, je note… N’oublie pas que je suis ta secrétaire aussi… Alors… Une fessée pour cette salope de Malika à la maison… Autre chose, Sire ?
- — Oui… Ajoute, sitôt arrivés…
- — Si-tôt ar-rivés… De toute façon, si vous oubliez, Sire, je vous le rappellerai… C’est même à ça que sert une secrétaire dévouée… En attendant, maître-pigeon, votre humble secrétaire de pigeonne vous dit à plus tard, dans notre nid d’amour…
*****
Nous avons laissé Malika la femme et Colombine la pigeonne dans le jardin. Sans s’en rendre compte, Malika a posé une question à Colombine : « Comment t’as fait pour trouver un mec ? »… Qu’elle l’ait posée réellement ou qu’elle l’ait simplement imaginée, peu importe. En revanche, ce qui est sûr, c’est que Colombine a répondu…
- — Tu sais bien comment j’ai fait ! J’ai été le chercher, mon mâle, moi… Ah, c’est bien simple, je ne peux pas vivre sans… Sans mâle, mon Dieu ! Je n’ose même pas y penser… Alors plutôt que regarder la vie passer, je me suis trouvé un mâle vite fait…
- — Et tu es heureuse ?
- — Pardi ! Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un de malheureux, en manque ?
- — Non, mais comment qu’elle me parle elle ! Sous-entendu, je suis malheureuse et en manque, c’est ça ? Après tout le riz que je t’ai donné, tu me sors ça ! Ce n’est pas la gratitude qui va t’étouffer, toi…
- — Ma pauvre ! Tu en deviens irritable ! Crois-moi, fais comme moi, va te trouver un mâle…
- — Mais je vais le trouver où ?
- — Ce ne sont pas les mâles qui manquent, c’est toi qui cherches un mâle qui n’existe pas… Pourquoi tu t’es séparée des mâles que tu as eus avant ?
- — Mais parce que… Ce n’est jamais ça, quoi ! On finit toujours pas se disputer… Et puis…
- — Ne cherche pas, ne cherche pas, tu vas dire n’importe quoi… Écoute-moi plutôt, je vais te donner un conseil d’ami et de pigeonne reconnaissante. Ne cherche pas la perfection. Si la perfection existe, on ne court pas incessamment derrière sans jamais l’atteindre. Alors, prends un mâle, quel qu’il soit, et c’est dans tes yeux qu’il trouvera sa voie, c’est toi qui la lui traceras, qui lui en fixeras les contours. C’est facile à vivre, un homme. Si tu réussis à lui faire sentir qu’il est maître, il deviendra esclave, aussi souple qu’un gant entre tes mains… Admire-le quand il réussit et console-le quand il tombe, il finira par tutoyer, à défaut de la perfection, du moins l’excellence…
- — Qu’est-ce que tu parles bien, pour une pigeonne ! Mais tu ne me dis où je vais le trouver ! Ni comment…
- — Retourne sur ton passé, Malka. Reviens sur tes pas avant de chercher dans l’inconnu. De tous tes ex, il n’y en pas un avec qui tu aimerais ?
- — Nonnnn… Je ne vois pas…
- — Malika, tu romps le charme en mentant… Tu oublies que ma tête contient un magnétisme qui sépare le grain de l’ivraie ! Alors, de la droiture, s’il te plaît… La droiture est le plus court chemin vers le bonheur… D’ailleurs, ce n’est pas à moi que tu es en train de mentir, n’est-ce pas ? Tss, tss, tss… Ce n’est pas comme ça que tu vas t’en sortir, ma petite Malika. Ne perds plus de temps, tu es en train de te dessécher sans sève masculine… Alors, dis-moi, est-ce qu’il y a quelqu’un de tes ex qui…
- — Oui…
- — C’est le même auquel je pense ?
- — Oui…
- — Et pourquoi tu n’irais pas le chercher !
- — Parce que c’est un salaud !
- — Ah ! Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
- — Il m’a fait qu’il m’a trompée…
- — Oh ! Oh ! Écoute, ma petite Malika, je n’ai vraiment pas le temps d’instruire cette affaire, là… Il faut que je rentre en plus, mon mâle doit me chercher… Je sens ma croupe frémir… Moi, l’appel du mâle, c’est sacré… Je ne me laisse pas dessécher… Donc, tout ce que je peux te dire, c’est que dans un couple, quand il y a tromperie, les torts ne sont jamais d’un seul côté… J’ose espérer que, depuis cette séparation, tu as eu le temps de méditer sur le pourquoi du comment de ton cocufiage…
- — Oui…
- — Et qu’as-tu découvert ?
- — Que j’étais conne…
- — N’en dis pas plus, ma petite Malika… Tu es sur la bonne voie… Va le chercher…
- — Mais s’il refuse de venir vivre avec nous ?
- — Malikaaaa ! Tu oublies que « ce que femme veut, Dieu veut » ! Il y a même un proverbe espagnol qui affirme que « un seul cheveu d’une femme est plus solide que cent chaînes »… Alors, fais-lui un beau duvet avec ta belle chevelure et il s’y constituera captif par sa propre volonté… Il se réveillera ici sans s’en rendre compte ! Si tu joues bien la partie, en deux semaines, il lui semblera qu’il est né ici et qu’il mourra ici… Tu vas voir combien il sera facile à convaincre ! Fais-lui miroiter des choses, donne-lui matière à rêver, raconte-lui des histoires, plus belles les unes que les autres… Invente-lui des phrases pompeuses, avec des mots pompeux… Ils aiment, ça, les hommes… Leur intellect s’en trouve flatté… Noie-le dans de belles paroles, de belles images… Tiens, je te donne un exemple qui pourra te servir de modèle autour duquel tu pourras broder à l’infini… Tu le regardes dans les yeux, tu lui prends les mains, tu les lui embrasses… Et tu lui dis : « Je veux me sentir digne de t’appartenir et te sentir digne que je t’appartienne »… Crois-moi, c’est le genre de phrase à laquelle il réfléchira toute sa vie, surtout si tu l’accompagnes d’un regard de garce amoureuse… Alors, fais travailler ton imagination pour le séduire. Et dis-toi bien que les hommes ne sont que des enfants qui ont grandi… Ils ont un faible pour le fantastique… Tiens, je te parie que si tu joues auprès de lui le rôle de Shahrazade, il se prendra de lui-même pour Sahhrayar… Essaye et tu verras… Si ça ne marche pas, ne me donne plus aucun grain de riz… Si ça marche en revanche, tu m’augmenteras un peu la ration… C’est que j’attends des petits moi, tu comprends… Bon, je te laisse… Je t’ai tracé la voie à suivre, fonce… Je suis si certaine du succès que je te conseille de réserver une place à la crèche d’ores et déjà… Il vaut mieux se désister après que s’entendre dire il n’y a plus de place… D’accord, ma petite Malika ? Et n’oublie pas, toujours donner la première, ça finira par te revenir tôt ou tard… C’est une loi de la nature, ma chère, incontournable et immuable… Conclusion, qui sème récolte et qui s’aiment récoltent… Tu ne trouves pas ça beau ! À mon avis, ça mérite même de servir de point final à cette histoire. À moins que tu n’aies autre chose à ajouter ?
*****
Non, je n’ai plus grand-chose à ajouter à ce qu’a dit Colombine, à part ces quelques petites nouvelles que je vous livre. Nous sommes au mois de décembre et je suis à mon sixième mois de grossesse. J’attends… Héhé… Une fille ou un garçon à votre avis ? Je ne vous le dirai pas ! Et pour cause, je ne le sais pas moi-même ! Maître Edouardo s’est montré inflexible, on ne saura pas le sexe du bébé avant la naissance. Comme ça, a-t-il, argué, tant qu’il n’a pas encore vu le jour, on le traite avec équité, quel que soit son sexe. Je n’en suis pas convaincue, mais j’ai accepté. Ça fait plaisir à mon Edouardo et c’est ce qui compte…
Il est dehors en ce moment, à chercher des bûches. Moi, je suis confinée dans la maison aussitôt la nuit tombée…
- — Vous pensez que ce n’est pas bon pour le bébé, Sire ?
- — Oh, lui, il ne risque pas grand-chose là où il est. Mon souci premier, voyez-vous, ma reine, est la santé de ma femme. Non seulement je ne veux pas qu’elle prenne froid, mais il est même hors de question qu’elle prenne le moindre risque de prendre froid. Vu ! Et n’allez pas imaginer que je fais ça par je ne sais quel dévouement ou altruisme ! Non, l’honnêteté m’oblige à reconnaître que je le fais par pur et simple égoïsme…
- — Quel égoïsme ! Je me sens enveloppée dans un nid de sollicitude, d’abnégation et de sacrifice ! Ou alors les mots n’ont plus de sens…
- — Ohhh ! Malika ! Tu te laisses tromper par les apparences à ce point ! Tu ne vas pas te laisser embobiner par mes boniments quand même ! Viens, viens dans mes bras que je t’explique… Oh, le bon Dieu m’a donné une femme idiote, moi, à qui il fait tout expliquer… Bon, ouvre ta petite tête et écoute… Imagine, hein, simple supposition… Imagine, tu sors, tu prends froid. Qu’est-ce qui va se passer après, hein ? Y as-tu simplement pensé, ma chère tête-en-l’air d’épouse ? Il va se passer que tu vas t’enrhumer. Et qui dit rhume, dit toux… Et avec chaque toux qui te traverse la gorge, tu me briseras le cœur… Alors, imagine ce que ça sera avec une quinte de toux, hein ! Eh bien, c’en sera fait du pauvre Edouardo Duarte… Alors, future mère de ma future progéniture, aie pitié de mon cœur… Ne sors pas… D’ailleurs, une reine qu’a-t-elle besoin de sortir ! Qu’elle se contente d’ordonner, elle sera obéie. Demandez-moi des œufs de chameau et j’irai les chercher moi-même dans les déserts d’Arabie et d’Australie réunies…
Et voilà comment il a fait de moi sa prisonnière… La plus heureuse des prisonnières, je dois dire. Il fait bon chez nous. J’ai préparé la place de mon Edouardo, sur le fauteuil, avec son café, ses lunettes, son livre… Ah oui, il est en train de me lire Anna Karénine ces jours-ci, à haute voix… Il faut que notre enfant baigne déjà dans la littérature russe, d’après lui… Il faut dire que c’est un roman prenant, Anna Karénine… Et lu par mon mari, chaque mot prend son sens… Je l’écoute, assise à ses pieds, la tête sur ses genoux… Lecture… Baisers… Caresses…
- — Ah t’es là ! Je ne t’ai pas entendu entrer ! Tu lisais par-dessus mon épaule ?
- — Oui, j’ai tout lu… Le triptyque final n’est pas mal…
- — Tu veux que j’y ajoute quelque chose d’autre ?
- — Oui, ajoute : voilà ce que j’ai fait de ma poire…
- — Ohhhhh ! Ça ne peut mieux tomber, mon mâle de poire… Viens, installe-toi… Hummm… J’ai soif… DE JUS DE POIRE…
FIN
ACHOUR