n° 19054 | Fiche technique | 24153 caractères | 24153Temps de lecture estimé : 15 mn | 27/06/19 corrigé 06/06/21 |
Résumé: La relation compliquée entre la mère d'une criminelle et celle de la victime. | ||||
Critères: f ff jeunes amour hféminisé travesti trans cunnilingu fgode mélo -policier | ||||
Auteur : calpurnia Envoi mini-message |
Pourquoi suis-je allée traîner près de la cour royale de justice, en ce vendredi gris de janvier ? Le jugement en appel ne doit commencer que lundi, et déjà règne l’atmosphère électrique des grands procès. Devant les pubs, les tabloïds annoncent la couleur : celle que l’on appelle la mante religieuse comparaîtra de nouveau, deux ans après avoir fait appel. Elle n’a rien à perdre : condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité réelle – ce que les juges et les lois d’Angleterre et des Pays de Galles appellent whole life tariff – elle n’a d’autre perspective pour revoir un jour, même hypothétique et lointain, la liberté, que d’obtenir des juges une peine plus clémente.
La façade est imposante. Les fantômes de mes nuits réapparaissent et se superposent au bâtiment. Je frissonne. C’est mon fils Raphaël qui a été assassiné il y a quatre ans, par une jeune fille de son âge prénommée Salomé. Le premier procès a été catastrophique pour celle-ci. Sa défense, hésitante et maladroite au possible, a été taillée en pièces par l’accusation. Sa mère Mary, avocate de métier, mais dans le domaine des affaires, avait voulu s’occuper elle-même de sa fille : un mauvais choix, pour le moins. De plus, la ressemblance entre la maman et l’accusée a certainement troublé les jurés.
Je reprends ma marche, pour que mon souffle m’aide à tenir. Plus que quelques jours et ce sera terminé. Salomé – étrange prénom pour une jeune Anglaise, avec le e accent aigu qui ne se trouve pas sur les claviers britanniques – croupira jusqu’à sa mort dans les geôles de Sa Majesté. Tant pis pour elle. J’imagine un instant ce que doit être son quotidien : aucune possibilité de libération ! En France d’où je viens et où Raphaël est né un jour de neige, cette peine n’existe pas : quels que soient les faits commis, la durée incompressible maximum s’élève à trente ans. Je sens la haine contre cette fille me submerger. Oui, vraiment : les journaux ont raison de la surnommer la mante religieuse, le monstre femelle de Barkingside.
Une femme s’avance vers moi. Lorsqu’elle approche, je la reconnais : Mary. Il me semble que la beauté de son visage tranche avec la noirceur du personnage. Au cours du procès en première instance, elle a tenté de séduire certains membres du jury et deux d’entre eux ont reconnu avoir cédé à la tentation, ce qui leur a valu d’être récusés, la honte au front – le couple de l’un d’eux n’y a pas survécu. Cet essai hasardeux de manipulation a été complètement contre-productif. Que me veut-elle ?
Au début, nous ne nous disons rien. Nous nous regardons, face à face. Que faire, la gifler en pleine rue ? Hausser les épaules et passer mon chemin, mépriser l’ennemie ? Nous nous reverrons toute la semaine prochaine, et sans doute aussi la suivante, jusqu’au verdict qui, je l’espère, confirmera le précédent. Whole life tariff. J’en frémis d’avance, sans savoir si c’est de joie sombre ou de tristesse. Le calvaire de Raphaël sera à nouveau évoqué avec tous détails sordides qui ont provoqué dans la salle cris, malaises, et interruptions de l’audience. Préméditation. Acte de barbarie : émasculation. Viol – oui, d’une fille sur un garçon -, au moyen d’un godemiché qui se porte sur la ceinture. Assassinat à l’arme blanche : un scalpel. Dépècement du cadavre. Répartition dans des sacs ; direction : le fond de la Tamise.
Aucun détail sordide ne nous aura été épargné. Aidé de la téléphonie, de la vidéosurveillance et de quelques précieux témoignages de passants vigilants, comme le peuple anglais sait en produire, Scotland Yard n’a guère éprouvé de difficultés pour établir la vérité. Seul manquait le mobile. Pourquoi tout ce sang ? Le jury n’a retenu que la seule perversité sexuelle de l’accusée, dont les nombreux mensonges au cours de ses interrogatoires n’ont servi à rien, sinon à renforcer la conviction des jurés. Ceux-ci se contentent d’établir la culpabilité, mais ils ne décident pas de la peine. Aucune confiance ne sera jamais possible envers cette personne hautement perverse. La victime était mineure – à un jour près ! Nous avions prévu de fêter ses dix-huit ans le lendemain. La voix de Mary m’extirpe de mes sombres pensées.
Son aplomb me déstabilise. La beauté de son visage me glace. Cette face est douceur même. Illusion d’une sorcière du verbe ? Dans ce cas, pourquoi ne pas l’affronter en écoutant ce qu’elle veut me dire ?
Le pub où elle m’invite à m’installer est plutôt luxueux, fauteuils cossus de velours rouge, dorures au plafond. Tout me rappelle que cette femme est riche, et que je suis une simple employée de banque de cinquante ans.
Elle me tend une feuille couverte d’une écriture serrée à l’encre noire, sans marge pour économiser le papier.
Maman chérie,
La prison pour femmes de Holloway me semble le pire endroit que les humains n’aient jamais inventé. Whole life tariff ! Est-ce vivre ou bien déjà être enterrée que de demeurer ici ? J’entends au loin les trains passer, les voitures sur le boulevard, les voix des passants, le soir, quand ils vont au cinéma, toute une agitation du monde des vrais vivants, de ceux qui ne sont pas enfermés dans des cages grandes ou petites. Oh, pourquoi ne m’ont-ils pas déjà pendue, comme cela se faisait avant ! Ici, à Holloway, plane le fantôme de Ruth Ellis, condamnée à mort et exécutée dans cette cour le 13 juillet 1955, pour le meurtre de son amant – comme moi ! Lorsque parfois je parviens à dormir – rarement ! — j’ai l’impression qu’elle me parle dans mon sommeil, ses cheveux peroxydés se mêlent aux miens sur l’oreiller, et les mots qu’elle chuchote à mon oreille me glacent le sang, mais sont en même temps comme des caresses sur mon corps étendu.
Ne pourrais-je jamais plus regarder le ciel qu’à travers les barreaux de ma cellule, ou les câbles anti-hélicoptères qui balafrent la cour de la promenade quotidienne ? Cueillir une fleur dans un pré, entrer dans un pub pour boire une bière, rendre une visite surprise à une amie, passer Noël en famille ? Et pourtant, non, je ne suis pas maltraitée, ni par les gardiennes ni par mes codétenues. Parfois, j’entends des cris qui viennent de l’aile psychiatrique. La prison est vétuste et les murs ruissellent d’humidité, mais on s’habitue à l’inconfort. Le pire, c’est que les autres me traitent comme une pestiférée. Celles qui sortiront un jour proche ou lointain m’évitent. Elles ne m’adressent pas la parole, parce que je suis celle qui ne reverra jamais le soleil. Parce que j’ai tué Raphaël – oui, c’est vrai, mais je n’ai pas voulu cela, et il était d’accord avec tout ce que je lui ai fait, même si personne ne veut me croire ! Pauvre Raphaël, il était si beau lorsqu’il m’attendait nu sur le lit, il avait confiance en moi et nous sommes devenus fous, tous les deux.
Aide-moi à sortir d’ici ! Ta Salomé qui t’aime.
Je ne sais quoi répondre. La haïr ne me rendra pas mon fils, et je sais très bien que cela ne fera qu’accroître mes souffrances. Tranquillement, elle pose sa main sur la mienne et en caresse le dos. Encore une manigance de sa part ? Me séduire pour amadouer la partie civile que je suis ? Sa beauté me fascine. Elle doit avoir dix ans de moins que moi.
Le lendemain, je la retrouve avec son élégance habituelle. Je me demande ce que je viens chercher avec une créature pareille. Peut-être le défi d’affronter sa beauté ; j’avoue avoir ressenti un picotement au ventre quand elle a posé sa main sur la mienne, hier. Nous sommes assises à la même table que la veille, devant les mêmes bières dont les verres irisent la lumière des spots.
Ensuite, nous sommes allées dans la chambre de Raphaël. Je ne sais pas comment elle a réussi à m’y convaincre. À défaut d’écouter ta tête et ton cœur, et même si tu me détestes, écoute au moins tes tripes, puisque tu me désires, m’a-t-elle dit en chemin, alors que nous étions assises l’un face à l’autre, dans le métro. Là où, depuis quatre ans, je n’entrais plus que pour épousseter les meubles et passer l’aspirateur, chaque semaine, où rien n’a bougé, pas même le livre ouvert sur ta table de nuit, toujours à la même page : des poèmes de Renée Vivien, car il lisait souvent en français. Sur son bureau, son cadeau d’anniversaire encore empaqueté : un collier en argent massif, car il raffolait des bijoux qu’il avait prévu de revêtir afin de poser nu devant une photographe professionnelle qui cherchait des éphèbes comme modèles.
Comme toujours, la porte est fermée à clé, même si je vis seule dans cet appartement trop grand pour moi. J’entre sans bruit comme une vestale dans son temple : pour y entretenir le feu sacré du souvenir. Pour la première fois depuis la tragédie, je me trouve ici sans être seule. Heureusement, oserais-je penser, ce n’est pas le lieu du crime, autrement la police ne m’aurait même pas laissé entrer dans ce sanctuaire ! Pour leur étreinte fatale, les amants ont loué une chambre d’hôtel – la chambre de l’horreur, selon la presse.
Je me suis assise sur le lit. Elle me demande de me déshabiller. Je lui dis que je n’ai jamais fait l’amour avec une autre femme. Puis, nous ne nous disons plus rien. Nous nous mettons mutuellement à nues. Par la fenêtre, un soleil pâle caresse sa peau de neige parsemée de centaines de minuscules grains de beauté. Allongée sur le lit, elle a des parfums de fruits séchés et de jolis petits seins en forme de poire. J’y porte ma bouche comme on porte ses lèvres à un vase hiératique : avec précautions. Elle frémit au contact électrique de ma langue sur son téton dressé que je mordille avec douceur.
Pendant ce temps, elle se caresse elle-même entre ses cuisses, ce qui la conduit à l’orgasme. Il me semble que mon fils nous regarde depuis l’au-delà, et qu’il approuve ce que nous faisons ensemble. Une fois, il m’a dit, sur le ton un peu précieux dont il était coutumier, qu’il aimerait bien me voir étreindre une autre femme comme Sappho le faisait sur son île ensoleillée. J’ai éclaté de rire devant l’innocence tranquille du bonhomme. Nous avons toujours été complices, tous les deux, et il ne craignait pas de me confier ses peines de cœur, ce qui est rare pour un garçon, aux dires de mes amies.
Nous regardons la tapisserie aux couleurs pastel, les poupées alignées sur l’étagère, le maquillage, les revues féminines. Mary sait autant que moi ce qu’heureusement, les journalistes ont toujours ignoré : Raphaël aurait voulu être Raphaëlle. À la maison, parfois, il portait des vêtements féminins. Avec violence, il rejetait de lui sa part masculine, toute sa virilité, et se définissait comme un garçon lesbien auquel une malédiction de la nature refusait le vagin. À l’extérieur, notamment au lycée, pour éviter les moqueries, il se transformait à nouveau et redevenait le mâle fragile qu’il haïssait en lui, jeans et t-shirt blanc ou bleu, en tenue passe-partout.
Certaines lycéennes étaient attirées par son style androgyne, sa manière d’être ambiguë, ce qui lui valait de nombreuses conquêtes. Il ne craignait pas de me présenter des femmes mûres aussi, et même, quelquefois, des enseignantes de son établissement, des dames mariées qui versaient secrètement dans l’adultère avec leur élève, dans cette chambre. Ses camarades étaient jaloux et le rejetaient. Ils le croyaient pédéraste et raillaient son côté efféminé. Mais homosexuel, il l’était en définitive, d’une manière différente, lorsqu’il s’habillait en fille pour séduire d’autres filles. Il était très sensible, pleurait souvent et a été un adolescent solitaire.
Je sais qu’au-dessus de l’armoire se trouve dissimulé le godemiché qu’il demandait à ses partenaires de porter à la ceinture. À force de pratiquer le chevillage, son anus restait dilaté et cela résultait d’une pratique régulière, selon le légiste. Avec Salomé comme avec bien d’autres personnes. J’entendais des bruits évocateurs dans cette chambre. Parfois, dans mes rêves, il me semble les entendre encore. S’accoupler de cette manière le rendait heureux.
J’ai découvert cet objet en faisant le ménage, du temps où il était encore en vie. Cela m’a troublée. Ce jour-là, alors qu’il était au lycée, je l’ai revêtu sur moi, par-dessus mon pantalon. Puis – je ne sais pas ce qui m’a pris, sans doute une pulsion soudaine – je me suis branlée comme un homme, avec une seule main, dans les parfums des sous-vêtements sales de mon fils. La jouissance a été incroyable, de sorte que je ne l’ai pas entendu rentrer. Il m’a surprise en pleine action. J’avais tellement honte que j’aurais voulu que la terre m’avale sous mes pieds. Sans rien dire, il m’a prise dans ses bras, tendrement. Je crois qu’il aurait voulu pratiquer l’inceste avec moi. J’ai eu peur de ce que je ressentais, et je me suis enfuie dans ma chambre. Nous n’avons plus jamais parlé de cet incident. C’était un mois avant sa mort.
Je me lève pour aller chercher le gode-ceinture que je montre à Mary. Elle me demande de le revêtir sur moi et de la pénétrer, sans autres préliminaires. Elle se couche sur le dos, sur le lit, les cuisses relevées. Je la prends dans la position de l’enclume, ma main posée sur sa gorge, comme pour l’étrangler, mais sans serrer, et lui demande :
Cherche-t-elle à me mettre au défi ? Elle pose une main sur la mienne, comme pour m’encourager à l’étrangler, et caresse son clitoris de l’autre. Serait-elle une adepte de la pendaison érotique et autres jeux dangereux avec la respiration ? Les minutes passent sans que nous changions de position. Je la sens monter jusqu’au ciel, frémissante, le regard brillant, toujours aussi belle et distinguée jusque dans la lubricité.
Elle se cambre soudain et hurle sous l’effet de l’orgasme. Puis elle se relâche, épuisée. Nous regardons les yeux dans les yeux. Elle transpire beaucoup et sa sueur ruisselle sur le lit. J’ai soudain l’impression que Raphaël nous regarde. Une présence bienveillante. C’est sa chambre, après tout, dans laquelle il nous invite pour une activité câline entre mamans.
Je m’allonge à mon tour, lui offre mon sexe déjà imbibé des sucs du désir. Instinctivement, j’attrape une peluche qui attendait, immobile sur le plaid, depuis quatre ans. Un lapin dont le rembourrage a déjà perdu la moitié de son kapok. Je me laisse envahir par les odeurs de Raphaël, comme lorsque je l’allaitais. Me permets-tu, mon chéri, que j’emprunte ton doudou ? J’en ai plus besoin que toi, car là où tu te trouves, tu ne souffres plus.
Experte de la minette, Mary me dévore la petite colline sensible à petits coups de langue bien ajustés. Quatre ans que je n’ai pas joui. J’ai renoncé au plaisir solitaire. Et voilà qu’entre dans ma vie la dernière personne que j’aurais imaginé tenir ce rôle ! Vais-je crier sous la volupté ou bien pleurer de rage à cause des fragrances de ce lapin qui semble surgi de la tombe ? Les deux à la fois ! Lorsque je reprends mon souffle, nous restons longtemps enlacées sur le lit, sans rien dire. Il me faut rompre le silence.
Une fois seule dans la chambre, j’aère afin de dissiper nos odeurs de femmes. Mary a mal refermé la porte d’entrée, ce qui provoque un courant d’air. Le vent tourne les pages du livre de poésie, pour la première fois depuis quatre ans. Je cueille un vers au hasard.
La douceur et l’effroi de ton premier baiser.
Une enveloppe émerge soudain d’entre les mots de la poétesse. Elle est cachetée et porte simplement le nom Maman. Je l’ouvre. C’est une lettre qui porte l’écriture de Raphaël et qui s’adresse à moi en français.
Londres, le 15 janvier 2012,
Chère Maman,
À toi qui m’as toujours entouré de ta tendresse, et qui es la seule à savoir à quel point j’ai toujours désiré être une fille, je ne crains plus de dire que je vais enfin passer à l’action, la veille de mes dix-huit ans. Nous n’avons pas l’argent pour payer un chirurgien afin qu’il change mon sexe. Mais je connais une amie, Salomé, qui ne craint pas de manier elle-même le scalpel pour réaliser mon rêve. C’est dangereux, certes. Elle n’est pas médecin, même pas étudiante en médecine. Cependant, j’ai confiance en elle. Nous sommes unis par un amour qui permet que je n’aie pas peur, et elle non plus. Elle aussi m’aime et saura faire, j’en ai l’intuition. Ses mains ne trembleront pas. Faute d’anesthésie, il faudra qu’elle m’attache. Nous allons procéder cet après-midi, dans une chambre d’hôtel que j’ai réservée dans un coin isolé. Ce sera notre folie.
Si elle venait à échouer, si je mourais, ne lui en veux pas. Les apparences seront contre elle, mais toute la faute me revient. Cette demande vient de moi. Je n’en peux plus de ce sexe d’homme qui me fait horreur. Et quoi qu’il advienne, pour mes dix-huit ans, je serai enfin une fille et ce sera le plus beau cadeau que je puisse imaginer, ou bien je ne serai plus. Et quoi qu’il arrive, sache que je t’aime et que je suis désolé de te causer tant de tracas à cause d’un esprit qui ne veut pas correspondre avec ce corps maudit.
Ta Raphaëlle.
Je crois que Salomé reverra la liberté un peu plus tôt que prévu.