n° 19085 | Fiche technique | 17868 caractères | 17868 3039 Temps de lecture estimé : 13 mn |
15/07/19 |
Résumé: Un homme ; deux jeunes gens ; un appareil photo. Et puis il y a cette idée folle pour cet homme de leur raconter, bien des années plus tard, ce moment si particulier. Mais vouloir n'est pas toujours pouvoir... | ||||
Critères: #épistolaire #nonérotique #initiation jeunes copains amour | ||||
Auteur : Couple.libertinage Envoi mini-message |
Je me tenais debout devant la fenêtre de la cuisine. Dehors, le ciel était gris et les feuilles des arbres commençaient à tomber. Au loin, la cour du collège était vide, les élèves étaient rentrés en cours. Un lourd silence remplissait l’immeuble dans lequel j’habitais. Seulement perturbé par le bruit de la chaudière et le frémissement de l’eau du thé dans la casserole. Je quittai mon poste d’observation et versai l’eau dans la théière. J’allumai le petit poste radio, calé sur France Info et dus supporter la fin d’un reportage sur une société du CAC 40 avant de pouvoir écouter les informations. Il était neuf heures ce mardi-là, j’étais en congés et la journée s’annonçait plutôt triste.
Ma femme m’avait laissé un petit mot sur la table, avant de partir travailler :
« N’oublie pas d’aller rechercher la couette au pressing. – À ce soir – Je t’aime. »
J’ai la chance d’avoir des jours supplémentaires de congés. Je ne vais tout de même pas en faire cadeau à mon employeur – un comble –, mais passer tout ce temps dans notre appartement ne m’enchantait guère plus. Je serais bien allé me promener à Paris. Malheureusement, le temps maussade ne m’y incitait guère.
Petit-déjeuner avalé sans conviction et une fois la douche prise, je m’habillai sans me raser. Ma tête, que je regardais dans la glace de la salle de bain, ne me plaisait pas. Après tout, elle ne faisait que traduire la profonde lassitude que je ressentais en ce début d’automne. Je retournai ensuite dans la cuisine pour faire la vaisselle, mais finalement je décidais d’attendre la fin du repas du midi afin d’économiser l’eau et le liquide vaisselle.
J’allai ensuite m’asseoir sur le canapé en cuir, dans le salon, en prenant soin de fermer la porte. Je gagnai la baie vitrée, restai immobile plusieurs minutes, les yeux dans le vide puis remarquai le vent secouer les branches des arbres alors que je revenais dans la réalité. En regagnant le canapé, mon regard se posa sur les étagères remplies de disques vinyles puis sur la pile de fanzines dédiés au rock’n’roll. Voilà plus de vingt-cinq ans que j’écoute presque sans interruption ce type de musique et ma discothèque commence à prendre de la place.
Je m’arrêtai devant l’endroit où étaient classés les disques du début des années 70 : New York Dolls, Doctor Feelgood, Count Bishop ou encore T. Rex, mais aussi Nick Drake. J’écartai un peu les pochettes, décidément trop serrées les unes contre les autres et sortit l’album « Five Leaves Left ». Je posai le vinyle sur la platine, le nettoyai et allai ensuite m’allonger pour l’écouter. Depuis que j’avais entendu ce chanteur, un soir de 1981, à Amiens dans ma chambre d’étudiant, sur la radio « Fréquence Nord », ses chansons ne me quittaient plus.
Je me souvenais de la difficulté que j’avais rencontrée à me procurer ses disques, nécessitant pas mal de recherches et une bonne dose de patience. Maintes fois je m’étais félicité d’avoir eu le réflexe d’enregistrer cette émission sur un magnétophone. Quelques années plus tard, alors que j’éprouvais un immense plaisir à lire d’anciens numéros de la revue « Rock & Folk » achetés d’occasion, j’eus la surprise de découvrir un article consacré à Nick Drake, écrit par Philippe Garnier. J’en appris alors un peu plus sur cet anglais à la voix si particulière et qui n’a jamais eu de succès de son vivant. Bien sûr, aujourd’hui, Nick Drake est devenu à la mode et plusieurs artistes de renom affirment qu’il leur sert d’inspiration. Que serait-il advenu s’il avait réellement composé pour Françoise Hardy, vers 1971 ? Quoi qu’il en soit, il nous a quittés au milieu des seventies dans des circonstances controversées et ses trois albums sont très beaux, plein d’émotions, de calme, mais aussi baignant parfois dans la rêverie. Très différents des titres inédits sortis sur compact disque, il y a quelques années et auxquels je n’ai pas été sensible du tout.
Avec « River man », je gagnai les nuages. Cette voix fragile et grave, cette répétition des mêmes accords de guitare et la présence de violons n’allaient pas tarder à apporter une note très mélancolique à ce morceau. Quelques minutes plus tard, ce sentiment monta en intensité. Était-ce le mauvais temps, le manque de lumière dans la pièce ou encore l’idée de la perte de quelque chose ? Quoi qu’il en soit, je repensais aux promenades photographiques parisiennes que je faisais il y a deux ou trois ans, entre mai et septembre.
Par beau temps, j’arpentais les quais de Seine, le jardin du Luxembourg, le boulevard Saint-Michel, la rue Soufflot qui montait jusqu’à la place du Panthéon et me laissais guider par les personnes que je croisais. Je m’aventurais parfois bien au-delà du quartier où je me trouvais, tout attiré que j’étais par un joli visage ou par de jolies jambes. Modestement, le héros de François Truffaut, Bertrand Morane, m’inspirait beaucoup, et même si mon intérêt pour les femmes n’allait pas jusqu‘à les séduire, je partageais complètement son amour pour l’idée qu’il se faisait de la femme. « Toutes les femmes sont uniques et irremplaçables », écrivait Morane dans le journal de ses aventures amoureuses et que je trouve belle sa définition de leurs jambes : « les jambes de femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie ».
Ainsi, je photographiais ces êtres merveilleux, vêtus de petits hauts légers ou de robes légères dont le décolleté égayait également mon regard averti avant d’aller s’imprimer sur la carte mémoire de mon reflex.
Diable, ce qu’elles étaient nombreuses, à croire qu’elles s’étaient donné le mot pour se trouver sur mon chemin ! C’est donc par centaines que je ramenais ces candides visions estivales chez moi, prenant à peine le soin de les trier ou d’en supprimer certaines. La raison était simple : ma femme n’appréciait guère tout cela et si je tentais bien à quelques reprises de lui présenter les clichés en les commentant, cela ne modifia aucunement son avis sur mon comportement. Au contraire ! Rapidement, voyant que je continuais à m’adonner à cette passion, elle me traita de voyeur.
Je profitais donc qu’elle sorte faire des emplettes ou aille au cours de gym pour passer une heure ou deux à faire un peu de classement. Certaines photos étaient floues, mais j’en sauvai quelques-unes du fait de leur côté artistique – bien malgré moi – qui illustraient à merveille cette idée de mouvement, ces corps virevoltants sous le soleil radieux.
La face A du trente-trois tours allait bientôt se terminer et j’en profitai pour prendre la pochette du disque, posée sur la table basse. Je le retournai et souris légèrement lorsque je vis la photo en noir et blanc d’un Nick Drake adossé contre un mur et regardant un homme courir. Flou, encore du flou… Mon esprit était absorbé par tout cela quand soudain je me remémorai la vivacité avec laquelle je devais agir pour prendre mes photos. Je ne pouvais pas me permettre d’être lent dans mes déplacements. Il y a d’ailleurs fort à parier que certaines personnes croisées, des touristes pour la plupart, m’ont pris pour un type bizarre, tellement mes changements de direction étaient inopinés. Je n’avais pas peur d’oser. Je me moquais de ce que pouvaient penser les autres, guidé uniquement par mon goût pour la beauté féminine. À cette simple pensée, un souvenir particulier me revint en mémoire, tenant en quatre photos.
C’était en septembre. La fatigue me gagnait logiquement en cette fin d’après-midi. Il faisait beau. Je regagnai donc à contrecœur la gare RER de Saint-Michel-Notre-Dame pour rentrer chez moi. Ne pouvant cependant m’y résoudre vraiment, je descendis le boulevard Saint-Michel et en face de la place la Sorbonne, m’engageai dans la rue de Vaugirard. Très vite, je vis là-bas, devant moi un couple de jeunes gens. Elle était adossée au mur, il était en face d’elle. Je ne cherchai pas à en savoir plus. Sans perdre de temps, j’ai fait au mieux, hésitant entre le fait de trouver un endroit pas trop exposé et celui de modifier les réglages de l’appareil. La rue était un peu à l’ombre et le fait d’opérer en mode manuel, s’il permettait de faire de plus jolies photos, présentait le désavantage de faire monter allègrement mon niveau de stress. Ils devaient avoir dix-huit ans et je les trouvais beaux. Pas physiquement, encore que lui s’avérait être plutôt beau gosse. Une fois dans le viseur, j’avais zoomé de telle manière à bien les distinguer. Il ne fallait pas qu’ils s’en aillent et aussitôt la mise au point réalisée, je pris une première photo.
À cette simple pensée, j’éprouvai le besoin de revoir ces clichés. Je fouinai dans une boîte et les trouvai au milieu de quelques autres que j’avais tirés à partir de ma modeste imprimante couleur. La qualité laissait à désirer, mais je sentais bien que les émotions ressenties alors me reviendraient rapidement à l’esprit.
La tête posée sur l’accoudoir du canapé, les yeux tournés vers le plafond et le bras en l’air tenant le rectangle de papier glacé, je devins subitement nostalgique. J’aimais beaucoup cette scène. Elle était simple, si simple, mais si belle. Beaucoup de gens n’hésiteraient pas à la qualifier de banale et n’esquisseraient qu’un léger sourire gêné. Inutile de vous demander ce que peut bien ressentir un homme de cinquante ans à la vue d’un couple de jeunes amoureux ? Serait-il en manque ? Serait-il pervers ? Incontestablement, il doit avoir un trouble, oui, c’est cela, quelque chose ne va pas chez lui. Balivernes !
Mais enfin, pourquoi serais-je perturbé ? Il n’y a sur cette photo aucune connotation sexuelle. Aucune pose lascive. Pas de baiser. La jeune femme ne porte pas de petit chemisier échancré laissant entrevoir la naissance d’un sein. Alors, pourquoi ai-je été si ému en les apercevant ce jour-là ? Car, je l’avoue, ils m’ont ému. Pas de quoi, pourtant, a priori, ils se tenaient l’un en face de l’autre, mais à l’instant où j’appuyais sur le déclencheur pour la première fois, ils donnaient l’impression d’appartenir à deux mondes distincts.
À bien regarder la photo aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de penser aux raisons de l’attrait que j’ai eu pour ce couple, dès le premier regard posé sur eux. Il n’y a qu’à observer attentivement la photo : sa douceur à lui, sa main gauche tenant celle de la jeune femme, sa main droite entourant son poignet… Et puis le visage du jeune homme, certes de profil, mais sur lequel on croit deviner qu’il lui chuchote des mots gentils. Tandis qu’elle se montre totalement indifférente. Son regard peu avenant trouve son prolongement dans une moue remplie d’indifférence. Elle a l’air ailleurs.
Ce sont ces deux attitudes pour le moins opposées, leur éloignement dans l’esprit, dans les gestes, qui ont dû me plaire. Son bras droit à elle, tombant le long de son corps, marque la passivité. Il ne remue pas d’un pouce – aucun flou de bougé sur la photo – et à son extrémité, la main tient une veste en toile. Comme elle porte un grand sac en bandoulière, elle aurait pu, si elle l’avait voulu, esquisser un mouvement pour mettre son vêtement par-dessus. Mais à quoi bon libérer sa main puisque son cœur n’en avait pas envie. Elle restait immobile et rien en elle ne respirait la joie d’entendre des mots doux. Je devais me rendre à l’évidence : il ne s’agissait pas d’un couple de jeunes amoureux, mais de l’instant où le jeune homme fait sa déclaration. Fixez donc la photo durant une minute puis fermez les yeux. Vous ne les entendez pas, derrière les bruits de la rue, après qu’un bruyant scooter ne soit passé ? Non, vous n’entendez rien, et pour cause, tellement il lui parle tout bas. J’avais beaucoup de mal à comprendre son attitude alors que beaucoup de jeunes femmes auraient sûrement donné cher pour être à sa place.
Finalement dépité, je me levai à nouveau et allai remettre le diamant de la platine au début de « River Man ». De retour dans le canapé, je me replongeai dans le feu de l’action. Comme j’avais gardé mes distances et que la scène me plaisait vraiment, je me hasardai à avancer sur le trottoir, au risque de tout gâcher. Aujourd’hui encore, je ressens pleinement l’enthousiasme qui était le mien à cet instant. C’est ainsi que je réglai rapidement l’objectif et déclenchai une seconde fois. Elle marchait devant lui. Je ne savais pas ce qui se passait, je voulais simplement les photographier maintenant.
Photo 2
Comprendre le déroulement des évènements, analyser leurs gestes, deviner ce qu’ils se disaient, tout cela serait pour plus tard. La photo que je tenais devant moi montrait une femme presque souriante, heureuse de vivre. Si j’osais, je dirais presque qu’elle était épanouie. Sa chevelure épaisse était tirée vers l’arrière, ce qui lui dégageait le front. De fait, en l’observant, on ne pouvait pas ne pas remarquer ses grands sourcils ainsi que ses yeux pétillants. Sa bouche entrouverte traduisait à point nommé le mouvement qu’elle était en train de faire. À y réfléchir, il manque une photo pour expliquer le changement qui s’est produit en elle. En effet, maintenant, la jeune femme tenait le poignet du jeune homme, en avançant. Elle l’entraînait donc ? Lui, il souriait tout en fermant les yeux. À moins que je ne fasse fausse route et qu’en réalité elle repoussait son bras… Que s’était-il donc passé depuis la prise de la première photo ? Et si le premier cliché ne témoignait simplement que de sa surprise quant aux tout premiers gestes du jeune homme ?
Elle avait tout d’une jeune femme moderne, avec un haut de couleur gris perle, un peu trop grand pour elle, au grand col arrondi, au-dessus d’un débardeur blanc. Ses manches étaient relevées et son jean finissait de lui donner une allure d’étudiante habillée façon décontractée. Je remarquai maintenant le fin bracelet en tissu vert qu’elle portait au poignet droit ainsi que les deux autres, vraisemblablement en plastique vert et jaune, de l’autre côté. Sur ce cliché, elle ne prêtait pas encore attention à moi et je m’avançai encore un peu. Ce jour-là, le temps d’être en mesure de prendre un troisième cliché, je me souviens très bien qu’elle avait fini par me voir. Mais il était trop tard pour que je m’arrête en si bon chemin. J’aimais leur façon de jouer à se chercher, à se trouver. J’étais maintenant face à eux, peut-être à une dizaine de mètres.
Troisième photo
Avec le recul, à cet instant, pour le simple piéton – il y en avait sans doute –, il ne faisait aucun doute que nous étions tous les trois ensemble, eux en train de faire les fous, et moi les photographiant. Quel adulte sensé pourrait photographier un jeune couple d’inconnus, si près, en partageant presque leurs moments de jeux ?
À l’analyse de ce troisième témoignage, je prenais désormais conscience qu’ils avaient donc fini par se rejoindre sur le magnifique nuage que constituent les premiers instants de la formation d’un couple. Ils occupaient totalement mon esprit, mais aussi, au moment d’appuyer sur le bouton, la presque totalité de mon viseur. S’avançant vers moi, elle sur la gauche, elle s’apprêtait à dévier sa route pour éviter une plante quelconque, située vraisemblablement près d’un immeuble, je ne sais plus. Elle regardait ailleurs, peut-être gênée, mais son sourire traduisait la satisfaction d’une femme heureuse du déroulement des événements. Lui, souriait plein cadre tout en voulant lui prendre la main. Un moment simple, comme des centaines, des milliers ont lieu chaque jour à travers le monde.
L’esprit tout occupé à cela, je ne me rendis pas compte tout de suite que le diamant tournait en boucle au bout du sillon. Je finis par aller retourner le disque. La musique occupa à nouveau l’espace. Avec ou sans les photos posées désormais sur la table du séjour, je me rappelais très bien l’allure générale de la jeune femme. Je l’avais subrepticement revue l’été suivant, place de la Sorbonne, alors que je déjeunais à la terrasse d’une brasserie. Élancée, elle marchait vite, derrière un homme beaucoup plus âgé qu’elle, son père vraisemblablement. D’elle, j’avais gardé l’image d’une femme traversant la vie comme un coup de vent. Depuis, comment avait-elle évolué ? Était-elle encore étudiante ? Et pour rester en lien avec mes photos, la relation avec le jeune homme qui l’accompagnait alors s’est-elle poursuivie et existe-t-elle encore aujourd’hui ?
Il me suffit de voir la quatrième et dernière photo, alors qu’ils marchent côte à côte, pour espérer qu’ils soient toujours ensemble. Elle a sans doute dégagé sa main de la sienne, mais à l’instant précis où j’ai déclenché, le jeune homme reprenait son offensive amoureuse.
Mademoiselle, qu’attendiez-vous donc pour le laisser aller au bout de sa volonté ? Vous sembliez certes satisfaite d’être courtisée, c’est en tout cas ce que cette photo exprime. Finalement, la timidité est alors restée la plus forte. Vous étiez tous les deux juste devant moi, sur le point de me dépasser, pour ce dernier cliché et je n’allais pas courir à votre devant pour une suite qui aurait d’ailleurs tout gâché. Je vous ai laissé partir. Je ne sais pas de quelle manière vous vous êtes quittés quelques mètres plus loin, au coin de la rue. Vous m’aviez tellement épaté que la suite ne pouvait qu’être belle. Mademoiselle, vous avez traversé seule, sans vous retourner, le boulevard Saint-Michel, vous vous êtes engagée sur la place de la Sorbonne et si je vous ai suivie de loin, j’ai tout de même eu le temps de vous voir pousser la lourde porte au détour d’une rue voisine.
Photo 4
Plusieurs mois ont passé depuis ce matin grisâtre. Mademoiselle, j’ai l’espoir qu’aujourd’hui il vous plaira de découvrir ces quatre photos agrémentées de mes pensées d’alors. Lorsque je vous aurai remis ces quelques pages, peut-être me direz-vous où joindre le jeune homme qui était heureux d’être en votre compagnie ce jour-là. Pour moi, alors la boucle sera bouclée et le photographe amateur que je suis aura prouvé qu’il sait faire partager sa passion. Merci à vous deux.