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n° 19136Fiche technique85099 caractères85099
15000
Temps de lecture estimé : 61 mn
14/08/19
corrigé 05/06/21
Résumé:  Chaleur sur la ville : les nerfs craquent, les cœurs fondent, les corps soupirent, les destins se croisent, les miroirs se répondent ou se brisent.
Critères:  #poésie #confession #nostalgie #personnages fh jeunes amour fmast fellation pénétratio
Auteur : Amarcord  (J'écris ici par curiosité, une forme de banc d'essai)      Envoi mini-message
Canicule



Amicalement :


À Charlotte,

Lectrice si bienveillante qui m’avait réclamé des nouvelles de Louise et encouragé à écrire un nouveau texte. Voilà qui est fait, grâce à sa suggestion. Je m’aperçois qu’il a inconsciemment décalqué ou décalé bien des éléments de ma série de l’an dernier. Je radote déjà ! Disons alors que c’est un dernier pour la route. Peut-être écrit-on sans le savoir toujours la même histoire. Peu importe l’intrigue, assez ténue. On écrit pour écrire. On écrit entre nos lignes. Pour faire voler sa plume sur les ailes du désir.


Plus ironiquement :


À toi, Stéphane,

qui ne s’appelle Stéphane que parce que les Régis ont déjà pris suffisamment cher.

Le seul personnage à qui je n’ai jamais offert la moindre qualité ni la moindre excuse. C’est moche, mais c’est moi qui mène la revue. L’ai-je bien descendu ?


Plus pratiquement :


À toi, lectrice ou lecteur,

Pour m’excuser. Comme j’écris toujours à toute vitesse, sans scénario, sans idée et sans plan, en écrivant à l’instinct ce que me dictent les personnages, ligne par ligne, et qu’ils sont parfois bavards, je n’ai pas pris le temps de faire court. Si ça te semble trop indigeste, j’ai découpé en 11 parties numérotées. Tu peux donc lire par morceaux, en feuilleton. Ou alors n’en lire qu’un ou deux. Stéphane me dit qu’il aime bien la 5, et pour une fois je suis plutôt d’accord avec lui. Mais c’est peut-être parce qu’il ne risque pas d’y croiser son ex. Enfin, peu importe, cher lecteur, fais comme chez toi. Tu as tous les droits.




~~oOo~~




1. Le type d’en face



J’occupe un minuscule studio au troisième étage de cette ville du Nord où j’ai entrepris des études d’architecture. Un vrai cas d’école que ma piaule : il y aurait de quoi faire pour l’améliorer. Dix-huit mètres carrés vétustes et mal conçus. J’ai pourtant eu une chance folle de la trouver, pour un loyer modeste, et pourvue de ce luxe si rare : une cabine de douche fatiguée et une toilette rien qu’à moi.


Je viens à peine d’en sortir, de ma douche, mes longs cheveux châtain avaient bien besoin d’être lavés, et je les coiffe au sèche-cheveux, enveloppée d’un drap de bain. L’évier du coin-cuisine me sert aussi de lavabo, aussi est-ce au-dessus de lui que j’ai accroché le miroir. J’aime sentir la caresse de l’eau presque brûlante ruisseler longuement sur mon corps, et j’en ai abusé : la buée a couvert la surface réfléchissante, m’obligeant à l’essuyer. Il fait gris, mais plutôt doux dehors, et j’ouvre grand la fenêtre, pour que s’évacue l’humidité. Je suis enfin prête, le vacarme de la soufflante s’interrompt. Je hume l’air du matin, allume une cigarette. Sale habitude. Je m’étais promis d’arrêter à mes vingt ans, en commençant par m’interdire de fumer à l’intérieur, fenêtre ouverte ou pas. Voilà déjà que je cède. Pour une fois, la dernière. Promis. Alors, autant en profiter. Je tire sur l’embout en balayant distraitement les alentours. Les jardinières aux balcons. Les antennes paraboliques réglées sur le signal des chaînes du Maghreb. La campagne de pub sur l’abribus, pour un shampoing, justement. Elle promet une « réparation extrême ». Ai-je fait le bon choix ? Tout est calme et serein, dans la relative fraîcheur matinale. Difficile d’imaginer la chaleur torride que nous annoncent pour bientôt les bulletins météo.


Je me fige. Là, juste en face. Ce type qui me vise, avec un gros boîtier photographique, muni d’un volumineux téléobjectif. Je pousse un petit cri, laisse tomber ma cigarette, me projette en arrière, cache mes seins de mes bras. Réflexe aussi instinctif qu’inutile : ils sont déjà couverts par le tissu. Mais l’impression de dégoût n’en est pas moindre. Je me réfugie sur mon lit, je m’y allonge, pour être certaine de ne pas être visible. J’y reste deux longues minutes, le cœur battant, avant d’oser me soulever un peu pour oser un regard. Le mec a disparu, il sait que je l’ai surpris.


Sombre connard. Je deviens parano, me demande s’il passe tout son temps à me guetter. Je me félicite d’avoir placé la grande bibliothèque Ikea en travers de la pièce, pour isoler la douche et la toilette. Je me rassure un peu : ça lui laisse bien moins de chances de me mater à poil. Mais qui sait ? Qu’a-t-il déjà saisi de moi ? Que fait-il de ces photos ? Les épingle-t-il au mur ? Les asperge-t-il de son foutre ? Envie de vomir. Vais-je devoir placer, en plus des tentures, des rideaux, moi qui ai horreur de ça ? Le fumier. Me calmer. M’habiller. Sortir, prendre le bus jusqu’à la fac. Réfléchir à quoi faire.


De retour le soir, je trouve une grande enveloppe de papier kraft dépassant de ma boîte aux lettres. Elle est simplement adressée « à la locataire du troisième étage ». Je l’ouvre le cœur battant.



Mademoiselle,


Je vous écris pour vous présenter mes excuses et vous rassurer. Je ne vous espionnais pas. Je ne voudrais pas que vous vous sentiez épiée, menacée par un voyeur. Je pratique la photo en amateur enthousiaste, mon appareil me quitte rarement. C’est sans préméditation que je vous ai aperçue aujourd’hui, tandis que vous séchiez vos cheveux à côté de la fenêtre ouverte. C’était un spectacle gracieux, et je n’ai pas pu m’empêcher de le saisir. J’ai eu tort de vous voler ces photos, je le regrette, j’en suis sincèrement désolé. Je ne sais trop comment me faire pardonner. J’ai pensé vous faire porter des fleurs, mais ceci aurait pu être mal interprété. Je me propose cependant d’apaiser vos inquiétudes en joignant à ce billet les tirages de la douzaine de photos prises à cette occasion, ainsi que la carte contenant les fichiers. Je vous le promets : je n’en ai conservé aucune copie. Vous en jugerez par vous-même, ces clichés ne portent pas atteinte à votre pudeur. Ce qui n’excuse toutefois pas mon geste inapproprié.


Tout en vous réitérant mes excuses, et en vous assurant que plus jamais vous n’aurez à vous plaindre ni vous inquiéter de mon comportement, je vous adresse mes respectueuses salutations.


Pierre Bailly

Occupant du troisième étage du n°27, en vis-à-vis.



J’hésite encore entre la colère et le soulagement. Qui me prouve qu’il soit sincère et n’ait pas agi par peur de la plainte ? Au moins a-t-il eu la décence d’assumer son geste et de ne pas rester anonyme. Quant aux fleurs, il a bien fait de s’abstenir. Je déchire le billet. Je m’apprête à faire de même avec les clichés, des tirages 13 x 18 en noir et blanc, et à martyriser la carte mémoire avant de la précipiter dans la poubelle. Je ne peux cependant m’empêcher de les parcourir distraitement, ces photos. Volées ou pas, elles ont quelque chose, un grain, une ambiance. J’y apparais au naturel, non maquillée, mais les gestes de mes bras levés, l’envol de mes cheveux gonflés par l’air chaud, le reflet de lumière éclairant mon visage, le rapport entre le net et le flou, entre la buée sur la vitre et la distance songeuse de mon regard, tout cela crée une atmosphère. Une sacrée gueule d’atmosphère. J’hésite. Je glisse l’enveloppe sous une pile de cours, dans la bibliothèque.


Affaire classée.




~~oOo~~




2. Alexandra, forte et fière




La claque s’abat sans ménagement sur mes fesses.



Nouvelle claque, plus vive encore.



Ça ne durera plus longtemps. Il va me fourrer, sans nuance et sans talent, agripper mes fesses, me servir les élégants sous-titres habituels, me pistonner la chatte de sa petite bite dont il est si fier, et il ne faudra pas longtemps pour qu’entre deux putes et deux salopes, il ne lâche la purée, tout énamouré de sa médiocre et vulgaire virilité. Avec un peu de chance, j’en serai quitte pour une semaine.



Enfoiré. Connard. C’est toi que j’écraserais volontiers sur la vitre, mouche à merde. Et dire qu’il pense que la levrette est ma position préférée. J’aimais ça autrefois, c’est vrai. Mais son principal intérêt désormais est de m’éviter le spectacle de sa gueule de bellâtre et de sa barbe ridicule, sa nouvelle lubie dont il s’imagine qu’elle lui donne des airs de hipster.





*****




Merde, il en a mis plus que d’habitude, du temps à jouir, du temps à libérer la salle de bain. Le voilà qui rapplique enfin, habillé, tout sourire. Je vais avoir droit à l’éternel compliment.



Service minimum. Quelque chose l’irrite, l’agaçe. Ah oui, bien sûr. Je n’ai pas gémi, je n’ai pas simulé. Je ne lui pas offert le spectacle de mon bassin secoué de spasmes, de mes yeux révulsés. Je ne me suis pas émerveillée d’être gratifiée de son foutre.



Il ouvre la porte-fenêtre, hèle le jeune voisin, qui le regarde surpris, les sourcils froncés.



Douleur dans l’épaule. Il m’a fait une clef. Je hurle, je me débats, il me tord le bras, écarte les pans de mon peignoir, me pousse sur la terrasse, me maintient immobile, son avant-bras serré sous ma gorge. Il toise le garçon, souffle à mon oreille.



Il enrage encore plus, me gifle, tout en commettant l’erreur de lâcher sa prise. Seule la surprise lui avait permis de me maîtriser. Je suis sportive et musclée, bien plus vive et adroite que lui. Le souvenir lointain de mes cours d’aïkido et la brusque poussée d’adrénaline qui me traverse font le reste. Une manchette pour l’écarter, un balayage du pied en plein plexus solaire, et c’est lui qui est projeté en arrière, le souffle coupé. Il va heurter le châssis en se prenant la poignée dans les reins. Je m’engouffre dans l’appartement. Quand il y déboule, je suis déjà réfugiée derrière la table de la cuisine, un couteau de chef brandi dans la main, et je l’accueille survoltée, la voix rauque, déformée par l’émotion.



Il blêmit. Ramasse son sac Eastpak. Claque la porte. Ne pas pleurer. Je ne vais pas pleurer, je le refuse, même si j’en ai tant envie, même si les sanglots se bousculent dans ma gorge.


Je ne suis pas une salope. Je ne suis pas une pute, et surtout pas la sienne. Je ne serai pas une femme qu’on bat ni qu’on avilit. Je suis Alexandra, je suis fière et forte et je n’ai pas besoin de lui. C’est toujours lui qui s’est servi de moi, son trophée, un atout pour sa propre image. Il en était à la fois si fier et si jaloux, de mon allure, de ma carrière, de ma jeune réputation de styliste qui progresse, dans le milieu du prêt-à-porter. De l’attraction un peu intimidante que j’exerce sur les hommes, que je me suis toujours refusée à utiliser. Je le croyais amoureux, brillant, ébloui, après la cour tenace qu’il m’avait faite alors. Il m’a fallu bien du temps après notre mariage pour comprendre l’imposture, pour voir qu’il était moins animé par la générosité que par la compétition, et que rien ne serait assez bas pour me rabaisser et m’humilier, pour jouir de moi sans rien m’offrir.


Mais je suis Alexandra, je suis fière et forte, j’ai trente et un ans et c’est un âge bien trop jeune que pour se résigner. Je le connais tant, je le vois déjà revenir ce soir, un bouquet à la main, et des excuses en paquets. Son geste, qui aura dépassé sa pensée. Le regret qu’il aura de m’avoir exhibée. L’indulgence que je devrais lui offrir pour sa jalousie maladive, celle-là même que rendrait inévitable ma beauté tout aussi excessive : ce serait donc bien toujours ma faute. Il fera assaut d’excuses, de serments et de nouvelles prières, avant de chercher à m’arracher un baiser. À jouer au tendre, caresser ma nuque, cajoler mon épaule. Et bientôt déboutonner ma robe, dégrafer mon corsage, palper mes petits seins ronds, traverser mon ventre plat, glisser un doigt sous l’élastique, hésiter un instant, guetter un consentement ou même pas, un silence, en faire aussitôt un droit à baisser l’étoffe sur mes chevilles. À mêler sa barbe hirsute à ma toison bien taillée, à fouiller de la langue qui m’a tant insultée l’intimité qu’il voudra à nouveau profaner. Plus de pute, plus de salope, il sera mielleux, il prétendra m’aimer. Il parlera d’enfant. Le dernier boulet à mon pied.


Mais il les attendra en vain mes pardons, mes faveurs et sa descendance. Son bouquet comme ses excuses, il n’aura qu’à les fumer. Je prépare mon départ et mes caisses, et dès ce soir, je dormirai à l’hôtel, un peu plus loin, en bordure du parc. Seule. Et libre.


En attendant, j’essaie de ne pas pleurer, mais c’est peine perdue. Je m’en fous de la gifle. Je m’en fous de sa gueule. Je revois le regard du garçon, sa douceur et sa colère, sa stupeur et sa compassion. Et je ne veux surtout pas de pitié. Je suis Alexandra, forte, fière et blessée.




~~oOo~~




3. Sans rancune




La boulangerie est bondée, la serveuse est seule et débordée, et une longue file se presse le long du comptoir. Pas le choix. Je n’ai plus rien à me mettre sous la dent avant de filer au cours. Attendre. Regarder les gens. Tiens, qui voilà, devant moi ? L’homme au Nikon. J’ai tout le loisir de le détailler, et cette fois, c’est lui qui n’en est pas conscient. Petite vengeance.


Il est plus jeune que je ne le pensais, la trentaine soignée. Les cheveux bruns coupés court, les traits réguliers, taille moyenne, il doit me rendre un ou deux centimètres, et sans talons. Blue-jean, paire de Converse, chemise en lin bleu ciel. Décontracté, mais de bon goût.


Mon regard a dû se faire trop insistant. Il se retourne, me reconnaît, pique un fard. Il hésite, gêné. Doit-il me saluer ? Je reste impassible. Je ne fuis pas son regard, pourtant, ce qui le trouble davantage. Il se fige au moment précis où la serveuse s’adresse à lui.



Il tarde et elle s’impatiente, je jubile intérieurement.



Il m’a jeté un bref coup d’œil et capté l’ombre du sourire narquois flottant sur mes lèvres, ainsi que mes yeux moqueurs tournés vers le plafond.



Il se retourne à nouveau, et cette fois, je ne peux m’empêcher de rire.





*****





Il m’attend à l’extérieur de la boulangerie, sous un soleil déjà cuisant. Il a repris sa contenance. Le regard est franc, la voix plus assurée, mais humble. Plutôt pas mal, en fait. Le sourire lui va bien, il est spontané. Jolies dents. Pas vraiment celles du loup, me dis-je avant de lui répondre.



Nous rions et ceci achève de désamorcer la tension. Il est finalement bien plus mal à l’aise que moi. Sympathique. Charmant, même. J’ai décidé de le croire.



Un moment de silence : notre trajet commun nous a menés à bon port.





~~oOo~~




4. On est parfois très sérieux quand on a vingt ans



Vite, vite, plus vite, prendre de vitesse l’habitude et l’ennui, rattraper le temps perdu, laisser sur place celui qu’on se résignait déjà à perdre. Te voilà, Alexandra, si forte et si fière, et si rapide aussi, sur tes patins aux furieuses roulettes alignées. Petit short moulant et brassière ajustée, casque profilé et genouillères, corps cuivré et ventre nu, tu es splendide et tu le sais, tu goûtes l’effet que tu produis, tu t’en délectes sans prétention. « Prends ça, Stéphane, »ricanes-tu chaque fois que tu surprends au vol le regard béat d’un homme suivant tes évolutions. « Prends ça et tout le reste : mon mépris, notre divorce, et puis à présent ton job, escamoté hier par une vilaine restructuration ; tu viens de trouver un nouveau sens à économie digitale, et ce doigt-là, tu l’as pris bien profond. Tu la sens, dis, Stéphane ? Tu la sens fort, mon salaud, celle que tu peux désormais astiquer seul face au miroir, avant de te la fourrer au bas du dos ? »


Vite, vite, plus vite, garder le rythme en souplesse, reprendre la route en oubliant les détours, choisir sa propre trace et la soigner avec élégance, patiner sous les arbres en profitant de l’ombre, suivre le ruban qui défile, comme la vie, négocier deux virages, plus qu’un à présent, ralentir en vue de l’étang, du café où les promeneurs se désaltèrent. Ce sera tout pour aujourd’hui, te dis-tu en reprenant ton souffle, penchée en avant, les mains sur tes cuisses, tout en glissant en roue libre. Tu accroches un regard, c’est celui du garçon, tu penses d’abord l’éviter, et puis non, au contraire, tu lui dois bien un geste ou une excuse. Tu t’arrêtes face à lui et c’est lui qui t’aborde.



Il réfléchit, secoue la tête. Pendant un bref instant, sa moue te rappelle ses expressions de teenager, ses yeux clairs baissés vers le sol, un peu cachés par une longue mèche de cheveux sombres. Mais bientôt son sourire s’éclaire.



Tu soupires.



Tu grimaces, lèves les mains dans un geste d’impuissance. Il ne se dérobe pas, te regarde droit dans les yeux. Ce regard…



Tu éclates de rire.



Il a baissé les yeux. Tu réfléchis, esquisses un timide sourire.





*****




Tu m’amuses, beau jeune homme. Et puis elle me plaît, ta franchise. Elle ne me gêne à peine que sur un point : je n’ai ni l’envie ni l’intention de reconnaître que, comme tu le disais, mon mec n’avait pas tort sur tout. Que veux-tu qu’il y comprenne ? Aux femmes. Au désir. Et puis rassure-toi, tu ne m’as pas choquée. Si tu savais ce que bien des hommes se sont déjà permis de me dire, et sans la moindre gêne. Les gestes déplacés qu’il m’a fallu écarter, et sans récolter d’excuses. J’admire ton courage et ton inconscience. J’ai lu dans tes yeux. Je te comprends. Moi aussi, j’ai eu ton âge.


Est-on sérieux quand on a vingt ans ? Je l’étais, les miens ne sont pas si loin. J’ai depuis lors traversé une décennie, j’ai appris, j’ai acquis plus d’assurance, j’ai gagné ma vie. J’ai perdu d’autres choses aussi : des amis, quelques illusions, quelques rêves. J’ai fait des conneries aussi. En l’occurrence, une énorme connerie. Mais fondamentalement, je suis restée la même. J’étais déjà l’Alexandra que je suis.


C’est l’année de mes vingt ans que je suis tombée sur Tom. Il m’est plutôt tombé dessus, à vrai dire. Je me faisais du blé en servant l’été dans un bar-terrasse branché du centre-ville. Ils soignaient le casting du personnel, et nous, les filles, on se faisait gentiment draguer par la clientèle mâle, plutôt jeune et friquée. C’était toujours bon enfant. Si un mec bourré devenait un peu lourd, le patron ou les collègues avaient l’œil, et se chargeaient aussitôt d’intervenir avec tact. C’était très rare.


Tom est vite devenu un des piliers du bar. Non pas qu’il s’y pochetronnait, il avait plutôt un vrai charisme qui lui valait un vaste cercle d’amis, qui croissait régulièrement de façon sélective. Il n’était pas dupe des fraternités de tournées générales, et savait mieux que quiconque distinguer en une fraction de seconde le pote d’un soir de l’ami qui vous accompagnera toute une vie. « Toi, je t’ai adoptée au premier coup d’œil, » me dirait-il plus tard, « tu avais le sourire et les yeux pour rentrer aussitôt au club. Bon, j’avais vu tes jambes et le reste du matos aussi, faut être honnête. »


Il n’était pas très beau, Thomas. Enfin, Tom. Une bouille un peu ronde, une chevelure rouquine déjà déplumée à vingt-six ans, qu’il avait donc coupée très court, comme les poils de sa barbe de trois jours. Il avait l’élégance d’en rire, mais de quoi ne riait-il pas dans sa barbe, en plissant ses yeux où brillaient deux billes d’un bleu de piscine ? Gros bosseur – il avait ouvert une petite agence immobilière –, mais aussi hédoniste dès le bureau fermé, il montait sur sa moto pour rejoindre l’une des nombreuses fêtes où l’on réclamait sa présence si joyeuse. Son humour ravageur compensait largement la beauté dont il se savait dépourvu, et toutes les filles finissaient par lui trouver du charme. Du charme, il m’en fit bien sûr, et si je mis du temps à céder, je le fis plutôt en découvrant combien il avait le cœur tendre.


Nous sommes restés ensemble à peine six mois. Il était un compagnon adorable. Mais lucide aussi. Sans même que je ne le lui dise, sans même que je ne change consciemment quoi que ce soit à ma façon d’être avec lui, il avait dû comprendre que je l’aimais beaucoup. Et c’est le beaucoup qui est terrible dans ces cas-là. Alors à la fin de l’été, il prit les devants, on en parla, et nous nous séparâmes sans drame.


C’est le seul de mes petits copains avec qui j’ai ensuite maintenu le contact. Le sas de quarantaine n’a pas duré longtemps. On se voyait régulièrement, sans le moindre malentendu. Ça l’étonnait même, et moi aussi à vrai dire, que la fameuse et vaine promesse du « on restera bons amis » se soit vérifiée. Bien plus tard, je fus la première à qui il présenta Françoise, tout en me glissant à l’oreille « c’est elle, tu verras ». Il n’avait pas tort : la jolie métisse était sa complice naturelle. Il était devenu comme le grand frère que j’ai toujours rêvé d’avoir, et le voile incestueux qui avait flotté sur nous n’était plus qu’un joli secret partagé, il s’était simplement envolé sans la moindre déchirure.


Il était toujours mon copain, quand nous avons passé une partie de l’été 2008 sur la Côte d’Azur. Les nuages du doute commençaient pourtant à s’accumuler sur notre relation. Ses parents possédaient une somptueuse villa moderne à Cavalaire ; il en disposait pour trois semaines. Bien entendu, une foule de copains et copines furent invités, ils passaient quelques jours, c’était un trafic incessant, sympathique et confus. Un peu fatigant aussi. Je ne me sentais pas obligée d’accompagner systématiquement toutes les virées en boîte ni toutes les sorties sur la plage. Bien sûr on s’amusait, mais à trop vouloir le faire sans arrêt et en bande, on se lasse ; je ne suis jamais arrivée à m’amuser sur commande. Dans ces cas-là, je restais seule à la villa, goûtant le bonheur d’y lire un bon livre ou de bronzer nue près de la piscine.


J’aurais très bien pu m’y faire surprendre allongée dans le plus simple appareil ce jour-là, quand j’entendis des pas approcher, et un garçon inconnu apparaître et m’adresser un bonjour un peu timide. Mais je ne l’étais pas, je nageais dans la piscine. Je ne lui aurais sans doute pas fait plus d’effet nue que quand je sortis en maillot pour le saluer. J’étais bronzée, j’étais jeune et pourtant femme : j’avais récemment fait couper plus court mes cheveux clairs, et je n’en paraissais que plus élancée dans ce maillot une-pièce assez suggestif. Il se présenta et je sus alors qu’il s’agissait du garçon que Tom m’avait décrit comme son ami le plus fidèle. Le désir des hommes se lit sans difficulté : il peut être vulgaire, timide ou passionné ; le sien était troublant, il me couvait avec intensité, avec un mélange de respect et d’urgence. L’eau ruisselait sur moi, et quand je pris la serviette-éponge pour me sécher et me couvrir, je ne saurais trop dire s’il fut surtout soulagé ou déçu.


Je lui offris un rafraîchissement, et nous fîmes connaissance. Il me plut aussitôt, c’est peu dire. J’aimais son visage, son joli sourire, sa voix, sa façon de parler, naturelle et chaleureuse, apaisée. Elle contrastait avec l’exubérance un peu forcée des autres garçons du groupe, qui parlaient sans arrêt, et le plus souvent pour ne rien dire. Et puis il y avait un éclat de lumière dans ses yeux, une étincelle rare.


Le groupe revint, nous prîmes l’apéro, nous nous assîmes tous dans le jardin près du barbecue qu’avait allumé Tom. Nous ne nous parlâmes plus alors, trop éloignés que nous étions pour le faire à table. Mais nous surprîmes l’un et l’autre nos regards aimantés, y lisant chacun bien plus que des mots, avant de tourner la tête, embarrassés qu’ils puissent se lire à la table de mon copain, de son ami. Je compris aussitôt qu’une page venait de se tourner. Je sus que le coup de foudre existe. Je sus ce que c’est d’être vraiment amoureuse, à quel point cet état engage chacun de vos nerfs. Je sus que je ne pourrais pas mentir à Thomas. Et même pire : qu’il ne m’en voudrait pas.




*****




Tom s’est tué en moto quatre ans plus tard, le 24 septembre 2012. Je n’oublierai jamais la date. J’ai pleuré des jours entiers. Je ne pleure plus : je pense à lui souvent, et je souris. C’est son héritage. Mais il me manque, bien sûr, et il m’a tant manqué. Je me dis parfois que s’il avait vécu, s’il avait croisé Stéphane, que je rencontrai peu après, lui qui avait le jugement si sûr au premier coup d’œil, il m’aurait mise en garde. Il m’aurait dit : « Louloute, je ne me suis jamais permis de te juger ni de te dire quoi faire. Et surtout pas avec tes amoureux. Mais ne compte pas sur moi pour être ton témoin. Pas lui. Pas toi. J’aurais l’impression de te vendre. Fais ce que tu veux, mais ne te marie pas.  »


Il suffit peut-être de pas grand-chose pour que nos vies prennent un autre cours. Un train qu’on rate, une lettre perdue. Une ornière mal signalée sur une courbe à haute vitesse.


Ou un peu d’audace. Je l’ai eue, pourtant, ce soir d’été, quand je suis allée frapper tard à la porte de la chambre d’amis. Je me souviens qu’il l’a ouverte. Que je me suis avancée, pieds nus, dans ma longue robe de soie. Il n’aurait eu qu’à écarter les deux fines bretelles la maintenant sur mes épaules pour obtenir ce que le fin tissu voilait à peine, ce que mes yeux lui offraient. Ce que les siens voulaient aussi, j’en ai la certitude. J’en tremblais. Le volet était ouvert. La maison était vide et calme depuis le départ en virée de toute la bande, mais le vacarme des cigales était aussi assourdissant que celui de mon désir. Les mâles appelaient les femelles, et moi je l’appelais de mon silence. Le temps s’est suspendu.


J’ai souvent rembobiné le film pour revisionner ce qui aurait pu. Ce qui aurait dû. Ses doigts qui s’approchent, hésitants. La caresse de la soie qui glisse sur mon corps nu et bronzé, portant encore l’empreinte grasse et parfumée du baume après-solaire. Et puis la caresse qui suit, plus douce encore, celle de ses phalanges. Lente, émue, bouleversée. D’une main, il touche mon dos, comme pour s’assurer que je suis bien réelle. De l’autre, il effleure un sein, et plutôt que de s’en emparer, de le pétrir, de vouloir aussitôt me posséder, sa main m’apprivoise. Se pose. Me rassure. Elle sent mon cœur battre et lui confirmer ce que lui murmure mon souffle. Alors il m’embrasse. Et nous nous aimons.


J’ai la certitude qu’alors, ces trois mots si rares pour moi, tellement je sais combien ce qu’ils recouvrent est lui-même rare et sacré, miraculeux presque, je les aurais prononcés d’emblée. Ces mots que j’ai plus tard galvaudés, qui ont été piétinés. Je suis tout aussi certaine que cet homme m’aurait aimée, que je l’aurais rendu heureux. Que je ne me serais jamais lassée de lui. De son corps. De sa voix. De sa douceur et de sa force. Je l’avais lu dans son regard. Je le lui avais dit dans le mien. Je ne peux pas croire qu’il ne l’ait pas vu.


Qu’il n’ait pas vu qu’il n’était pas pour moi un simple caprice. Qu’on n’est jamais aussi sérieux que quand on a vingt ans. Qu’on est déjà adulte, mais pas encore désabusé. Que la sève de son désir se mêle à ce qu’il nous reste d’enfance, cette capacité à s’émerveiller, cette volonté obstinée de croire à nos idéaux, de les faire vivre ; et l’amour qu’on découvre en tâtonnant pas à pas, on le cherche confiant et résolu, on sait que s’il se présente, on lui offrira tout, on fera don de soi.


Je sais qu’il le voulait aussi, et puis qu’il a hésité, le temps d’un instant, infime, celui du simple claquement de la cymbale d’un grillon, un millième de seconde à peine, peut-être, et qu’il a pris peur. C’était trahir son désir, ou trahir son ami, a-t-il dû se dire. Pas ici, pas maintenant, pas dans sa propre maison. Alors la robe n‘est pas tombée. Il a plutôt caressé ma joue du revers de la main. Fermé les yeux. Soupiré. Et l’aiguille de l’horloge a repris sa course.


Le lendemain, il a dit à Tom qu’il devait nous quitter. Prétendu que son patron l’avait appelé pour une urgence. Je dormais encore quand sa voiture a pris l’allée bordée d’oliviers. Je ne l’ai pas revu, pas même aux funérailles de Tom. Françoise m’a dit qu’il lui avait téléphoné, effondré, ils étaient allés ensemble peu avant lui rendre visite. Aucun avion ne lui permettrait de rejoindre la cérémonie à temps.


Il m’arrive de penser que cet instant décisif, dans la chambre, l’accompagne peut-être encore lui aussi, là où il vit. Qui sait ?


Peu importe, à vrai dire. Je regarde la photo de Tom qui trône sur mon bureau, au travail, celle que la jalousie de Stéphane avait décrétée interdite de séjour à l’appartement. Son sourire me rassure, comme si sa bienveillance serrait mes épaules. Qu’il était fier de moi, de ce que je me suis enfin décidé à faire.


Ta vie commence enfin, Alexandra. Tant que tu lui souris, tant que tu ne baisses pas les bras, tu auras toujours vingt ans.




~~oOo~~




5. Saudade



Je l’ai saluée ce matin alors qu’elle sortait de chez elle, et que je déchargeais de grands cartons du coffre de ma voiture. Elle a traversé, magnifique et si fraîche, dans une petite robe courte et légère, suspendue par de fines bretelles à ses divines épaules nues. J’ai béni la canicule.



Elle avait déjà ramassé deux cartons, et se dirigeait vers la porte, sans me demander mon avis.


Arrivée à l’étage, elle prit la mesure du défi. Mon désordre régnait, il avait tout envahi. Les yeux plissés, son rire masqué par ses mains jointes couvrant l’arête de son nez, elle décréta un grand tri que je n’aurais jamais eu le courage d’entreprendre seul.


J’éprouvais de l’embarras, et pas seulement parce qu’elle se mobilisait pour effacer les traces de ma paresse. Par un étrange renversement de situations, c’était elle qui disposait à présent d’une vue plongeante sur mon intimité, mon domicile, les traces de ma vie. Mais elle se chargeait du classement avec tellement de tact que je ne tardais pas à me détendre.


Elle parcourait la pile des beaux livres de photographie.



Pourquoi a-t-il fallu que le charme se rompe, et que glisse alors de l’étagère une collection de vieux Playboy, de Newlook et de Lui ? Une des revues est tombée à plat sur le sol, grande ouverte sur la double page où une blonde plantureuse l’était tout autant, révélant crûment son anatomie dans une pose quasi gynécologique.


J’ai baissé les yeux un instant, avant de les relever vers elle en haussant les épaules. Elle m’a adressé un clin d’œil.



Et puis elle a aussitôt enchaîné en remarquant que notre travail serait plus agréable s’il était rythmé en musique, et a puisé dans ma pile de CD un album brésilien.



Elle n’a pas relevé. Bientôt mon appartement fut impeccable et rangé. Nous nous sommes assis à la cuisine, la pièce la plus fraîche, pour y boire un thé glacé. Marjolaine avait saisi un bloc de papier. Elle s’est mise à griffonner des plans, des idées de scénographie pour présenter nos cadres, tirer un fil rouge à travers notre expo. Je lui ai laissé carte blanche. Elle m’a remis une liste de matériel à acheter, et que nous installerions demain, avec mes deux amis. M’a dit à bientôt, m’a souhaité bonne chance, elle devait se sauver.


Je finis à présent mon verre dans une chaleur tropicale, je relance le disque, et ses accords doux-amers s’élèvent dans mon appartement méconnaissable.


Doux comme les souvenirs des plages de Recife, comme les courbes de la fille-liane qui s’était attachée à moi. Les jours là-bas ne dansaient pas tous sur des airs de samba, on y bossait dur et sous l’apparente nonchalance latine, il fallait aussi se battre, gagner le respect, mériter sa place au soleil dur.


Mais quand venait la nuit s’ouvrait son règne, elle m’ensorcelait, elle était vraiment reine et moi j’étais son roi. Elle dansait, elle bougeait, elle riait comme personne, et elle me faisait l’amour comme si elle l’avait inventé pour moi. Elle m’a fait goûter l’alcool fort de son corps arrogant et puis bien sûr je ne me suis jamais remis de cette ivresse. Elle m’inspirait un appétit sans limites, j’ai sucé ses orteils, léché ses jambes, j’ai dévoré sa fève et me suis acharné à couvrir son petit fruit de douceurs qui lui semblent toujours inédites, je l’ai vue jouir en tremblant, en gémissant, en priant, presque ; je l’ai vue danser aussi, empalée sur mon sexe, roulant ses hanches et ses fesses en chorégraphies lascives, je l’ai sentie parfois caresser mon torse de ses seins insolents, après les avoir frottés de glaçons pour en durcir et rafraîchir les pointes, me rouler des patins sans fin, me griffer le dos, et bien sûr me sortir le grand jeu le week-end à la plage, sur ce ruban infini où nous étions seuls ou presque.


La voir plonger dans les vagues était un poème, la voir sortir de l’eau un mirage, et tout ne faisait pourtant qu’aller crescendo : son maillot qui tombe, son corps nu qui ondule, me provoquent pour de folles courses où elle aime être le gibier. Avant de reprendre le pouvoir, baisser brutalement mon maillot, s’emparer de mon sceptre, le branler de ses pieds, de ses mains, me sucer avec une énergie de sprinteuse après avoir parié qu’elle y battrait le chrono, s’amuser de me voir la freiner, de peur qu’elle ne franchisse aussitôt la ligne, et puis soudain se faire tendre et caressante et me murmurer à l’oreille tout à la fois les plus belles douceurs et les pires audaces.


Son rire joyeux était la bande-son de ma vie, son corps, ma nouvelle patrie. La vie, Éliane l’adorait sans réserve, elle s’adonnait au sexe avec tout aussi peu de freins, et jamais celui-ci ne m’avait semblé si naturel, puissant, innocent. Elle n’avait pas saisi pourquoi je lui avais donné ce surnom de fille-liane, mais une fois la traduction comprise, elle en fut flattée, presque émue, et se mit en devoir de la justifier plus que jamais. Je lui ai tu pourtant que ce corps et ce mot portaient aussi en moi l’écho d’une autre fille sublime, celle qui m’avait voulu, celle que je désirais tant, celle dont j’ai l’étrange conviction que je lui étais destiné et qu’elle m’était promise. Que je n’aie pas alors cueilli cette liane-là reste encore aujourd’hui une énigme, une brûlure. La fille du Brésil avait apaisé la blessure, et ses doigts sur mon corps avaient effacé la cicatrice.


Nous baisions sans arrêt, nous baisions partout, nos nuits étaient si belles et si féroces, prétendre dormir sonnait comme une trahison. Nous dormions pourtant, puisqu’il le fallait.


Au matin je me réveillais, elle me regardait, une main posée sur ma poitrine. Les draps étaient aussi frais que son corps nu, je m’imprégnais encore de son parfum de mangue mûre, et avant de rejoindre mon travail, je volais sous sa toison sombre un peu de paradis pour éclairer la journée à venir, quand elle ne me tendait pas plutôt son petit cul bronzé pour que j’y dépose en gage un doux baiser, une claque vive ou une sensuelle morsure, comme autant d’acomptes coquins de nos retrouvailles du soir. Elles seraient à jamais inventives et gourmandes, dehors, sur ce rivage nu où la fête de nos corps ferait rougir la lune et pâlir les étoiles.


Et puis bien sûr le disque s’est rayé, l’arrière-goût d’amertume a surgi. Le piège était trop parfait, j’y suis tombé comme une proie naïve, les espèces indigènes ont des prudences mieux aiguisées que la faune introduite. La fille-liane a fini par s’enrouler autour d’un autre que moi. Ni plus beau, ni plus jeune, ni plus tendre, ni plus amoureux surtout, ce n’était pas possible, ni même plus aimé non plus, je n’y crois pas. Mais plus simplement riche à millions, un parti qui ne se refusait pas m’a-t-elle avoué d’un air candide et cruel à la fois. Elle a fini par pleurer en silence, j’ai caressé sa joue, et puis j’ai fermé la porte.


Je ne savais que faire. Mes amis brésiliens se sont mis à m’entourer d’une affection presque excessive. Pas un soir sans musique, fête improvisée, churrasco sur la plage. Ils s’étaient surtout mis en tête de me trouver rapidement une épaule accueillante où me consoler.



J’ai ri en lui disant qu’il n’y avait aucune urgence. Qu’après tout, si je le voulais, je me débrouillerais bien tout seul. Mon cas ne me semblait pas déjà à ce point désespéré qu’il fallut aussitôt mobiliser la légion. Et puis je l’ai surtout charrié sur le principe. C’était un peu comme si on me demandait quelle marque de bagnole j’allais choisir, entre Volvo et Mercedes, à présent que la Peugeot avait coulé une bielle. Toutes proportions gardées, j’avais déjà été halluciné à mes seize ans, quand notre chien avait rendu l’âme. Il n’était pas encore incinéré que les voisins me demandaient déjà si nous allions aussitôt reprendre un berger australien. « Le même modèle », disaient-ils.


La vérité, c’est que je ne cherchais pas une nouvelle liane. Pas le même modèle, et pas un autre non plus d’ailleurs, quelles que soient les options. Pas envie de comparer, ni même de me livrer à l’essai. Le Brésil, j’y étais arrivé à vingt-huit ans, assez jeune encore, un peu désemparé aussi. J’adorais ce pays, il m’avait soigné de mes doutes, j’y avais été heureux, et rien n’indiquait que je ne pourrais pas l’y être à nouveau. Mais j’en avais presque trente-cinq à présent. Et quelque chose m’indiquait qu’un cycle s’était clos, que l’heure des choix était revenue, et que la mise devenait cette fois plus risquée. La firme internationale de BTP qui m’employait cherchait d’urgence un ingénieur correspondant à mon profil pour un chantier majeur en Europe. Ils m’ont fait une proposition de promotion. Qui ne se refusait pas, comme aurait dit la fille-liane. J’y ai vu un signe du destin. Faites vos jeux, rien ne va plus. J’ai bouclé mes malles, dit adieu à mes joyeux amis et à ces doux et parfois tristes tropiques, aux baisers de feu, à une bonne part de moi, la meilleure sans doute. Je me suis installé ici l’an passé.


Finalement, j’ai acheté une Audi.


Ne vous y trompez pas. Quand le soleil tape fort comme il le fait maintenant, quand la musique du Brésil caresse cette pièce de ses accords savants, n’allez pas croire que je suis nostalgique ni que je pense encore à elle, ce n’est pas le cas. On est, sous ces latitudes-là, volontiers fataliste, on hausse les épaules, on se dit « c’est comme ça », on se verse un autre verre de cachaça, et puis on continue, a-t-on vraiment le choix ?


Je voudrais simplement qu’on me rende du temps, celui que j’ai si mal placé en misant sur un amour doux, mais fragile comme un pain de sucre, et que pourtant je ne renie pas. Le temps que j’avais déjà perdu dès ma jeunesse, par excès de prudence, par une timidité de vivre. Le temps qui s’accélère depuis lors en exil : je ne suis ni jeune ni vieux. Ni d’alors ni d’à présent. Ni d’ici ni de là-bas.


Dehors j’aperçois Marjolaine s’éloigner presque en rythme, sa démarche plus légère encore que celle de la fille d’Ipanema.


Danse, danse, danse encore, petite. Il fait si chaud, et moi j’ai un peu froid.




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6. Contusion, confusion



Vite, vite, trop vite, tu patines dans le parc, mais es-tu vraiment certaine que ce soit pour t’entraîner ? Tu t’es faite si belle, ce n’était pas bien difficile, mais cette fois tu t’es surpassée. La chaleur est intense, elle irradie sans pitié, et pourtant tu prolonges la séance en allongeant la foulée. Déjà trois tours de bouclés, et sans doute bien des admirateurs se prennent-ils à nouveau à guetter le suivant, goûtant la perfection du geste, la perfection du corps, une apparition, un souffle sensuel et frais dans l’air écrasant.


Tu ne les remarques pas, pourtant. Que cherches-tu du regard, sans vouloir te l’avouer ? Tu ralentis un peu la cadence en approchant de la buvette. Il y a foule aujourd’hui, et elle est assoiffée. Tu l’aperçois, appuyé contre le bar, une bouteille d’eau à la main. Son T-shirt est maculé de sueur, il boit goulûment au goulot. Tu te surprends à frémir. Au moins, tu ne te mens plus : tu reconnais qu’il t’attire.


À quinze ans, sa beauté boudeuse était émouvante et fragile, il flottait un reste d’enfance dans ses yeux d’un bleu vif. Il n’y avait alors rien d’équivoque dans ton émotion. Aujourd’hui, tu hésites. Il a mûri plus qu’il n’a changé. Le duvet blond couvrant ses bras a foncé, ses traits et son corps ont pris du caractère et de la force. La pureté du regard est restée. Tu l’appelles « mon petit soupirant », ça l’amuse, il a négocié pour que tu retranches « petit ». Parce que c’est vrai, depuis votre première véritable rencontre, tu l’as revu tous les jours, ici même, c’est comme un rendez-vous tacite, un petit moment complice, délicieux. Un moment innocent, mais addictif aussi : tu cherches sa voix, sa conversation sans calcul, si désarmante. Sa présence. La beauté du diable et un regard d’ange.


Noé t’a vue, il te sourit. Se fige. Un chien déboule sur la piste, tu l’évites de justesse, mais déséquilibrée, tu viens heurter un poteau. Tu tombes. Douleur vive dans la jambe. Il est déjà là qui te redresse. Il t’a portée dans ses bras, t’a posée sur une banquette, a calé un coussin sous ta nuque. Les gens se retournent, tu entends se bousculer les mots « malaise », « chaleur », « syncope ». Faut-il appeler un médecin, une ambulance ? demande le serveur à Noé en lui tendant la trousse. Avec douceur, il défait la bottine, retire la chaussette, palpe ton mollet barré d’une large éraflure.



C’est lui qui le pose après avoir badigeonné la blessure. Ta peau picote, l’alcool a réveillé la douleur, il la soulage de son souffle. Il prend ta main, tu te sens faible, mais tu fais signe que tout va bien. Il pose un linge mouillé sur ton front. Sans quitter ton regard, il ose un baiser sur ton pied nu. Tu protestes pour la forme, il répond en riant que c’est l’hommage dû aux princesses. Tu te demandes si ses lèvres, il les pose encore en songe sur tout ton épiderme, sur tes pleins et tes creux, tes recoins les plus doux, les plus fragiles, les plus intimes, si ces émois l’entraînent parfois vers des caresses solitaires ; son aveu te trouble, il te donne le frisson. Il est tellement attentionné, ton bel infirmier, que tu aurais volontiers visionné ces séances privées où ton corps tenait le premier rôle. Tu ne peux t’empêcher de songer à ceux que tu hésites à offrir au sien dans tes fantasmes inavoués.


Le serveur a posé devant vous des limonades fraîches. Il prend son temps, s’inquiète de ton état, remet à Noé la poche de glaçons qu’il a réclamée pour réduire l’hématome, il demande s’il te faut autre chose, mais tu n’es pas dupe : l’homme s’attarde sur le fuseau de tes jambes, le galbe de tes épaules, les échancrures de ta brassière, là où naissent les contours de tes seins. Il scrute probablement même la surface du tissu, espérant y découvrir un relief indiscret.


Noé te tend le flacon, te recommande de le boire, le sucre pourrait aider à doper ta tension. Le serveur s’éloigne à regret, en pestant contre la chaleur lourde. « On se croirait en pleine jungle, en Afrique. »



Cette fois, vous partez tous les deux d’un franc éclat de rire.



Depuis combien de temps n’as-tu plus ri comme cela ? Il est déchaîné.



Pour toute réponse, tu lui souris, et lui adresses un lent clignement de ta paupière.



La douleur elle-même est calmée, mais tu es encore un peu étourdie. Malaise vagal. La chaleur n’arrange rien. Tu restes songeuse et silencieuse. Il est craquant, ce garçon. Mais tout t’invite à la prudence, pour toi, pour lui. De toute façon, pour l’instant, tu cherches la sérénité, presque la solitude. Tu ne viens pas de briser tes liens pour foncer tête baissée dans une impasse. Gare à la chute.


La mélancolie te gagne. La tentation aussi. Tu fermes les yeux. Le soleil tape.




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7. La nuit, je mens



Elle est ma compagne et ma complice nocturne : à défaut d’être déjà architecte, j’en ai la lampe. J’aime son allure d’oiseau haut sur pattes, sa cinématique astucieuse, ses ressorts apparents. Sa malice me rappelle la joyeuse fantaisie des dessins animés des studios Pixar, dont elle forme le logo. Je la traite dès lors comme un personnage, je n’hésite pas à lui parler à voix haute, elle forme pour moi une lumineuse présence. Elle accompagne mes travaux, mes calculs, mes tracés, la révision des cours, la nuit.


La nuit, toujours la nuit. J’aime travailler quand la ville s’endort. Cette impression d’être seule aux commandes, comme les pilotes de l’Aéropostale survolant les flots noirs.


Cette fois, c’est différent. La chaleur du jour a été accablante, et la nuit n’apporte que peu de réconfort. Les fenêtres grandes ouvertes n’y font rien : l’air nocturne reste étouffant, et ne parvient pas à évacuer la moiteur qui m’entoure. Ce n’est qu’au petit matin qu’elles apporteront un peu de répit, un peu de confort à mon sommeil. Demain sera pire encore, la radio l’a annoncé.


La nuit dernière fut pénible. Je me suis réveillé la tête lourde, sous la simple protection d’un drap léger, le T-shirt imprégné de sueur. Mon petit tanga de coton était lui aussi encore humide de mes rêves étranges, entre fantasmes érotiques et cauchemar halluciné. J’y déambulais nue et en sueur, offerte au regard d’hommes venus en nombre, le prospectus municipal du programme Ateliers d’artistes entre les mains. L’un d’entre eux avait déployé sur le sol la double page panoramique du magazine de cul. Il me réclamait d’imiter la pose de cette femme provocante, et je m’exécutais docilement, sans jamais atteindre le même effet, en dépit de toute ma bonne volonté. Malgré ma bouche savamment entrouverte et mon regard lascif, malgré mes mains en coupelles leur présentant mes seins fermes et leurs tétons drus, malgré l’angle ouvert que formaient mes cuisses écartées, il manquait toujours un élément pour satisfaire le public fasciné par le modèle original, sa blondeur platine, les ondulations savantes de sa coiffure sudiste, la plénitude de son cul de pouliche texane, le ravage incendiaire de ses obus mammaires. Alors, pour tâcher d’émouvoir leur libido virile, sous leurs encouragements et commentaires douteux, je plongeai deux doigts dans ma fente et me mis à la besogne, jusqu’à ce que ma clochette éclose de sous son capuchon, et bientôt ma respiration se fit haletante, portée par le chœur des « salope » et des « petite pute » émis par l’assemblée des mâles désormais bien plus proches. Ils saluèrent mes efforts de leurs phallus dressés, jusqu’au moment du gémissement et du spasme, celui de ma propre énigme enfin déchiffrée. Ce fut pour eux aussi le moment de la décharge, et ce fut pour moi l’instant du réveil en sursaut, baignée d’une chaleur poisseuse que j’aurais sinon attribuée au contact de leurs pollutions nacrées.


J’en ai parlé à ma lampe, à qui je confie volontiers mes secrets et mes doutes. Je lui ai dit le trouble qu’il y a à se confronter au mystérieux désir des hommes, mais aussi aux contradictions si complexes à démêler du mien propre. J’ai rappelé le mépris et le dégoût que m’inspire toute forme de sexe avilissante, triviale, ou même simplement moche, dépourvue de toute trace de mystère. Mais je lui ai avoué aussi le désir de provoquer le désir, le frisson de se sentir convoitée, mais jamais menacée, la tentation de l’abandon volontaire à la volonté d’autrui, l’appétit que l’on met peut-être alors à souffler sur les braises, le vertige d’offrir à l’autre, s’il le mérite, ce qu’il convoite, tout en y prenant sa propre part de jouissance.


Tant d’émotions que mon propre désir attend, tant de questions auxquelles ma jeune et médiocre expérience n’a jamais pu répondre, faute de trouver l’accord naturel avec le bon partenaire. Le premier fut séduisant et charmant, mais d’une désinvolture décevante, négligeant combien l’occasion avait pour moi valeur d’offrande. Le second, un abruti, un homme marié, dépourvu de la moindre imagination, de la moindre délicatesse, soulignant vulgairement de commentaires plats et niais sa vanité d’être équipé d’une queue, de la fourrer en moi comme si je n’étais qu’un accessoire inerte. Le dernier en date et le plus régulier était tendre et touchant, mais bien fade aussi hélas, confondant les rôles de l’ami et de l’amant, noyant toute passion sous des excès de précautions ; son amour était doux, mais écœurant, comme un excès de caramel étouffe la fraîcheur d’un dessert fruité. Par faiblesse ou délicatesse, je n’ai que trop tardé à lui signifier la rupture, la lui rendant d’autant plus douloureuse, quand je l’aurais voulue si apaisée. Je ne suis pas avide de renouveler l’expérience de l’engagement amoureux. Je n’ai pas plus de goût à simuler qu’à faire souffrir.


Je referme les notes du cours, il faut cette fois que je trouve un sommeil serein, malgré la chaleur. Elle est de plus en plus intense, de plus en plus pénible à supporter, elle m’emprisonne comme une camisole, m’étourdit la tête. Encore heureux qu’elle ne coïncide pas cette fois avec mes règles. Dormir, mais comment ? Il s’est passé moins d’une heure depuis ma dernière douche, et me voilà déjà ruisselante et fiévreuse. J’éteins la lampe.


Une goutte de sueur perle sous mon aisselle épilée, elle glisse rapidement sur mon flanc, coule le long de ma poitrine, y laissant une minuscule trace de fraîcheur. Je frissonne. Sensation légère, pareille à une caresse inattendue. Je plonge les mains sous mon débardeur, saisis mes seins comme pour en demander davantage, mais l’absence de surprise est cette fois décevante. Mes doigts ciblent mes mamelons, ils les frôlent, les éveillent, les triturent, les étirent et les tordent. Mes tétons ne tardent pas à gonfler et durcir, et la surface de mes sombres aréoles se couvre de minuscules protubérances plus claires. Raidie sur ma chaise, je ne m’accorde aucun répit, aucune grâce, cherchant la frontière si mal tracée entre excitation et douleur. Je ne suis pas près de dormir. Chaleur. Soupirs. Envie de sexe. Envie de jouir.




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8. Tableaux d’une exposition



Les gens continuent de défiler dans mon appartement, ça n’a pas arrêté. Un soulagement, à vrai dire. On aurait pas eu l’air con, tous les trois, à attendre toute la journée les bras croisés, en fixant d’un air morne nos photos alignées sur le mur, dans le ronflement des ventilateurs que j’ai installés pour dissiper un peu la chaleur ambiante.


On était dans nos petits souliers, ce matin. Faut dire qu’on s’était appliqués, aussi, on avait tâché d’être à la hauteur, sans pour autant avoir la prétention d’être des artistes. Nos clichés attendaient le regard de quelqu’un. Allaient-ils plaire ou non, allaient-ils laisser indifférent ? Le public nous laisserait-il des commentaires ? Chacune de nos photos racontait une histoire, un peu comme une nouvelle qu’on posterait sur un site d’écrivains du dimanche.


J’entends le rire de Michèle, puissant et rocailleux. Elle circule avec les plateaux, proposant les petits fours qu’elle a passé la journée d’hier à préparer, en tâchant de faufiler son quintal parmi les visiteurs. Elle se marre, elle se marre toujours, Michèle, derrière ses lunettes d’écaille d’un violet pétant, sous sa coiffure oxygénée qu’on croirait sortie d’une anthologie du punk. Elle se marre dans ses photos, aussi. Amusée par la fascination que semblent éprouver les gens sur le web pour les photos de chats, elle en a fait une série animalière un peu étrange, dont l’esthétique décalée rompt brutalement avec les standards mièvres du genre. Elle est douée, Michèle. Douée, chaleureuse et marrante. Sous chacun des cadres, elle a posé un carton avec un titre. Chatte mouillée. Chatte poilue. Je joue avec ma chatte. Ce genre de plaisanteries. Faudrait qu’elle les réunisse dans une galerie en ligne. Elle exploserait les stats de visite.


Il semble ravi aussi, Noé. Il aborde les gens qui regardent ses photos, se lance dans des explications alambiquées, alimente des conversations un peu absurdes. N’arrête pas de parler aux femmes de sa vocation contrariée de photographe de nus, réclame des volontaires, avec un clin d’œil plus malicieux que salace. Tout le monde se marre, et bien entendu Michèle la première, qui pose aussitôt sa candidature. Chiche, lui répond-il… Marjolaine est là aussi, tout sourire et ravissante. Elle parle avec lui, et il en paraît un peu troublé, il semble soudain plus pensif. Sa vraie nature, je pense. Ses plaisanteries permanentes sont une forme de pudeur. Il a la volubilité des timides, leur audace un peu brusque et maladroite, mais son regard le trahit. Je me reconnais un peu en lui à son âge. C’est un tendre, un contemplatif qui se soigne. Ils sont bien assortis, Marjolaine et lui. Tellement jeunes et purs et beaux, tous les deux. N’aie pas peur, Noé. Ne te réfugie pas derrière tes vannes. Elle en vaut la peine. Je te fredonnerais bien la chanson de Souchon. Tu sais : « Dès qu’on sent qu’on se fait de l’effet, on se cache des choses… »


Quant à moi, je médite en regardant les photos des autres.


Enfin, plutôt une photo. C’est Noé qui l’a prise au parc.

Cette jeune femme au corps souple, montée sur ses patins, qui s’incline en se projetant dans le virage avec une énergie rageuse… Elle traverse mon cerveau à toute allure, en y déclenchant un bang supersonique qui me fait vaciller.


Noé m’a vu en arrêt, il s’approche.



Son prénom chante dans mes oreilles, il résonne dans ma mémoire, il court sur ma peau, la lacère de ses patins furieux.


Et à cet instant, je ne sais pas qui je prie, mais je m’entends prier.


Rendez-moi un peu du temps que j’ai perdu. Juste celui-là.

Il m’a manqué moins d’une seconde.




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9. Je suis venue te dire que je m’en vais



Elle a fait ses paquets, emballé ses vêtements et ses livres, pris ce qui lui revenait en cuisine, récupéré à peine un ou deux meubles, et c’est tout. C’est tout et c’est peu, le mobilier qu’elle emporte, et qui attend sur le trottoir le retour des deux cousins partis chercher le véhicule garé un peu plus loin : une simple camionnette suffira. Elle était impatiente de couper les ponts, acter aussitôt la séparation conjugale, et cesser au plus vite toute cohabitation inutile avec ce type dont la simple évocation l’horripile.


Je l’ai aperçue de loin, j’ai marché vers elle comme un automate, l’estomac noué, la tête vide. Je ne sais même pas de quoi j’avais peur. Qu’elle ne me reconnaisse pas, qu’elle m’ignore, qu’elle me juge. Ou pire encore : qu’elle m’adresse le salut courtois qu’on garde pour les vagues connaissances, il ne s’était rien passé, il ne se passerait jamais rien, salut, comment vas-tu, ça fait longtemps, tu vas bien, quelle chaleur.


Et puis elle m’a vu quand j’ai ralenti sur le seuil. Elle n’a pas parlé, elle n’a pas bougé, elle est restée immobile. Mais elle n’a pas quitté mes yeux, elle y a plongé les siens comme si nous étions encore à cette table d’été. Est-ce qu’elle y a lu tout ce que j’étais incapable de lui dire ? La férocité des souvenirs qui rabote le cœur, la nostalgie de ce qu’on a jamais vécu par sa propre faute, et puis combien elle était encore plus belle aujourd’hui qu’alors.


Elle a fini par me sourire, elle m’a invité à m’asseoir sur les marches, et nous avons parlé, peu, comme pour réapprivoiser nos voix. Elle n’a pas raconté sa vie, moi non plus. « La mienne se résumerait assez vite, regarde, elle tient sur le trottoir », a-t-elle dit en désignant le peu de choses que ses cousins chargeaient dans le fourgon. « Je n’emporte aucun souvenir. Je ne veux rien qui m’encombre ».


Elle ne m’a rien promis. Elle n’a rien exclu non plus. Elle m’a même donné son numéro. Mais elle a réclamé un peu de temps. C’était inattendu. Trop chargé d’émotion.


Les deux hommes avaient fini. Ils l’attendaient discrètement. Je l’ai serrée dans mes bras pour prendre congé, et ce contact m’a flanqué le vertige. Nous nous sommes regardés. Le silence est venu, le silence pesait, presque aussi lourd que l’étau de chaleur étranglant la ville.

Elle a hésité.

Un fracassant concert de cigales a résonné dans ma tête.

Et puis elle m’a soudain embrassé. Un vrai baiser. Long, lent, doux, sensuel et gourmand, plus torride que l’air surchauffé de la ville.


Et ce fut tout. Elle a tourné les talons. Moi aussi. Je n’ai pas voulu la regarder partir. Tout semblait s’évaporer dans la rue en cuisson.




*****




J’ai marché dans le parc. J’y suis resté longuement, et j’étais loin d’y être seul : il y fait à peine plus frais, mais chaque degré est bon à prendre. Il se vide à présent. Le crépuscule tombe. Me voilà près de la buvette. Son auvent est fermé, les chaises empilées sont rangées, emmaillotées d’une chaîne à cadenas, tout a été mis à l’abri en prévision de l’orage qui menace.


Bien entendu, j’ai désobéi.


Avoue que ça aurait été vraiment trop con de ne pas te chercher aussitôt, après tout ce temps perdu. Je t’ai envoyé un texto.



Alex,


Peut-être qu’un jour qui sait ton prince viendra. Et cætera.

Mais en attendant, c’est un sacré déluge qui va s’abattre. Tu fais comme tu le sens, aucune obligation, mais c’est un spectacle que j’aimerais voir avec toi. Aux premières loges. J’ai posé mon arche près de la buvette du parc. Et puis pour tout dire, j’ai encore ton goût dans la bouche, et c’est aussi un goût de trop peu. Comme toujours.



J’ai attendu.


Et te voilà.


Tu es venue avec la pluie, avec la nuit.

Et cette fois, je sais que tu y crois. Je le vois à tes yeux et à ton rire.


Plus la pluie tombe et plus tu ris, plus je t’enlace et elle aussi. Et la voilà qui redouble, elle tombe par paquets, elle ronfle, nous sommes trempés, le tonnerre résonne et tu ris de plus belle. Alors, dans ce parc désert où l’on n’y voit goutte, à part les gouttes, à part toi, tu me déshabilles avec gourmandise, de toutes mes nippes qui pèsent déjà leurs tonnes de flotte. Tu déboutonnes ton chemisier, tu quittes ta jupe et tes sandales, ton soutien-gorge et ta petite culotte soulignée de dentelle, tu envoies tout valser, même moi, que tu fais tourner dans tes bras. Te voilà nue, frémissante et joyeuse, tu rivalises avec la pluie, c’est à qui de vous deux fera tambouriner sur mon corps le plus de baisers. Les siens sont glacés, les tiens sont chauds. J’ai fait mon choix.


Et c’est protégés par ce rideau liquide, avec mille douceurs, avec mille précautions, que nous prenons le temps de nous découvrir.

Que tout se mélange et se dilue.

Mes yeux clairs et tes cils sombres.

Ta toison d’or et ma part d’ombre.


Et je ne sais même plus de quoi tu parles quand, les mains sur mes épaules, les yeux levés vers les nuées, tu me murmures :





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10. La fille d’en face





Son rire de cristal me tord le ventre, sa boutade aussi. Je ressens encore le plaisir trouble de sa présence, presque douloureuse à force d’être douce. Le frôlement de nos corps quand elle voulut essuyer les verres, pendant que je me chargeais de la plonge. Son parfum de muguet, sa délicatesse de fougère. Je tâchais de me concentrer sur le travail de l’éponge. Je me sentais fébrile.



Elle n’a pas raccroché, mais sa voix s’est tue. Une lumière douce filtre depuis son étage. L’appartement est plongé dans la pénombre, mais elle a placé un alignement de bougies sur le rebord de la fenêtre. Un long moment passe avant que je ne la voie apparaître dans la lueur des flammes qui vacillent, vêtue d’un peignoir de coton blanc. Elle me regarde longuement, avec intensité. Ma gorge se serre. Elle dénoue la ceinture. Marque une pause, me tourne le dos. Fait glisser le drap sur une épaule, puis l’autre. J’actionne le déclencheur, les pauses longues font retentir les claquements mécaniques du rideau, bien plus lents que le fracas de mon cœur qui bat la chamade. Le peignoir glisse, révèle ce dos creusé, ce petit cul parfait, cette longue nuque souple, ce visage incliné de côté avec la cruelle douceur d’un Vermeer. Et puis elle se retourne, et cette fois j’en perds mes mots. J’aperçois sa main saisir le téléphone. Je porte l’écouteur à mon oreille, elle le voit.



Elle a actionné l’ouvre-porte. Je monte l’escalier avec précaution, il est aussi raide que mon sexe. La porte du palier est entrouverte, je la pousse. Elle se tient nue dans le clair-obscur avec une grâce de ballerine, le menton soulevé, le corps cambré, les seins tendus, les bras rejetés dans le dos. Le courant d’air soufflant depuis la fenêtre ouverte fait danser sur son front une mèche qui a échappé au chignon. Son épiderme est ému. Sa voix tremble un peu.



Dehors, le tonnerre gronde.




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11. Après nous, le déluge



Il n’y a plus de ciel, plus de parc, plus d’étang ni d’horizon, tout s’est confondu dans une masse liquide, tous les éléments ont cédé, épuisés par ces jours accablants. Le parc suffoquait, brûlant et assoiffé, comme nous, et tout a rompu pour abreuver nos désirs.


Les gouttes nous bombardent en tourbillons, aussi lourdes que des fruits mûris par un soleil féroce, le miroir de l’étang se trouble de leurs impacts, comme s’il avait déjà la chair de poule à l’idée de ce qui s’annonce, de ce que nos corps nus vont enfin se dire. Moments de confusion et d’euphorie, je me blottis contre toi dans ce vacarme de cataracte, nos épidermes encore brûlants flagellés par les cordes qui tombent. Je me livre volontairement à leurs fouets, je veux bien être châtiée mille fois si c’est pour t’appartenir, si mon seul vice est de te vouloir en moi.


Tes bras m’entourent, tes mains me protègent, les miennes frôlent tes muscles, saisissent ta queue ardente et épaisse, magnifique et impatiente. Je ne retarde pas le moment d’aller à sa rencontre, de l’apprivoiser avec méthode, de lui offrir le contact caressant de ma joue, la précision de mes coups de langue, avant de la gober toute entière, de la noyer dans de lents tourbillons. Une main saisissant tes bourses et l’autre la base de ta hampe, j’entreprends mon travail d’obstiné va-et-vient ; je suis l’intrépide dresseuse de ton fauve, je le flatte, je le maîtrise avec poigne, je le suce en tenant la cadence. Il se dresse, obéissant, je le sens prêt à rugir, mais toi tu m’écartes, tu saisis mon visage, tu l’amènes lentement face au tien. Tu m’embrasses. Tu me regardes, comme tu me regardes…


Nos yeux se parlent, ils se disent la gratitude de nous être enfin trouvés, d’avoir tout balayé, les hiers, les demains, les peut-être et les toujours. L’amour ne vit que d’aujourd’hui, il ne se mérite que dans la densité de l’instant, il ne peut survivre sans imprudence ni sans abandon, sans aveux ni sans risques, sans le courage de brûler ses vaisseaux, sans celui de se montrer plus nu que nu, d’abandonner le langage pour en inventer de nouveaux.


Le nôtre est tout simple, nos corps se suffisent.


Chacune de tes caresses vient de si loin, elle m’a cherchée partout, elle a traversé plus de dix ans pour mourir sur mon corps, pour qu’un jour mes doutes et tes regrets cèdent sous tes coups de bélier, pour que les flots de ton désir se déversent en moi, pour que le plaisir m’inonde en vagues.


Toute cette eau ne suffira pas à calmer ta fièvre.


Elle coule et toi tu plonges, ta langue nage, elle ondule au creux de mon bassin et déjà je déborde. Tu m’as saisie par la taille, tu m’a soulevée, tu m’as portée, accrochée à ton roc, tu as cueilli de ta bouche les fruits de mes seins, tu as fait rouler sur leurs pointes durcies des envies carnassières, m’arrachant de petits cris de surprise et d’émoi. Tes mains pétrissent mon cul, il te fournit une cible si tentante, sa teinte plus claire contraste avec le cuivre de mon dos. Tu t’émerveilles de le sentir si ferme sous tes mains conquérantes, tu l’explores, tu le pinces, tu le griffes presque, et ton doigt vagabond s’égare sans merci dans son sillon. Tes cruautés de mâle me sont si voluptueuses, elles m’arrachent des oui, des gémissements inédits, des secousses de démente, des envies de te mordre auxquelles je ne résiste pas longtemps.


Je te veux, je te veux tellement, je te veux maintenant. Tu ouvres mes cuisses, je guide ton membre, je le sens palpiter en moi, joli poisson vif dans mes eaux profondes, ma plus belle prise se débat comme un beau diable, et moi tout ce temps qui t’accompagne en rythme, qui d’une infime pression sur tes reins te freine ou te libère, t’indique quand donner du mou et quand raidir la canne.


Mon fier amant, mon bel orage

Mon tout dur et mon tout doux

Toi qui me pilonnes avec une férocité de guerrier barbare

Toi qui savoures l’ivresse de me chevaucher à cru

Je sais déjà qu’il n’y aura ni trêve ni prisonniers

Pas avant que ma jouissance n’éclate avec le fracas du tonnerre

Pas avant que ta semence ne jaillisse en éclairs puissants

Nos sauvageries amoureuses nous guériront du passé

Elles nous vengeront déjà des futures catastrophes

Mais en cet instant

En cet instant miraculeux

Où nos cœurs explosent au cœur de l’orage

En attendant la chute des astres et la fonte des glaciers

Tandis que tu fouettes tes chevaux, agrippé à mon cul

Encouragé par mes cris réclamant le galop

Que ton sexe furieux dilate mon sexe inondé

Je saisis de mes mains ton visage

Pour que se marient la violence de nos désirs et la tendresse de nos regards

Pour que tu saches combien je t’ai reconnu

Combien je me donne à toi

Combien je te prends pour homme

Mon conquérant, mon captif

Mon esclave et mon maître

Mon torrent de déluge aux frissons éblouis

Mon amour de canicule aux lèvres incandescentes

Baise-moi, baise-moi encore et encore

Offre-moi ton âpre désir d’homme tes douceurs adolescentes

Et puis regarde-moi regarde bien regarde ici

Entre nous se dressaient tant d’obstacles et de peur et d’ennui

Entre nous rien n’était écrit

Mais ce l’est désormais

Tout est accompli

Je te l’offre

Lis