n° 19281 | Fiche technique | 16608 caractères | 16608Temps de lecture estimé : 9 mn | 02/11/19 |
Résumé: En souvenir. | ||||
Critères: cérébral nonéro mélo | ||||
Auteur : Radagast Envoi mini-message |
La ville retentissait des hululements des sirènes, des cris des blessés appelant à l’aide. Dans l’air flottait toujours une odeur de poudre et de sang.
Les secouristes, pompiers et médecins du SAMU, portaient assistance aux victimes, prodiguaient les premiers soins ou recouvraient d’un drap blanc des corps inertes.
Les policiers armés sécurisaient les lieux, bien inutilement, car le dernier des assaillants – ou des assassins – venait de se faire abattre.
Les ultimes victimes de ces barbares traînaient encore sur le bitume que les policiers de la scientifique commençaient leurs investigations, relevant des indices sur les corps, prenant des photos des douilles, des impacts de balles sur les murs, des vitrines explosées.
Dans les hôpitaux débordés, le personnel médical courait d’un blessé à l’autre, tentant de résorber l’afflux des victimes. Il fallait certes soigner les blessures physiques, mais bientôt viendraient celles de l’esprit, car certains, pourtant indemnes, ne réagissaient pas et fixaient un point devant eux, hébétés.
Malgré toute leur bonne volonté, les urgences commençaient à saturer.
Les services peinaient à gérer l’afflux de parents, d’amis qui venaient s’enquérir de la présence d’un proche dont on se trouvait sans nouvelles. Un numéro vert fut bien installé où des bénévoles tentaient de renseigner une mère ou un mari affolés, bien souvent en vain. Dans la panique générale, on soignait dans l’urgence sans savoir qui se trouvait sur la civière. On essayait de sauver, on ferait les recherches plus tard.
Un vieil homme allait d’hôpitaux en cliniques, de postes de secours en commissariats, en vain. Personne ne pouvait lui fournir le moindre renseignement. On le renvoyait de service en service. Il faisait peine à voir, le visage hagard, les yeux rougis par les larmes.
Il marchait voûté, s’aidant d’une canne, s’arrêtant parfois pour téléphoner, tombant à chaque fois sur la messagerie.
« Vous êtes bien avec Anaëlle, retentez votre chance un peu plus tard… «
Il envoyait texto sur texto, là aussi sans réponse.
Il tournait dans la ville depuis plusieurs heures, avançant à petits pas. Ou alors appuyé sur sa canne, il attendait le bon vouloir du personnel débordé.
Pour s’aider dans ses recherches, il compulsait le compte Facebook de sa petite-fille, espérant y déceler une activité. Il s’en est même ouvert un alors qu’il ne comprend rien au fonctionnement de ce moyen de communication, mais il espère recevoir ainsi des nouvelles de la part de ses amis, de ses connaissances. L’ombre d’une rumeur lui suffirait.
Mais rien ne se passe malgré ses efforts, aussi revient-il errer de nouveau dans les couloirs des hôpitaux. Pour certains peut-être la seconde ou même la troisième fois, posant toujours la même question :
À chaque fois, il reçoit la même réponse, « elle n’est pas ici ». Réponse donnée par des gens qui courent, qui prennent à peine le temps de répondre ou de jeter un œil sur la photo.
Certains même le rembarrent, lui disent de les laisser faire leur boulot. D’autres lui demandent ses coordonnées, si jamais ils avaient des nouvelles… le si étant toujours si douloureux à entendre.
Il marche encore plus voûté, tête basse, prenant encore plus appui sur sa canne, avance à petits pas, comme accablé. Ces allées et venues de plus en plus stériles l’épuisent.
Il remonte un couloir d’un pas lourd, quand une jeune infirmière l’interpelle.
La jeune femme semble hésiter, encore peu sûre d’elle, tant elle craint de donner de faux espoirs, de faire souffrir encore plus ce brave homme.
Il s’arrête, se retourne, observe l’infirmière, sèche une larme.
Le vieil homme hoche la tête.
Épaule contre épaule, l’étrange couple remonte un corridor. L’infirmière tient le bras de son voisin, il semble tellement ému et épuisé qu’il vacille un peu.
Dans une pièce ressemblant plus au poste de contrôle d’une centrale nucléaire qu’à une chambre d’hôpital se trouve un lit. Un simple lit banal en métal.
Sur ce lit se tient une jeune femme, allongée, les bras le long du corps. Des pansements lui couvrent une partie du visage. Entourée de potences à perfusion, des cathéters perforent ses bras, un appareil respiratoire envahit ses narines, un autre tube déforme sa bouche. Sa respiration rythmée par le bruit sourd des appareils d’assistance, par le bip lancinant de sa fréquence cardiaque.
Des tuyaux, sondes et autres appareils barbares ceignent, entourent, perforent son jeune corps. Seule sa poitrine qui se soulève régulièrement laisse un espoir qu’elle soit encore en vie.
Monsieur Durand se fige à la vue de la blessée, étouffe un sanglot de sa main portée à la bouche, écrase une larme et serre la main de l’infirmière.
Il la regarde et hoche la tête en souriant.
La jeune femme ne vit rarement autant d’amour dans un regard que dans celui ce grand-père éperdu de chagrin et de joie.
Il ôte sa veste et se saisit d’un siège.
Assis près de la jeune fille allongée, il lui prend la main.
L’infirmière les observe quelques instants, émue aux larmes, puis alors qu’elle s’éloigne, elle perçoit les paroles du vieil homme qui s’adresse à sa petite fille.
À cinq ans déjà, tu te faisais remarquer. Souviens-toi, nous ne pouvions aller dans un supermarché sans que tu ne fasses un caprice pour pousser le chariot. C’est à peine si tu atteignais la poignée, mais tu poussais, poussais. Nous en riions toujours, devant ton petit air concentré et buté. Au fur et à mesure que nous le remplissions, il fallait bien t’aider, il devenait de plus en plus lourd, tu rechignais, refusant tout coup de main têtue comme une mule. Mais tu étais heureuse, même si tu heurtais des têtes de gondole et semais la panique chez les ménagères de moins de cinquante ans…
Aussi, lorsque nous sommes allés voir ta mamie à l’hôpital, tu as fait pareil. Alors que nous discutions avec des amis, tu t’ennuyais et as commencé à errer dans le grand hall qui faisait office d’accueil.
Un vieil homme était assis sur un fauteuil roulant en attendant je ne sais qui ou je ne sais quoi. Toi, intéressée par ce truc à roulettes t’en es approchée par-derrière et t’es mise à le pousser… comme un vulgaire chariot de courses.
L’occupant du fauteuil s’est retourné et ne voyant personne s’est mis à pousser des cris d’orfraie. Normal, tu le dirigeais droit sur des escaliers ; il se voyait déjà rejouer Le cuirassé Potemkine.
Fallait le voir gesticuler comme un sémaphore dans son fauteuil. Un fauteuil hanté ne se rencontre pas chaque jour, sauf dans « SOS Fantômes ».
En tout cas, tu nous as bien fait rire… le type un peu moins !
Nous nous sommes moins amusés aussi lorsqu’il fallut appeler les pompiers…
La voix du vieil homme se cassait à l’évocation des souvenirs.
C’était un soir d’été, nous prenions l’apéritif avec des amis et des voisins, l’ambiance était joyeuse et détendue. Tu t’amusais avec Laurie, ta meilleure amie, ta complice pour organiser des bêtises.
Nous nous sommes inquiétés lorsque vous vous êtes volatilisées. Nous vous avons cherché, dans la maison, dans le jardin, pour finalement vous retrouver dans le grand peuplier en bord de route.
Vous vouliez voir l’horizon, paraît que le voir de haut permet d’apprécier mieux la vue.
Pour apprécier, c’était réussi, à quarante mètres de hauteur vous aviez une vue imprenable. Mais surtout comme deux chatons, vous aviez su monter, mais ne saviez plus redescendre.
Aucun de nous ne pouvait vous aider, l’un avait le vertige, l’autre de l’arthrose, ou tout simplement trop enrobés. Les dernières branches d’un peuplier sont fines et fragiles. Impossible pour des lourdauds comme nous d’aller vous récupérer.
Il fallut l’aide des pompiers et de leur grande échelle pour vous faire descendre. Nous hésitions entre vous enguirlander et vous serrer dans nos bras, tellement vous nous aviez fait peur. Mais, face à vos grands yeux affolés, nous choisîmes vite.
La jeune infirmière passe de temps à autre, histoire de vérifier les constantes de la jeune femme. Elle apporte même une bouteille d’eau et un verre à ce brave homme en larmes.
Si la présence du visiteur ne semble pas améliorer l’état de la blessée, de lui tenir la main, de lui parler ne lui fait pas de tort non plus.
Il quitte sa chaise avec regrets, le soir venu, l’heure des visites ayant expiré depuis quelque temps déjà.
**********
Le lendemain midi, le vieil homme pénètre dans la chambre, s’assoit et prend la main de la jeune femme inconsciente. La jeune infirmière le voit déposer un baiser sur les doigts inertes de la blessée.
Inlassablement, il reprend son monologue, les yeux perdus dans le vague.
- — Te souviens-tu de madame Michalon, notre voisine. Une bien brave femme, toujours prête à rendre service.
Elle vivait avec un chien, un lévrier afghan qu’elle adorait.
Cette grosse bestiole ne vous quittait pas d’une semelle, toi et Laurie. Vous faisiez de lui ce que vous vouliez. Madame Michalon vous laissait vous amuser tous les trois. Et cet animal, César si je ne me trompe pas, aimait se faire caresser, peigner, chouchouter.
Alors vous avez emprunté les bigoudis de la grand-mère de Laurie, ceux de ta mamie et vous avez décidé de faire une permanente à César, en petites esthétichiennes que vous étiez.
Et cette grosse andouille de clébard qui se laissait faire.
Quand la mère Michalon a retrouvé son chien, tout frisé, avec des bigoudis plein les poils elle a failli faire un malaise.
Très vite son malaise s’est transformé en un fou rire contagieux. Il payait l’animal, avec son indéfrisable. Nous avons quand passé une demi-journée à tout lui retirer.
Pour certains, c’est la volonté de Dieu. Il a bon dos. Rejeter nos folies sur le dos d’un être imaginaire, n’est-ce pas justement le comble de la folie ?
Mais cessons de rabâcher.
Si nous parlions de ton chat.
- — C’était vers la fin de l’automne, il faisait très chaud pour la saison. Puis comme souvent cette période de douceur et de chaleur se termina par une tempête et une chute brutale des températures.
À cette époque traînait autour de la maison une troupe de chats libres, qui se reproduisaient comme des lapins, bien entendu.
Alors que nous revenions d’un week-end prolongé, nous trouvâmes sur le paillasson un de ces chatons. Inerte, apparemment trépassé.
Tu nous as fait une crise de larmes, tu ne voulais pas voir ça. Alors je l’ai ramassé et il a poussé le plus déchirant des cris, presque un miaulement d’outre-tombe.
« il est pas mort », hurlais-tu.
Tu m’as arraché la bestiole des mains, tu l’as entourée de serviettes chaudes, mis sous le nez une coupelle de lait chaud et tu l’as dorloté. Sa température était descendue tellement bas que même les puces l’avaient déserté.
Le plus étrange dans l’histoire est que ce charmant animal s’est très bien adapté à la vie sur canapé. Il ne lui a fallu que quelques secondes pour apprendre à faire ses besoins dans une litière et pour dormir dans ton lit. Tu as toujours eu cette étrange faculté d’apprivoiser les animaux, des plus ordinaires aux plus étranges, comme des lézards.
Tu disais que ton chat avait neuf vies, j’espère qu’il t’en offrira une.
Le vieil homme pose le front sur la main de la jeune femme inanimée.
À cet instant l’infirmière entre, suivie d’un couple et de deux enfants.
Le vieil homme hoche la tête en regardant les arrivants, se lève et ramasse sa canne. Il dépose un baiser sur le front de la blessée.
Il s’apprête à partir quand l’infirmière lui pose la question.
Alors qu’il s’en retourne, l’infirmière lui demande :
Des sanglots le secouaient et étreignent sa gorge.
Il s’éloigne à petits pas dans le couloir, sa silhouette voûtée éclairée en contre-jour.
**********
Trois jours plus tard, un vieil homme seul suit un corbillard dans les allées du cimetière. Silhouette sombre et voûtée derrière la voiture noire.
Le véhicule s’arrête devant une tombe ouverte. L’homme, le visage baigné de larmes, appuyé sur une canne regarde les employés des pompes funèbres descendre le cercueil.
C’est alors qu’il sent deux petites mains se glisser dans les siennes.
Deux jeunes enfants se tiennent à ses côtés.
C’est alors qu’une grosse main se pose sur son épaule.
Il reconnaît l’homme présent dans la chambre d’hôpital, ainsi que les enfants et son épouse.
Se tiennent derrière eux la jeune infirmière des urgences, et quelques autres personnes croisées lors de ses recherches et dont il reconnaît le visage.
L’inconnu vient de prendre la parole.