Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
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Temps de lecture estimé : 37 mn
23/01/20
Résumé:  Une histoire comme une chanson douce-amère : un homme, une femme, et puis chabadabada, chorégraphie des gestes et valse des sentiments.
Critères:  fh telnet amour portrait québec -amourpass -internet
Auteur : Amarcord      Envoi mini-message
Tout va bien





On ne peut pas dire que c’était franchement original, comme entrée en matière. Mais au moins, c’était moins lourdingue ou crétin que les cinq ou six messages qui venaient de m’être adressés dans la tchat room où mon pseudo était apparu il y a deux minutes à peine.


« Tu cherch kwa ? » avait lancé Mich75.

« Prépare-toi à jouir », fanfaronnait BigBoy.

« Sodo ? » s’enquérait NonoQ.

« Bsr. Coquine ? Ou mieux, vicieuse ? » bavait Edouard Balledures.


Et à chacune de ces interventions plutôt directes apparaissant sur l’écran, Céline se bidonnait en me poussant du coude. Céline, c’était la copine avec laquelle je partageais cet appartement depuis huit mois. Il était grand, lumineux, bien situé, doté d’un petit balcon orienté plein sud. J’avais eu le coup de foudre en le visitant. Et par chance, j’étais la première sur la liste, parmi le groupe des visiteurs. Il ne tenait qu’à moi de décider.



Je me mordillai la lèvre.



C’était beaucoup trop juste. Nous étions en 2007, j’avais vingt-six ans, et je gagnais correctement ma vie dans ce département marketing et communication d’une grande marque de cosmétique, mais mon salaire appartenait encore, tout comme ma fonction, à la catégorie junior. Je savais que la seule chose raisonnable était de décliner, mais je retardais malgré tout ce moment décevant.


À quelques pas à peine, il y avait une petite blonde aux cheveux très courts, à peu près mon âge, emmitouflée dans un gros manteau de laine, qui n’avait pas perdu une miette de la conversation. Manifestement très intéressée, elle aussi, elle avait visiblement tiqué en entendant les conditions. Tandis que je temporisais, je la vis me dévisager, puis me sourire, et m’entraîner à l’écart.



Céline avait les yeux rieurs surmontés de sourcils en virgules assortis d’un piercing, un nez en trompette, de petites fossettes qui creusaient ses joues, elle semblait franche et marrante. Alors j’ai dit « tope là », et c’est comme ça que nous sommes devenues colocataires, par le plus grand des hasards. Et puisqu’il fait parfois bien les choses, nous sommes aussi devenues amies. Pas une dispute, pas une mesquinerie, il fut vite prouvé que le plan coloc’ était parfait. On s’est débrouillées pour meubler les parties communes avec trois fois rien, un canapé fatigué dégotté chez Emmaüs, des chaises dépareillées, et en guise de table basse, une grosse bobine de bois destinée à dérouler du câble, récupérée sur un chantier. Home, sweet home !


Elle détestait son prénom, Céline, dont elle avait hérité parce que sa mère avait découvert chez Drucker, à l’orée des eighties, une gamine mal attifée qui allait faire du chemin. Tout comme je suppose que maman avait dû projeter sur moi le visage de la jeune actrice de la Boum. Le culte maternel pour la chanteuse à voix allait traumatiser l’enfance de Céline, saturer ses tympans et former ses propres goûts esthétiques en creux. Elle avait une prédilection particulière pour le dub, le rap, et les drôles de cigarettes qui voilaient parfois son regard d’une brume aussi épaisse que celle qui masqua l’iceberg au Titanic. Un film qu’elle refusait par ailleurs de visionner, pour les raisons qu’on imagine.


Elle avait rarement une relation stable, mais multipliait les aventures avec des gars pas vraiment marginaux, mais issus des tribus « alternatives », comme on le disait alors. Des types souvent gentils, et très relax aussi, comme ce rasta rouquin, son amoureux d’une semaine, que je croisai un soir dans le couloir alors qu’il se dirigeait à poil vers la salle de bains.



« Salut Johann », lui répondis-je, sans faire moi-même plus de manières, amusée de trouver la réponse à une énigme insoutenable : non, les adeptes du reggae ne poussent pas le goût du dreadlock jusqu’à l’appliquer à la pilosité qui leur cerne le zguège. Sa touffe flashait de façon presque fluorescente sur sa carnation laiteuse, mais elle était trop modeste que pour permettre les tresses, et la bistouquette pendouillante n’était pas elle-même des plus avantageuses. No woman no cry.


Peut-être me trouvait-elle en comparaison trop sage ou trop bourge, Céline. Elle changea bientôt d’avis après cette soirée où elle rentra inopinément dans le salon, alors que je la croyais en voyage herbivore à Amsterdam. Elle m’y surprit le cul nu en plein galop, à califourchon sur un garçon plutôt bien monté, dans tous les sens du terme, au moment précis où celui-ci franchissait l’ultime obstacle en émettant un long râle mélodieux.


Elle sortit aussitôt en s’excusant, mais non sans rire.



Elle éclata de rire.



Elle rit en voyant ma grimace. Et je lui confirmai moi-même en riant que ce n’est pas toujours l’aspect du flacon qui fait l’ivresse.


Cet épisode avait en tout cas évacué entre nous toute gêne inutile. Nous étions différentes, mais moins qu’elle ne l’avait cru. Son regard sur moi changea, elle s’aperçut que je n’étais pas une sainte-nitouche, que j’étais plus sauvage que coincée, que mon style de vie n’était, comme elle le formula en rigolant, « ni pétard, ni pétasse », et que j’aimais le sexe, mais jamais sans qu’il ne soit associé à une part, même modeste, de mystère, d’émotion ou de romanesque. J’avais eu deux copains plus stables, mais avec le premier, j’étais bien trop jeune, et avec le second, j’étais tombée sur un type finalement méprisable, pour lequel je n’étais qu’un trophée. Ça m’avait guérie de la naïveté et appris l’exigence. Je me faisais pas mal draguer depuis lors, mais il était très rare que je trouve chez ces mecs l’étincelle qui m’inspire. À défaut, puisque j’avais au moins le choix, je sélectionnais de temps en temps un garçon qui soit au moins séduisant, et je baisais par hygiène, pour obéir à mes pulsions, sans exclure la possibilité d’une véritable histoire, mais sans trop d’illusions.


Céline était au contraire un vrai coeur d’artichaut. Elle tombait amoureuse à répétition pour un rien, avant de rapidement déchanter. Comme elle en riait elle-même, je m’étais permis d’ironiser moi aussi. Plutôt que de mémoriser à chaque fois le prénom de l’éphémère impétrant, j’avais décidé qu’ils s’appelleraient désormais tous René. Ce qui, contre toute attente, l’amusa beaucoup, et lui permit plus d’une fois, si je lui demandais des nouvelles de René, de désamorcer par le rire l’annonce d’une nouvelle rupture, en brodant de parodiques vocalises autour des choses qui ont changé, des fleurs qui ont fané, du temps d’avant qui était le temps d’avant, et puis que si tout zappe et lasse, les amours aussi pa-ha-ha-ha-hassent.




~~oOo~~




Elle me convainquit, un lundi soir trop pluvieux que pour tenter une sortie, de la rejoindre dans le fameux canapé pour une séance commune de tchat coquin.



Elle réfléchit, puis se marra.



Nous ouvrîmes nos laptops sur nos genoux, tapâmes l’URL du même site, et choisîmes un pseudo. Elle opta pour Ava, et moi pour Novice.



En fait, les messages adressés à Novice et Ava n’étaient pas si différents, uniformément consternants de banalité ou de bêtise. Imagination, talent, séduction : zéro. La brutale niaiserie satisfaite du porteur de burnes qui pense que l’exhibition de ses fantasmes primaires fera se pâmer la fille d’en face, une dinde à farcir. Et puis il y eut celui-là, pas franchement original, mais auquel on pouvait au moins laisser le bénéfice du doute. Alors je me jetai à l’eau.


Marlowe> Salut. C’est joli, Novice. On peut discuter ?

Novice> C’est un peu le principe ici, ou je me trompe ?

Marlowe> ☺ Je préfère commencer soft. Comme si c’était une vraie rencontre.

Novice> Faisons comme si, alors.

Marlowe> Tu es fine.

Novice> Merci.

Marlowe> Et physiquement ?

Novice> Plutôt fine, aussi.



Et elle n’avait pas tort. Le type m’avait manifestement dans le collimateur, il me posait des questions pour l’instant assez sages, auxquelles je répondais mécaniquement, à l’instinct, mais non sans y ajouter quelques traces d’ironie, ce qui semblait lui plaire. À vrai dire, j’étais davantage concentrée sur l’écran de Céline, qui était plongée dans une conversation autrement plus scabreuse et imagée avec NonoQ. Ava faisait tourner le bourrin en bourrique, en mélangeant le très chaud à l’humour à froid, et nous éclations de rire en lisant ses réactions désemparées.


Un message inquiet s’afficha sur mon écran.


Marlowe> T’es toujours là ? Ou t’es branchée sur un autre mec ?

Novice> Pour qui me prenez-vous, Monsieur ? Je suis la femme d’un seul homme.

Marlowe> Il a bien de la chance.

Novice> Merci. Je le lui dirai si je le rencontre un jour.

Marlowe> ☺ Et en attendant ?

Novice> En attendant, ça ne compte pas, faut pas pousser.

Marlowe> J’ai donc encore une petite chance ?

Novice> Un petit problème de confiance en soi ? ☺

Marlowe> Tu me trouves trop chiant, pas assez direct ?

Novice> Je te trouve charmant. Si tu voyais ce que m’envoient les autres…


La conversation parallèle d’Ava commençait déjà à me lasser, Nono restant obsessionnellement bloqué au stade anal.


Marlowe> Et ils t’envoient quoi les autres ?

Novice> Je crois qu’ils en veulent à mon cul.

Marlowe> C’est un peu le principe ici, ou je me trompe ? ☺

Novice> Bien joué. Tu es plutôt fin, toi aussi.

Marlowe> Pas de partout. ☺

Novice> Prétentieux ! ☺

Marlowe> Salope ! ☺

Novice> J’avoue. ☺


Marlowe commençait vraiment à m’amuser. Il se mit progressivement à s’enhardir, mais avec humour et classe. Nous entamâmes une série de pronostics pour nous décrire. Il misa sur trente-deux ans, 1,74 m, cheveux châtain coupés mi-longs, les yeux verts et un 90C.


Novice> Merde, j’y crois pas, tu touches le loto à deux cases près. T’es mentaliste ?

Marlowe> Tant qu’à faire, autant dresser le portrait-robot de ma femme idéale, la fugitive que je cherche partout.

Novice> Sauf que je ne tiens pas à être captive…

Marlowe> Un petit problème avec l’autorité ?

Novice> ☺

Marlowe> Au fait, c’est quoi les erreurs ?

Novice> 26 ans et 85B.

Marlowe> Touché-coulé, tu m’achèves.


J’eus moins de succès en tentant trente-cinq ans, 1,69 m, assez enveloppé, lunettes de myope sur un long nez, un bouc, yeux bruns et cheveux de la même couleur, mais calvitie naissante. Je reconnais, c’était pas terrible, je lui avais juste épargné les oreilles en chou-fleur. Mais ce descriptif presque provocateur mit en joie Céline. Et puis, je ne m’attendais pas non plus à tomber sur un sosie du jeune Robert Redford, alors…


Marlowe> Ah ben, ça fait plaisir ! Je vois que je te plais déjà ! ☺ vingt-neuf ans, glabre, yeux gris-bleus, 1,78 m, et plutôt sec, mais je dois faire gaffe, un début de poignées d’amour. Tu me dois un gage, t’as tout faux. Sauf la couleur des tifs.

Novice> Une intuition professionnelle. Parce que je le vaux bien.

Marlowe> T’es coiffeuse ?

Novice> T’es flic ?

Marlowe> Ho, le prends pas mal. Je rigole. Au fait, t’as pas deviné ma taille de soutien.

Novice> ☺

Marlowe> Équipé comme un flic, d’ailleurs. Pas le super long rifle, mais du gros calibre.

Novice> Faut encore savoir s’en servir. Gare à la bavure.

Marlowe> Salope ! ☺

Novice> Connard ! ☺

Marlowe> J’adore discuter avec toi.

Novice> Pour une première expérience, c’est plutôt sympa, j’avoue.

Marlowe> C’est vraiment la première fois que tu tchattes ?

Novice> Vraiment. Un dépucelage en live.

Marlowe> J’en suis tout ému. Ça me laisse d’autant plus de regrets.

Novice> ???

Marlowe> Je vais devoir te laisser. Un texto sur mon portable, une urgence au boulot. Désolé.

Novice> Y a pas de quoi. Tout le plaisir fut pour moi.

Marlowe> Tu me dois encore un gage.

Novice> Ça dépend.

Marlowe> J’aimerais bien reprendre cette conversation avec toi. Pas possible demain. Mercredi, même endroit, même heure ? Dis-moi oui. Please.


Je marquai un temps d’arrêt, hésitante. Et je me surpris à taper « D’accord », avant de rabattre l’écran du laptop. Céline se mit à bâiller.





~~oOo~~




Je ne sais pas ce qui m’avait prise. L’idée même d’une telle promiscuité virtuelle ne m’avait jamais tentée. Même les véritables sites de rencontre plus chastes me rebutaient, tant l’idée de confier la recherche d’un ou une partenaire à un vecteur aussi prémédité, presque utilitaire, me glaçait. Comme un concentré de l’ultra-moderne solitude dont parle la chanson. Je préférais me fier au hasard de rencontres moins dirigées, à l’éclat d’un regard, au grain d’une voix, à des indices plus organiques. À vrai dire, même dans la vie réelle, je ne recherchais pas délibérément un partenaire sexuel ou un prince charmant. Seule l’occasion pouvait éventuellement faire la laronne, un mystérieux alignement de planètes ou de signes, capable d’éveiller, selon les cas, ma sympathie ou mon attirance. Il n’était certes pas question pour moi de faire de ces bribes d’échanges avec ce Marlowe un prélude à la rencontre et au sexe. Mais quelque chose dans ses réponses avait provoqué une forme de curiosité amusée, et je ne me défilai pas. Je retournai sur la tchat room le mercredi, mais cette fois seule dans ma chambre, en cachette de Céline, presque un peu honteuse.


Je choisis de changer de pseudo, comme une façon de mettre bas les masques, dans ce lieu un peu glauque, aussi rempli de miroirs déformants que le palais des glaces d’une fête foraine. Je m’annonçai tout simplement comme « Sophie », la connexion s’établit, et les très prévisibles sollicitations balourdes commencèrent à me parvenir. J’aperçus le pseudo de Marlowe dans la marge, inactif, et l’abordai.


Sophie> Salut. C’est littéraire, Marlowe. Toujours envie de discuter ? ☺

Marlowe> Novice, c’est toi ?

Sophie> On ne peut être novice qu’une fois. Sophie, dès lors.

Marlowe> Antoine. Merci d’être venue.

Sophie> Chose promise…

Marlowe> Rares sont ici les promesses tenues, c’est plutôt le royaume de l’illusion.

Sophie> Tu crains que les Sophie ne s’appellent toutes Robert ?

Marlowe> On ne peut rien exclure ! Même si Robert est vraiment doué, dans ce cas-ci. Et toi, tu redoutes quoi ?

Sophie > Sincèrement ? Que les loups se déguisent en agneaux.

Marlowe> Tu as raison d’être prudente. Je te promets de ne rien exiger.


Je lui demandai s’il était un habitué, s’il chassait souvent sur ces terres un peu arides.


Marlowe> Je ne drague pas vraiment. J’ignore même ce que je recherche. Un remède à l’ennui ?

Sophie> Et tu l’as trouvé ?

Marlowe> Non, bien sûr, il n’y a pas de miracles. Mais je t’ai croisée par hasard, tu m’as fait sourire, et un peu plus aussi, pour être honnête.


Bientôt ses messages prirent un ton différent, comme s’il ne tenait plus vraiment à me brancher, mais plutôt à partager des confidences. Il s’en rendit compte, et me demanda si cela ne me dérangeait pas, après tout étais-je peut-être moi-même à la recherche de sollicitations bien plus directes ? C’était inattendu, mais davantage en phase avec mes propres limites. Marlowe et Novice devinrent alors d’étranges et patients passagers clandestins sur ce site où la plupart des dialogues se réglaient à la sauvette, bâclés comme une passe chichement négociée sur un parking blafard, un hâtif préliminaire, un sas rapidement traversé pour atteindre des échanges plus imagés ou des rapports qui ne soient plus seulement des simulacres.


Nos messages devinrent plus sensuels et plus sincères, plus amicaux et plus audacieux aussi. Il y eut quelques rendez-vous successifs, rarement très longs, mais intenses. Nos rencontres nocturnes étaient fiévreuses et élégantes, mêlant avec légèreté le très cru au délicat. Il n’y avait rien de vulgaire dans nos audaces érotiques, mais plutôt la mystérieuse complicité de deux anonymats, lui, à la fois viril et sensible, et moi, féminine et malicieuse. Il n’imposait rien, mais aimait que je lui décrive mon corps, les gestes les plus propices à le faire frémir, des plus doux aux plus rugueux, et je découvrais la créativité presque poétique avec laquelle il imaginait de nouvelles façons de lui témoigner sa propre émotion.


Nous traçâmes à quatre mains une cartographie de nos secrets et de nos jeux interdits. Céline avait évoqué l’hypothèse si improbable de trouver dans un tel contexte un correspondant un peu subtil. Celui que le hasard m’avait destiné était tout simplement talentueux, désarmant dans ses honnêtetés, ses aveux, ses fragilités. Ses fantasmes étaient simples, esthétiques, sensuels et raffinés. J’avoue qu’ils m’excitaient. Il procédait avec tact, comme s’il savait que la moindre fausse note, la plus infime faute de goût pourrait rompre le charme, mais en évitant aussi de faire de notre petit jeu de rôle un exercice purement cérébral. Comme il devinait mon trouble, il osa m’inviter à joindre comme lui le geste à la lecture, à lui décrire le glissement de mes doigts sur mon anatomie, comme une caresse par procuration, et je me prêtai avec complaisance et étonnement à ce téléguidage impudique, disposée à suivre les instructions délicates, presque innocentes, de celui qui avait réussi à me donner ce goût momentané de la docilité.


Ce n’était peut-être pas l’âme sœur, mais c’était un merveilleux danseur, attentif à saisir la moindre inflexion de sa cavalière. En partageant ces connexions, nous entretenions une forme de liaison à la fois chaste et pornographique.


Et puis un soir qu’il me semblait un peu éteint, que le tranchant de ses réponses s’était émoussé, nous conclûmes que ces rendez-vous nous menaient à l’impasse. Il évoqua aussi un coup de blues. « C’est souvent comme ça quand approche mon anniversaire. Je le fête demain avec une bande de potes. Bizarrement, la gueule de bois, je l’ai toujours plutôt la veille. » Nous choisîmes d’en rester là. Il avoua bien qu’il adorerait me rencontrer, mais précisa qu’il n’insisterait pas lourdement, puisque le charme un peu sulfureux de nos conversations avait déjà suffi à son bonheur, et qu’une vraie rencontre ne risquait que de me décevoir. Cependant, si j’avais une adresse de courriel à lui communiquer, il y laisserait ses coordonnées au cas où, on ne sait jamais, et sans obligation quelconque. J’hésitai, et puis lui fournis celle d’un compte Hotmail qui me sert parfois de dépannage. Il y laissa effectivement son numéro de portable, assorti d’un bref message amical :


« Porte-toi bien, ne sois ni imprudente ni trop sage et fais de beaux rêves ».


Et en fait, j’ai appelé dès le lendemain, sur une impulsion.



Il a ri, m’a avoué sa surprise, et puis m’a dit que ça le touchait beaucoup, qu’il trouvait mon attention adorable et ma voix délicieuse. La sienne était posée, chaleureuse. À l’arrière-plan, on entendait ses copains le réclamer à grands cris.



Il m’a dit que ce serait le plus joli des cadeaux, et qu’il me proposerait bientôt une date et un endroit pour un rendez-vous. Sans enjeu ni malentendu, mais avec complicité. Et c’est comme ça qu’on a fini par briser le miroir une semaine plus tard.




~~oOo~~




L’endroit était à la fois un bar à vins et un bar à tapas, un choix judicieux de la part d’Antoine. Il lui évitait de sortir le grand jeu, celui du restaurant un peu guindé, où je me serais sentie peu à l’aise pour papoter avec un inconnu à qui je venais de dévoiler une part intime de moi-même, en toute impudeur. Je n’ai de toute façon jamais aimé qu’un garçon m’invite à une table un peu chic pour un premier rendez-vous. L’impression d’un contrat tacite : il investirait dans la cuisine, et moi, je passerais à la casserole. L’adresse d’Antoine évitait toute ambiguïté, elle était simple et conviviale, très courue, et emplie d’un joyeux brouhaha. Je franchis la porte, et cherchai du regard un homme seul capable de correspondre au vague descriptif dont je disposais.


J’entendis un « Sophie ? » interrogateur résonner dans mon dos.


Visage avenant, traits réguliers, paire de jeans noirs et jolie chemise en lin unie. Sobre et de bon goût. Assez beau gosse en fait, mais avec une forme de modestie inattendue. Séduisant, sans être l’archétype du séducteur.



On a souri tous les deux, et il a vite enchaîné.



On a parlé lectures, musique, voyages. On a pas mal voyagé dans la carte des vins, aussi. Tout en picorant dans les assiettes, on s’est mis à faire des commentaires marrants ou vachards sur les gens qui nous entouraient. La glace était brisée, on riait beaucoup, parfois et même surtout à nos propres dépens. Antoine avait beaucoup d’humour, et du charme aussi, un sourire contagieux, des lèvres joliment dessinées, un regard doux, pétillant et pas concupiscent. Je n’étais pas déçue, je passais un merveilleux moment, et lui s’amusait de me découvrir à la fois féminine et garçon manqué.



J’ai émis un sifflement entre les dents, mal modulé, qui a résonné dans le bar, et d’autres tablées se sont retournées. Je me suis cachée derrière ma serviette, le rouge aux joues. Il me désignait à l’assemblée, comme pour réclamer des applaudissements.



J’ai hoché la tête en réfléchissant.



Un ange est passé, il a vidé son ballon, et puis le garçon est opportunément venu débarrasser les assiettes, et nous servir un autre verre, un gewurztraminer vendanges tardives dont il nous a raconté toute l’histoire.


J’ai encouragé Antoine à me parler de son métier. Il s’est exécuté sans rentrer dans mille détails, envahi par une forme de pudeur.



Le garçon a apporté l’addition, Antoine a insisté pour la régler.



Je l’ai emmené dans ma petite Polo, il s’est amusé de ma conduite nerveuse.



Il s’est mis à chercher un programme sur l’autoradio, on se surveillait du coin de l’œil en riant, comme des ados ruminant une potacherie. Il a stoppé le curseur sur la fréquence d’une radio obscure, a monté le volume, et on s’est mis à chanter sur du Barbelivien. On me l’aurait dit, je ne l’aurais jamais cru. Je pense qu’on devait malgré tout être un peu gris tous les deux.


À toutes les filles que j’ai aimées avant

Qui sont devenues femmes maintenant

À leurs volcans de larmes

À leurs torrents de charme

Je suis resté adolescent



J’ai remonté la rue de destination, repéré un emplacement libre juste en face, un vrai coup de bol. Coupé le contact.



Il a souri, un peu interdit.



On s’est embrassés dans la bagnole. On a grimpé les deux étages, il m’a encore étreinte sur le palier, enfouissant sa tête dans mes cheveux, en se disant fou de mon parfum. J’ai vite compris aux ronflements syncopés de la basse que Céline occupait le salon avec des potes à elle, et finalement ça tombait bien, nous n’avions plus la patience d’attendre, et je l’ai guidé jusqu’à ma chambre où nous avons commencé à nous déshabiller fébrilement.


J’ai senti ses doigts dégrafer mon soutien avec habileté, les lanières se détendre sur mes épaules et coulisser sur mes avant-bras. Il a posé une longue et délicate caresse du revers de la main sur mon cou, mes clavicules, la naissance de mes seins. Mon pouls s’accélérait.


On s’est roulé des pelles, mes doigts l’ont exploré, et le contact de mes mains froides l’a fait légèrement sursauter. C’était ce moment décisif où un rien, un simple geste ou un bref frisson vous livre l’intuition de ce que vous allez vivre : un acte sexuel reproduit de façon un peu mécanique, avec davantage de politesse que de conviction, ou une émotion inédite, parfois tendre, parfois furieuse. Antoine était doux, il construisait son exploration comme un hommage. Il s’est mis à poser de petits baisers à la surface de mes seins, en partant de la commissure de l’aisselle, délicatement, jusqu’à rejoindre les mamelons. Il a parcouru leur circonférence de ses lèvres un peu rêches. Il les a bientôt aspirés avec davantage d’insistance. Depuis nos torrides séances de tchat, il connaissait mes préférences en la matière, et il s’est progressivement mis à exercer des succions plus marquées. Mes halètements lui ont confirmé le plaisir intense que je prenais à le sentir emprisonner mes tétons désormais durcis entre ses phalanges, à les tourmenter gentiment, sans cruauté excessive.


Sa main a filé vers le bas, elle a frôlé doucement mon ventre, s’est immiscée sous l’élastique de ma petite culotte, à l’endroit où un léger creux se marquait entre mon pubis et l’arête de mon bassin. J’ai gémi quand ses doigts ont fouillé ma toison, trouvé ma corolle. Ses doigts l’ont explorée avec patience, au rythme de nos souffles courts. Il a baissé le regard vers sa main plongée entre mes cuisses. Il m’a chuchoté des mots obscurs, des mots de désir, des mots parfois plus crus, mais admiratifs et jamais obscènes, et puis il s’est autorisé à me priver délicatement du dernier obstacle à ma nudité.


Je me suis dégagée de son étreinte, j’ai dénoué sa ceinture, déboutonné son jean, me suis agenouillée, lui expliquant en riant que je militais pour l’égalité de traitement entre les sexes, et j’ai bientôt libéré le sien. Antoine avait triché sur son âge, mais il était loin d’avoir menti sur tout.



Je me suis appliquée à lui offrir de jolies sensations, entre lentes accélérations et savants rétrogradages, la main fermement agrippée à son levier. La ballade était à son goût ; plus je me faisais moelleuse et plus il se faisait dur, et c’est finalement lui qui m’a freinée avant d’arriver à destination. J’ai déchiré de mes dents le petit carré d’aluminium puisé dans mon sac, et je l’ai équipé, un peu à regret. J’ai souri en lui disant que je faisais plutôt confiance à la police, mais c’était un réflexe, et puis que savait-il lui-même de moi, cette fille croisée sur un lieu de drague ?


Nous avons pris le temps de ce petit pont entre deux couplets pour nous permettre quelques douceurs et quelques audaces, jouissant avec gourmandise du contact de nos peaux nues. Cet épisode de lenteur choisie fut particulièrement troublant. Nous recherchions les caresses les plus simples et les plus parfaites : la sensation de mes tétons dressés frôlant son torse, le contact puissant de ses mains enserrant mes côtes, la trace de mes dents imprimée sur ses épaules, le lent frottement de ses paumes sur mes reins, et tant d’autres offrandes muettes réunies pour cette cérémonie où nous nous soumettions au désir, où nous vénérions nos corps et la promesse de les savoir bientôt mêlés.


La pression de ses doigts s’est faite un peu plus ferme sur mes bras. Il m’a basculée sur le lit, a lentement écarté mes cuisses en les gainant de caresses, a abreuvé mon bas-ventre de baisers et refermé ses lèvres sur celles de mon sexe, lui offrant tout ce dont une langue habile est capable, et le rythme auquel mes côtes se soulevaient, la crispation de mes doigts sur les draps et mes gémissements retenus sont venus exprimer la tension qui me gagnait. J’ai senti mon plaisir sourdre en ondes plus rapprochées, provoquant mes premiers soubresauts, et j’ai aussitôt voulu qu’il vienne. Il m’a rejointe avec précaution, et aussi préparée que je fusse alors à l’accueillir en moi, la sensation fut pourtant intense, me coupant le souffle. Il inspira profondément avant de chercher le rythme parfait, s’appliquant à retarder son plaisir avec une discipline dont ma propre jouissance est bientôt venue le délivrer.


Après l’amour, je l’ai regardé longuement, un peu absente, et c’est lui qui a rompu le silence.



Il a éclaté de rire



Je me suis projetée sur lui, et me suis mise à le boxer et le bombarder de chatouilles en le traitant d’abruti, avant qu’il ne me réclame un cessez-le-feu, qu’on ne roule ensemble, enlacés, et qu’il ne me souffle alors à l’oreille de très jolies choses.


La sueur perlait sur nos fronts, et j’ai quitté le lit sous ses protestations, pour ouvrir la fenêtre. La brise s’était levée, et le courant d’air qui s’est engouffré m’a enrobée de sa fraîcheur, en faisant voler mes cheveux et me couvrant aussitôt de la chair de poule. J’ai senti sa présence derrière moi, sa voix troublée qui disait n’avoir jamais vu de plus beau spectacle que celui-là, et bientôt est venu l’enveloppement de ses bras, comme un élan de tendresse, un flot d’émotion.


Je sais encore que nous nous sommes parlé tout bas, comme si nos murmures craignaient de couvrir celui du vent, et que c’était doux, bien plus doux que sur un écran. Je me vois plus tard balayer son torse et son ventre de mes lèvres, de mes cheveux, saisir à nouveau son sexe, et lui faire comprendre d’un sourire que nous nous aimerions cette fois sans filet. Je me rappelle m’être acharnée à lui prouver que jamais il ne pourrait trouver ailleurs de refuge plus doux ni plus à même de le faire bander.


Je l’entends me réclamer, je le sens me serrer dans ses bras. Me soulever, accrochée à son cou, les cuisses ouvertes pour emprisonner ses fesses musclées de mes jambes fines, et j’ai le souvenir frémissant de cette longue plainte que j’exhale quand il me fait redescendre doucement sur sa queue raide. J’éprouve encore le contact glacé de l’appui de fenêtre sur lequel il pose mon cul, pour mieux assurer l’amplitude de ses mouvements, et aligner son visage face au mien.


Et surtout je revois son regard, puisque dès ce moment, nous ne nous sommes plus quittés des yeux. Ils étaient si intenses, nos regards, ils auraient carbonisé tout obstacle voulant les séparer. Ils goûtaient l’âpreté de cette étreinte, du rythme lent de ses coups de boutoir, profonds et espacés, déclenchant à chaque secousse une de mes plaintes étouffées, presque un sanglot.


Je revois tout ce que j’ai vu cette nuit-là, jusqu’à ce que tout se brouille et se confonde.

La couleur de marée de ses yeux plongés dans les miens.

Le rythme des chocs qui redouble, avant de finir par ralentir et s’éteindre.

Ma respiration qui elle-même s’accélère et puis se fige.

Les spasmes de mon corps, les contractions successives du membre qui l’envahit.

Le cri.

Le silence.

Nos corps tremblants.

Et peut-être que je me trompe, mais j’ai le souvenir d’une larme.




~~oOo~~




Nous avons rejoint le lit sans un mot. La fenêtre était toujours ouverte, le vent faisait danser le voile du rideau ajouré, les rumeurs nocturnes de la ville parvenaient jusqu’à nous, et nous nous taisions en souriant, avec l’innocence malicieuse des enfants désobéissants, blottis l’un contre l’autre sous les draps frais. J’ai fait pleuvoir sur son torse de minuscules baisers, son doigt a souligné la courbe de mes fesses, me faisant imperceptiblement frémir. Nous nous sommes endormis. La nuit nous était si légère, la vie soudain si parfaite.




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Antoine est parti de très bonne heure le lendemain matin, après avoir siroté en vitesse la tasse de café brûlant que je lui tendais, enveloppée d’une sortie de bain. Je lui ai demandé si je le reverrais. Il a paru mal à l’aise, presque malheureux. M’a avoué qu’il l’ignorait. Cette nuit d’amour l’avait bouleversé, mais il lui fallait du temps, réfléchir, être lucide aussi. J’avais douze ans de moins que lui, j’étais si solaire et lui si lunaire, et tôt ou tard… Peut-être était-ce sans issue. Il bredouillait, comme un aveu de la nature un peu foireuse de ses propos.


J’ai trouvé ça très nul, en effet, un peu lâche aussi, mais je suis restée digne, j’ai hoché la tête en silence.


Il a hésité un instant, la tête basse, avant de s’engouffrer dans l’escalier.

Et je me suis soudain sentie très conne.




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Pour une fois que je m’étais laissée emporter par un homme, que je m’étais livrée à un tel abandon, physique et émotionnel, je tombais de très haut, et la déception était amère.


Alors j’ai haussé les épaules, au physique comme au figuré. Je suis bientôt partie en vacances avec des copains d’études, dont la plupart étaient en couples. J’ai tâché d’effacer l’empreinte d’Antoine en me faisant sauter par le moniteur de ski nautique, un peu contre mes principes : rien ne m’horripile davantage que le manège si transparent des bellâtres, et leur certitude d’accrocher sous peu à leur tableau de chasse la bécasse de touriste de la semaine. Mais cet Apollon de plage croate, à défaut d’être passionnant, était appétissant, gentil garçon, frais, respectueux et plutôt habile. Presque touchant : sans doute davantage habitué au confort de la blonde de qualité allemande, il parut très convaincu par la vivacité latine, et il aurait sans doute suffi de quelques jours de stage supplémentaires pour qu’il me présentât à sa mère. Ce fut une aventure sans enjeu et agréable, presque reposante, comme on s’amuserait d’un roman de gare après avoir lu tout Dostoïevski. Mais ce n’était pas la même chose.


Je croyais le chapitre Antoine définitivement clos. Et puis en rentrant, j’ai trouvé dans ma chambre le sac en plastique qu’il y avait oublié. Il contenait la carte de fidélité d’un disquaire, une vraie fiche de police, avec ses nom, prénom et domicile. Et puis cet album qu’il s’était réjoui d’avoir trouvé dans la boutique voisine du bar. Il était arrivé trop tôt, m’avait-il expliqué, avait jeté un coup d’oeil aux bacs de 33 tours, et y avait déniché celui d’un groupe québécois des années ’70, qu’il recherchait depuis un bon moment, puisqu’il contenait une chanson qu’il disait adorer. Je sortis la pochette, le groupe portait le joli nom de Beau Dommage, et l’album était ironiquement intitulé « Un autre jour arrive en ville » . Je n’ai pas pu m’empêcher de l’écouter sur l’une des platines qu’utilisait Céline pour tester ses talents de deejay, et je suis vite tombée sous le charme de ces chansons folk-rock et de leurs harmonies subtiles. Cette musique me ramenait à lui, pourtant, et j’ai vite rangé le disque dans mon rayon des objets égarés, avec le souvenir de son propriétaire.


J’ai essayé de tourner la page, me suis fait couper les cheveux plus courts, ai multiplié les sorties, fréquenté avec davantage d’assiduité la salle de sports, me suis offert des petits plaisirs égoïstes à l’occasion des soldes, dans des magasins chics bien au-dessus de mes moyens. Rien à faire. Céline s’inquiétait un peu de me voir déambuler, comme éteinte, et je l’ai rassurée : simplement des choses qui ont changé, des fleurs qui ont fané, à peine un René qui pa-ha-ha-hasse, mais sans avoir vraiment le cœur à la vocalise. J’enrageais. Je m’en voulais d’être prise au piège. D’être amoureuse de lui, sans me l’avouer. Je revoyais son regard plongé dans le mien, cette nuit-là, et ce n’était pas celui d’un homme qui triche. Je lui en voulais, de sa fuite, de son manque de confiance en moi, de son manque de confiance en lui. Il me manquait comme une drogue dure.


J’ai eu ce samedi-là un moment de pure inconscience, j’ai eu le courage qui lui avait manqué. J’ai revêtu ma tenue de guerrière urbaine, blouson perfecto, paire de jeans slim fit et bottillons, j’ai glissé le disque et la carte dans le sac en plastique. J’ai roulé rageusement à travers la ville, me faufilant plus habilement que jamais dans le trafic, en méprisant les appels de phares des conducteurs qui lambinaient sur la bande de gauche. J’ai formé le numéro. Il a décroché après trois sonneries. J’ai hésité, consciente que ma voix porterait sans doute encore des traces de colère, quand je n’avais aucun reproche justifié à lui faire.



La porte du palier s’est ouverte.



Je l’ai suivi. L’appartement n’était pas très grand, mais élégant, avec sa cheminée de marbre, son parquet, ses hauts plafonds. Il était meublé avec goût : peu de choses, mais de qualité, des objets et des photos qui devaient avoir une histoire, et derrière un grand canapé recouvert d’un plaid tissé de noir et blanc, un large mur encombré de livres et de pochettes de 33 tours vintage.


Il semblait à la fois embarrassé et ému.



Je lui ai tendu le sac, sans un mot.



J’ai laissé flotter un moment de silence.



J’ai craint un instant me sentir à nouveau franchement conne et vulnérable. Mais je n’ai pas baissé les yeux, et à peine tremblé.


Sans quitter son regard, j’ai envoyé valser mes bottillons. J’ai déboutonné mon jean, l’ai fait coulisser sur mes cuisses et mes jambes encore un peu hâlées par le soleil de l’Adriatique. Le tanga a rejoint mes chevilles. Et j’ai fini par quitter le perfecto, que je portais à même la peau.



Je lui opposais toujours un regard qui brillait comme un défi. Il a dégluti. J’ai senti sa main se poser sur ma joue. Je l’ai saisie, l’ai dirigée droit vers ma chatte, le forçant à la fouiller. « Non, pitié, pas comme ça », a-t-il murmuré, avant de me soulever avec précaution et m’allonger sur le canapé. Il s’est déshabillé sans me quitter des yeux. Ce n’était plus l’homme un peu fragile et indécis qui m’avait tour à tour conquise et déçue. Il m’a rejointe sur l’assise, m’a saisie par la taille, a entrepris de me calmer. Il a de nouveau caressé ma joue, et je n’ai cette fois pas protesté. J’ai saisi sa nuque, nous nous sommes d’abord pris les lèvres brièvement, par saccades, comme un poisson agace l’appât. Et puis nous nous sommes dévorés dans un long baiser furieux. Il s’est allongé contre moi et j’ai senti le contact de sa queue raide contre mon ventre, le parcours de ses mains palpant mon corps, s’insinuant. Mes barrières cédaient, je me frottais contre lui comme on monte à l’assaut, l’enlaçant de mes bras, de mes cuisses. Il n’y avait plus de reproches ni de malaise, nous nous étions rejoints dans la voracité de nos gestes, dans la pure ivresse du sexe. Il me manipulait, me soulevait, me cambrait, me basculait, je me sentais brin d’osier qu’on plie, fétu qu’on soulève, bloc de glaise pétri sous les doigts du potier ; je me débattais avec une sauvagerie de gibier acculé, et cette frénésie n’était pourtant pas résistance, elle l’invitait à lâcher les freins et me rejoindre dans le pur vertige de l’abandon.


J’ai senti son membre pénétrer en moi, m’arrachant un petit cri d’effroi, et il s’est mis à me baiser avec fougue, presque avec férocité, mais sans brutalité ; il ne cherchait pas à m’humilier, il donnait libre cours à la mâle violence de son désir, et c’était fort et bouleversant et magnifique. Il bougeait en moi, j’en étais secouée, et tout semblait frémir avec nous, la pièce plongée dans une demi-pénombre, la rue désertée, la ville tout entière, comme s’il se fût agi d’un tremblement de terre dont nul ne sortirait indemne.


Il m’a fourrée dans le canapé, il m’a prise contre la table, je l’ai chevauché sur le parquet, et nous avons joui, encore et encore, sans répit et sans trêve. Nous avons baisé cette nuit-là comme des affamés, jusqu’à l’épuisement, comme on brûle ses vaisseaux, comme on prête un serment.


Et puis quand le calme est revenu, il s’est collé contre moi, il a fait courir sur mon corps une longue et lente caresse. Sa main a enserré ma gorge comme un collier ajusté, elle a glissé entre mes seins, parcouru à plat mon ventre creusé pour mourir à la lisière de mon sexe encore luisant des traces de son foutre.





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C’était il y a douze ans, c’était hier. Je ne lui ai pas seulement livré cette réponse. Comme lui, j’ai tout donné, tout offert. La douceur de mes baisers, la caresse de mes regards, mes jours de bouderie et mes nuits d’abandon, mes minutes d’angoisse quand la radio annonçait une fusillade et qu’il ne décrochait pas, les excès de ma fantaisie et ceux de la folie douce qu’il m’inspire, chaque parcelle de mon corps, la pureté de mes sentiments et celle de mon désir.


Bien sûr la vie ne nous a-t-elle pas sans arrêt été facile. Il y eut des soucis, des coups de cafard, des coups de grisou et des jours plus amers. Vous suivez la vie comme elle vient, qui vous emporte où elle coule, les jours paisibles et les jours de crue. Et vous n’en savourez que davantage chaque petite parcelle de bonheur. Le bonheur d’aimer l’autre, sans jamais avoir à se poser la question. Celui de lui donner deux enfants d’amour, des mômes comme des petits bouts de nous, de petits miracles. Et puis le bonheur insensé de ne jamais avoir vu notre passion tiédir. On prétend qu’avec le temps, elle se mue en tendresse. La tendresse, nous l’avons toujours connue, sans qu’il fût besoin de l’opposer au désir.


Nous avons eu l’intelligence de ne pas céder à la paresse, de ne pas nous assoupir dans le confort quotidien. Je suis devenue sa compagne et pas sa bonniche, il reste mon amoureux avant d’être mon conjoint. Nous restons différents, et libres, et pourtant fidèles. Nous avons tardé avant d’emménager ensemble, et aussi étrange que cela puisse paraître, nous avons gardé l’un et l’autre dans notre vie et notre maison commune des espaces de liberté et des droits à l’absence, allant jusqu’à nous réserver chacun une chambre. Nous ne faisons pas exactement chambre à part, mais aucun lit conjugal ne fait de cette intimité un automatisme. Il m’est arrivé de décourager face à ses humeurs vagabondes, j’ai parfois dû l’exaspérer avec ma spontanéité fantasque, et dans ces moments-là, laisser à l’autre la liberté de s’abriter est salutaire. Ce n’est ni une sanction, ni une amertume, ni une inquiétude. Juste une hygiène, presque une marque d’attention, pour que chacun des jours et des sommeils partagés soit à la fois un choix délibéré, une invitation et une fête. Pas une seule fois je n’ai eu le sentiment de faire l’amour avec lui par devoir ni même par simple habitude. Jamais nous n’avons connu l’ennui, ni la honte d’exprimer ce que nos faims commandent, jusqu’aux jolis petits fantasmes ludiques que nous aimerions assouvir.


Nous avons un code pour les échanger: nous avons chacun créé une adresse électronique pour nous dire ce que nous hésiterions peut-être à formuler autrement. Novice26@hotmail.com et Marlowe29@yahoo.com ont repris leur dialogue virtuel, et ils n’ont à ce jour pas encore épuisé leurs parts de mystère. Ne comptez pas trop sur moi pour vous révéler leurs échanges, ils leur appartiennent, mais n’allez rien vous imaginer de trivial ni de convenu, ni de très compliqué. Ils s’enivrent du goût de l’autre, du besoin sans cesse renouvelé de le séduire, le rechercher, le faire vibrer, lui seul. Leurs fantaisies sont strictement monogames, elles n’ont pas d’autre objet et se passent de spectateurs. Elles sont tantôt élégantes et raffinées, tantôt fraîches et innocentes. Toutes célèbrent le désir et la beauté, toutes disent je t’aime, sans pudeur inutile. Et cela leur suffit, et cela les comble.


Ils scénarisèrent de la sorte un feuilleton sensuel aux nombreux épisodes, au cours du long chantier de rénovation de la maison qu’ils venaient d’acquérir. Le projet était d’inaugurer peu à peu chacune des pièces, de la cave au grenier, en y testant son pouvoir érotique. Ils s’y retrouvèrent parfois nus et barbouillés, ayant négligé de débarrasser leurs doigts des traces de peinture fraîche, trop impatients qu’ils étaient d’entreprendre leur corps-à-corps amoureux. Il la chercha à tâtons lors d’une partie de cache-cache improvisée dans l’obscurité totale de la cave, et leur étreinte, bien qu’aveugle, fut un éblouissement. Ils terminèrent ce lubrique tour du propriétaire quelques mois plus tard, riant aux éclats dans une position délicate : lui, assis sur la cuvette des toilettes à peine scellée, et elle, le surplombant, enceinte jusqu’aux yeux. Comme souvent, c’est lui qui la couvrit de mots doux, et elle qui osa les plaisanteries grivoises, en lui conseillant de bien profiter du temps visiblement limité qui lui restait pour se taper enfin une fille aux gros nibards sans risquer l’adultère.




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Je n’ai jamais demandé à Antoine quel morceau du disque de Beau Dommage lui inspirait cette émotion particulière. Mais je n’ai pas le moindre doute.


Hier soir, mon homme est revenu fourbu de sa journée de travail. Il était silencieux et pensif, comme il l’est à chaque fois qu’elle lui a valu son poids de soucis et d’emmerdes, qu’elle l’a exposé à la misère du monde, que la sordidité des drames entrevus a englué ses ailes, réveillé son âme slave.


La maison était aussi silencieuse que lui : les enfants passaient quelques jours à la mer, dans l’appartement qu’y ont acheté mes parents. J’ai reconnu cet état de lassitude absolue, et puis bientôt, malgré tout, l’éclaircie de mélancolie amoureuse avec laquelle il s’est mis à me sourire, comme un éclat de lumière traversant les nuages. Ce qu’elle porte de fragilité et de désir. De crainte aussi.


J’ai trente-huit ans à présent, il en a cinquante, et toutes ces années de vie commune et d’amour n’ont pas réussi à définitivement effacer ses doutes, dissiper ses scrupules stupides. C’est lui qui me rassure, pourtant, quand je scrute mon corps dans la glace, en espérant qu’il ne se fane pas trop vite. « Tu es sûr qu’ils ne se mettent pas à pendre un peu ? », dis-je alors comme une gourde, en examinant mes seins. Il ne lui en faut pas plus pour qu’il me gronde, se colle contre mon dos, m’enlace, les soupèse, et les caresse, en embrassant ma nuque et me murmurant à l’oreille combien leur forme le provoque. « Combien ton corps me désarme, » ajoute-t-il. J’accepte alors le compliment, tout en vérifiant aussitôt d’une main audacieuse que sa formule n’est pas tout à fait appropriée. Il fait mine de protester, il rit, il ajoute « Comme si tu ne le savais pas, que je suis sans cesse raide dingue de toi. » Ce sont autant de petits moments de grâce et de malice, nous abandonnons bien vite la pudeur de la plaisanterie, il lit dans mes yeux la brûlure de mon désir de lui, et ses gestes se chargent de me répondre. Je suis sûre qu’à ce moment-là, il se sait follement désirable et follement aimé. La maturité a creusé quelques rides sur son visage, elle a saupoudré du sel dans ses cheveux, elle a aussi donné à ses traits une vraie noblesse. « En fait, il est vraiment beau, ton commissaire, je ne m’en étais jamais rendu compte » m’a glissé Céline lors d’un repas entre copains. Bien sûr qu’il est beau, et vrai, et émouvant. Bien sûr que je l’aime, l’homme de ma vie. Bien sûr qu’il m’aime. Il me l’écrit sans cesse.


Alors, en ce soir de vague à l’âme, je l’ai saisi par la main, je l’ai mené près de la platine, j’ai posé la galette de vinyle sur le plateau, aligné le bras de lecture sur le début de la première piste, et puis avant même que nos regards ne se croisent, avant même que nos lèvres ne se rejoignent, que ses doigts ne frôlent mes omoplates sous mon pull, à la recherche de l’agrafe, avant même qu’il ne me déshabille avec émotion et gravité, et que nous ne renouvelions la magie de la nuit qui tombe comme si elle était à chaque fois la première, je l’ai prié de me faire danser sur cette chanson, la tête posée sur sa poitrine, où j’entendais son cœur cogner en rythme sur les harmonies de Beau Dommage.



Ayez pitié de l’homme qui a peur

Donnez-lui la main quand il pleure

Amenez-le doucement danser

Jusqu’au petit matin

Donnez-lui le goût de croire


Que tout va bien