n° 19480 | Fiche technique | 19342 caractères | 19342Temps de lecture estimé : 12 mn | 07/03/20 |
Résumé: Une heure avant le lever du jour... | ||||
Critères: nonéro | ||||
Auteur : Jane Does Envoi mini-message |
La porte s’est ouverte, presque sans bruit et la directrice est là. Je sais pourquoi. Je ne dormais pas de toute façon, comme depuis toutes ces nuits de ces dernières années. Elle n’est pas seule dans l’espace réduit qui me sert de chambre. Elle me le redit.
Oui ? Dans ma tête, outre la peur, les images se bousculent. Elles me plongent loin en arrière, me font revenir vers un temps où le bonheur avait un nom.
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Parti ? Mais il est si malade, comment peut-il s’en être allé, comme ça, juste au petit matin ? À treize ans la vie ne m’a pas encore appris ces choses-là. Papa, c’est Zéphirin ! Ça fait des mois qu’il est alité, malade. Et moi… comme Madeleine, maman, entre les vaches et les champs, nous nous relayons pour le faire manger, boire, le laver aussi. Alors comment peut-il être parti ?
Le docteur est venu. Assis au bout de la table, il a écrit sur un grand carnet. Une feuille détachée est toujours devant mes yeux. Je sais lire et écrire, j’ai mon certificat d’études. Maman a les doigts qui tremblent en ramassant celle-là.
Margot ! C’est la femme du boulanger. Elle pose sa patte sur ma joue quand je lui fais la commission de ma mère. Son regard… il a l’air triste d’un coup. Le Zach lui… aussi a un geste d’affection. Mais c’est sur mon épaule que sa grosse main vient se refermer. Il ne dit rien. Sa femme me propose un café !
À mon retour, les femmes ont mis son plus beau costume à papa. Il a son chapelet entre ses doigts joints sur sa poitrine. C’est donc cela pour eux tous… partir ? Je viens enfin de comprendre… mon papa est mort. Je suis triste aussi, mais personne ne s’en rend compte. Il ne me parlait plus beaucoup mon père, mais il me souriait encore… de temps en temps ! Ce matin-là, les vaches sont pour moi, toute seule. Maman a autre chose à faire.
Ensuite la caisse est sur le chariot, celui de Zach. Nous suivons tous pour aller à l’église. Les voisins, le médecin, les amis, mes oncles et tantes. Un tas de gens que je ne connais qu’à peine. Il y a le curé dans son habit noir. Une robe comme nous les filles. Il nous attend devant la porte de la grande maison sans cheminée. Et les cloches sonnent. C’est pour toi, papa Mathurin, pour ta dernière messe. Je suis cela comme si ça ne me concernait pas vraiment. Il est là, dans mon cœur ce papa qui s’en va.
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Les mots se perdent dans le mur de silence qui me protège de tous ces gens. Les femmes qui sont autour de la directrice attendent sans un bruit. Leurs visages sont tournés vers moi, ou plutôt fixent le mur dans mon dos. J’ai du mal de me lever. Mes jambes… pourquoi semblent-elles ne pas vouloir soutenir le poids de mon corps ? Je fais un effort. Assise sur le rebord de mon bat-flanc, je ne saisis pas ce qui se passe.
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C’est maman Madeleine qui me cause. Elle est lasse, et ses joues sont ruisselantes de larmes. Pourquoi pleure-t-elle puisque tout le monde dit que c’est mieux que papa soit parti ? J’ai mal aussi au fond de ma poitrine de son départ, mais s’il est mieux là où il est…
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La voix est pincharde. Mais je lis dans les yeux et sur la bouille de la directrice qu’elle n’est pas à l’aise. Si elle savait comme j’ai du mal pour me remettre sur mes jambes. Elles sont toutes molles. Pourtant je ne suis pas si lourde. J’ai peur ! Horriblement peur et je crois que je n’arrive pas à retenir mon pipi. Une des autres femmes tient un vêtement bien plié. Le même que celui que je porte, mais propre celui-ci.
Je suis dans le couloir. Comme c’est difficile de marcher, encadrée par toutes ces têtes qui ont l’air d’épouvantails. À croire qu’aucune n’a dormi vraiment cette nuit. Il est long ce corridor ? Pas assez à mon avis. Et un petit local accueille mon étrange équipage. Une table, une chaise, la directrice, une seule dame et moi, nous restons là. Celles qui nous accompagnaient sont derrière la porte. Sur la table, une feuille ! Identique à celle du médecin… le matin de la mort de papa.
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Marius et Mathilde Blanquet, mes nouveaux patrons sont sur le pas de leur porte. Ils attendent la servante que je suis. Théodule tient mon baluchon et il boit un coup de pinard. La patronne est bien enveloppée, des hanches larges et la voix haute. Elle me juge, me jauge, me reluque sous toutes les coutures.
La fourgonnette du marchand de bestiaux est repartie, je suis restée. Ma chambre est sous le grenier à foin. Il y a des bruits bizarres la nuit. Un grand-duc m’a dit le père Blanquet. Je sais pas ce que c’est, moi, cette bestiole. Mais tant que ça peut pas venir dans ma chambre. Il y a déjà des souris… et puis ça fait une semaine que je suis là. Pour les traites des vaches, tout va bien. La cuisine aussi je sais faire. Mathilde est toujours sur mon dos. Elle passe sa vie à râler. Oh bien sûr pas seulement après moi !
Puis il y a les regards de son homme. Elle s’en est aperçue, qu’il me reluquait trop souvent. Alors elle grogne de plus en plus après lui devant moi. Je sens bien qu’elle pense que je fais tout pour attirer ses quinquets. Comme s’il avait besoin de ça pour caresser des prunelles toutes les femmes qui passent à la ferme. Celles qui viennent aux œufs, celles du lait aussi, avec leur pot de camp. Il a la moustache qui frémit dès qu’une de ces dames rapplique. Je le crois un peu satyre le Marius. Comment dire ça à Mathilde sans qu’elle me prenne en grippe ?
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Le papier sous ma main, celle qui trace avec le crayon de bois des lignes pour qui ? Celui qui voudra les lire. Je m’en fiche. J’ai froid, je tremble et mon écriture est moche. Au bout de quinze phrases, j’ai tout dit. De toute façon, ils s’en moquent tous, ils ne m’ont jamais vraiment crue ou écoutée. Alors ce papelard…
Bien cérémonieuse la directrice dont le visage est plus blanc que le mien d’un coup. Encore un autre effort. Mes jambes sont toujours en coton. Ma liquette… je dois la retirer pour en passer une plus propre ? Et je repars dans mon cauchemar.
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Vingt et un ans… ça se fête ? À la ferme jamais personne n’en parle des anniversaires. Mais comme c’est moi qui popote, j’ai fait un gâteau. Une jolie tarte avec de la rhubarbe fraîchement cueillie. De longues tiges rouges acidulées, et la cassonade qui recouvre ma migaine donnent une couleur dorée à cette roue délicieuse. Tout le monde mange de bon cœur ! Mathilde aussi a l’air fatiguée, mais elle avale mon dessert. Vingt et un ans et je n’ai pas revu maman. Tous les mois, Mathilde donne un mandat au facteur pour elle. Pas de nouvelles, jamais une lettre.
Marius a quitté la cuisine en claquant la porte. J’ai fini mon ouvrage depuis un bon moment et là-haut, au-dessus de ma tête, je me suis habituée à ces bruits du chat-huant ou du grand-duc. Mais ce soir, il en est d’autres qui m’inquiètent bien plus. Il toussote le Marius, je crois que c’est ce que je perçois juste avant de m’endormir.
Il est contre moi et je le repousse. Ce saligaud est tout nu, mais dans la nuit, je ne le savais pas. Mes doigts en le repoussant griffent sa peau et il crie. Sa main, je la prends sur la figure. Merde… il est devenu fou. Je le repousse une fois de plus, mais il revient à la charge. On se bat presque dans l’obscurité. Et d’un coup, la porte qui s’ouvre au large. La lumière pisseuse qui éclaire une scène hallucinante. Je me sens prise en défaut. Oui, mais coupable de quoi ?
Mathilde est enragée. Elle donne aussi des coups de poing et de pied à son homme. Il se taille vers les escaliers.
Quand a-t-elle ramassé une fourche ? Je n’en sais rien. Peut-être est-elle montée avec cet outil dans les mains ! Mais elle la balance en avant et seul un cri répond à sa colère. Merde ! Embroché le Marius au bas des escadrins qui mènent à la cuisine, et elle a la tête entre les mains, son épouse. Elle pleurniche alors que je me précipite vers le bonhomme. Il ne respire plus…
Elle est sortie dans la cour, pieds nus, en hurlant.
Je suis là, sans voix. Comment est-ce possible ? Les gendarmes m’ont mis les fers. Les choses s’enchaînent autant que je le suis. J’ai beau trépigner, dire que je n’y suis pour rien, qui croit-on ? La prison, puis ce grand cirque où les hommes en robes rouges ou noires se chargent de me faire ma fête. Ici plus de tarte avec ou sans rhubarbe. Plus de mots gentils, et ce couloir où je végète depuis si longtemps. Mon avocat aussi a l’air désolé… qui me tient les mains lorsqu’ils décident encore pour moi.
Ce sera la tête tranchée, avec des éclairs dans les mirettes de cette salope qui, les mains sur les hanches, hurle avec les loups. Pas un seul n’aura donc eu un doute ? Mon baveux non plus, bien qu’il ait engagé toutes les procédures pour qu’on ne me raccourcisse pas, quitte à allonger ma peine. Facile pour eux… la bonniche qui se tape le maître et qui une nuit lui fait avaler son bulletin de naissance parce que sa patronne découvre le pot aux roses.
Il y avait ces griffures, celles que j’avais vraiment laissées sur son dos et son torse en voulant me défendre. Personne ne s’est inquiété de savoir si je suis vierge ou pas ? Non ! Mathilde m’avait désignée comme meurtrière et la justice avec son bandeau sur les yeux, s’est contentée de ses dires. Je ne suis pas savante, pas non plus assez futée, dégourdie pour faire face. Le Président a refusé aussi une grâce qui aurait sauvé ma caboche.
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Une bouteille… un verre et la directrice qui le remplit. C’est ambré, minuscule.
Facile de boire avec les mains liées dans le dos ? C’est la patte de l’autre gardienne qui mène le godet à mes lèvres. Je suis paniquée. La trouille, immonde qui m’envahit me fait à nouveau trembler de partout. La camisole blanche, celle qu’elles m’ont aidée à passer sur ce corps nu… une paire de ciseaux qui en découpe le col. Mes tifs sont relevés et le froid des mâchoires qui taillent dedans… Je dois ressembler à Jeanne d’Arc avec cette coupe. À un autre moment, il y aurait de quoi rire !
Un corbeau vient d’arriver. Il s’approche de ses ailes sombres.
Confesser ? Il a dit confesser ? Oui ! Mais quoi ! Je ne veux pas mentir avant de rendre mon âme au créateur. Existe-t-il du coup ? Le curé, le prêtre, il me tend une bible puis la croix, pour que j’embrasse le crucifix. Qu’est-ce que ça va changer pour moi ? Des bras solides me remettent une fois encore, sur ces cannes qui refusent de me supporter. Comme j’ai peur. Je me pisse vraiment dessus… Et ils m’avancent vers une porte. Celle qui va à l’extérieur.
C’est calme, c’est frais, et je suis montée sur une estrade. Le truc est énorme, il est là juste pour moi ? Une planche que l’on place sous mon cou. Une couche qui se relève et je suis cette fois allongée. Tout mon corps avance sur ce tremplin dur. Sous mes yeux, de l’osier tressé, le même que celui des paniers que mon papa fabriquait. Je sens que l’on enserre mon col dans une sorte de carcan. Là-bas… l’aube se lève ! Je ne vois rien d’autre que cette maudite panière…
Et le soleil… il arrive… Drôle comme soudain, je n’ai plus peur… je ferme les yeux… Marius, papa et tellement d’autres qui me tendent les bras !
Et après l’aube… un jour nouveau !