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Temps de lecture estimé : 20 mn
10/03/20
corrigé 05/06/21
Résumé:  Une histoire qui en théorie n'existe pas.
Critères:  fh uniforme confession mélo policier -policier
Auteur : Radagast      Envoi mini-message
Une histoire qui ne doit pas s'ébruiter

Je me promène dans le jardin, un verre à la main, passant de groupe en groupe, écoutant une discussion de-ci, participant à une autre de là.

J’avais été convié à une petite sauterie organisée pour le départ en retraite d’un collègue et surtout ami. J’y retrouve de vieilles connaissances et découvre une autre facette de la vie de mon vieux compère.


Avant de s’occuper des arbres, il bourlingua en Afrique en tant que militaire. À quels poste et grade, je n’en ai aucune idée ; revenu en France, il travailla un temps dans la gendarmerie puis intégra l’Office National des Forêts.


Aussi ne suis-je pas surpris de me retrouver en compagnie d’ex-militaires et gendarmes. Certains toujours d’active et la plupart à la retraite.

Ils peuvent sembler revêches au premier abord, mais aussitôt qu’ils tiennent un verre de muscat ou de Macallan à la main ils deviennent très diserts et de plaisante compagnie.


Perdu dans mes pensées, je ne vois qu’au dernier moment une fort jolie jeune femme s’approcher de moi.



Elle éclate de rire.



Elle me fait un petit sourire mutin bien agréable. Si j’avais quelques semaines de moins… Bref, ne rêvons pas.



Son rire éclate de nouveau, en même temps qu’une jolie carnation rosée envahit son visage.



Je lève les yeux et je le vois porter un toast en ma direction.



Elle éclate de rire à nouveau et cette fois tous les regards se tournent vers nous.



Elle hésite, se dandine, puis me tend un gros carnet bien épais, un vieux truc à la couverture de cuir râpée, à la couleur indéterminée, mais passée, aux coins cornés, de la taille d’un vieil agenda que les enfants achetaient à la rentrée des classes. Un gros élastique ferme le tout et empêche des feuilles volantes de s’échapper.

Un carnet qui a dû en voir des vertes et des pas mûres, qui a dû être lu et relu de nombreuses fois, à en juger par l’usure de la tranche et de la reliure.



Elle se met sur la pointe des pieds et me plante un baiser sur la joue et se sauve à l’autre bout du jardin. C’est bien la première fois qu’un gendarme m’embrasse. La sensation n’en était pas désagréable, j’y prendrai vite goût, à moins que le prochain ne soit bedonnant, moustachu et parfumé au pastaga.


Je résiste à l’envie d’ouvrir ce cahier de suite, je préfère le lire chez moi à tête reposée. Je le range soigneusement dans mon sac et retourne célébrer la délivrance de mon ami.




********************




Le soir, allongé dans mon lit, je songe à cette jolie représentante des forces de l’ordre. N’ayant pas sommeil, je vais chercher son fameux livret pour en entamer la lecture. Je ne me doute pas à cet instant que je m’apprête à passer la plus étrange nuit blanche de ma vie.


Je retire l’élastique ceignant l’ouvrage et quelques photos s’en échappent. Celles d’une jeune femme brune au regard mélancolique, pour ne pas dire triste. Si les premières me semblent normales, les suivantes me glacent le sang.


La belle brune porte sur tout le corps des taches couleur de ciel.

Le visage couvert d’ecchymoses, les yeux pochés, les lèvres fendues. Sur certains clichés, je peux voir un peu de sang couler du nez ou envahir le blanc de l’œil. Des marques de doigts violacés sur la peau blanche d’un bras, du cou ou encore un hématome sur un ventre fragile complètent ce musée des horreurs.


Sur la première page, une simple phrase à l’encre bleue, une phrase à l’écriture appliquée, je sens le narrateur désireux de bien calligraphier chaque mot afin de bien se faire entendre.




********************




Ne me jugez pas, ne me méprisez pas, essayez de me comprendre.


La première fois que je la vis, je me morfondais à l’accueil de la gendarmerie. Elle entra, timide et inquiète, ne sachant quelle attitude adopter et se demandant ce qu’elle foutait là, prête à fuir à la moindre alerte. Elle me faisait penser à une gazelle perdue au milieu d’une troupe de lions.


  • — Vous désirez ?
  • — Je… je… voudrais déposer, comme qui dirait faire une déclaration, mais qui ne serait pas une plainte, je crois que c’est une main courante.
  • — Une plainte qui n’est pas une plainte, on appelle ça une main courante chez les policiers, chez nous c’est une déclaration de faits.
  • — Ah…

Elle hésitait encore plus face à mon charabia.


  • — Pourquoi voulez-vous déposer… une main courante ?

Là, elle souleva timidement le bas de son tee-shirt et me montra un hématome de la taille d’une paume de main.


  • — Pour ça.

Je ne savais que dire. De plus je me trouvais seul, une manifestation avait réquisitionné presque toute la brigade, sauf moi. Je connaissais la théorie dans ce genre de situation, pas la pratique. Je l’invitais à s’asseoir dans une petite pièce qui nous servait d’espace de détente. Je sentais qu’un bureau la ferait fuir.


  • — Vous ne voulez vraiment pas déposer plainte ?
  • — Non, me répondit-elle, cette fois il m’a dit qu’il regrettait.

Je mis un temps avant de réagir.


  • — Comment ça cette fois ! Ce n’est pas la première fois ?
  • — Non, mais parfois je l’énerve, voyez-vous, ça peut parfois être de ma faute. D’ailleurs je me demande si j’ai bien fait de venir.
  • — Attendez, je vais prendre votre déclaration, ça n’engage à rien, il ne le saura pas, même mes supérieurs ne regardent jamais ce truc. Ce sera juste un secret entre nous deux, d’accord ?

Elle secoua la tête, pas très rassurée, mais fit tout de même sa déclaration.


En ce jour du dix-huit mai deux mille vingt, Mademoiselle Mélodie Ansousol, demeurant au 20 rue Rémy Gration, nous fait la déclaration suivante :


Mon compagnon, Jean-Paul Tergeist m’a frappée à l’abdomen, sous prétexte que je n’avais pas mis de bière au frais

.


Je la fis signer, puis je lui demandais si, par hasard, elle accepterait que je prenne en photo sa blessure.


  • — Toujours juste entre nous, au cas où il y aurait contestation.

Après maintes tergiversations, elle accepta. Une seule photo d’elle, en buste, le tee-shirt relevé sous les côtes et ce gros hématome hideux.


Elle repartit comme elle était venue, discrètement.

Bien évidemment dès son retour mon supérieur vint aux nouvelles, s’intéressa au registre des comptes rendus de service.


  • — Qu’est-ce ? m’interrogea-t-il en me désignant la déclaration de la jeune femme.
  • — Une femme qui subit des violences conjugales.
  • — Fallait l’inciter à porter plainte !
  • — Ce n’est pas faute d’avoir essayé, j’ai déjà eu de la peine à lui faire signer ça. Par contre j’ai réussi à lui faire faire une photo, regardez.
  • — Oh, s’exclame-t-il en voyant l’hématome. Vous avez eu une bonne réaction, créez un dossier et mettez-y le cliché.

Il médita quelques instants avant d’ajouter :


  • — J’espère simplement que nous n’aurons pas à enquêter sur elle pour des faits plus graves. Si bien avec le proc’ que nous avons, il va définir ça comme une querelle d’amoureux.

En effet, notre procureur ne voulait pas entendre parler de violences conjugales, pour lui les femmes n’étaient que des geignardes. Il fallait signaler que son épouse le cocufiait avec allégresse, il se vengeait comme il pouvait. De plus ces plaintes faisaient grimper les statistiques et le proc’ les aimait basses, les statistiques, quitte à fermer les yeux sur quelques ignominies.




********************




Je n’entendis plus parler d’elle quelque temps, puis un jour, alors que j’achetais mon pain à la boulangerie, je la croisais. Un énorme coquard décorait son œil droit.


  • — Bonjour, vous allez bien ?

Elle baissa la tête, essayant de cacher avec une mèche de cheveux cette vilaine blessure.


  • — Oui, merci.
  • — Que vous êtes-vous fait ?
  • — J’ai heurté une porte.

Et moi je me heurtai à un mur. Sa porte devait gueuler comme un âne et être bourrée comme un coing.


  • — Vous savez où me trouver en cas de problème.
  • — Oui, merci.

Je l’emmenais boire un café au bar, pour lui poser quelques questions, cette petite bonne femme me faisait de la peine. Et m’attirait aussi, je devais l’avouer.


  • — Comment en êtes-vous arrivé là ?
  • — Au début il était drôle, on s’amusait.
  • — Vous pourriez partir.
  • — Pour aller où, et avec quoi, mes parents m’ont foutue dehors et je n’ai pas d’argent.
  • — Comment arrivez-vous à supporter tout ça ?
  • — Je rêve… je m’imagine ailleurs, loin.

Et là elle sort de son porte-cartes une photo écornée, mille fois regardée.


  • — Je rêve d’aller là-bas.
  • — Oh, joli, c’est au Cambodge, je crois.
  • — Non, au Viêt Nam.



********************




Comme de bien entendu, il ne fallut pas longtemps pour la retrouver en de fâcheuses circonstances.

Un appel affolé de Madame Madeleine Demouton nous fit débouler au 20 rue Rémi Gration, où, paraît-il, une femme poussait des hurlements de terreur.


Une fois sur place, nous entendîmes effectivement des cris et des pleurs de femme et les beuglements d’un homme enragé.

Je n’avais aucun doute quant à l’origine des cris ni des personnes qui les poussaient. Ma timide et jolie Mélodie et son abruti de compagnon.


  • — Police, ouvrez, intervint ma collègue Marie en frappant à la porte.
  • — Faites pas chier, répondit le sympathique occupant de l’appartement.
  • — Monsieur ouvrez, insista le brigadier Laurent Cunier.

Nous étions venus en nombre, parfois de simples scènes de ménage dégénéraient en bagarre générale, l’individu récalcitrait et l’intervention tournait à l’émeute.


En ronchonnant, le type vint ouvrir. Un maigrelet en caleçon et tee-shirt, les bras et les jambes tatoués, crâne en partie rasé, seule une galette de cheveux subsistait sur le sommet, un genre tonsure inversée. Un regard insolent, celui d’un type qui savait qu’il ne risquait rien, car sa victime n’oserait pas témoigner.


  • — Vouais, squevouvoulez ?
  • — Des voisins nous ont alertés sur un tapage et des nuisances provenant de chez vous.
  • — Encore cette vieille taupe du dessous qui cherche des emmerdes.
  • — Nous vous entendions depuis l’entrée, monsieur.

Il grommela des paroles inintelligibles et nous laissa franchir le seuil. Dans la cuisine, une jeune femme se tenait recroquevillée sur une chaise. Elle sanglotait, son vêtement déchiré laissait entrevoir le soutien-gorge.

Son visage n’était qu’une ecchymose, des traces bleues de doigts ornaient ses poignets.


  • — Elle s’est fait ça toute seule, elle est bourrée.

Laurent Cunier le regarda comme on regarde une déjection canine. Marie s’accroupit près d’elle et tenta de la faire parler.


  • — Mademoiselle… Mélodie… ça va aller ?

Pas de réponse à part un reniflement. Du sang coulait d’une narine.


  • — Réponds pas !
  • — Mélodie, la prochaine fois ce sera pire, jusqu’au jour où il ira trop loin.
  • — Elle ne dira rien, foutez le camp de chez moi.
  • — Mélodie, vous me reconnaissez, dis-je en me penchant vers elle, il serait temps de vous affranchir de cet homme, portez plainte sinon un jour nous enquêterons sur votre disparition.
  • — Si tu portes plainte, tu ne l’emporteras pas au paradis, je te ferais la peau, salope.

Laurent attendait avec impatience une phrase de ce genre.


  • — Des menaces de mort devant témoins. Venez par ici !

Nous eûmes des difficultés à le maîtriser et à lui passer les bracelets, le tout sous un flot d’insultes et de menaces.


  • — Si je porte plainte, qu’est-ce que je vais devenir ? Je n’ai nulle part où aller, je n’ai pas d’argent, je ne travaille pas.
  • — Déjà il va passer un moment en garde à vue et en préventive, puis c’est lui qui va partir d’ici, pas vous. Ensuite, il existe des aides pour les femmes dans votre situation. Vous ne serez pas seule.
  • — Vous êtes sûrs ?
  • — Oui, soyez sans crainte.

Cette petite chose cabossée me remuait les tripes. Tout représentant des forces de l’ordre se doit de rester calme et neutre, mais ce jour-là mes mains me démangeaient, une envie d’envoyer des baffes me taraudait.


Elle accepta de porter plainte, avec de fortes réticences.


  • — Je veux bien porter plainte, mais je veux que ce soit vous qui preniez ma déclaration, me dit-elle.

J’étais tout remué par cette marque de confiance et par le regard désespéré qu’elle me lançait.


  • — D’accord, ce sera moi, je serais à vos côtés.

Il faut toujours se méfier des promesses faites parfois sous le coup de l’émotion.


Nous l’emmenâmes à l’hôpital pour l’y faire soigner et examiner. Les médecins firent une description détaillée de ses blessures, récentes et anciennes.

La malheureuse craignait le retour de son compagnon.


  • — Si tu portes plainte, j’te crève, j’te bute, ne cessait-il de répéter alors que nous le fourrions dans le véhicule de service.

Pour gérer ce genre de situation, il faut des services de police compétents, mais aussi une justice qui assure et suit les dossiers.


Elle resta dans l’appartement, lui partit en taule… un certain temps. En effet, alors qu’il se trouvait en préventive, son avocat demanda une remise en liberté, qui malgré les faits et les risques encourus par la victime, lui fut accordée.


Bien sûr cette remise en liberté fut assortie d’une mesure d’éloignement. Jean-Paul Tergeist ne pouvait approcher le lieu d’habitation de sa compagne à moins d’un kilomètre. Mais comment l’empêcher de la rencontrer en ville, à la boulangerie ou au supermarché ? Il se foutait ouvertement de notre gueule et considérait la mesure d’éloignement comme de la roupie de procureur.




********************




Trois semaines après la libération de ce sinistre individu, nous recevions un appel affolé de la sœur de Mélodie. Elle n’avait plus de nouvelles depuis plus d’une semaine. Les deux femmes se téléphonaient régulièrement, mais là, plus rien, silence total.


Nous nous doutions de ce que nous allions trouver. Ce n’était pas faute d’avoir tenté de convaincre les autorités, en vain. Jean-Paul Tergeist n’oserait jamais s’en prendre à sa compagne, nous avait certifié un juge pontifiant.

Un serrurier nous ouvrit la porte. L’appartement était vide et bien rangé, propre, très propre, trop propre même. La serrure semblait avoir été forcée. Nous savions que la jeune femme l’avait fait changer sitôt rentrée chez elle, et ce, sur nos conseils.


  • — Tu ne trouves pas qu’il y a une drôle d’odeur, demanda Marie.
  • — Sniff, sniff, j’ai le nez un peu bouché. Mais ça m’a l’air trop propre, trop net, aseptisé.
  • — Vouais, regarde ici, on dirait que quelqu’un a nettoyé avec un truc costaud, genre nettoyant industriel, la poubelle est vide, comme celle de la salle de bains.

Pas un papier sur une table, rien dans l’évier, aussi réaliste qu’un appartement-témoin.


  • — Si on passait du luminol ?
  • — J’allais le proposer, intervint le lieutenant Cécile Icône. C’est trop louche ici.

Elle sortit d’une sacoche une petite fiole, vaporisa quelques gouttelettes au hasard. Lumières éteintes et lunettes de protection sur le nez, Cécile dirigea une lampe à UV vers le sol qui s’illumina de bleu sur les zones traitées au révélateur.


Quelques minutes plus tard, une équipe de collègues de l’IRGCN, l’air supérieur, investissaient les lieux, déguisés en extraterrestres, et ratissaient l’appartement de fond en comble.


Nous interrogeâmes les voisins sans grands résultats.


Plusieurs heures plus tard, les gendarmes de l’espace nous présentèrent les résultats de leurs investigations.


  • — Il y a du sang partout dans la cuisine, quelqu’un a essayé de le nettoyer avec du Vigor ou un truc de ce genre. Attention, nous n’avons pas trouvé des gouttes de sang, mais des flaques. Il y a eu un carnage ici. Nous avons retrouvé des gouttelettes de sang non nettoyé à l’intérieur du meuble d’évier, quelques cheveux aussi avec des bulbes, nous emmenons le tout au labo. Il y avait aussi un tapis dans le salon, tapis disparu. Nous avons relevé des empreintes autres que celles de la victime à divers endroits.

Suite à ces nouvelles peu réjouissantes, le procureur désigna un juge d’instruction. Le parquet se réveillait enfin ; malheureusement trop tard.

Je me reprochais de n’avoir su l’aider, la protéger. Mes collègues avaient beau me réconforter, je battais lamentablement ma coulpe, m’accusant de cette disparition. Elle me faisait confiance, confiance mal placée.


Évidemment, son ex devint notre principal suspect. Nous nous mîmes en quête de ce sinistre personnage. Munis d’une commission rogatoire en bonne et due forme, nous nous intéressâmes à son portable, savoir où il avait « borné », pour repérer ses itinéraires.

Puis et surtout le studio où il logeait.


  • — Z’allez me faire chier encore longtemps, nous répondit l’individu lorsque nous frappâmes à sa porte.
  • — Veuillez ouvrir s’il vous plaît, nous avons une commission rogatoire pour fouiller votre logement.
  • — Savez où vous pouvez vous la mettre votre grosse commission ?

À la fin, sous la menace de défoncer sa porte, il ouvrit quand même, de mauvaise grâce.


  • — On peut savoir pourquoi tout ce bordel ?
  • — Votre ex-compagne, mademoiselle Mélodie Ansousol a disparu depuis plusieurs jours. Avez-vous eu de ses nouvelles.
  • — Elle est crevée ? Hip hip hip, hourra !

Le suspect ne faisait rien pour arranger son cas, bien au contraire. Il nous insultait, criait à qui voulait l’entendre qu’il espérait qu’elle ait souffert avant de mourir.


L’un de nous découvrit au fond d’un placard une paire de chaussures sur lesquelles il venait de déceler des taches suspectes. Dans les crans d’une semelle étaient collés quelques cheveux. Un tapis maculé de taches brunâtres fut retrouvé dans un terrain vague non loin de chez lui.


Jean-Paul Tergeist fut embarqué aussi sec et placé en garde à vue.


Les analyses certifièrent que le sang et les cheveux sous l’évier étaient bien ceux de Mélodie.

La même analyse détaillée permit de déterminer que les taches sur les chaussures s’y étaient étalées avec force comme sous l’effet d’un coup violent. Sang, là aussi, de la présumée victime. Tout comme celui retrouvé sur le tapis.


Un flacon de liquide de nettoyage fut retrouvé aussi chez lui, le même que celui utilisé chez la disparue.


Il fut facile aussi de prouver grâce au téléphone portable que le suspect séjournait régulièrement autour du domicile de son ex-compagne.

Il cessa de fréquenter les lieux un jour avant que Béatrice Ansousol ne donne l’alerte.


À toutes les questions, il répondait invariablement par des insultes et affirmait haut et fort qu’il ne l’avait pas tuée.


  • — Ouais, je traînais autour de chez elle, et alors, elle m’avait fait coffrer, la salope, j’voulais lui rendre la monnaie de sa pièce. Mais j’l’ai pas tuée.

Ou alors :


  • — Ouais, je lui téléphonais souvent, pour lui dire ma façon de penser à c’t’e pute, mais j’l’ai pas tuée, c’est pourtant pas l’envie qui me manquait.

Ou encore :


  • — Sais pas d’où qu’elles viennent ces taches, j’suis sûr qu’c’est pas du sang de c’t’enculée, vous l’avez mis là exprès.

À la question essentielle, il répondait invariablement :


  • — Nan, j’sais pas où il est le corps de c’te poufiasse, j’l’ai pas tuée. Allez vous faire foutre.

Malgré ses dénégations, malgré l’absence de corps, il fut déféré au parquet, mis en examen et incarcéré. Six mois plus tard, un record pour la justice, il fut condamné à quinze ans de détention.

Il eut bien des circonstances atténuantes, car nul ne savait où se trouvait le corps de Mélodie ; mais il insulta tellement les membres du tribunal et les témoins qu’il écopa de six mois de plus pour insultes envers la cour.


Quant à moi, je n’assistais pas au procès. J’avais démissionné depuis quelque temps déjà. Dégoûté par l’inaction de la justice, la bêtise administrative, et aussi parce que cette malheureuse m’avait fait confiance et que je n’avais su la protéger.




********************




Voilà, le texte se terminait ainsi. Une banale et sordide histoire, comme il en arrivait tant, il en arrivait encore trop. Je restais toutefois sur ma faim.

Pourquoi m’avoir donné ce carnet avec tant de cérémonie et de précaution, si c’était pour se terminer ainsi.


Tout en réfléchissant, je manipulais et étudiais l’objet. Une couverture en cuir un peu râpé. En l’observant d’un peu plus près, je vis qu’une partie des feuilles manquait, mais je trouvais aussi les couvertures bien épaisses, trop épaisses même.


Saisi d’un doute, j’allais chercher mon couteau, un Laguiole tranchant comme un rasoir.

L’inspecteur Colombo allait opérer, ou Clouzot faire une connerie. Je découpais prudemment l’intérieur des couvertures et… mon instinct ne m’avait pas trompé.




********************




Ceci est ma confession, mais je ne demande pas pardon, je ne regrette rien, bien au contraire.


Alors qu’elle se faisait soigner à l’hôpital, je lui rendis visite pour la rassurer tandis qu’elle hésitait encore à porter plainte.


  • — J’ai peur, me dit-elle ; vous ne serez pas toujours là pour me protéger.
  • — Et si au contraire j’étais toujours là ?

Elle leva vers moi ses grands yeux apeurés et tuméfiés. Je pris son visage entre mes mains et déposai un léger baiser sur ses lèvres. Elles étaient tellement abîmées que je craignais que ce simple effleurement ne lui fasse mal.


Ce fut elle qui m’embrassa ensuite. Je sentis sa petite langue hésitante contre ma bouche. Ce premier baiser n’avait rien de fougueux, mais était empreint de tendresse et de douceur. Elle vint se blottir dans mes bras, cherchant protection et réconfort.


  • — J’ai tellement peur. Peur qu’il recommence et fasse pire.
  • — Il ne recommencera… jamais.

L’incompréhension et l’espoir passèrent alternativement sur son visage.


Rentrée chez elle, Mélodie n’osait sortir, elle vivait recluse dans son 30 m².


Pendant ce temps, je m’affairais, je relançais des connaissances qui m’étaient redevables, j’amassais du matériel que je payais en liquide, pas de carte bancaire ou de chèque, je tenais à rester incognito, à ne laisser aucune trace.


J’espérais que la justice garderait son tortionnaire sous les verrous, mais je ne me faisais guère d’illusions. Même condamné, avec le jeu des remises de peine il pourrait ne faire que cinq ou six ans de prison. Je ne pensais quand même pas que le parquet oserait accepter sa demande de remise en liberté avant le procès.


Heureusement pour moi, tout était prêt quand il fut libéré.


Suite à quelques stages de secourisme et des formations aux premiers secours en zone de catastrophe, je savais poser une perfusion ou faire une intraveineuse.


Des seringues et des poches de sang récupérées lors de ces stages me rendirent service. Je fis plusieurs prélèvements à Mélodie, en tout presque un litre de sang bien au frais dans des sachets sous vide.


Je pistais discrètement cette ordure sitôt sortie de taule. Comme je m’y attendais, il se mit à l’épier.

Nous n’avions que peu de temps pour agir. Le hasard nous fut favorable, une fête eut lieu dans son immeuble. Elle se mêla aux invités éméchés qui sortaient et disparut discrètement avec eux dans la nuit.

Revêtu d’une combinaison stérile conçue pour relever des indices, ou en déposer, je versais son sang dans la cuisine et nettoyais le tout avec du Vigor. Je déposais quelques cheveux derrière un angle du meuble, je maculais aussi le tapis que j’emmenai.


Je me déshabillai, pris une douche et changeai de vêtements. Mes habits souillés furent brûlés à l’autre bout de la ville.


Dans la foulée, je continuai de tendre le piège.

Un rossignol récupéré lors d’une arrestation me permit d’entrer sans peine dans le studio du dénommé Jean-Paul Tergeist et d’y déposer des indices ; tels que des taches de sang sur une paire de chaussures, une mèche de cheveux collées sur une semelle, un flacon entamé de Vigor.


Ça sert aussi de suivre des stages de perfectionnement sur les formes des éclaboussures de sang et de bien écouter le formateur. Savoir différencier celles qui tombent par gravité de celles projetées par une blessure, un choc violent ou d’une arme que l’on secoue est toute une science.


Quelques véhicules de patrouille aux bons endroits et aux bons moments le firent fuir de son poste d’observation. Il ne restait plus qu’à attendre l’alerte. Ce couillon eut quand même le temps de forcer la porte de l’appartement, certainement pour estourbir une bonne fois pour toutes la jeune femme.

Il ne savait pas qu’il ajoutait lui-même quelques dents à mon piège en déposant ses empreintes.


Alors que j’enquêtais avec mes collègues et me reprochais ouvertement de n’avoir pu protéger une pauvre jeune femme en danger, cette dernière vivait chez moi.

Je lui avais laissé ma chambre et je dormais dans le canapé.

Les deux premiers jours.

La troisième nuit, elle vint me rejoindre.


  • — J’ai froid, me dit-elle en guise d’explication.
  • — Pas étonnant si tu dors toute nue.

Cette nuit-là, il ne se passa rien. Enfin rien que de très normal, juste des caresses, mais tellement étrange pour elle qui ne connaissait que les coups. Elle s’endormit dans mes bras, serrée contre moi.

Le plus dur fut de ne pas arborer un air d’imbécile heureux durant toutes ces journées d’investigation. Étrangement, la vie en caserne permet d’avoir une vie privée, personne ne se mêle des affaires des autres, aucun de mes collègues ne la découvrit.


On s’imagine les papiers d’identité infalsifiables et inviolables. Douce rigolade, de vrais faux documents circulent sous le manteau, il suffit de connaître les bonnes personnes. Un personnage me devait un service, il me fournit à un prix très raisonnable deux passeports plus vrais que nature.

Il ne nous restait plus qu’à tenter l’expérience.

L’enquête terminée, l’autre abruti mis en examen, je donnais ma démission sans attendre le procès.




********************




Le récit se termine de cette façon abrupte. Que se passe-t-il après, mystère !


Pourquoi cette jolie représentante des forces de l’ordre m’a-t-elle filé ce bouquin, l’a-t-elle lu en entier, a-t-elle lu les additifs secrets, j’en doute, car les cachettes me semblent inviolées.

Reste à savoir maintenant si elle m’a pris pour une quiche. Car cette gente damoiselle doit bien se douter de quelque chose.


Je la contacte donc et lui propose un rendez-vous pour discuter du livre. Elle viendra chez moi, en toute discrétion, non revêtue de son uniforme ; même totalement dévêtue si elle le désire, mais ne rêvons pas. Quoique, si elle accepte mon invitation à cette heure tardive, elle doit bien se douter que ce n’est pas que pour discuter du dernier prix Goncourt.


Je prépare du thé, des petits gâteaux et quelques mignardises sur la table du salon. À peine ai-je terminé qu’elle se pointe. Jolie jupe courte et mignon chemisier, tous deux bleus, pour rester dans l’univers gendarmesque. M’est avis que si elle fait la circulation dans cette tenue, va y avoir de forts ralentissements en vue.



Je fais ma grosse voix, celle du mec pas content.



Vous vous doutez de quelque chose, n’est-ce pas ? Vos collègues risquent de se poser des questions, de me poser des questions, n’est-ce pas ?


Elle baisse la tête, confuse. Elle me semble fragile tout à coup.

Je lui soulève le menton, elle est au bord des larmes, ses jolies lèvres tremblent, alors que faire ? Je ne supporte pas de voir une femme pleurer. Quand une femme pleure, je console. Même une gendarme.



Au fil de la discussion nous nous sommes rapprochés, nous sommes enlacés, je dépose de petits bécots sur ses cheveux, puis nos mains s’égarent, enfin, surtout les miennes, sans qu’elle y trouve à redire. Une légende raconte que les galons des personnels féminins de la gendarmerie sont aussi taillés dans leur toison pubienne, je peux certifier que ce ne sont que des bobards.

Elle a besoin de réconfort. Je ne vais pas la laisser seule avec ses tourments, même si, pour la rassurer, je dois lui visiter sa caserne, des lèvres, de la langue, de mon vilebrequin. Le visage posé sur un sein, je reprends mon souffle. Marie me caresse les cheveux, je soupire d’aise.



Elle se lève, me tourne le dos, se penche sur son sac, ce faisant elle m’offre une vue splendide sur son Parthénon et son temple d’Aphrodite. Elle revient se blottir entre mes bras, elle tient une enveloppe à la main.



Dans l’enveloppe, une simple photo sur papier glacé. Une mer turquoise et un paysage digne d’un paradis perdu.



Elle m’embrasse tendrement et me murmure :



Prosper se remet de suite au garde-à-vous. L’envie me vient de revisiter sa baie d’Along.




********************




*Je suis un méchant garnement, mes collègues et amis sont tous gâtés par dame nature. Du moins je l’espère.


Merci à Bigflo et Oli pour leur inspiration.